XI

— Bonjour, madame. Beau temps, n’est-ce pas ? dame voilà bientôt l’été. Pour une miniature ou pour une photographie ? Photographie. Et quel format ? Vous ne le savez pas ? L’avez-vous avec vous cette photo ? Non ? Alors, chère madame, comment voulez-vous que je vous vende un cadre ? Vous voulez le choisir, comme ça ? Au jugé ? Quelle grave erreur, madame. Vous allez le choisir trop grand ou trop petit. Je tiens essentiellement, madame, à ce que le client soit satisfait. Je ne fais pas du travail d’amateur. Le cadre doit être un complément indiscutable de la photographie. Ce serait un crime de mettre dans n’importe quoi l’image d’un être cher. Car c’est bien d’un être cher que… Votre fils ? Vous voyez. Si nous avions le format exact, je vous proposerais celui-ci qui fait très jeune. Car c’est un très jeune garçon, n’est-ce pas ? Une jeune mère ne peut avoir qu’un jeune fils… mais si, mais si… Treize ans ? Et il sait déjà ce qu’il veut faire ? Ah ! ingénieur. C’est un beau métier. Construire des vélomoteurs, des tire-bouchons, des barrages. Il paraît qu’on en a beaucoup besoin contre le Pacifique, de barrages. Voulez-vous prendre ce cadre-ci, qui fait très mode ? S’il ne va pas avec la photo de votre jeune Pierre, pardon, Jean, vous n’aurez qu’à me le rapporter. Je vous réchangerai. Mais comment donc, madame, c’est tout naturel. Cela fait dix-neuf francs quatre-vingt-quinze. Voulez-vous, madame, me laisser votre adresse. Je vous enverrai mon catalogue et vous avertirai si j’avais quelque article nouveau susceptible de vous intéresser. Je note : Madame Lormier, 12, rue de Madagascar, ah je connais. C’est tout près d’ici ? Ma foi, ça dépend comme on l’entend. C’est moi qui vous remercie. Au revoir, madame.

Bonjour, madame Foucet. Je parie que c’est pour une photo de première communion de votre jeune fille. Là vous voyez, j’avais deviné. Je dis jeune fille parce que, ce qu’elle peut être grande pour son âge. Elle est déjà formée ? Ah c’est ça. Et ça s’est bien passé ? Elle a été très émue. Vous auriez dû la prévenir, madame Foucet, c’est le devoir d’une mère. Il n’y a pas un numéro de Marie-Claire qui ne le recommande. Ce sont les petits ennuis du deuxième sexe. Vous n’avez pas la photo avec vous ? Mais, madame Foucet, je ne veux pas vous vendre un cadre au hasard ! Ce serait bien mal faire mon métier. Vous croyez que vous avez le format dans l’œil, mais vous verrez, madame Foucet, vous prendrez trop grand ou trop petit. Trop grand la photo nage, trop petit faut la couper et c’est un crime. Repassez donc demain avec une épreuve, madame Foucet. Ah, vous auriez aimé l’avoir ce soir ? Je comprends votre hâte. Voulez-vous en prendre deux ? Un grand et un petit. L’autre servira toujours. Ou bien je pourrai vous l’échanger. Ces deux modèles-ci ? Je suis tout à fait de votre avis : ils font pur et radieux. Ça fera quarante et un francs 05, je vous laisse les cinq centimes ! Et c’est moi qui vous remercie.

Bonjour, meussieu. Pour la miniature ou la photo ?

La photo. Des parents ? des sœurs ? de la fiancée ? Si, ça me regarde, mais certainement, meussieu, ça me regarde, je ne vais pas vous vendre n’importe quoi. Vous êtes jeune. Vous avez dix-neuf ans. Vingt ans, pardon. Du 14 avril dernier. Mais… est-ce que vous n’êtes pas le neveu de meussieu Houssette ? C’est bien ce qui me semblait. Il y a un air de famille. Votre mère est la sœur de meussieu Houssette ? Ah ! elle a épousé son frère. Alors vous vous appelez Houssette. C’est un joli nom, pas très répandu. Vous avez des frères et des sœurs ? Une sœur. Très bien, très bien. Votre oncle est un ami. Vous pouvez me dire tout avec confiance. C’est pour la photo d’une petite amie ? Non ? Alors ? Vous comprenez, meussieu Pierre, pardon Jean, que je ne puis conseiller votre choix que si je sais qui le cadre encadre. Un coureur cycliste ? Lapébie ? Ça, c’est un as. Un garçon qui a de l’avenir. Capable de gagner le tour de France. Vous avez sa photo ? Très bien. Vous êtes un client idéal. Tenez, voici un petit modèle exclusif des établissements Léon Leville qui conviendrait très bien : une bicyclette en métal blanc et l’on met la photo dans la roue avant préparée à cet effet, le prix du verre est compris, la roue arrière restant au naturel. Ça vous plaît ? Peut-être un peu cher ? Nous allons nous arranger, je vous fais le paquet. Voilà. Eh bien, c’est trente francs, trop cher ? Payez-moi la moitié aujourd’hui, et vous me réglerez le reste demain ou après-demain. Mais non, ça ne fait aucune difficulté. Quinze francs, c’est moi qui vous remercie. Mais là, vous avez encore quinze francs. Pour sortir ce soir ? Croyez-moi, il faut toujours payer ses dettes, c’est comme ça qu’on s’enrichit. Après vous n’y penserez plus. Et quinze qui font trente. C’est moi qui vous remercie. Au revoir, meussieu Pierre. Et vive Lapébie !

Bonjour, madame. Madame ? Madame Gache. Ah ! parfaitement. Alors celui-ci est trop grand ? Rien n’est plus simple, nous allons faire l’échange. Et la photo ? Vous l’avez laissée dedans. Fichtre, quel beau garçon. Un Adonis. Meussieu votre époux ? Ne rougissez pas, madame. Je suis comme qui dirait un confesseur, muet comme la pierre tombale et discret comme une périodique. En effet, elle flotte cette photo. Je vais vous trouver quelque chose d’adéquat. Tenez, ceci, très recommandé par Marie-Claire. Vous permettez que j’insère ce gentleman entre les deux plaques de verre ? Jugez de l’effet. Alors vous le prenez ? Il est un peu plus cher que l’autre, ça ne vous effraie pas ? Si je vous reprends l’autre ? Mais certainement. Trente-deux francs 95 pour celui-ci moins seize francs 10, cela fait… Vous l’avez payé vingt-cinq francs ? Mais permettez, madame, regardez ici, il y a une éraflure. Vous ne voyez pas ? Elle est très nette pourtant. Là. Ici. Cet objet est légèrement abîmé. C’est pour vous rendre service que je le reprendrais, mais dans votre intérêt je vous conseillerai de le garder, vous aurez bien un jour une photo d’un format plus grand qui lui conviendra. Je crois que c’est un sage conseil. Alors nous disons trente-deux francs 95. Tenez, je renonce aux centimes et je vous le laisse à trente-trois francs. C’était pour rire. Et cinq centimes qui font trente-trois et deux trente-cinq et quinze cinquante, c’est moi qui vous remercie.

Il y a aussi les moments creux, largement suffisants pour essuyer, nettoyer, classer. Valentin fait tout, même les vitres de la devanture. Avec tout ça, il lui reste du temps. Les travaux de curage (ongles des mains, oreilles) peuvent se prolonger d’une façon insoupçonnée par les personnes qui n’ont pas étudié suffisamment la question. Malgré tout, on parvient à une limite. Valentin regrette de ne pouvoir se pédicurer ; il a essayé deux fois, mais il a constaté que les deux fois il avait loupé la vente. Il ne faut pas faire de généralisations rapides, mais il semble bien qu’un commerçant déchaussé et déchaussetté penché sur ses arpions se met dans une situation inférieure vis-à-vis du client. Alors Valentin a entrepris de lire. Mais quoi ? Et comment ? Attendre le client le nez dans un journal, ça la fout mal. Le nez dans un livre, c’est encore plus étrange. Valentin adopte une solution connue : glisser l’ouvrage ou la publication dans une chemise portant écrit en belle ronde ce mot : Factures. Encore faut-il ne pas trop se laisser absorber par la lecture. À supposer qu’il y ait là une solution de la question du comment, reste encore la question du quoi. Valentin ne se sent attiré par rien de spécial. Il y a les livres nouveaux recommandés par les gazettes mais ils coûtent des prix assez élevés allant jusqu’à des douze quinze francs. Il y a les auteurs anciens, ceux-là on peut facilement les trouver à la bibliothèque municipale, mais ils sont si nombreux. Par lesquels commencer ? Descendre les siècles ou remonter les générations ? Valentin adopte une méthode concrète : il choisit les plus proches, c’est-à-dire ceux qui ont une rue dans le douzième arrondissement : Charles Baudelaire, Taine, Diderot, Ledru-Rollin, par exemple. La bibliothèque municipale du douzième arrondissement ne possède malheureusement aucun ouvrage de Ledru-Rollin ; cet échec décourage Valentin. Entre-temps, il a trouvé autre chose : il va préparer son baccalauréat. Pas par correspondance, ça ferait des frais, mais tout seul. Il communique son projet à Julia qui découvre immédiatement les dix-sept raisons nécessaires et suffisantes pour prouver la vanité d’une telle entreprise. Valentin le reconnaît.

Restent les travaux manuels. Il pourrait faire de la menuiserie, de la serrurerie — des cadres ! Il créerait un style, il aurait des modèles uniques, il fabriquerait sur commande. Seulement, il n’a pas de place. Il y renonça d’autant plus facilement qu’il le savait déjà. Le problème restait donc entier. Il avait un jour essayé de la solution qui consiste à fermer boutique en laissant derrière soi un petit mot : « Je reviens dans cinq minutes » et à se baguenauder pendant une heure, mais il avait appris que madame Mentonnet, la teinturière, une qu’on n’avait pas invitée pour le café, s’était présentée pendant son absence et qu’elle avait déclaré qu’elle ne se dérangerait plus pour rien et qu’il pourrait se fouiller, le Brû, pour avoir sa clientèle à elle, madame Mentonnet.

À sept heures, on ferme. Valentin enlève la clenche et décarre. Il ne met les volets que vers neuf heures, après le dîner. À sept heures cinq, il entre au café des Amis, rue de Wattignies. Il le préfère à tous les bistros du quartier à cause du nom. Il ne s’assoit pas, il reste au zinc, il serre des pinces, et on lui sert son dubonnet sans qu’il le demande. Il a abandonné le vin blanc gommé pour cette boisson tout aussi saine, mais plus tonique. On cause, il écoute. Il cause un peu aussi, pour ne pas avoir l’air distant. On parle de l’Expo 37 qui ne va peut-être pas ouvrir à cause des grèves, mais qui fera marcher le commerce si elle ouvre. On parle de l’Espagne et du Front Popu avec modération. On parle surtout de cyclisme, de fouttballe et du perfectionnement de la race chevaline. Valentin hoche la tête, sourit, répète une phrase qu’il a lue dans le journal et qu’on apprécie en général tout particulièrement, ce qui surprend toujours Valentin, puisque les autres le lisent aussi, le journal. On parle enfin des menus événements du quartier, ce sont les seuls qui intéressent Julia.

— Combien aujourd’hui ? lui demande-t-elle.

— Deux cent trente-quatre francs. Une fameuse journée.

— Qu’est-ce qui leur prend aux gens à se faire encadrer comme ça ? ronchonne-t-elle en mettant à gauche la recette.

— Ce n’est rien. Tu verras quand il y aura l’Expo.

— Encore une connerie, leur Expo, elle ouvrira jamais.

— On dit que si.

— Tu verras. Tu es aussi jobard que tes copains du bistro. Qu’est-ce qu’ils racontent aujourd’hui ?

Valentin finit d’enfourner son jardinière, un truc bien tassé, épais comme de la colle. Il se pourlèche. Puis il commence à couper son pain en cubes.

— Madame Verterelle a cassé sa pipe, annonce-t-il. Dans la rue. Elle se promenait quand tout d’un coup, pan, elle a eu une attaque, elle s’est étalée, on l’a ramassée sur le trottoir, elle était morte.

Valentin enlève les assiettes et va chercher la suite, les restes du ragoût de midi.

— Je me demande si elle va maintenant se fourrer dans un guéridon pour venir nous faire la causette.

Ça ne lui fait rien à Valentin, de manger la même chose au dîner qu’au déjeuner. Au contraire. Le soir, c’est pluss cuit, pluss mitonné, bref c’est plus à son goût. Il alterne l’absorption des morceaux de mouton avec celle des petits pavés de pain bien imbibés de sauce. De temps à autre, une bonne lampée de vin met de la variété dans les saveurs. Pourquoi d’ailleurs se délecte-t-il ainsi tout spécialement ce soir ? Il se le demande vaguement et ne trouve heureusement de réponse à cette question qu’une fois son assiette si parfaitement torchée que ce serait gâcher de l’eau que de la rincer.

Levant les yeux, le spectacle étrange qu’il aperçoit le laisse quelques instants bouche bée. Julia ne s’alimente pas. Le ragoût stagne dans son assiette au lieu de se déverser dans son tube digestif.

— Tu n’aimes pas ça ? demande incrédule Valentin.

Et comme elle ne répond pas, il émet une autre hypothèse tout aussi peu vraisemblable :

— Ce n’est pas la mort de la mère Verterelle qui t’a mise dans cet état ?

— Tu peux pas comprendre, répond-elle brusquement et elle se jette sur la bectance qu’elle fait disparaître en moins de deux. Raconte-moi encore, dit-elle en s’essuyant la bouche tandis que Valentin apporte le fromage et les gâteaux secs.

— Je n’en sais pas plus. On l’enterre après-demain.

— À Reuilly ?

— Non, à Bagneux.

— On ira, bien sûr.

— Faut quelqu’un qui garde la boutique. Tu iras toute seule.

— Ça m’embête.

— Je vais pas encore fermer toute une matinée.

— Tu pourrais prendre un apprenti. Pas payé. On le nourrirait seulement à midi.

— Je ne sais pas si on pourrait avec les nouvelles lois sociales.

— Ça, on s’en fout, du Front Popu et de ses lois.

— En tout cas, je n’ai besoin de personne.

— Combien as-tu vu de gens aujourd’hui ?

— Quatre. Madame Foucet, le neveu de Houssette, une dame qui habite rue de Madagascar, ça c’est une coïncidence.

— Pourquoi ? dit Julia.

— Comme ça. Et puis une dame Gache qui me rapportait un cadre pour un échange.

— J’espère que t’as rien échangé.

— Non, bien sûr.

— Et qu’est-ce qu’i disaient tous ?

— Le neveu de Houssette a vingt ans, une sœur et du goût pour le sport cycliste. Il m’apportait le portrait de Lapébie.

— Qui c’est ?

— Un champion cycliste qu’il voulait faire encadrer. Il n’est pas vilain garçon, lui, châtain, yeux bruns, visage ovale. Signe distinctif : la première phalange de l’index gauche déformée. Ça t’intéresse ?

— Peut-être. Et la Foucet ?

— Ah, celle-là, sa petite a fait sa première communion. Elle est déjà formée, la petite.

— La Foucet est plutôt déformée, elle, ricana Julia.

— La dame Gache m’apportait le portrait de son coquin. Un gigolo.

— Comment est-elle, celle-là ?

— Oh, très bien.

Valentin se méfiait des descriptions trop lyriques, sinon il aurait dit : une chouette mouquère un peu mûre avec un balcon aux pommes.

— C’est vague : « très bien ».

— Alle était blonde. Mais artificiel à mon idée, le blond.

— Quel âge ?

Valentin se gratta le bout du nez. Les questions d’âge étaient toujours difficiles à traiter en présence de Julia. Il risqua :

— Trente ans.

— Comment était-elle habillée ?

— Elle avait un manteau, je crois.

— Quelle couleur ?

— J’ai pas remarqué. Elle avait une bague avec un rubis et portait une alliance.

— Ça ne suffit pas pour que je la reconnaisse, dit pensivement Julia.

— Qu’est-ce que tu as besoin de la reconnaître ? demanda Valentin étonné.

Julia ne répondit pas.

Valentin trempa ses biscuits dans son vin ; le grand art consiste à les y laisser jusqu’à ce qu’ils soient bien imprégnés, mais avant qu’ils s’effondrent dans le verre au moment où l’on veut les en retirer. Cette absorbante occupation ne permettait pas à Valentin de voir le charmant sourire que lui adressait Julia.

Un coup de pied dans les tibias le rappelle à plus d’attention.

— J’aime bien, dit Julia, quand tu me racontes des histoires sur les gens. C’est si gentil de ta part.

— Oui ? Ça ne t’ennuie pas ?

Il voyait avec désespoir son petit beurre en train de se dissoudre.

— Seulement tu devrais me donner plus de détails. Des précisions. Bien décrire les gens. Tu peux pas avoir des photos de tes clients ?

— Je ne vois pas comment.

— Et les copains du bistro, ils te font pas de confidences ?

— Je les connais pas tellement.

— Un ou deux apéritifs de plus et ça les fait causer. Mais toi, cause pas. Cause jamais, surtout !

— Alors comme ça, tu me pousses à la boisson ?

— Mais non, mon rat, faut comprendre.

— Comprendre quoi ?

Julia ne répondit pas.

— Qu’est-ce que tu as derrière la tête ? lui demanda Valentin.

— Le dos de ma chaise, répondit Julia qui n’était pas bien grande et qui était assise dans un fauteuil.