XVIII

Sur la porte, une pancarte : Madame Saphir. Passé. Présent. Avenir. On entre si la serrure nest pas fermée à clé. On prend son Numéro Magique sur la table et l’on attend d’être appelé par le nombre de coups de sonnette correspondant au dit Numéro. Tarifs humanitaires. Valentin punaisa son carton par-dessus, tout en admirant la clarté des instructions et en s’étonnant que Julia eût été capable de les rédiger. Il s’étonna d’ailleurs de s’étonner encore.

Il descendit l’escalier sans avoir rencontré personne comme Julia le lui avait suggéré, traversa la cour du douze, rue Taine, reprit le passage, puis le long boyau qui longeait le chantier de bois, referma une porte à clé.

Ayant ainsi savouré les mystères de Paris, il se retrouva chez lui. Avant de remonter rendre compte du succès de sa mission, il se proposa de s’offrir un verre. Cette fois-ci, il sortit tout simplement par le couloir dans la rue.

Il aperçut un attroupement autour d’une camionnette qui stationnait devant chez Virole et qui démarra dès qu’il se fut joint aux curieux.

— Comme si dans les temps que nous vivons y avait pas autre chose à faire, dit quelqu’un.

Valentin aperçut Houssette.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est Virole qu’a tué sa femme, dit Houssette.

— Eh bien, dit Valentin.

Ils se dirigèrent automatiquement vers le café des Amis. Valentin se demandait comment il aurait pu savoir que « Houssette entre deux gendarmes » voulait dire « Virole dans un car de police ». Il se demandait également si, Julia n’étant pas tombée paralysée, madame Saphir aurait évité à madame Virole son sort ou le lui aurait annoncé. Et il se demandait enfin — il n’y avait pas encore pensé — si madame Saphir avait prévu la maladie qui interrompait sa carrière.

— Alors, dit Houssette en s’asseyant, le roi d’Angleterre va venir nous faire une visite.

— C’est signe de guerre, murmura Valentin.

Mais ils furent emportés par le flot de la conversation générale. Comment ça s’était passé au juste ? De quel côté se trouvaient les torts ? Elle lui cassait les pieds, mais c’était pas une raison pour la supprimer. Une si brave femme ! Un si brave homme ! Dans quelle époque vivait-on pour qu’un si brave homme tue une si brave femme ?

— Et la voyante de la rue Taine l’avait prévenue, elle l’a dit à madame Balustre qui me l’a répété. Elle disait à madame Balustre : Madame Balustre, j’ai une sacrée méfiance à l’égard d’envers mon mari. Madame Saphir me l’a dit : « Madame Virole, qu’elle m’a dit, attention, vous êtes bien capable de pas mourir dans votre lit à cause de votre époux. » Voilà ce que madame Saphir a dit à madame Virole à ce qu’a dit madame Balustre.

Valentin se tourna vers le si bien renseigné. C’était Verterelle qu’un veuvage sincère avait longtemps éloigné des bistros. Julia aurait pu aussi lui dire, à madame Verterelle, qu’elle mourrait dans son lit. Mais lui, Valentin, qu’est-ce qu’il aurait pu leur dire à madame Virole et à madame Verterelle ? Qu’elles gagneraient à la loterie et qu’elles vivraient jusqu’à cent vingt ans dans une villa sur la Côte d’Azur ? Ça leur aurait fait plaisir et ça les aurait pas empêchées de cronir.

Autour de lui, la conversation se développait en un brouhaha joyeux, comme celui que provoquent les grandes catastrophes. Valentin se revit ouvrant la porte qu’il croyait sans fonction, marchant dans cette impasse juste derrière sa maison et qu’il ne connaissait pas, circulant dans cet immeuble de la rue Taine comme s’il avait été invisible. Une pichenette avait suffi pour le faire chavirer dans un monde d’actes sournois et pseudonymes. Il s’y sentait curieusement à son aise, et, puisque Julia lui offrait un nouveau métier, il jugea décidément de bien mauvais goût de le refuser.

— Ça vous laisse rêveur, cette histoire, hein ? dit Houssette.

— C’est pas seulement ça, dit Valentin. Va y avoir encore un autre changement dans le quartier. Je vais fermer boutique.

— Pas possible ?

— Je ne fais plus mes affaires. J’ai trouvé un emploi. Dans le centre. En attendant des temps meilleurs.

Il vit que Houssette le croyait. Valentin, troublé, eut envie de le détromper. Il admira la facilité avec laquelle il avait créé dans l’esprit raisonnable de l’épicier une petite zone d’erreur. Jusqu’à présent, il pensait que le langage devait formuler la vérité et le silence la cacher. Les phrases qu’il prononcerait devant les clients et clientes de madame Saphir, ce n’était même pas des zones d’erreur qu’elles formeraient, mais des zones de trouble où l’illusion pourrait rester en suspens jusqu’à la fin d’une vie.

À la première personne qui viendrait le voir, il lui apprendrait qu’elle épouserait un prince hindou. Pas forcément en premières noces, ni même en secondes. Ça ouvrait des possibilités : elle pourrait attendre, joyeusement, les lourdes conséquences de la sénilité. La première cliente fut une jeune femme.

— Vous allez vous marier avant peu, dit Valentin, d’une petite voix de fausset qui faillit le faire rire.

— Je suis mariée depuis huit jours, dit la consultante.

— C’est bien ce que je disais. Le temps ne compte pas pour nous autres. Hier, demain, qu’est-ce que c’est en face de l’Éternité ?

Si je lui en fous pas plein la vue avec ça, se dit Valentin assez satisfait de son éloquence. Mais la fille était coriace :

— Madame, l’Éternité c’est bien joli, mais pour moi ce qui compte, c’est pas hier, c’est demain.

— Hier compte aussi, dit Valentin. Sans hier, demain n’existerait pas.

— En tout cas, je suis mariée depuis huit jours.

— Que désirez-vous savoir ?

— Tout.

— C’est beaucoup, dit Valentin d’une voix lugubre.

— Madame, je paierai ce qu’il faudra.

Merde, se dit Valentin, ce n’est pas si facile que ça. Julia charrie ; elle aurait dû me faire répéter avant de me lancer là-dedans. Pauvre Julia, c’est encore bien beau qu’elle ait eu cette idée.

— Je vais me concentrer, annonça-t-il avec force.

La jeune personne trouva ça tout naturel.

Est-ce que je vais lui faire le coup du prince hindou ? se demanda Valentin. C’est tout ce que j’ai trouvé à moi tout seul, ce n’est peut-être pas suffisant. Puis il s’aperçut qu’il ne pourrait plus battre ses records sur l’horloge de Poucier. Il lui semblait pourtant qu’il commençait à atteindre une certaine maîtrise du temps, mais il se demandait pourquoi un nombre précis de secondes en plus, ou en moins, avait une influence sur ce qui, justement, dépassait toute mesure. Et si dix minutes se réduisaient parfois à un clin d’œil, ce clin d’œil se référait toujours à la vie d’un homme, avec son début et sa fin. Le tremplin du temps n’était-il pas une balançoire ? Et Valentin se balança.

Lorsqu’il se retrouva derrière son voile astrologique, il s’aperçut que la consultante dormait. Il donna de petits coups sur la table et annonça d’une voix forte :

— C’est dix francs, madame.

La madame sursauta, allongea ses dix balles et sortit, l’œil hagard. Valentin se félicita. Ce n’est pas mal comme début, se dit-il, et, suivant les instructions de Julia si bien expliquées, d’ailleurs, sur la porte, il donna deux petits coups de sonnette pour faire entrer le numéro deux. Mais personne n’apparut. Valentin se gratta la tête ; il y avait trois possibilités : que le numéro deux se soit endormi ; que le numéro deux soit reparti et qu’il y ait un numéro trois ; enfin, qu’il n’y ait pas de numéro deux, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas non plus de numéro trois, ni personne. Dans le premier cas, il n’y avait pas de raison pour que deux nouveaux coups de sonnette réveillassent plus le sujet que les deux précédents ; dans le second cas, donner trois coups de sonnette était la solution juste ; dans le troisième cas, ça n’avait aucune importance. Valentin donna donc trois coups de sonnette. Un meussieu entra, qui déposa sur la table son numéro d’ordre, le numéro deux ; il s’assit en souriant d’un air futé.

Un qui se croit un petit malin, se dit Valentin, mais comment le contrer ? Quel métier !

— Vous ne saviez donc pas que je n’étais pas parti ? dit le petit malin. Et je préfère vous prévenir tout de suite qu’il n’y a pas de troisième client. Il ne semble pas que vous le sachiez non plus.

— Pour nous autres, dit Valentin, le deux et le trois sont un et le même. Le temps est double : le passé et le futur, et pourtant il est triple puisqu’il y a le présent.

— Si la consultation est de trois francs, dit le petit malin, et que je ne vous en donne que deux, vous ne trouverez pas que c’est la même chose.

— La consultation est de vingt francs, dit Valentin décidé à saler cet emmerdeur. Payables d’avance.

Le type allongea ses vingt balles et Valentin les recouvrit pudiquement avec le Numéro Magique de l’individu. Mais, ce faisant, il avait montré sa main et il s’aperçut que l’autre avait biglé dessus, très intéressé. Valentin, aussitôt, sentit le flic et il en conclut qu’il n’avait vraiment pas été long à se faire pincer. Est-ce qu’il irait en taule ? Est-ce qu’on allait en prison pour devinerie ?

L’autre attendait patiemment, il avait l’air sûr de lui et doucement ironique.

Quel sale con, se dit Valentin. Julia l’aurait possédé, elle. Je gâche le métier. Et il soupira.

— Alors ? demanda le numéro deux.

— Un de vos collègues vous veut du mal, commença Valentin.

— Et comment est-il ? demanda l’autre qui ne pouvait plus s’empêcher de se montrer narquois.

— C’est un brun moustachu, avec un chapeau melon, un pébroque et de gros godillots.

— Et une cicatrice sur la joue droite ?

Valentin ne tomba pas dans le piège.

— Sur la joue gauche, dit-il.

— C’est lui, murmura le consultant abasourdi.

— Il va vous gratter dans une affaire dont vous vous occupez tous les deux.

— L’affaire des voleurs de soucoupes ?

— Egzactement. Il va vous couper l’herbe sous le pied, si vous n’y prenez garde.

— Qu’est-ce que je dois faire ?

— Ça fera dix francs de plus, dit Valentin.

L’autre s’empressa de les aligner.

— Trouvez-vous demain matin, à sept heures, devant le Sacré-Cœur, et vous verrez vous-même ce que vous aurez à faire.

— Devant le Sacré-Cœur ?

— Devant le Sacré-Cœur.

L’autre faisait l’air perplexe.

— Vous vous foutez de moi, finit-il par dire.

— En tout cas, dit Valentin, je ne vois pas ce que vous risquez en allant devant le Sacré-Cœur.

— Ça, c’est vrai.

— Je vais vous dire encore autre chose.

— Oui ?

— À propos de votre femme. Y a un type qui tourne autour, un de vos collègues.

— Comment est-il ?

— Un brun, moustachu. Avec un chapeau melon, un pébroque, et de grosses godasses.

— Vous êtes sûr ?

— Je le vois.

— Alors, c’est Anatole. Je m’en doutais.

— Méfiez-vous-en, c’est un coquin. Je regrette de ne pouvoir vous garder plus longtemps. Revenez me voir si vous avez d’autres difficultés. Je vous laisserai maintenant la consultation à dix francs.

— Je vous remercie.

Le hambourgeois hésitait.

— Vous devriez mettre des gants, finit-il par dire.

— C’est moi qui vous remercie, dit Valentin.

Le hambourgeois s’en fut.

Valentin le regarda par la fenêtre traverser la cour. Il sentit que l’autre irait plus loin, jusqu’au Sacré-Cœur.

Puis, Valentin donna trois coups de sonnette, puis quatre, mais sans succès. Il alla jeter un coup d’œil dans le salon d’attente : il était vide. Qu’est-ce que Julia racontait, qu’elle faisait des affaires d’or ? Que le salon désemplissait pas ? Il lui fallut attendre une heure le numéro trois, c’était miss Pantruche. Cela rentrait dans le jeu.

— Que désirez-vous savoir ? demanda Valentin en s’égosillant.

Oui, que pouvait-elle bien désirer savoir, la pauvre loque ? Si elle voulait s’entendre raconter son passé, Valentin possédait toute la documentation désirée.

— Si vous êtes voyante, dit miss Pantruche en se penchant vers lui pour essayer de la dévisager à travers son voile, si vous êtes voyante, vous devriez savoir ce que je désire savoir.

Et dire que cette épave se permet de faire sa sceptique, soupira Valentin. Il fallait marquer un point.

— Vous désirez connaître l’avenir, articula-t-il.

— Voilà ! approuva triomphalement miss Pantruche.

Mise en confiance, elle ne cela pas plus longtemps l’objet de sa visite.

— Je ne veux savoir qu’une chose, dit-elle. S’il y aura la guerre.

Ainsi, cette vieille pochetée miséreuse allait foutre en l’air dix balles pour entendre solennellement ce que tout esprit sensé pouvait lui apprendre gratuitement. Ce que les gens sont drôles, pensa Valentin, puis il découvrit que le coup « y aura la guerre » ressemblait au coup du prince hindou. Ça finissait toujours par arriver, à moins de clamser avant. Valentin essaya du neuf.

— Rassurez-vous, madame, déclara-t-il de sa plus parfaite voix de châtré, y aura pas la guerre.

Le visage de miss Pantruche se contracta.

— Moi qu’espérais, murmura-t-elle.

— Et pourquoi ? demanda Valentin, avec curiosité, en oubliant son personnage, mais l’autre n’y fit pas attention et répondit.

— Ça leur ferait les pieds à tous ces salauds, dit miss Pantruche. Une bonne guerre qui les emmerde tous et qu’en tue le plus possible. Les commerçants, les proprios, les flics, les fonctionnaires, les vedettes de cinéma, les curés, les cyclistes, en l’air ! en l’air ! des bonnes bombes là-dedans ! qu’il en reste plus que des petits morceaux ! de tout petits morceaux ! Ah ! les vaches ! L’année dernière avant Munich, je jouissais. La gueule des gens, ça valait mille. Car ils sont lâches avec ça, les fumiers. Et puis, le plus fumier et le plus lâche, le Daladier, il a arrangé ça. Mais je me disais que c’était que partie remise. Alors, vous croyez vraiment qu’il y aura pas la guerre ?

— Il ne s’agit pas de croire, mais de savoir, déclara Valentin.

— Évidemment, dit miss Pantruche atterrée.

— C’est tout ce que vous désiriez savoir ?

— Oui, madame.

— Je Vais vous apprendre autre chose : vous aurez, vendredi prochain, une déception financière. Vous n’encaisserez pas la somme d’argent sur laquelle vous comptez.

— Par exemple !

Valentin se demanda ce qui la sidérait le plus : la précision de la pythonisse, ou la défection du marchand de cadres.

— Je ne vois pas pour quelle raison msieu Brû me donnerait pas ma thune, dit miss Pantruche avec une pointe d’agressivité.

Je suis donc le seul à lui donner régulièrement cent sous le vendredi, se dit Valentin, qui songea tout à coup que ce n’était pas suffisant qu’elle trouvât la boutique fermée ; elle serait bien capable de monter au premier.

— Surtout, ajouta-t-il d’une voix épouvantante, n’insistez pas ! n’insistez pas ! Ça vous foutrait la poisse.

Miss Pantruche, épouvantée, se tut pendant quelques instants, puis elle dit d’une voix pleurnichante :

— J’aurais mieux fait de rester chez moi. Vous m’apprenez que de mauvaises nouvelles.

— J’en ai pourtant une bonne en réserve.

— Quoi donc ?

— Pour vous, exceptionnellement, la consultation sera gratuite.

— Oh ! merci bien, madame ! merci bien !

Et miss Pantruche s’éclipsa, sans plus tarder, de peur que madame Saphir ne change d’avis et ne lui réclame, à la dernière minute, un peu de pognon. On savait jamais, avec ces gens-là.