Chapitre trente
La voix intérieure d'Ambler hurlait, mais c'était des paroles de reproche à présent plutôt que d'avertissement. Si seulement il avait écouté son instinct, le douanier suisse ne serait pas mort et lui-même ne serait pas en train de regarder la mort en face. Il ferma un instant les yeux. Quand il les rouvrit, il se força à voir, au prix d'un effort comparable à un épaulé-jeté. Il verrait ; il parlerait. Sa contenance — sa voix, son regard — seraient ses armes. Tout allait se jouer dans les prochaines secondes.
« Combien vous payent-ils ?
— Suffisamment, répondit le spécialiste, imperturbable.
— Faux, reprit Ambler. Ils vous prennent pour un imbécile, un con. »
Ambler jeta le lourd .44 par terre, avant même de se rendre compte qu'il avait décidé de le faire. Bizarrement, il se sentit bien plus en sécurité. Le fait qu'il soit désarmé allait faire tomber la pression, retarder son exécution. On fait parfois un meilleur usage d'une arme en s'en débarrassant.
« Ne parlez pas », intima le tueur. Mais il tirait vanité de son bon sens financier, Ambler le savait ; la raillerie avait prolongé sa vie de quelques instants.
« Parce que quand vous m'aurez tué, ils vous tueront. Cette opération, c'est un FAN. Vous saisissez ? »
Le spécialiste fit un pas dans sa direction, ses yeux reptiliens fixés sur lui sans ciller, avec toute la chaleur d'un cobra avisant un rongeur.
« Un four autonettoyant, reprit Ambler. C'est quand on monte une opération de manière à ce que tous les participants opérationnels s'éliminent les uns après les autres. Une simple précaution, un FAN, une sorte d'effacement automatique. »
Le tueur de Marseille le dévisageait d'un air morne, avec un intérêt animal.
Ambler émit un ricanement bref, une sorte d'aboiement. « C'est pour cette raison que vous êtes parfait... pour leurs objectifs. Assez malin pour tuer. Trop stupide pour vivre. Le casting idéal pour un FAN.
— Vous me fatiguez avec vos mensonges. » Pourtant il allait écouter Ambler jusqu'au bout, impressionné par l'effronterie de sa victime.
« Croyez-moi, j'ai participé à l'organisation de suffisamment d'opérations de ce type. Je me souviens de l'époque où on avait envoyé un spécialiste comme vous éliminer un mollah dans une île malaisienne — le type avait blanchi de l'argent pour des jihadistes –, mais comme il faisait l'objet d'un véritable culte parmi la population, on ne pouvait pas se permettre de laisser des traces. On a envoyé un autre type, un expert en munitions, pour poser un pain de Semtex sur le petit Cessna turbopropulsé que le spécialiste devait utiliser pour son exfiltration, un pain de Semtex avec un détonateur relié à l'altimètre. Ensuite le spécialiste a reçu l'ordre d'éliminer le technicien. Ce qu'il a fait, juste avant de décoller à bord du Cessna. Trois moins trois égale zéro. L'équation a fonctionné à la perfection. Comme toujours. Ici, c'est le même topo. Et quand vous verrez le signe moins, il sera trop tard.
— Vous êtes prêt à raconter n'importe quoi, dit le spécialiste pour le tester. C'est ce que font toujours les hommes dans votre situation.
— Les hommes qui font face à la mort ? Ça vaut pour nous deux, mon ami... et je peux le prouver. » Il y avait plus de dédain que de crainte dans le regard qu'Ambler lança au tueur.
Une micro-seconde de confusion et d'intérêt : « Comment ça ?
— D'abord, laissez-moi vous montrer la transmission Sigma A23-44D. J'en ai une copie dans la poche intérieure de mon blouson.
— Pas un geste. » Les yeux caves du spécialiste s'étirèrent en fentes, sa bouche en rictus méprisant. « Vous devez me prendre pour un amateur. Vous n'allez rien faire du tout. »
Ambler haussa les épaules et leva les mains. « Sortez-le de ma poche vous-même, alors, proposa Ambler d'un ton égal. Poche intérieure droite, en haut — tirez le zip. Je laisserai mes mains en vue. Vous n'êtes pas du tout obligé de me croire sur parole. Mais si vous tenez à votre misérable existence, vous allez avoir besoin de mon aide.
— J'en doute fort.
— Croyez-moi, vous pouvez vivre ou mourir, je n'en ai rien à secouer. C'est juste que le seul moyen de sauver mon cul, c'est de sauver le vôtre.
— Encore des foutaises.
— Très bien, répondit Ambler. Vous savez ce qu'un président américain avait coutume de dire : “Faites confiance, mais vérifiez.” Essayons une variante : Ne faites pas confiance, mais vérifiez. Mais vous avez peut-être peur de découvrir la vérité ?
— Un geste et je vous fais sauter la cervelle, aboya le spécialiste en s'avançant d'un air menaçant, tenant le pistolet de la main droite, tendant la main vers la fermeture de la main gauche. Le curseur métallique était dissimulé à l'intérieur de la glissière, juste sous le col du blouson d'Ambler. Il dut s'y prendre à deux fois pour faire jouer la fermeture. L'homme se rapprocha encore, tâtonnant dans la doublure du blouson, cherchant la poche intérieure. La chair de son visage semblait recouvrir son crâne comme une couche de caoutchouc dur. Ambler sentait l'odeur carnée, légèrement aigre, de son haleine. Ses yeux qui paraissaient dépourvus de paupières étaient plus froids que l'air de la montagne.
Le timing était tout. Ambler se calma pour entrer dans un état de sérénité forcée, un état de pure attente. Il serait facile, et fatal, d'agir trop tôt ou trop tard. Il fallait se défier de toute pensée rationnelle. Être attentif tout en chassant la réflexion, la connaissance, et le calcul — les béquilles encombrantes de la pensée consciente. Le monde n'existait plus : les montagnes, l'air, le sol sous ses pieds, et le ciel au-dessus de sa tête avaient disparu. La réalité consistait en deux paires d'yeux, deux paires de mains. La réalité consistait en tout ce qui bougeait.
Le spécialiste s'était aperçu que la poche intérieure était elle-même zippée, horizontalement, et il n'était pas assez habile de la main gauche pour l'ouvrir. En tirant sur le curseur, il coinça la bande de tissu dans lequel la glissière était cousue. Alors qu'il s'escrimait sur la fermeture, Ambler fléchit légèrement les genoux, en homme épuisé se diminuant davantage.
Puis il ferma les yeux, avec une résignation lente de migraineux. Le spécialiste avait affaire à un homme qui s'était non seulement débarrassé de son arme mais ne le regardait même plus. On fait parfois un meilleur usage d'une arme en s'en débarrassant. C'était une manière de garantie, à la fois profonde et subliminale — un geste de reddition pour un mammifère, comme le chien qui découvre sa gorge pour apaiser un congénère plus agressif.
Le timing — frustré, le spécialiste retira sa main, sa main gauche malhabile. Ambler, fléchissant encore les genoux, se baissa un peu plus. Le timing — le spécialiste n'avait pas d'autre solution que de prendre son arme dans la main gauche, une opération qui ne prendrait pas plus d'une seconde. Même les yeux fermés, Ambler sentit et entendit le tueur commencer à changer de main. Le temps se comptait en millisecondes. Le pistolet était en train de passer dans la main gauche de l'homme ; son index gauche devait se rendre vers la garde, cherchant la virgule d'acier qui s'y trouvait, à l'instant même où Ambler fléchissait les genoux un tout petit peu plus, la tête baissée, comme un enfant timide. Il ne pensait plus, s'abandonnant totalement à son instinct, et maintenant ! ! !
Ambler se redressa avec toute la force accumulée dans ses jambes, sa tête baissée éperonnant la mâchoire de son adversaire. Il sentit et entendit les dents de l'homme s'entrechoquer, la vibration se communiquant avec force à travers sa boîte crânienne, puis, juste après, le cou qui revenait brusquement en place, le réflexe de sursaut lui faisant ouvrir brusquement la main. Ambler entendit le pistolet cliqueter sur la chaussée, et — maintenant ! ! !
La tête d'Ambler s'abattit vers le bas dans un puissant mouvement d'arc inversé, fracassant du front le nez de son adversaire.
Celui-ci s'écroula par terre, le rictus de surprise sur son visage faisant place à l'abandon de la perte de conscience. Ambler ramassa le pistolet, se faufila dans les bois derrière la douane, ses pas étouffés par la neige, puis revint à pas de loup jusqu'au bas-côté de la route. Techniquement, supposa-t-il, il venait de passer la frontière entre la France et la Suisse. Le long de l'accotement bitumé, l'assortiment de pièces de camion était encore plus fourni qu'auparavant. Mais le mécanicien bedonnant et râblé n'était plus penché au-dessus du moteur. Il était un peu plus loin, un doigt pressé contre son oreille, marchant calmement vers Ambler, son bleu maculé de graisse tendu par sa bedaine.
Son visage était flasque et mal rasé, son expression, le familier mélange d'ennui et de ressentiment qu'on trouve chez les hommes à tout faire [18] français. Il sifflotait faux une chanson de Serge Gainsbourg. Il leva les yeux, comme s'il venait juste de remarquer Ambler, et lui adressa un hochement de tête empreint d'ironie.
Une terreur subite s'empara d'Ambler. Dans les situations extrêmes, il s'était très souvent surpris à agir avant d'avoir décidé consciemment de le faire ; c'était un de ces moments. Il sortit vivement le pistolet de son anorak et le braqua... à l'instant même où son regard venait buter contre le canon d'un gros calibre que le mécanicien — avec la dextérité d'un prestidigitateur sortant des pièces de monnaie de derrière son oreille — avait fait apparaître dans sa paume charnue.
« Salut », lança l'homme en bleu de garagiste. Il prononçait les voyelles à la façon légèrement teutonique des Savoyards français.
« Salut », fit Ambler à l'instant où il plongeait de côté, et, dans sa chute, appuyait sur la détente non pas une, mais trois fois, la détonation discrète et crépitante de chaque balle accompagnée par un recul d'une puissance incongrue. Presque simultanément, la balle crachée par le Magnum du Savoyard traversa exactement l'endroit où se trouvait la tête d'Ambler l'instant d'avant.
Ambler se reçut lourdement, mais avec davantage de grâce que le tueur en bleu de travail. Le sang dégouttait de sa poitrine, et, au-dessus, de minces volutes de vapeur se formaient dans l'air froid. Après une quinte de toux spasmodique, l'homme s'immobilisa.
Ambler détacha alors le porte-clés de sa ceinture et trouva la clé du fourgon. Il était garé à trente mètres à l'est du poste de contrôle, décoré d'un logo en français et en allemand : GARAGISTE/AUTOMECHANIKER. Quelques secondes plus tard, Ambler faisait route vers la ville helvète de Saint-Martin, s'arrêtant un court instant pour récupérer son sac de voyage caché sous un tas de neige en bordure de route. Le poste de contrôle — la France elle-même — avait rapidement disparu dans son rétroviseur.
Il s'aperçut que le fourgon était d'une puissance surprenante — son moteur d'origine avait dû être gonflé ou remplacé par un autre. S'il ne se trompait pas sur la manière de travailler de ces professionnels, le garage existait seulement sur le papier ; les plaques devaient être dûment enregistrées, tandis que les inscriptions sur le véhicule lui permettaient d'apparaître n'importe où et n'importe quand sans éveiller les soupçons. Là où il y avait des voitures, une panne pouvait survenir. Quant à la police, elle ne serait pas tentée d'arrêter ce genre de véhicule pour excès de vitesse. Bien que ce ne fût pas une ambulance, ce type de dépanneuse était généralement envoyée en urgence, y compris sur le lieu des accidents. La couverture était bien choisie.
Ambler ne risquait rien, du moins pour le moment. Tandis qu'il filait dans la campagne, le temps qui passait était un montage changeant de lumière et d'ombre, de rues pleines de gens et de routes pleines d'automobilistes. Virant d'un côté, puis de l'autre, il doublait de petites voitures trop zélées et de gros tracteurs qui faisaient trembler la chaussée. Tout semblait conspirer pour le ralentir, ou c'était plutôt que sa conscience enregistrait peu de chose à part ce genre d'obstacles. En attendant, le fourgon avalait les plus forts dénivelés avec facilité, ses pneus neige et ses quatre roues motrices s'agrippant au bitume sans faillir. Il avait beau pousser les vitesses et solliciter le moteur aux limites de sa capacité, la mécanique ne regimbait jamais.
Par moments, il avait vaguement conscience de la beauté éblouissante du paysage ; les pins imposants devant lui que l'hiver avait transformés en châteaux de neige, en Neuschwanstein de branchages ; la cime des montagnes ponctuant l'horizon comme des voiles de navire dans le lointain ; les ruisseaux de bord de route, alimentés par les torrents, qui continuaient à bouillonner alors que tout était gelé autour d'eux. Cependant Ambler était obsédé par l'impératif du mouvement — de la vitesse. Il avait estimé qu'il pouvait conduire sans risque pendant deux heures, et pendant ces deux heures, il fallait qu'il se rapproche le plus possible de sa destination. Au bout de la route, le danger l'attendait ; des dangers à affronter, des dangers à éviter, mais il y avait de l'espoir aussi.
Et il y avait Laurel. Elle était là-bas, sans doute déjà arrivée. Son cœur se gonfla douloureusement en pensant à elle, son Ariane. Oh, mon Dieu, il l'aimait tant. Laurel, la femme qui lui avait sauvé la vie avant de sauver son âme. La beauté du paysage n'avait aucune importance ; tout ce qui le séparait de Laurel était, de fait, détestable.
Il regarda sa montre, comme il le faisait de manière compulsive depuis qu'il était passé en Suisse. Le temps filait. Une autre montée raide de la route alpine, suivie d'une descente moins escarpée. Il conduisait pied au plancher, ou peu s'en fallait, effleurant la pédale de frein en cas d'absolue nécessité. Si proche et pourtant si loin ; tant de gouffres derrière lui, tant de gouffres devant.