XV

Jean-sans-Tête entra, porteur de balais de jonc. Il les posa soigneusement sur le comptoir et tendit la main vers Valentin.

— Cigarette, dit-il sans spécifier s’il s’agissait d’un ordre ou d’une prière.

Valentin la lui donna, en y joignant une boîte d’allumettes.

Jean-sans-Tête rejeta la première bouffée par le nez et regarda le bout allumé, attentivement.

— Pra, pra, pra, pra, pra, pra, fit-il. Pra, pra, pra, pra, pra, pra, pra.

— Qu’est-ce que tu as mangé ce midi ? demanda Valentin.

— Cuterie, répondit Jean-sans-Tête. Cuterie, pra, pra.

— Eh, eh, fit Valentin, tu t’es régalé.

Jean-sans-Tête se tapa sur la cuisse.

— La foire, dit-il en s’étranglant de rire. La foire.

Il leva un doigt en l’air, souleva une jambe et lâcha un pet. Puis, ayant éteint sa cigarette entre deux doigts, il en entreprit la mastication, lentement.

— Tu vas voir, dit-il en laissant couler un peu de jus de tabac sur sa barbe poivre et sel.

Il sonda l’une de ses poches et en sortit un morceau de boudin rongé aux deux bouts.

— Cuterie ! dit-il. Cuterie !

Avec les deux mains séparées, il indiqua une longueur de soixante-quinze centimètres environ ; par une demi-rotation de l’une, qu’il l’avait barboté ; d’un coup de pouce, que la victime en était tout simplement Verterelle, le charcutier à trois boutiques de là.

— Tu as eu le temps de le manger entre là-bas et ici ? demanda Valentin.

L’autre fit signe que : naturellement, bien sûr.

— Et on ne t’a pas vu ?

Jean-sans-Tête cligna de l’œil. Prenant un de ses balais, il fit semblant d’en grignoter le manche, cependant qu’il absorbait voracement le bout de boudin encore subsistant.

— Tu es un malin, lui dit Valentin enchanté.

C’est bien ce que pensait Jean-sans-Tête qui acquiesce et qui s’assoit, presque repu.

— Et meussieu Brû, comment ça va, meussieu Brû, comment ça va, meussieu Brû, comment ça, comment ça, comment ça.

— Je n’arrive toujours pas à suivre la grande aiguille pendant plus de quatre minutes, dit Valentin en indiquant du regard l’horloge de Poucier.

L’autre, suivant le mouvement des yeux, demeura bouche bée ; mais il se retourna vivement vers Valentin lorsque celui-ci reprit la parole :

— Au bout de ce temps-là, ou bien c’est comme si je m’endormais, je ne sais plus à quoi je pense et le temps passe en échappant à mon contrôle, ou bien je suis envahi par les images, mon attention se détourne, et, de la même façon, le temps a coulé sans que je l’aie senti fondre entre mes doigts.

Jean-sans-Tête hocha la tête, compréhensivement.

— Pra, pra, pra, pra, fit-il, pra, pra, pra, pra, pra, pra, pra, pra, pra.

Songeur, il répéta même encore une fois cette phrase.

— Je surveille le temps, dit Valentin, mais parfois je le tue. Ce n’est pas ça ce que je voudrais.

L’autre leva les bras en l’air et les laisse retomber avec lassitude et compassion.

— Ce sont surtout les images qui gênent, continua Valentin. Il en vient de partout. Il y en a même que je ne connais pas. Des pays où je ne suis pas allé, des pays qui n’existent peut-être même pas.

— En voiture, dit Jean-sans-Tête, en voiture, en voiture.

Et, se levant, il tourna plusieurs fois autour de sa chaise en faisant le train. Puis, cessant brusquement cette activité, il s’assit pour redevenir un auditeur silencieux. Touché par cet intermède qui témoignait de l’intérêt profond que son interlocuteur prenait pour ses tentatives temporelles, Valentin continua :

— Il y a aussi les sons, les bruits, les mots, tout ce qui entre par l’oreille. Il y en a qui viennent de très loin, de radios qui hurleraient de l’autre côté d’une montagne. Il y a des phrases qui se répètent idiotement.

Il s’arrêta, il ne voulait pas gaffer.

Jean-sans-Tête hoche la tête et se leva.

— Cigarette, dit-il.

Ça voulait dire qu’il s’en allait.

Il rejeta une bouffée de tabac par le nez et tendit un balai à Valentin.

— Achète, dit-il. Achète.

Valentin le prit et demanda :

— C’est toi qui l’as fait ?

L’autre fit signe que oui.

— Loin, dit-il. Loin.

— Combien ? demanda Valentin.

— Vingt francs.

— C’est un balai pour milliardaire, dis-moi.

— Vingt francs.

Valentin se demanda si Julia devinerait qu’il avait acheté vingt francs un balai de jonc à un simple d’esprit. Ce n’était pas sûr. Le balai ne devait pas appartenir au domaine qu’elle déchiffrait.

Il donna les vingt francs à Jean-sans-Tête qui ne voyait pas de différence entre vingt francs, vingt sous et vingt milliards, mais Valentin ne voulait pas acheter au juste prix, au moins pour une fois. Les vingt francs furent empochés avec dignité. Jean-sans-Tête s’éloigna, ses balais sur l’épaule, allant n’importe où.

Valentin considéra son acquisition avec sympathie. Un clébard passant crottant lui permit d’essayer son ustensile sur le bout de trottoir qu’il considérait comme sien et pour la propreté duquel il lui arrivait souvent de collaborer avec les fonctionnaires de la ville de Paris chargés de l’assurer. Le résultat s’avéra satisfaisant. De l’autre côté de la rue, à cinq maisons de là sur la gauche, Houssette du pas de sa porte lui cria :

— Faudrait leur mettre un bouchon à ces sales bêtes !

Valentin n’entendit pas distinctement cette proposition qu’il aurait certainement contestée s’il en avait perçu la signification et répondit en agitant joyeusement son balai comme un drapeau. Ce qui fit rire Houssette plein d’indulgence pour Valentin, comme d’ailleurs les autres commerçants du quartier.

Ayant accompli sa tâche voierière, Valentin rentra dans sa boutique en traînant son balai et en se livrant à des considérations un peu diffuses sur l’identification des chiens du quartier d’après la couleur et la consistance de leurs abandons. Il alla ranger sa nouvelle acquisition dans un placard de l’arrière-boutique, puis il revint s’asseoir à sa caisse et, levant les yeux vers l’horloge Poucier, il guetta de la grande aiguille le sautillement qui lui permettrait de prendre avec elle le départ, lui de l’immobilité, elle de son arrivée.

Comme toujours, la première minute est la plus facile. Mais dès la deuxième, il y a le sens de la phrase de Houssette. Qu’est-ce qu’il a crié au juste, l’épicier. Valentin entend alors distinctement une voix menue de poupée qui articule : « Faudrait leur mettre un bouchon à ces sales bêtes. » Pauvres chiens. Lorsqu’il rencontrera Houssette la prochaine fois, il lui dira : « C’est pas un bouchon qu’on devrait leur mettre, c’est un petit panier sous la queue. » C’est plus canin et puis ça fera rire Houssette. Valentin suit toujours la marche de la grande aiguille, mais il sent bien qu’il n’ira pas loin, écrasé par le poids des mots et des images. Mais lorsque Houssette apparaît, titubant comme il l’a vu le quatorze juillet dernier, Valentin comprend pourquoi Jean-sans-Tête lui a fait ce cadeau. Il sait maintenant que c’était un cadeau, les vingt francs l’autre ne les a demandés que par délicatesse.

Sans quitter l’horloge des yeux, il se voit allant prendre le balai dans la réserve. Il revient et, d’un seul coup, il nettoie Houssette. Il le pousse dans le ruisseau et le flot emporte l’épicier souriant. Valentin balaie ensuite les maisons, puis les trottoirs, puis le ruisseau lui-même. Il atteint la quatrième minute, très conscient de la chute des heures. Un gendarme passe à bicyclette. Il le balaie. Un autre passe à pied. Il le balaie également. Houssette revient entre deux gendarmes. Pourquoi le pauvre Houssette se déplacerait-il entre deux gendarmes ? Derrière eux, Houssette apparaît marchant entre deux gendarmes et suivi de Houssette encadré de deux gendarmes. Valentin oublie de les balayer et ils se sont aussitôt multipliés comme de la vermine. Suivant cette piste, il aperçoit une armée de Jean-sans-Tête montant à l’assaut d’une colline que défend une armée de décapités. Valentin donne un grand coup de balai, mais il s’y prend trop tard, des bouts d’images restent accrochés aux fibres de jonc, il insiste et c’est maintenant de la boue d’image. Il ne s’en dépêtre plus. Avec de grands efforts, de la méthode, du muscle, il parvient à rétablir le désert, mais alors il constate que cinq minutes ont passé dont il ne saurait rendre compte.

On ne réussit pas toujours à la première tentative. Il connaît maintenant la théorie, il lui manque une certaine souplesse dans l’application, et surtout plus de rapidité, plus d’intransigeance. Il faut balayer tout de suite. Une voix grelottante commence à lui chanter dans le fond de la nuque : « C’était la fauvette du », il ne la rate pas, il l’aplatit d’un coup sec, elle fait pschtt et c’est fini. Voilà comment il aurait dû procéder tout à l’heure. Il range son balai derrière son oreille et se promet de faire mieux la prochaine fois.

Un gendarme entre. Pourquoi pas deux ? Sur demande du dit, Valentin Brû répond qu’il est bien Valentin Brû. Eh bien, on apporte à Valentin Brû son nouveau fascicule de mobilisation. Le nouveau fascicule de mobilisation est rose, rose d’une teinte plutôt gaie. D’un œil brouillé, Valentin apprend qu’il doit se rendre le dixième jour de la mobilisation au dixième dépôt colonial à Nantes.

— Cette fois-ci, ça y est, murmure Valentin.

— Ça y est quoi ? demande l’autre.

La consternation du marchand de cadres pour miniatures et photographies réjouit le gendarme.

— La guerre, répond Valentin.

L’autre rit.

— Elle n’est pas encore là, dit le gendarme.

— Elle est pas loin, en tout cas.

— Je ne suis pas venu discuter politique avec vous.

Le gendarme s’énerve contre le futur soldat de deuxième classe.

— Et puis, ajoute-t-il hargneux, vous n’avez pas à vous plaindre. Vous ne partez que le dixième jour, et pour Nantes encore ! Vous savez qu’il y en a de plus vieux que vous qui partent pour la ligne Maginot, et le premier jour encore ?

Valentin ne l’ignorait point. Il cherche une raison à l’injustice qui le favorise.

— C’est peut-être parce que j’ai fait campagne contre les Hain-Tenys Merinas ? suggère-t-il.

— Ça, je m’en fous, dit le gendarme. Mais faut que vous me rendiez l’autre.

— Il est en haut. J’habite au-dessus.

— Pouvez pas aller le chercher ?

— Oui. Mais je n’ai personne pour garder la boutique.

— Je vous attends. Vous ne devez pas en avoir pour longtemps.

Valentin n’avait pas l’air d’apprécier cette solution. Il trouvait que ça la foutait mal, un gendarme dans un magasin. Et s’il le transformait en client ?

— Vous avez tout ce qui vous faut comme cadres ? lui demanda-t-il.

— Ce n’est pas le moment de plaisanter, dit le gendarme. Allez me chercher l’autre fascicule, je vous attends ici.

Valentin avait oublié la vie militaire. Qu’un homme lui donnât ainsi des ordres, il la trouvait saumâtre. Décidément, la guerre approchait bien vite.

— J’y vais, dit-il sobrement.

Il monta l’escalier, entra chez lui, la porte était ouverte, comme il le pensait, il n’y avait personne, sauf le monstre qui somnobavait dans la cuisine, c’est-à-dire que, comme il s’en doutait, Julia était sortie. Il trouva sans peine son livret militaire rangé soigneusement dans une pile de draps et redescendit. On fit l’échange des fascicules.

— Voilà une bonne chose de faite, dit le gendarme avec esprit.

— Il n’est venu personne pendant mon absence ? demanda Valentin.

— Personne.

— Ça marche pas fort en ce moment, soupira Valentin. Avec tous ces bruits de guerre.

Le gendarme salua silencieusement et s’en fut. Il passait ensuite chez Houssette et Valentin attendit patiemment sept heures pour aller cordialement proposer à l’épicier de prendre un verre au café des Amis.

— Vous avez eu votre nouveau fascicule, vous aussi ? demanda Valentin.

— Oh, ça ne veut rien dire, répondit l’épicier.

— Dans quel sens ?

— Ça veut pas dire qu’il y aura forcément la guerre.

— Bien sûr.

— Si on pensait à ça, on vivrait pas.

— Naturellement, dit Valentin. J’ai pas à me plaindre, je vais à Nantes.

— Ça veut rien dire, dit l’épicier. Ensuite on peut vous envoyer ailleurs.

— Bien sûr.

— Et puis s’il y a la guerre, on sera bombardé partout. Vous verrez Paris, qu’est-ce qu’on prendra.

Il rit avec optimisme.

— Vous restez à Paris ? demanda Valentin audacieusement.

— Vous en faites pas pour moi, répondit Houssette avec une discrétion qui attrista Valentin.

— Enfin, dit Valentin, ça donne toujours du travail aux gendarmes.

— Il a fait beau aujourd’hui, hein ? dit Houssette. Valentin n’avait pas spécialement remarqué. Au mois de juin, il trouvait ça naturel. Il répondit au hasard :

— Superbe.

Le temps qui passe, lui, n’est ni beau ni laid, toujours pareil. Peut-être quelquefois pleut-il des secondes, ou bien le soleil de quatre heures retient-il quelques minutes comme des chevaux cabrées. Le passé ne conserve peut-être pas toujours la belle ordonnance que donnent au présent les horloges, et l’avenir accourt peut-être en pagaye, chaque moment se bousculant pour se faire, le premier, débiter en tranches. Et peut-être y a-t-il du charme ou de l’horreur, de la grâce ou de l’abjection, dans les mouvements convulsifs de ce qui va être et de ce qui a été. Mais Valentin ne s’était jamais complu dans ces suppositions. Il n’en savait pas encore assez. Il voulait se contenter d’une identité bien sectionnée en morceaux de longueurs diverses, mais de caractère toujours semblable, sans la teinter des couleurs de l’automne, la laver dans les giboulées de mars ou la marbrer de l’inconstance des nuages.

— Ça ne va pas ? demanda Houssette.

— Moi ? Si donc !

Ils entrèrent au café des Amis et s’assirent après avoir salué tout le monde. Ils commandèrent deux pernods.

— C’est le gendarme qui vous a coupé la chique ? Moi, c’est la troisième fois qu’on me change mon fascicule, y a pas encore eu la guerre pour ça.

— Tant va l’autruche à l’eau qu’à la fin elle se palme, répliqua Valentin.

— Pah ! Buvez donc un coup, ça vous remettra.

Ils trinquèrent et Valentin fit une grimace.

— Vous êtes bien le premier Français à qui je vois faire la grimace en buvant du pernod, dit Houssette.

— C’est à cause de tous les trucs que j’ai attrapés aux colonies, dit Valentin.

— Alors fallait prendre autre chose.

— Je voulais voir si ça me faisait toujours mal.

Houssette le regarda, gravement.

— Vous êtes un drôle de type, conclut-il.

Ce n’était pas du tout ce que Valentin avait envie de paraître. Il était déçu.

— Pas plus drôle qu’un autre, répliqua-t-il avec un peu de vivacité.

— Oh ! je disais pas ça pour vous vexer.

— Moi non plus, moi non plus.

Ils reprirent une gorgée de poison.

— Et les affaires, ça marche ? demanda Houssette.

— Non. De plus en plus mal. Je sais pas comment on s’en tire.

— Le criez pas trop fort, lui conseilla Houssette.

C’était vrai. Et Julia qui lui répétait tout le temps : surtout cause pas ! cause jamais !

— Enfin faut pas trop se plaindre, conclut-il d’un air satisfait.

Maintenant, naturellement, et à tout point de vue, fallait qu’il pose la même question à Houssette. Ça allait de soi.

— Et vous ? demanda-t-il.

— La bouffe, dit Houssette avec mépris, la bouffe, ça marche toujours. Quand les affaires sont prospères, on bouffe parce qu’on est content, et quand ça marche plus, on bouffe pour se consoler.

— Vous croyez qu’on mange quand on est triste ? dit Valentin.

— Et les gueuletons après les enterrements ?

— C’est peut-être parce que les gens sont ravis.

Cette réponse attira de nouveau sur Valentin le regard inquisitif de Houssette.

— Vous croyez que tous les gens sont des salauds ? dit l’épicier.

— Ça, non !

— Alors ?

Valentin n’avait rien à répondre.

Houssette ne cessait de l’examiner sans chercher à cacher sa curiosité et Valentin se demanda pourquoi tout à l’heure il l’avait vu entre deux gendarmes. Était-ce de la devinerie comme se plaisait à en faire Julia ou de l’imagerie sans rapport avec le Houssette ici et maintenant présent ?

Ils restèrent ainsi quelques instants sans rien dire. Ils ne paraissaient pas gênés par ce silence.

— Et vott dame, dit à la fin l’épicier, on la voit pas souvent ?

— Non, dit Valentin qui s’étonna de se trouver dans la situation de questionné, lui qui avait soutiré tant de confidences aux gens du quartier et même à des inconnus.

Il se répéta la maxime juliaque « cause jamais », mais il trouva qu’un non pouvait passer pour un peu grossier.

— Elle sort jamais, ajouta-t-il.

— Elle a de l’agoraphobie ? demanda l’épicier avec précision.

Valentin ne se souvenait pas avoir lu ce mot dans le petit dictionnaire français Larousse. Depuis Diégo-Suarez, il a dû oublier. Si le temps ne le prenait tant, il pourrait en recommencer la lecture.

— Un peu, répondit Valentin.

— On n’en a pas un peu, répliqua Houssette. On en a ou on n’en a pas. Tous les médecins vous le diront.

— Oui, dit Valentin. Mais elle, c’est un cas.

Il trouva ça bien inventé, mais il avait peut-être tout de même trop parlé.