VII
Enchanté par sa balade, Valentin serra chaleureusement la main du chauffeur. Mais ramené pile pour le train d’onze heures trente, il alla faire un séjour aux vécés jusque cinq minutes avant le départ du sien. Il prit son billet en vitesse et son dur juste à temps, et ce sans avoir rencontré personne.
À Bruges, il eut de petits ennuis à cause de son absence de bagages. Il devait payer sa chambre chaque nuit, ne pouvait changer de linge et allait chez le coiffeur tous les deux jours. Douze jours passèrent ainsi.
De retour à Paris, il résolut d’abandonner sa valise, quoiqu’il la regrettât, elle avait fait campagne avec lui contre les Hain-Tenys Merinas. Il dirait qu’on la lui avait soulevée. Ça arrive à tout le monde de se faire voler. Pas besoin d’être plus con qu’un autre. Et puis, comme ça, il avait les mains libres, ce qui est bien agréable lorsqu’on veut beaucoup marcher. Effectivement il marcha beaucoup et ne rata que de peu la gare d’Austerlitz puisque trois heures après son départ de la gare du Nord il remontait la rue de Charenton. Cette voie, longue et variée, l’intéressa fort. La plaque fixée sur le mur du n° 306 lui parut une des grandes curiosités de Paris : « Défences expresses sont faites de bâtir depuis les présentes bornes et limites, etc. 1726. » Encore une défense à la con. De nombreuses maisons au-delà en fournissaient la preuve. Il admira de loin une majestueuse coupole qu’il attribua au Sacré-Cœur bien qu’elle appartînt au Saint-Esprit et vit bientôt se détacher sur sa droite une magnifique gare de marchandises.
Comme il marchait à pas lents pour ne rien perdre du paysage, il fut dépassé par un enterrement ; un cortège fort modeste, sans curé, ni trompette ; un corbillard de ligne très pure traîné par une haridelle et suivi par moins de dix personnes. On dit qu’il est toujours très intéressant de se joindre à des funérailles d’inconnu ; on y fait très souvent de curieuses rencontres. Valentin savait que ce n’était là qu’une de ces banalités qui s’échangent sans conviction, mais que l’usage rend parfois véritables, comme : « sucre dans l’eau, fond s’il le faut », mais se sachant un peu désorienté, il résolut d’éprouver la créance qu’on pouvait accorder au proverbe : « qui suit en terre, monte en train ». Il se mit donc en dernière position, continua sa balade. Il n’avait encore engagé la conversation avec personne qu’on était arrivé au cimetière de Reuilly. Un bonhomme devant, avec de grandes oreilles, lui rappelait vaguement quelqu’un ou quelque chose, mais il allait abandonner sa méfiance, en pensant que le dicton mentait tout autant que les autres, lorsque l’une des personnes en tête du cortège s’étant retournée (pour voir quoi ?), il crut reconnaître Julia.
Et c’était elle. C’était bien elle. Lorsque le cercueil (contenant qui ? contenant quoi ?) eut été descendu dans la fosse et que la famille comprenant cinq personnes se fut rangée en ligne horizontale pour recevoir les condoléances des cinq autres membres du cortège, lesquelles faites lesquels s’en furent, un sixième personnage s’avança, serra chaleureusement la main de Bretaga, puis, avec émotion, celle de Chantal, enfin il allait mettre encore plus de sentiment dans le chécande qu’il destinait à Julia lorsque celle-ci le reconnut.
— Mince alors, s’écria-t-elle, Valentin !
Elle lui sauta au cou.
— Bonjour, mon trésor ! bonjour, mon poupoule ! Et se tournant vers les deux autres :
— C’est pas marant, dites ?
— Ça alors, dit Paul.
Pour une surprise, énonça Chantal, c’est une surprise.
Ils en riaient, surtout Julia.
— Mais qu’est-ce que tu foutais par là ? demanda Paul.
— Je me promenais, répondit Valentin.
— Ce qu’il peut être marant, dit Chantal.
— À propos, s’exclama Valentin, j’ai quelque chose pour vous.
Il fouilla dans sa poche et en sortit une carte postale froissée représentant la gare de l’Est. Après avoir vérifié l’adresse il la tendit aux Brutaga.
— C’est pour vous, dit-il.
Puis il en tira une seconde, qu’il remit dans sa poche après avoir constaté qu’elle était destinée au sergent Bourrelier. Il espéra qu’avec de la chance il éviterait celle qu’il voulait envoyer à Didine. Mais justement il tomba dessus. Puis il re-sortit celle du sergent Bourrelier.
— Alors, y en a pas pour moi ? demanda Julie en se marant.
— Attends voir, dit Valentin.
— Ça c’est gentil d’avoir pensé à nous, dirent en chœur les Brebuga après avoir déchiffré la partie du verso réservée à la correspondance.
— C’est tout naturel, riposta Valentin avec aisance.
Enfin il trouva la carte pour Julia.
— Mon chouchou ! comme tu es gentil ! hurla-t-elle. Après avoir lu le texte, elle ajoute en riant :
— Eh bien, tu ne t’es pas foulé.
Valentin rit avec elle, et les deux autres avec eux.
— Et Bruges ? demanda Julia. Tu as bien été à Bruges ?
— Comme tu vois, répondit Valentin.
— C’était beau ?
— Y a du pour et du contre.
— Enfin, tu es content ?
— Oh voui.
Elle l’embrassa de nouveau, puis recula d’un pas.
— Mais dis-donc, remarqua-t-elle, tu pues.
— Moi ?
— Bien sûr, toi. Pas le pape.
Valentin avait froncé les sourcils, mais, bientôt, il se mit à sourire, clairement, avec un air d’extrême satisfaction.
— Je sais pourquoi, s’exclama-t-il triomphant. Je n’ai pas changé de linge depuis quinze jours.
— Ce qu’il est marant, dit Chantal.
— Tu en avais pourtant emporté, des liquettes, observa Julia.
— J’ai perdu ma valise, dit Valentin. À vrai dire, je ne l’ai pas perdue. Mais c’est à peu près tout comme.
— Où est-elle ?
— À la consigne de la gare du Nord.
— Tu n’as pas perdu le bulletin de dépôt ? demanda Paul.
— Non.
— Alors il n’y a qu’à aller la retirer.
— En effet, dit Valentin.
Ils se turent tous, un instant.
— Ce qu’il est marant, dit Chantal.
Un fossoyeur vint leur demander s’ils allaient encore rester longtemps là. C’était pas qu’elle les gênait, la famille les fossoyeurs, mais c’était l’heure d’aller déjeuner et ils finiraient de le remplir seulement après la soupe, les fossoyeurs le trou.
— Prenez votre temps, mes braves, dit Paul. C’est très bien comme ça ! y en a suffisamment pour qu’il re-sorte pas.
Tout le monde rit poliment de cette bien-bonne.
— Alors on les met ? dit Julia.
— Vous venez tous déjeuner à la maison, déclara Chantal. Tu viens aussi ?
La personne à qui elle s’adressait ainsi poussa un grognement qui fut considéré comme une réponse affirmative.
— On va tâcher de dégoter une voiture, dit Jules en prenant le départ.
Valentin sourit. Ça, ça le connaissait maintenant, les taxis.
— Vous croyez qu’on ne va pas en trouver ? lui demanda Paul avec une susceptibilité de beau-frère.
— Je ne sais pas, répondit Valentin en retrouvant immédiatement son sérieux.
Ils marchèrent devant, tous les deux, escortés par les trois femmes. Valentin pensa qu’il devait se montrer aimable et engage la conversation.
— Vous connaissez la personne que l’on vient d’inhumer ? demande-t-il avec componction.
— Non, répond Paul. Je ne l’avais jamais vue.
— C’est comme moi.
— Je m’en doute, réplique Paul, avec un petit hennissement.
— Vous suivez souvent comme ça les enterrements ?
— C’est par périodes. Vous n’avez pas remarqué ? Des fois on reste deux trois ans sans aller à des funérailles, d’autres fois i en a toutes les semaines, ou presque.
— Aujourd’hui, c’était des funérailles, ou un enterrement ?
Paul regarde Valentin du coin de l’œil, incertain.
— Ni l’un ni l’autre : l’enfouissement d’une charogne.
Valentin, à son tour, regarde Paul du coin de l’œil, épaté par l’énergie de son langage.
— Eh bien, fait-il en accompagnant cette interjection d’un souffle admiratif.
— Comme je vous le dis.
Et Bratragra baisse modestement les yeux.
Valentin, ayant repris sa respiration, continue de façon inquisitive et d’ailleurs, en principe, logique :
— Mézalor ! vous la connaissiez, cette personne ? Vous me disiez tout à l’heure que vous ne la connaissiez pas.
— Y a connaître et connaître, grommela Paul, comme y a funérailles et enterrements.
— C’est pas clair, dit Valentin dépité.
Paul s’arrête brusquement et saisit son beau-frère par le revers de son veston, ce qui obligea Valentin à stopper également.
— Vous, dit Brébaga, ne supposez tout de même pas que je suivais, que nous suivions, un enterrement sans savoir qui il y avait entre les quatre planches ?
— Les six, objecta Valentin.
En trois gestes il expliqua ce qu’il voulait dire, se dégageant ainsi de la prise du beau-frère qui n’insista pas.
— Vous avez raison, dit Paul. Entre six planches.
— N’est-ce pas ?
Et Valentin se fit aimable.
Les dames les rejoignirent et Paul suggéra de descendre jusqu’à la porte pour harponner un bahut. On acquiesça et de nouveau les deux hommes marchèrent devant, suivis à distance par les femmes qui continuaient à discuter le bout de gras avec animation.
Abandonnant le thème de l’identité de la défunte personne, Valentin engagea la conversation sur une nouvelle piste en s’enquérant de l’état civil de la dame qu’encadraient Chantal et Julia. Machinalement, Paul jeta un petit coup d’œil en arrière et répondit :
— C’est le pape.
Valentin jeta également un petit regard en arrière et dit fermement, quoique avec modestie :
— Vous ne me ferez jamais croire ça.
Paul se mit à rire petitement et répliqua d’un ton plein de naturel :
— C’est pourtant vrai.
Soudain il s’arrêta simultanément de rire et de marcher et se tapa sur le citron. Valentin fit deux pas en arrière pour que l’autre ne l’agrippe pas de nouveau par la boutonnière, il avait horreur de ça.
— C’est pourtant vrai ! s’exclama-t-il. Ça alors !
Il semblait illuminé par sa découverte, mais indécis : allait-il la transformer en fou rire ou bien en procédés oratoires ?
— Ce que je peux être bête ! dit-il en choisissant la seconde voie.
— On te le fait pas dire, dit Chantal qui l’avait rejoint avec les deux autres femmes.
— Et ce taxi ? demanda Julia. Faut-il que je m’en occupe ?
— Mesdames, n’avez-vous point remarqué quelque chose ? demanda-t-il d’un air finaud.
— On s’en fout de tes remarques, dit Chantal.
— J’ai l’estomac dans les talons, dit Julia.
— On aimerait mieux avoir l’étalon dans l’estomac, conclut la troisième femme d’une façon lugubre.
Valentin l’examine avec intérêt. Elle porte ses lustres bien entourés de graisse et ses vêtements de deuil avec de nombreuses taches de la même substance. Elle évite manifestement de poser ses regards sur des êtres humains, tout au moins sur ceux qui sont là présentement. Elle semble préférer la contemplation des objets qui traînent par terre, ou bien, brusquement, elle suit avec exactitude un oiseau qui passe, mais sans bouger la tête, qu’elle a noble.
Comme son intervention a provoqué du silence, elle en profite pour bâiller bruyamment.
— Alors ? demande-t-elle en leur tournant le dos.
Puis elle leur fait de nouveau face pour bâiller une seconde fois de façon sonore.
— On pourrait peut-être boire un verre, proposa Paul d’une voix molle.
On approuva quoique cela ne fît pas avancer les choses, et comme on se trouvait à Paris les bistros ne manquaient pas et l’on n’eut que l’embarras du choix.
Il faisait encore assez beau pour que l’on goûtât les charmes de la terrasse et l’on s’installe en rond.
— Alors, mon petit homme, dit Julia en saisissant la joue de Valentin entre le pouce et l’index, tu es toujours content ?
— Toujours, répondit Valentin avec un large sourire.
Un loufiat cependant se présente. Il est patient et lointain. Il pense à des choses autres que celles qui l’entourent. Il attend la commande sans hâte et sans répugnance. Paul l’interpelle avec hauteur :
— Dites donc, on ne sait pas ce que c’est qu’un taxi par ici ?
— Est-ce que ça vous regarde ? répond le garçon avec calme.
— Un peu, mon nveu. Nous avions l’intention d’en prendre un.
— Fallait le dire.
Soudain il s’intéresse à leur deuil :
— Quelqu’un de la famille ? demande-t-il avec sollicitude.
— Son jules, répond Chantal en désignant la vieille femme du pouce.
— Vous le croiriez pas, dit Julia, elle s’est mise en ménage à soixante-sept ans avec un salaud. À soixante-sept ans ! Qu’est-ce que vous en pensez, dites ?
— L’amour est enfant de Bohème, répond sentencieusement le garçon.
— Vous ne trouvez pas ça ridicule ?
Julia est très étonnée par cette indulgence. Le garçon sourit :
— En amour, mademoiselle, rien n’est ridicule.
— T’as entendu ? dit-elle à sa sœur en lui pinçant le bras. Il m’a appelée : mademoiselle !
Elle agite un doigt vers le garçon :
— Vous êtes un brigand, minaude-t-elle. Un brigand !
— Quelle pochetée, dit Paul.
La vieille femme qui semblait étudier avec application la conformation circulaire du plateau du garçon, la vieille femme, lentement, se met à regarder quelqu’un, et ce quelqu’un c’est Paul. Paul blêmit et fait semblant de surveiller la rue des fois qu’un taxi passerait.
— Enfin, dit le garçon pour conclure, ce qui est fait est fait. Alors, comme ça, ajoute-t-il en s’adressant familièrement à la rombière, voilà madame veuve un second coup.
— Elle ne peut pas être veuve, dit Chantal avec mépris, elle n’était pas mariée.
— Et de l’autre fois, je ne suis peut-être pas veuve ? réplique la vieille menaçante.
— Si, si, s’empresse de reconnaître Chantal.
Mais il y a quelque chose qui turlupine Julia. Elle interpelle le garçon :
— Dites donc, pourquoi avez-vous dit : « Voilà madame veuve un second coup. » Comment saviez-vous ça ?
— Il savait rien, dit Chantal, puisqu’elle n’a été veuve qu’une fois.
— On pourrait peut-être passer la commande, dit Paul agacé et qui s’est remis de son émotion. Commence à se faire tard. Le déjeuner va être trop cuit.
— Toi, tu nous emmerdes, dit Julia.
— Je voudrais bien bouffer un de ces jours, dit la vieille.
Paul triomphe. Il attire l’attention en claquant les doigts comme un écolier :
— Apportez-nous cinq turin-cassis, et en vitesse, garçon !
Mais Julia ne va pas le laisser aller comme ça, le garçon ; elle tournait et retournait sur la poêle de sa critique les propos du loufiat. Ça éclate enfin :
— Vous êtes un sacré fils d’enfant de putain de salaud, lui dit-elle. M’appeler mademoiselle quand je suis avec mon mari.
Valentin se soulève légèrement sur sa chaise pour montrer que c’est de lui dont il s’agit.
— Vous supposez peut-être que c’est mon coquin, continue-t-elle, et qu’on n’est pas passé dvant msieu lmaire. C’est dégueulasse d’être insultée comme ça. Je resterai pas cinq minutes de plus ici, conclut-elle sans bouger.
— Ça barde, remarque Paul en sourdine. Valentin se lève et, comme si tout le monde le suivait, s’en va. Il est parti.