X

On avait invité quelques commerçants du quartier à boire le café, ça s’imposait. Julie avait même pensé faire suivre au cortège un itinéraire long et compliqué à travers le douzième pour faire un peu de publicité, mais on y avait renoncé, à cause du prix. M. et Mme Panneton, M. et Mme Balustre, M. et Mme Verterelle, M. et Mme Poucier, s’entassèrent dans le salon des Brû, ainsi que M. Houssette et M. Virole, venus seuls en excusant leurs dames retenues par leurs activités ménagères ou débitantes.

Le chœur chanta les louanges de Nanette et les plus gaffeurs y adjoignirent même celles de meussieu Chignole, mais la famille Brû ne pipa pas ou pipa peu. Julia fut reprise de convulsions larmoyantes, qu’on décida de calmer en ne disant plus un mot de la défunte et en couvrant son souvenir avec la glaise du silence de bonne compagnie.

Julie, avalant ses sanglots avec la même décision que des huîtres, propose un verre de cognac.

— Y en a pas, dit Valentin, je vais en chercher.

— C’est pas la peine, glapit le chœur qui trouve que c’est pas une maison bien tenue chez les Brû.

— Si si, insiste Julia qui pense : faut savoir faire des sacrifices.

— J’y cours, dit Valentin.

— Je vais avec toi, dit Paul.

Ils prirent leur chapeau et, dans l’escalier, Valentin confia son embarras à son beau-frère :

— Je ne sais pas si je dois aller chez Houssette ou chez Virole. De toute façon, je vais contrarier l’autre.

— Achète deux bouteilles, ballot, une chez chacun.

— C’est très fort, murmura Valentin, mais j’ai pas assez d’argent.

— Tu veux me taper ?

— Sans blague. Je dois avoir juste.

— Julia te donne ton argent de poche tous les matins ?

— Toutes les semaines. Ce matin j’ai eu un supplément pour les pourboires aux croque-morts, pour la voiture, pour la bouteille de porto et pour la bouteille de cognac. Mais pas pour deux bouteilles de cognac.

— Tiens, dit Paul extrêmement euphorique, j’en offre une.

— C’est une idée, dit Valentin.

Ils entrèrent chez madame Houssette, qu’ils saluèrent bien poliment, et Paul acheta une bouteille de Courvoisier, puis ils allèrent chez madame Virole qui tenait, en plus de l’épicerie, une buvette. Comme cognac, madame Virole ne disposait que d’une marque, et que Paul ne connaissait pas. Il tint à la goûter. Bien qu’il eût l’estomac ravagé par l’eau du lac Tsimanampetsotsa, Valentin ne put refuser de l’accompagner.

— Très bien, approuva Paul. Une bouteille, madame Virole, et remettez-nous ça. Proteste pas, gamin. C’est vrai que je pourrais presque être ton père.

— Pourquoi presque ? demanda Valentin. Et se tournant vers la patronne :

— On n’est jamais presque père, on l’est ou on ne l’est pas, pas vrai, madame Virole ?

— Si, c’est vrai ! C’est comme les cocus ! Ils le sont ou ils ne le sont pas.

— Ah, pardon ! protesta Paul. On peut ne l’être que presque.

— Oh vous, s’écria madame Virole, je vous vois venir, vous allez me débiter des cochonneries.

— Les cochonneries font partie de l’existence, déclara Paul et je soutiens qu’on peut n’être que presque-cocu.

— C’est un presquiste, risqua Valentin pour se faire apprécier de madame Virole.

Mais celle-ci n’y fit point attention.

— Ta gueule, toi, dit Broubaillat. Tu n’as pas la parole, tu es presque un puceau.

— Qu’est-ce que je disais, murmura Valentin.

— Moi par exemple qui vous parle, continua Paul, des fois je suis cocu complet, d’autres fois presque cocu seulement.

— Ah, ah, ah, dit madame Virole.

— Remettez-nous ça, madame Virole !

— Pas pour moi, fit Valentin. Je prends la bouteille et je la porte à la maison.

— On n’est pas tellement pressés, grommela Paul.

Il vida les deux verres de la troisième tournée.

— Ça fait combien ? bégaya-t-il.

— Avec la bouteille ? demanda madame Virole.

— Naturellement.

Valentin l’attendait sur le pas de la porte.

— Allez grouille, presque-père, dit Valentin en l’entraînant.

— Est-ce que tu as répondu à ma question concernant la rhododendronisation des plateaux malgaches ?

— Naturellement.

— Alors tu es de mon avis ?

— Entièrement.

— Tu es vraiment bien de mon avis ?

— Absolument.

— Alors tu es un frère.

— Un beau.

— Un beau-frère c’est un frère. Moi je suis pour la parenté par alliance.

— Ça se défend.

— Eh bien, si t’es un frère, Chantal est ta sœur.

— Une belle, répondit Valentin dont les deux cognacs troublaient la tempérance.

— Tu vois, dit Paul, si tu papouillais Chantal, ce serait un inceste.

— Il n’en est pas question.

Paul arrêta Valentin pour s’écrouler sur son épaule en pleurant :

— Inceste pas de trop, Valentin, inceste pas de trop.

Valentin fit quelques pas en le traînant.

— On est arrivés, dit Valentin.

Paul sortit son mouchoir et s’essuya les yeux. Puis il se moucha un bon coup.

— Ça va mieux, dit-il.

Lorsqu’ils rentrèrent, on s’exclama :

— Vous en avez mis du temps, dit Julia qui fronça le sourcil avec angoisse en apercevant deux bouteilles.

— On a bien le bonjour à vous souhaiter de la part de mesdames Virole et Houssette, dit Valentin à Houssette et à Virole.

Ceux-ci comprirent aussitôt l’allusion et se promirent de réserver leur clientèle à un garçon aussi bien élevé que meussieu Brû. Meussieu Brû vendait des cadres pour miniatures et photographies. Meussieu Chignole, son prédécesseur, ne faisait que le cadre pour miniatures ; un petit artisan du faubourg Saint-Martin travaillait exclusivement pour lui. Cependant ta décadence de cet art, la miniature, décadence commencée avec la découverte de l’imprimerie dont on ne peut fixer la date avec exactitude, du moins en Occident, mais qui est certainement antérieure à la seconde moitié du quinzième siècle, et achevée avec la découverte de la photographie qui remonte à l’année mil huit cent trente-neuf, avait limité singulièrement la clientèle de meussieu Chignole. Le Front Populaire fut pour lui la fin des haricots, son artisan s’étant syndiqué et lui ayant soumis des prix qui présentaient une hausse notable sur ceux qu’il pratiquait depuis mil huit cent quatre-vingt-douze. Cette trahison écœura Chignole et ne contribua pas peu à hâter la mort de ce citoyen.

Lorsque Valentin reprit le commerce sous la direction de Nanette, il adopta sans étonnement la miniature et ses cadres. Mais le fournisseur, atteint de vieillesse aiguë, ne fabriquait plus que trois ou quatre cadres par an, ce qui n’aurait pas suffi à faire vivre trois personnes et les enfants éventuels. Nanette alors conseilla de se lancer dans la modernité, c’est-à-dire le cadre pour photographie. Le cadre pour photographie permettait en effet d’espérer une clientèle sensiblement plus vaste que celle qui continuait à se faire miniaturiser. Valentin s’adressa donc aux meilleurs fabricants, tels que les établissements Léon Leville, et il lui fut alors possible de présenter aux amateurs les plus purs spécimens de l’article de Paris. Bientôt tout le douzième arrondissement allait encadrer ses amours et ses souvenirs chez Valentin Brû, rue de la Brèche-aux-Loups. « Valentin Brû, le cadreur de Rabelais », disaient ses cartes publicitaires et la formule impressionnait les populations de la gare de Lyon à la porte Dorée. Valentin aurait aimé la répandre encore par d’autres moyens, et surtout grâce aux dessins animés balzac zéro zéro zéro un, mais Nanette l’en avait dissuadé, à cause de la dépense.

Il se levait à six heures du matin et se préparait son petit déjeuner, car à six heures la femme de ménage qualifiée bonne n’était pas encore là. Puis il descendait et enlevait les volets de bois, sans toutefois ouvrir la boutique. Il regardait un peu les gens allant à leur travail, puis il remontait et faisait sa toilette. Il arrivait comme ça jusqu’à sept heures et demie. Alors il se recouchait tout habillé sur son lit et se rendormait jusqu’à huit heures. Julia, les jours où elle était matinale, ouvrait vaguement les yeux. Elle réclamait son petit déjeuner que lui apportait le monstre entre-temps arrivé. Alors Valentin descendait, allait chez la fleuriste à côté s’acheter une rose ou un bouquet de violettes pour mettre dans un petit vase vernissé sur la caisse ça faisait bien, et, cette fois-ci, ouvrait, pour de bon, sur le coup de neuf heures, son magasin de cadres pour miniatures et photographies.

Toutes les personnes présentes, il leur avait fourni de quoi mettre en valeur la gueule de leurs ancêtres ou de leurs moutards. Même les Babagras pouvaient voir les différentes étapes de la vie de Marinette immobilisée entre deux plaques de verre serrées dans une gouttière de métal. Par contre les Panneton et les Poucier, par exemple, restaient encore attachés aux fleuraisons de bronze, qui mettent le portraituré dans une ambiance immédiatement artistique.

Leur verre d’alcool bu, les commerçants du quartier commencèrent à se retirer avec de grandes politesses, mais sans en penser moins pour ça. Grâce à Julia, ils emportaient de quoi nourrir les commentaires de maintes veillées. Son langage à point et la nature ordurière de ses histoires les avaient épatés. Car jusqu’à présent ils la connaissaient peu ; elle n’apparaissait pas souvent dans la boutique ; ce nouveau commerce, qui n’était pas sien, ne l’intéressait absolument pas.

Membres de la famille, Chantal et Paul s’en allèrent les derniers. On se promit de casser bientôt la graine ensemble. Chez les Batruga.

— Et Marinette dînera avec nous, dit Julia. C’est à croire que vous voulez me la cacher.

Les Butraga n’y firent aucune objection, c’était plus simple de trouver une excuse le soir même. Puis tout le monde se baisota. Regardant Valentin effleurer de ses lèvres modestes et chastes les joues roses et poudrerizées de Chantal, Jules fredonna « pas sur la bouche », un air de sa jeunesse, ce qui fit rire Julia avec bonhomie.

On entendit le pas des Butagra descendant l’escalier.

— Pas question, hein, dit Julia en se servant un verre de cognac.

On entendit les Bugrata claquer la porte de la rue.

— Question de quoi ? demanda Valentin qui regardait avec tristesse les tasses à café meurtries de rouge à lèvres ou baignant leur pied dans la cendre.

On entendit le pas des Batratra qui s’éloignait.

— Que tu traficotes avec Chantal, dit Julia.

— Oooh, fit Valentin consterné. Mais il n’en est pas question, comme tu dis.

— À force de t’en parler, on va finir par te mettre ça dans la tête. Ou dans la queue. Je parie que c’est pour te causer de ça que Paul a voulu sortir avec toi.

— C’est juste, reconnut Valentin surpris.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il était saoul.

— Répète-moi.

Valentin se frotte un côté de la tête du plat de la main.

— Il m’a dit que des fois il était complètement cocu, et d’autres fois seulement presque.

— Tu vois, il t’y pousse.

— Il me pousse à quoi ?

— Et quoi encore ? Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ?

Valentin se le demandait, il avait oublié, mais pour faire plaisir à Julia il répondit :

— Il m’a encore dit que les nichons de Chantal i-z-é-taient comme ça.

Et il fit un geste de fermeté.

Julia se tapa sur la cuisse :

— Tu parles, ils lui pendillochent jusqu’au nombril.

Elle ricanait. Puis, brusquement :

— À propos, et les bouteilles de cognac ? C’est toi qui les as payées ?

— Chacun une, répondit Valentin qui se promettait de s’acheter une tirelire ou de faire un placement à la Caisse d’Épargne.

Mais, pour la Caisse d’Épargne, il faut peut-être l’autorisation de la conjointe.

— À quoi penses-tu ?

Julia surveillait attentivement sa physionomie. Elle conclut :

— Il les a payées toutes les deux, hein ?

— Il était pas si saoul que ça.

Ce que c’est vilain de mentir, pensait Valentin, tandis que Julia semblait préoccupée par d’autres problèmes.

— Tu crois aux tables tournantes ? demanda-t-elle soudain.

— Je ne sais pas.

— Madame Verterelle m’a dit que c’était pas de la blague.

— Et qu’est-ce que ça donne ?

— On peut communiquer avec les morts.

— Ah.

Valentin se recroquevilla.

— On pourrait communiquer avec Nanette, continua Julie. Elle te donnerait des conseils.

Elle le regarda :

— Ça ne te plaît pas ?

— Pas beaucoup.

— Pourquoi ?

— Ça me plaît pas. À Madagascar, par exemple…

— Tu me barbes avec ton Madagascar. On n’est pas au Madagascar mais à Paris. On va essayer. Tu peux bien faire ça pour moi ?

— Bien sûr, dit Valentin qui préférait encore les tables tournantes aux huîtres.

— Va donc chercher le guéridon qu’est dans la chambre. Madame Verterelle m’a dit c’était juste ce qui fallait.

— Tu ne crois pas que c’est un peu trop tôt après la mort de Nanette ? Ça va peut-être la déranger.

— Au contraire, tout frais, ça n’en sera que plus gentil.

Valentin quérit donc le guéridon et, de sa propre initiative, ferma les volets.

— Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— On met les mains comme ça. Et on attend.

Valentin mit les mains comme ça et attendit.

— Y a du monde ? demanda Julie d’une voix un peu tremblante.

Le guéridon se souleva et frappa un coup.

— Tu vois y a quelqu’un, murmura Julia très émue. On va le questionner. On compte le nombre de coups, ça donne les lettres de l’alphabet.

— Ça doit plus en finir, dit Valentin.

— Tais-toi.

Levant la tête vers le plafond, les yeux fermés, elle dit d’une voix profonde :

— Esprit, comment t’appelles-tu ?

Douze coups répondirent.

— L, dirent Valentin et Julia ensemble après avoir compté sur leurs doigts.

— C’est pas un nom ça, ajouta Valentin.

— Tais-toi.

Cinq coups suivirent.

— E, constatèrent-ils.

Puis huit.

— H !

Puis vingt et un.

— Je croyais qu’il en finirait jamais, dit Valentin.

Le guéridon trépigna.

— Tu vois tu l’impatientes avec ton impatience, dit Julia.

— En tout cas, c’est pas elle.

— On verra bien.

Avec une constance qu’elle n’aurait mise dans aucune autre entreprise, Julie obtint enfin le nom du remplaçant de Nanette : Le Hussard Brû.

— C’est sûrement un ancêtre, dit Valentin.

— Demande-lui toi, dit Julia vexée de voir que le guéridon avait choisi la famille des Brû de préférence à la sienne.

— Je suis un de tes descendants ? demanda Valentin.

— Le fils de mon arrière-petit-fils.

— Bonjour grand-père, dit Valentin.

— Bonjour, mon fieu, répondit le guéridon.

— Il a l’accent alsacien ton ancêtre, chuchota Julie.

— Tu étais hussard dans quel régiment ? demanda Valentin.

— D’abord dans le neuvième. J’ai combattu à léna dans l’armée de Lannes, sous les ordres du général Treilhard.

— Et qu’est-ce que tu as fait ce jour-là ?

— J’ai apporté le sérieux, sabre au clair, dans la philosophie allemande.

— Ça, au moins, dit Valentin.

— Bonsoir, dit le guéridon dont on ne put ensuite rien tirer.

Valentin rouvrit les fenêtres. Il s’excusa :

— Je ne savais pas que j’avais un ancêtre qui avait combattu à léna, le 14 octobre 1806.

— Comment sais-tu que c’était ce jour-là ?

— Je l’ai lu sur un calendrier à feuilles détachables, répondit-il prudemment.

— En tout cas, on lui recausera plus à ton aïeul, déclara Julie.

— Oh moi tu sais, dit Valentin.

— Je sais, dit Julia. Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ? ajouta-t-elle en bâillant.

— J’ouvrirais bien le magasin mais ça nous donnerait une mauvaise réputation. Veux-tu qu’on aille au cinéma ?

— Pour voir des conneries ? merci. Comme ce truc que tu m’as emmenée voir la dernière fois et qu’était si ballot. Comment ça s’appelait ?

— Les Temps modernes.

— C’est ça. Ton Charlot, je peux pas le voir. Et puis ça ne serait pas décent un jour de deuil.

— Allons voir un film triste, alors, proposa Valentin.

— Si dans le quartier ça s’apprend que j’ai été au cinéma le jour de l’enterrement de ma mère, on jasera.

— Alors faut mieux pas, dit Valentin conciliant.

— Les gens du quartier ? Je les emmerde. À pied, à cheval et en voiture. Seulement, allons voir quelque chose de bien. On joue pas quelque part Les Trois Amants de la cantinière ?

— Non, dit Valentin avec fermeté.

— Passe-moi voir le journal. Tiens ! Qu’est-ce que je te disais. Y a même une grande réclame. Au Rex. C’est chouette le Rex, avec les orgues et le ciel et tout. On se sent dans le savon en paillettes.

— Ça t’amuse des histoires de régiment ?

— Tu es drôle, toi. Tu es tout fier parce que ton mathieusalé était un traîneur de sabre, et tu ne veux pas aller voir ceux de maintenant.

Valentin s’inclina et alla se peigner : le Rex tout de même.

Julie remit ses souliers.

Dans l’entrée, elle aperçut un foulard. Un des notables ou sa femme l’avait oublié.

— Tu ne sais pas à qui c’est ?

— Non, dit Valentin. Peut-être à madame Verterelle. C’est ça, à madame Verterelle.

— On va lui porter en passant, dit Julia. Ça fera bien.

— Une bonne idée.

Julia prit le foulard et elle vit alors une rue qui devait être une rue parisienne, mais elle connaissait très mal Paris. Une dame marchait devant elle, sans aucun doute madame Verterelle. Soudain, elle s’affaissait. Des gens accouraient. Et Julia sut qu’elle était morte.

Valentin se tourna vers elle :

— Qu’est-ce que tu as ?

Elle ne répondit pas.

— Tu veux peut-être rester ? Qu’on n’aille pas au Rex ? demanda-t-il avec espoir.

— On va passer chez madame Verterelle pour lui rendre son mouchoir et ensuite on ira voir Les Amants de la cantinière. Je suis sûre que c’est un film qu’aurait bien plu à Nanette.