I
Il ne se doutait pas que chaque fois qu’il passait devant sa boutique, elle le regardait, la commerçante, le soldat Brû. Il marchait avec naturel, joyeusement sapé de kaki, le cheveu ce qu’on en voyait sous le képi le cheveu taillé net et quasiment lustré, les mains le long de la couture du pantalon, les mains dont l’une, la droite, se levait à intervalles irréguliers pour respecter un gradé supérieur ou peur répondre à la salutation de quelque démilitarisé. Ne soupçonnant pas qu’un œil admiratif l’épinglait chaque jour sur le trajet qui le menait de la caserne au burlingue, le soldat Brû, qui ne pensait en général à rien mais, lorsqu’il le faisait, de préférence à la bataille d’Iéna, le soldat Brû se déplaçait avec l’aisance d’un inconscient. L’œil inconsciemment gris-bleu, la molletière galamment embobinée avec inconscience, le soldat Brû promenait naïvement avec lui tout ce qu’il fallait pour plaire à une demoiselle ni tout à fait jeune ni tout à fait demoiselle. Il ne savait pas.
Julia pinça le bras de sa sœur Chantal et dit :
— Le vlà.
Tapies derrière un entassement brut de bobines et de boutons, elles le regardèrent passer, muettes. Leur silence était provoqué par l’intensité de leur examen. Eussent-elles parlé, il ne les aurait point entendues.
Comme à son habitude, le soldat Brû tourne au coin de la rue Jules-Ferry et disparaît pour un bout de temps. Jusqu’à l’heure de la soupe.
— Alors ? demande Julia.
— Alors ? répond Chantal.
Elle va s’asseoir près de la caisse.
— Lui ?
— Y en a des milliers comme ça, dit Chantal.
— Et y en a pas non plus des milliers comme le tien ?
— C’est pas un raisonnement.
— Alors, tu vois.
Julia continuait à regarder avec langueur le coin de la rue Jules-Ferry.
— Qu’est-ce que je vois ? demanda Chantal. Julia se tourna vers sa sœur :
— Ce sera lui et pas un autre.
— Fais à ton idée.
Chantal haussa les épaules et dit, confirmant ainsi sa précédente phrase :
— Fais à ton idée.
— Tu n’as rien d’autre à me dire ?
Si elle se marie, ils pourront se l’accrocher son héritage, les Bolucra, pas pour eux, mais pour leur fille Marinette qui aurait pu se mettre comme ça dans le commerce quand la tante aurait commencé comme ça à décrépir. On lui trouverait autre chose à Marinette. Les Bulocra n’avaient pas besoin du souk avunculaire. Ils ne courraient pas après. Qu’elle se conjugue, la Julia.
— Tu ne le trouves pas un peu jeunet pour toi ?
— Combien lui donnes-tu ?
— Vingt-deux, vingt-trois ans.
— Tu le vois en culottes courtes.
— Vingt-cinq au plus.
Elle ne disait pas ça, Chantal, pour la faire reculer, Julia. Mais elle le trouvait bien vert, le troufion, pour sa sœur qui l’était tellement moins.
— C’est un bel homme, dit Julia, c’est pas un garçonnet.
— Tu te goures. Il est de la dernière cuvée, ton grifton. On lui pincerait le nez qu’il en sortirait de la crème. Je dis de la crème parce que je reconnais qu’il est joli.
Julia s’esclaffa.
— Tu me feras toujours marrer.
— Moins que toi, dit Chantal. Là, en ce moment, tu me fais marrer, toi, parce que tu vas faire une drôle de bêtise.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que tu vas épouser un garçon qui a vingt ou vingt-cinq ans de moins que toi. Où ça peut te mener, hein ? dis-moi : où ça peut te mener ?
Elle secoua coquettement ses cheveux et répondit à sa propre question :
— Ton mariage ne tiendra pas debout.
Julia dévisagea sa sœur, puis la dépoitrina et enfin la déjamba. Elle lui dit :
— Tu me trouves moche ?
— Non, non, tu tiens le coup. Mais vingt, vingt-cinq ans de différence, c’est quelque chose. Toi tu as pu voir les pioupious français en pantalon rouge défiler devant le président Fallières. Lui il ne doit même pas savoir ce que c’est que le président Fallières.
— D’abord je te remercie de l’allusion.
— Faut bien dire ce qui est.
— Ensuite il y a pas vingt ans. Et surensuite je m’en fous. Réponds-moi : tu me trouves déglinguée ?
— Pas du tout.
— Ma frimousse ?
— Ça va.
— Mes totoches ?
— Ça tient.
— Mes gambettes ?
— Au quai.
— Alors ?
— C’est pas seulement le physique qui compte, dit Chantal, c’est le moral.
— Oh, oh, dit Julia, où as-tu été pêcher une bourdante pareille ?
— Cherche pas, je l’ai trouvée toute seule.
— Alors, explique voir.
Chantal faisait allusion aux mœurs des hommes, des hommes mariés, et singulièrement à celles du sien, Paul Boulingra : l’alcoolisme buté, la tabagie autistique, la paresse sexuelle, la médiocrité financière, la lourdeur sentimentale. Seulement voilà, Julia trouvait que sa sœur avait été particulièrement mal servie en la personne de son Popol. Elle cita des types qui ne buvaient que de l’eau comme le mari à la Trendelino, qui ne fumaient point comme celui de la Foucolle, qui braisaient à houilles rehaussées comme celui de la Panigere, qui gagnaient largement leur vie comme celui de la Parpillon et qui pouvaient avoir pour leur épouse de délicates attentions comme celui de la Foucolle, déjà cité. Sans compter ceux qui savent remettre un plomb, porter les paquets, conduire la voiture, baisser les yeux lorsqu’ils croisent une pute. Julia pensait bien que son militaire serait de cette espèce, et elle en sourit de plaisir. Ce qui agaça Chantal.
— Oui, concéda-t-elle, mais quand tu auras soixante ans, il en aura trente-cinq. Tu ne le tiendras pas.
— On verra.
— Tu es bien maligne.
— Je saurai.
— Tu crois qu’on tient tous les hommes de la même façon, sotte fille ?
— Lui, je saurai.
— Tu ne connais même pas son nom.
— Qu’est-ce que ça peut faire ?
— Tu ne connais ni son âge, ni son métier, ni son passé, ni même s’il a son brevet d’instruction publique.
— Et puis après ?
— C’est bien, ma fille. C’est bien.
Chantal agita fémininement sa chevelure. Elle ajouta encore une fois :
— C’est bien.
Puis elle conclut :
— Vas-y. Mais vas-y donc.
Julia s’assit à la caisse, enfin. Il n’y avait pas de clients elle pouvait, sinon ce n’est pas un bon principe : le chaland songe tout de suite aux conséquences monétaires de son geste et il n’achète rien. Vaut mieux pas. La voilà derrière l’engrangeuse-monnayeuse à ressorts, une belle machine moderne comme dans les pharmacies et les brasseries à musique et qui, la machine, donnait au modeste commerce mercier de Julia Julie Antoinette Ségovie une apparence sérieuse et menaçante propre à vaincre les réticences et les indécisions des acheteuses de ruban vert pétrole ou de ganse mordorée.
Elle sortit, Julie, un classeur, un pour les factures, et se mit à étudier ses échéances. Elle l’avait déjà fait soixante et dix-sept fois depuis le premier, mais une fois de trop ne fait jamais de mal. De plus elle ne pensait pas à ce qu’elle ne faisait pas. Tandis que ses doigts traçaient avec une application analphabète des signes que l’Occident doit aux inventeurs de la gomme, Julie préparait un petit discours qu’elle destinait à sa sœur en vue de résultats pratiques. Mais entra Ganière.
Envoyée en course afin de laisser les sisteurs discuter le bout de gras tranquilles, l’esclave réintégrait l’échoppe bien avant que prévu.
— Toutes les mêmes, dit Julie à Chantal. Quand il faut qu’elles soient là elles en finissent pas de rentrer et quand faut pas qu’elles y soient elles accourent à toutes jambes.
Le zèle de Ganière désola Julie, qui mesura, en l’espace de quelques millimètres-secondes, la distance qui sépare les maîtres des serviteurs, et surtout l’intelligence des uns de la lourdeur des autres. Quelle connarde, grommela-t-elle, puis, d’une voix sèche, elle prononça ces mots :
— Vous en avez mis du temps !
— Mais, madame, commença la fille.
— Ça suffit, dit Julie. Vous avez encore été traîner.
— Mais, madame, bêla-t-on.
— Oui, traîner. Traîner avec des voyous. Ou même des militaires.
Pourtant, elle avait fait vite, Ganière. A comprendrait jamais.
— Mais, madame.
— Ça suffit. On vous a encore troussée, hein ? petite salope. Je le dirai à votre maman et à votre pauvre grand-mère. Si jeune et si catin !
Julie soupira :
— Une véritable hétaïre !
On ouvrit la bouche, mais on n’eut pas le temps de protester. Julie se pencha vers le on, et la caisse était haute, et la drôlesse pas plus que trois pommes. On trembla.
Julie descendit de sa chaise, plongea sous un comptoir et en sortit un petit paxon qu’elle projeta vers Ganière.
— Allez me porter ça, et en vitesse.
— Mais, madame…
— Mais, quoi ?
— C’est pour mame Foucolle. Alle a dit qu’elle repasserait le prendre.
— Ça vous regarde ?
— Chsais pas, madame.
— Alors je vous dis d’aller porter ça. Vos avis m’indiffèrent, ma fille.
On inclina le chef avant de repartir dans les rues du Bouscat et, après avoir incliné le chef, on repartit effectivement dans les rues du faubourg.
Disparue Ganière, Julia regrimpa sur sa chaise et dit :
— On en a du mal à se faire servir.
— M’en parle pas, dit Chantal qui n’avait cependant qu’une femme de ménage.
— Tant que le gouvernement s’en mêlera pas.
— Peut-être bien.
— Ou plutôt c’est parce qu’il s’en mêle de trop.
— Bien possible.
— C’est comme les fonctionnaires.
— Laisse donc les fonctionnaires.
Julie laissa donc les fonctionnaires, pas tellement à cause de son beau-frère, Paul Brelugat, contrôleur des poids et mesures, que de sa sœur, Chantal Marie-Berthe Éléonore, épouse d’un certain Brolugat (Paul), que son travail et son application avaient amené, après maintes angoisses, à la situation de contrôleur des poids et mesures à Bordeaux (Gironde). Il venait d’être nommé à Paris dans le quinzième, un fameux avancement, prétexte à quelques gueuletons bordelais, humectés d’ailloli, arrosés de fondue, irrigués au chambertin. Par affection pour sa sœur, Julie laissa donc tomber la question des fonctionnaires, quoique chaque fois quelle y pensât, à ladite question, ça la mettait drôlement en boule. Suffit.
— Oh, moi, tu sais, les fonctionnaires, dit-elle.
— Tu as encore des choses à mdire ? demanda Chantal.
— Tu crois vraiment que je fais une sottise ?
Mais elle n’avait pas l’air de poser cette question.
— Rien ne dit que tu puisses, répondit Chantal.
Le ton négligent fit lever les yeux de Julia.
— Explique-toi.
— Eh bien, quoi, c’est clair.
— C’est clair, quoi ?
Chantal se leva.
— Faut que je m’en aille.
Elle se dirigea vers la porte, mais Julia ne bougeait point.
— Explique-toi, dit-elle.
— Suppose qu’il soit marié.
— Il n’a pas d’alliance, répondit immédiatement Julia.
— Je veux pas te vexer, mais tu peux ne pas lui plaire.
— Je saurai.
— Vingt ans de différence, ça compte.
— Y a pas vingt ans.
— Je parie que si.
— C’est tout ce que tu trouves à me dire ?
— Ça ne te suffit pas ?
Julia, pendant quelques secondes, se pencha sur ses factures, puis, les abandonnant à leur chemise, se laissa glisser de sa chaise et vint à sa sœur en lui parlant en ces termes :
— Je suis triste que tu montes comme ça à la capitale, tu vas me manquer, sœurette.
— Tu as trouvé quelqu’un d’autre pour te tenir compagnie.
— Ça remplace pas une sœur.
— Eh non. Eh non. Une sœur, ça ne se remplace pas.
Ses cheveux ondulèrent mollement sur le col un peu râpé de son tailleur. Chantal fouillait dans son sac pour le rose, le rouge, la poudre, la pâte, la crème, le bâton, la houppette, le pinceau.
— C’est bien vrai, une sœur ça se remplace pas. T’as de la veine, toi.
— Bah, Paris ce n’est que Paris.
— Tout de même.
Julie soupira.
Chantal s’écrasa de l’onguent carmin sur les lèvres, se pourlécha, enfin sourit.
— Tu viendras nous voir, dit-elle.
Julia sourit de même.
— On ira aux Folies-Bergère.
— Et au Casino de Paris.
— À la tour Eiffel.
— J’aurai le vertige.
— Et au Père-Lachaise.
— Où sont enterrés les grands morts.
Elles commencèrent à s’attendrir.
— Tu te souviens, dit à Chantal Julia, tu te souviens de l’impasse Traînée ?
— Si bien nommée.
— Tu te souviens, à la sortie de la communale ?
— Oui. Avec Mireille Bacroix et Sophie Bergier, vous y traîniez les garçons pour les déculotter. Je vous regardais faire, moi j’étais trop petite.
— On les terrorisait, les chérubins. Même que la directrice de l’école nous a félicitées parce qu’on faisait respecter notre sexe.
Elles s’esclaffèrent.
— Et, reprit Julia, quand tu t’es fiancée et qu’on a fait croire à maman que l’abus du melon t’avait rendue hydropique.
— Polocilacru, ajouta Chantal en pleuriant.
— Ce que les gens peuvent être poires ! conclut Julia.
Elles se calmaient lorsque Julia reprit :
— Et le guérisseur qu’on a inventé !
De nouveau les rires.
— Comme ça, dit Julia, tu as eu un mariage sans rotondité.
— Ah là là, fit Chantal. Ah là là. Ah là là.
Elle dut srasseoir.
En haletant, elle épongea ses larmes.
— Tu me feras toujours marer, bégaya-t-elle.
Cultiver l’héritage de la sœur célibataire, c’était vraiment un truc de trop longue durée. Et Marinette se débrouillerait plus tard, quoi. D’ailleurs, pour le moment. Marinette lui cassait les pieds. Jamais elle avait vu une gosse pareille : toujours à se toucher, perverse, fausse, menteuse, hypocrite, voleuse, tout.
— Et tu te souviens, reprit Julie en riant déjà de la bien-bonne commune à leur mémoire qu’elle allait encore évoquer.
Chantal l’interrompit :
— Écoute. Faut que je m’en aille. Dis-moi tout de suite ce que tu allais vouloir me demander.
Julie l’embrassa.
— Au revoir, petite. Raconte-moi bien tout ce que tu auras appris sur lui.