Chapitre trente-trois
AMBLER regarda une nouvelle fois Laurel à la dérobée et vit son index droit posé sur ce qui ressemblait à un déclencheur, sous l'objectif de l'appareil — en fait, il s'en rendait compte maintenant, une détente. Un éclair de compréhension s'abattit sur lui avec une force dévastatrice.
Comment avait-il pu être aussi aveugle ?
Depuis le début une pièce manquait au puzzle. La voix de Caston : Il y a toujours un fusible. Il en fallait toujours un dans un complot de ce genre. Ambler chancela comme sous l'effet d'un coup. Il n'était pas censé empêcher l'assassinat.
Il était là pour porter le chapeau.
Les caméras — une idée de Laurel. Son « inspiration ». Les vieux modèles étaient revêtus d'acier, et chaque jour il en passait des dizaines à travers les détecteurs à rayons X. Mais les rayons ne pénétraient pas le métal. L'appareil de Laurel ne cachait pas une arme ; c'était une arme.
C'était inconcevable, et néanmoins vrai. Son esprit vacilla.
Le modèle à objectifs jumelés était une ruse : le bout d'un canon dépassait de l'objectif du haut. C'était une mécanique élémentaire : le long boîtier de l'appareil et le zoom de soixante centimètres servaient de canon ; les objectifs pouvaient faire office de viseurs. Et la détente, bien sûr, était exactement... là où se trouvait son doigt.
En fait, elle l'effleurait avec l'assurance de l'expérience. C'est elle qui avait dû tuer Benoît Deschesnes dans les jardins du Luxembourg ; le tireur chinois avait dû la voir à l'œuvre, ne pas se laisser duper par sa ruse mortelle et identifier la véritable menace qui pesait sur son peuple.
Qu'Ambler avait été lent à voir ce qu'il avait sous les yeux ! Mais maintenant, avec une immédiateté vertigineuse, il vit ce qui allait suivre. Les coups seraient tirés pratiquement de l'endroit où il se tenait. La sécurité le ceinturerait : ses adversaires avaient dû trouver cette partie facile à organiser. On présumerait qu'il était américain ; mais ce serait impossible à prouver. Puisque rien ne le liait à une quelconque identité.
Puisque son identité avait été effacée.
Des soupçons sans preuve, voilà ce qui mettrait vraiment le feu aux poudres. Des émeutes avaient éclaté à Pékin après le bombardement accidentel de l'ambassade de Chine à Belgrade, comme l'avait remarqué Ashton Palmer. La disparition du bien-aimé Liu Ang par la faute d'un homme soupçonné d'être un agent américain produirait une conflagration immédiate. Et les États-Unis seraient dans l'incapacité de présenter des excuses ni de reconnaître ce que le reste du monde soupçonnerait : puisque Harrison Ambler n'existait pas.
En montant l'escalier
J'ai croisé un homme qui n'était pas là
Aujourd'hui non plus il n'y était pas
Pourvu, pourvu que je ne le revoie pas.
Des émeutes, d'une ampleur sans précédent, renverseraient la République populaire ; l'APL serait forcée d'intervenir. Et le géant endormi ne replongerait pas dans le sommeil avant d'avoir plongé le monde dans le chaos.
Ces pensées envahissaient son esprit comme une ombre de plus en plus dense, alors même que Laurel et lui n'avaient cessé de se regarder dans les yeux. Je sais que tu sais que je sais que tu sais... la ritournelle enfantine lui revint aussi à l'esprit.
Le temps se ralentit, épais comme de la mélasse.
Oui, ses ennemis avaient déjà sans doute mis la sécurité en alerte, ils en étaient parfaitement capables.
S'il s'était trompé sur quantité de choses, il avait également vu juste sur certaines. Liu Ang mourrait ; la révolution balaierait une nation ; l'APL interviendrait pour sévir, imposant le joug d'un régime rétrograde d'inspiration maoïste. Mais l'enchaînement des événements ne s'arrêterait pas là : aveuglés par leur fanatisme, les conspirateurs n'avaient pas conscience des véritables conséquences de leur machination. Quand les digues de la violence auraient cédé, le monde serait plongé dans la guerre. On ne pouvait contenir des événements de cette nature. Les marionnettistes ne comprennent jamais cela. Ils jouent avec le feu et, à la fin, périssent aussi par le feu.
Ambler était partagé entre l'angoisse, la fureur et le regret, entrelacés comme les filins d'un câble en acier.
Tout cela — à commencer par son « évasion », et tout ce qui s'était ensuivi — était conforme au plan. A leur plan. Comme un enfant en possession d'une carte au trésor, il avait suivi la route qu'on avait dessinée pour lui. Une route qui conduisait à Davos, et à la mort.
Pendant un moment, le choc le rendit insensible, comme une chose faite de bois et de tissu...
Après tout, il n'avait jamais été rien d'autre qu'une marionnette.
Sur un petit moniteur en circuit fermé de la « bilateral room », le dirigeant chinois était en train de parler, avec une traduction anglaise en sous-titre. Palmer et Whitfield ne lui prêtaient guère attention. Comme si, ayant longuement répété l'événement dans leur tête, ils jugeaient que sa réalisation n'avait qu'un intérêt secondaire.
Caston referma son portable. « Désolé. Il faut que je sorte une seconde. » Il se leva en chancelant, se dirigea vers la porte. Elle était fermée... de l'intérieur. Impossible !
Ellen Whitfield referma son propre portable. « Je suis désolée, dit-elle. Étant donné le caractère sensible de notre conversation, j'ai pensé qu'il serait préférable que nous ne soyons pas dérangés. Vous avez émis des réserves sur les précautions que nous avons prises. Comme je l'ai expliqué, elles sont beaucoup plus étendues que vous avez semblé le croire.
– Je vois. » Caston avait du mal à respirer.
La bouche de la sous-secrétaire forma une petite moue. « Monsieur Caston, vous vous faites trop de souci. Ce que nous avons organisé, c'est un joli petit carambolage, d'un point de vue stratégique s'entend. Liu Ang est assassiné. Le gouvernement américain, inévitablement, est soupçonné. Et pourtant la possibilité d'un démenti plausible est maintenue.
– Parce qu'au final, le meurtrier n'existe pas. » Palmer conservait son air ironique.
« Vous parlez de... Tarquin. » Caston les observa attentivement au moment où il prononça le nom. « Vous parlez... d'Harrison Ambler.
– Harrison qui ? demanda Whitfield à la légère.
Le vérificateur regarda droit devant lui. « Vous l'avez programmé.
– Il fallait bien que quelqu'un le fasse. » Pas la moindre trace de remise en question dans les yeux bleu foncé de Whitfield. « Il faut pourtant lui rendre justice. Il a fait un travail magnifique. Nous lui avions réservé un parcours difficile. Rares auraient été ceux à pouvoir le négocier. Cependant nous avons jugé prudent de l'informer de la sanction des Opérations consulaires. J'ai demandé à ce qu'on charge Tarquin d'éliminer un certain Harrison Ambler. Je regrette presque de ne pas avoir été là pour cette conversation. Mais c'est un détail.
– Comment avez-vous piégé Ambler, alors ? demanda Caston d'un ton neutre.
– C'est le plus beau, répondit Palmer avec conviction. Pour ainsi dire. Und es neigen die Weisen / Oft am Ende zu Schönem sich, comme Hölderlin l'écrivait jadis. “Et à la fin, le sage succombe à la beauté.” »
Caston inclina la tête. « J'ai vu les virements, bluffa-t-il. Mais ça ne me dit pas comment vous l'avez trouvée. Laurel Holland. »
Whitfield restait rayonnante. « Oui, c'est sous ce nom que Tarquin la connaît. Et elle a vraiment joué son rôle à la perfection. Un vrai prodige, cette Lorna Sanderson. Je suppose que vous pourriez dire qu'il s'agissait de réunir deux talents extraordinaires et complémentaires. Comme vous le savez sans doute, il n'y a pas une personne sur dix mille capable de tromper un homme tel qu'Harrison Ambler.
Caston plissa les yeux. « Et des Lorna Sanderson, il n'y en a qu'une sur un million.
– Vous avez saisi. Une actrice bourrée de talent. A remporté les plus grands prix d'art dramatique à la fac. Elle a été la protégée d'un disciple de Stanislavski, qui disait ne jamais avoir vu un tel talent brut.
– Stanislavski ?
– Le légendaire directeur d'acteurs, le concepteur de la méthode qui porte son nom. Ses adeptes apprennent à éprouver les émotions qu'ils projettent. Une façon, en un sens, de ne pas vraiment jouer la comédie. Une technique extraordinaire, si vous êtes capable de la maîtriser. Et c'était son cas. Elle était extrêmement bien formée, extrêmement prometteuse. Aussitôt après avoir quitté la Julliard School, elle a joué le rôle-titre dans une mise en scène d'Hedda Gabler, donnée dans un petit théâtre de Broadway, les critiques ont été dithyrambiques. La vérité, c'est que si elle avait eu de la chance, elle aurait pu devenir une nouvelle Meryl Streep.
– Qu'est-ce qui s'est passé, alors ? » Et que se passait-il derrière la porte. Bien qu'elle fût solide, Caston était assis suffisamment près pour détecter les vibrations d'une sorte... d'échauffourée.
« Malheureusement pour elle, elle avait un problème. Lorna était une junkie. Amphétamines, puis héroïne. Ensuite, elle s'est mise à dealer, surtout pour être sûre d'avoir une provision régulière pour son usage personnel. Le jour où elle a été arrêtée, eh bien, c'est sa vie qui a pris fin. Et New York vit toujours sous les lois Rockefeller, bien sûr. Vendez cinquante grammes d'héroïne, et c'est un crime de classe A, passible de quinze ans de prison à la perpétuité. Et quinze ans, c'est le minimum. C'est à ce moment-là que nous sommes intervenus. Parce qu'un talent comme ça ne se présente pas tous les jours. Par l'intermédiaire d'un officier de liaison de l'USP, un procureur fédéral a pu négocier un arrangement avec le bureau du représentant du ministère public local. Après ça, elle était à nous. Elle constituait un projet spécial... et elle s'est avérée une élève extrêmement douée. Elle a vraiment saisi le truc.
– Et donc tout s'est déroulé comme prévu », dit Caston d'une voix accablée ; ses yeux passant rapidement de l'un à l'autre. Deux visages d'une suffisance exaspérante, une vision commune. Folie ! Ce qui l'effrayait le plus, se rendit-il compte, c'était qu'ils n'étaient pas effrayés du tout.
Brusquement, la porte s'ouvrit à la volée. Un homme de forte carrure, au torse puissant, apparut dans l'embrasure ; d'autres étaient agglutinés juste derrière lui.
Caston se retourna, regarda l'intrus. « Ça ne vous arrive jamais de frapper ?
– Bonsoir, Clay. » Les mains sur les hanches, l'ADDI regardait fixement Whitfield et Palmer sans paraître surpris. « Vous vous demandez comment j'ai découvert ce que vous maniganciez ? demanda-t-il au vérificateur.
– Ce que je me demande en fait, Cal, déclara Caston sans joie, c'est de quel côté vous êtes. »
Norris hocha sombrement la tête. « Je suppose que vous n'allez pas tarder à le savoir. »
Le temps et l'espace, l'ici et le maintenant, tout cela semblait transformé aux yeux d'Ambler. Le Palais des Congrès paraissait aussi irrespirable et froid que l'espace, et le temps s'écoulait en lentes secondes, s'égrenant avec un bruit mat au rythme de son propre cœur.
Harrison Ambler. Combien d'efforts avait-il dû faire pour reconquérir ce nom ; un nom qui ne serait bientôt plus que synonyme d'infamie. Il se sentait malade, abattu par la nausée et le dégoût, et, malgré cela, il ne voulait pas s'avouer vaincu.
Elle avait dû deviner cela en lui, car pendant qu'ils continuaient à se regarder dans les yeux, il détecta — vit ou sentit — un mouvement presque imperceptible, la contraction musculaire qui précède la pression sur la détente, ou peut-être savait-il simplement sans voir ni sentir quoi que ce fût, parce que pendant cette fraction de seconde elle était lui et il était elle, unis dans un moment de transparence, un moment de vérité, unis non plus par l'amour mais par la haine, et...
Ambler se jeta sur elle avant même de comprendre ce qu'il faisait, se jeta sur elle à l'instant où elle appuyait sur la détente.
La détonation bruyante de l'arme le ramena en lui-même. Une microseconde plus tard, une explosion retentit au-dessus de sa tête — un bruit sec, une pluie de minuscules éclats de verre brillants, une diminution discrète mais perceptible de l'éclairage – lui apprit que la balle avait dévié, avait touché l'un des projecteurs fixés au plafond. Alors même que l'information cheminait dans son esprit, il éprouva une douleur fulgurante au ventre, sentit la douleur avant d'enregistrer le mouvement soudain de sa main, l'acier étincelant de la lame dans son poing. Une partie de son cerveau tournait à vide, déboussolé... ça n'avait aucun sens. Il lui fallut une autre fraction de seconde avant de se rendre compte qu'elle le poignardait une deuxième fois, qu'elle l'avait frappé une première fois sans se faire voir, et qu'elle le frappait à nouveau... oui, elle frappait, enfonçait la lame encore et encore, pénétrant sa chair dans un délire spasmodique.
Son sang coulait à flots, comme du vin d'un verre trop plein, mais rien de tout cela n'avait d'importance : il fallait qu'il l'arrête ou il perdrait tout — son nom, son âme, son être. Avec ses dernières forces, il se jeta sur elle au moment où la longue lame plongeait une fois encore dans ses entrailles. Les mains en grappins, il immobilisa ses bras contre ses flancs, les clouant au sol. Les cris et les hurlements autour de lui semblaient lui parvenir de plusieurs kilomètres de distance. Il ne voyait qu'elle, à l'exclusion de tout le reste, la femme qu'il avait aimée — la tueuse qu'il n'avait jamais connue — qui se débattait furieusement sous lui, parodie grotesque d'un rapport sexuel nourri par le contraire de l'amour. Son visage, à quelques centimètres du sien, ne montrait rien d'autre que la fureur et la détermination haineuse d'une prédatrice. L'hémorragie commença à obscurcir ses pensées au moment où il s'en remettait au poids de son corps pour pallier ses forces déclinantes et empêcher sa fuite.
Une voix lointaine, émergeant du crachotement d'un bruit blanc, comme une station de radio dont les ondes sont renvoyées par les champs magnétiques d'un autre continent. Rappelez-vous cet homme qui, au temps jadis, tenait boutique dans un village et vendait à la fois la lance qui, à l'en croire, était capable de transpercer n'importe quoi, et un bouclier, que rien ne pouvait transpercer.
La lance. Le bouclier.
Un homme qui devinait les intentions des autres. Une femme dont personne ne pouvait percer les intentions.
La lance. Le bouclier.
Des fragments du passé défilèrent dans son esprit, faiblement, comme au travers d'un projecteur de diapositives défaillant. A Parrish Island, les paroles d'encouragement murmurées d'une voix douce : c'était elle qui lui avait soufflé l'idée de son évasion, jusqu'à la date exacte — il s'en rendait compte à présent. C'était Laurel qui, à chaque étape importante, l'avait maintenu à la fois sur la corde raide et sur des rails. Tarquin, le Menschenkenner, avait rencontré son égale. C'était Laurel depuis le début.
Cette prise de conscience le transperça, ouvrit une blessure plus douloureuse que celles qu'elle lui avait infligées avec son couteau.
Il ferma les yeux un court instant, les rouvrit, et cet effort fut le plus ardu qu'il eût jamais fait.
Il la regarda au fond des yeux, cherchant la femme qu'il avait cru connaître. Avant de perdre connaissance, il ne vit que les ténèbres, la défaite et une hostilité féroce, et alors, dans ces ténèbres — vaguement, dans un reflet tremblant –, il se vit lui-même.