Langley, Virginie



Adrian Choi tripotait sa boucle d'oreille, assis derrière le bureau du patron. Il se sentait bien, assis là, et il n'y avait aucun mal à cela. Et puis, jamais personne ne passait par là ; le couloir où Caston avait son bureau n'était pas zone interdite, mais il était isolé. Un petit coin de Sibérie. Adrian passa un autre coup de fil.

Caston s'était cassé les dents en essayant d'obtenir les fichiers du personnel de Parrish Island, et quand Adrian lui avait demandé comment il pouvait espérer réunir là où lui avait échoué, son patron avait dit ce truc sur le charme. Adrian n'avait pas l'autorité de Caston, mais il y avait des chemins de traverse. Arborant son sourire le plus radieux, il appela une assistante du Centre des Services Communs, quelqu'un de son niveau. Caston avait parlé à son patron en pure perte. Il avait maugréé, protesté, fulminé. Adrian, lui, essaierait une autre approche.

La femme qui répondit était du genre bloc de glace. Elle parut immédiatement sur ses gardes.

« Dossiers du personnel de Parrish Island, Pavillon 4-Ouest... oui, je sais. Il va falloir que je traite les formulaires de demande.

— Non, vous n'y êtes pas, vous nous avez déjà donné une copie des fichiers, mentit Adrian.

— Nos services ?

— Mouais, acquiesça Adrian jovialement. Je demande juste une autre copie.

— Ah bon, fit la jeune femme, un peu moins froidement. Désolée. La bureaucratie, hein ?

— Ne m'en parlez pas, susurra Adrian sur un ton aussi doucereux et complice que possible. J'aimerais vous dire que c'est une question de sécurité nationale. Mais en fait, il s'agit de sauver ma tête.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

— Eh bien, Caitlin... vous vous appelez bien Caitlin ?

— Tout à fait », dit-elle. Était-ce son imagination, ou se dégelait-elle un chouia ?

« Comme vous m'avez l'air d'être quelqu'un qui ne se trompe jamais, je n'attends pas beaucoup d'indulgence de votre part.

— Moi ? » Elle pouffa. « Vous voulez rire ?

— Non, je connais votre genre. Vous contrôlez tout. Il n'y a pas un bout de papier qui traîne sur votre bureau.

— Pas de commentaire, dit-elle, et il entendit le sourire dans sa voix.

— Hé, c'est important d'avoir un modèle. Je vous ai là, devant les yeux... Ne m'enlevez pas cette image.

— Vous êtes un marrant.

— Alors je devais être en train de faire le mariole quand j'ai fait suivre le dossier directement au bureau du DDI sans en garder une copie pour mon patron. » La voix d'Adrian était enjôleuse, il flirtait même un peu. « Ce qui signifie que le boss va péter un câble et que je peux commencer à me chercher un autre boulot, mon diplôme de Stanford sous le bras. » Il marqua une pause. « Écoutez, c'est mon problème, pas le vôtre. Je n'avais pas l'intention de vous imposer ça. Ça ne fait rien. Vraiment. »

La jeune femme au bout du fil soupira. « C'est juste que ça les a rendus supernerveux. On se demande pourquoi. Tout est dans une base de données verrouillée au niveau Oméga.

— Les rivalités internes sont toujours les plus féroces, pas vrai ?

— Je suppose, dit-elle d'un ton sceptique. Écoutez, je vais voir ce que je peux faire, d'accord ?

— Vous me sauvez la vie, Caitlin. Je le pense vraiment. »



Paris



Burton Lasker regarda sa montre une fois de plus et arpenta le salon Air France. Cela ne ressemblait pas à Fenton d'être en retard. L'embarquement avait déjà commencé, et il ne s'était toujours pas manifesté. Lasker interrogea le personnel du regard. Ils répondirent d'un simple mouvement de tête ; c'était la troisième ou quatrième fois qu'il leur demandait. Il sentit monter une bouffée d'agacement. Il y avait tout un tas de raisons susceptibles de retarder un passager, mais Fenton était le genre de personne à se préparer aux nécessités et aux désagréments habituels du voyage. Il avait un sens très développé des contraintes de la vie quotidienne et savait jusqu'où les mettre à l'épreuve. Alors où était-il ? Pourquoi était-il injoignable sur son portable ?

Cela faisait dix ans que Lasker était au service de Fenton, et depuis quelques années, il pouvait se considérer comme son plus fidèle lieutenant. Tout visionnaire avait besoin de quelqu'un pour se consacrer entièrement à la tâche précise de l'exécution, du suivi. Lasker y excellait. Bien que vétéran des Forces spéciales, il n'avait jamais éprouvé le mépris de certains militaires à l'égard des civils : Fenton protégeait les agents comme d'autres protègent les artistes. Et Fenton était un visionnaire, au vrai sens du terme, qui comprenait vraiment de quelle manière un partenariat public-privé pouvait améliorer l'efficacité de l'Amérique dans la conduite des opérations clandestines. Fenton, de son côté, respectait Lasker pour sa connaissance de première main du service commandé et des opérations plus subtiles menées par les escadrons antiterroristes qu'il avait contribué à entraîner. Lasker considérait les années qu'il avait passées auprès de Fenton comme les plus précieuses et les plus gratifiantes de toute sa vie d'adulte.

Où était-il ? Tandis que le personnel d'Air France, haussant les épaules d'un air d'excuse, fermait les portes d'accès, Lasker sentit un glaçon de peur dans ses entrailles. Il y avait un problème. Il appela la réception de l'hôtel où Fenton et lui étaient descendus. « Non, monsieur Fenton n'a pas réglé sa note. » Un gros problème.


Laurel Holland finit par rejoindre les deux hommes au quatrième étage toujours désert du musée Armandier avec quelques minutes de retard sur l'horaire prévu — ses commissions lui avaient pris plus longtemps qu'elle ne le pensait, expliqua-t-elle.

« Vous devez être Clayton Caston », dit-elle au vérificateur avant de tendre la main. Son attitude, ainsi que ses paroles, étaient légèrement guindées. Elle semblait encore craindre ce qu'il était, ce qu'il représentait en tant que haut fonctionnaire de la CIA. En même temps, elle se fiait totalement au jugement d'Ambler. Il avait pris la décision de traiter avec Caston ; elle ferait de même. Il fallait espérer qu'Ambler ne s'était pas trompé.

« Pour vous, ce sera Clay, répondit le vérificateur. Ravi de faire votre connaissance, Laurel !

— C'est votre premier séjour en France, m'a dit Hal. Vous n'allez pas le croire, mais pour moi aussi, c'est une première.

— Mon premier, et, si j'ai de la chance, mon dernier. Je déteste ce pays. A l'hôtel j'ai tourné le robinet de la douche sur C [16] et j'ai failli m'ébouillanter. Je jure que j'entendais cinquante millions de Français en train de rigoler.

— Cinquante millions de Français ne peuvent pas avoir tort, déclara Laurel d'un ton solennel. Ce n'est pas ce qu'ils disent ?

— Cinquante millions de Français, rétorqua Caston avec un air réprobateur, peuvent se tromper de cinquante millions de façons.

— Mais qui tient les comptes ? » intervint Ambler d'un ton léger, scrutant le visage des rares piétons dans la rue. Il avisa le journal que Laurel avait apporté pour donner le change. Le Monde diplomatique. A la Une, un article signé par un certain Bertrand Louis-Cohn, un intellectuel éminent apparemment. Ambler le parcourut rapidement ; il y était question du Forum économique mondial de Davos, mais l'article semblait être une suite de généralisations fumeuses sur la conjoncture économique actuelle. Sur la « pensée unique », laquelle, écrivait Louis-Cohn, pouvait être définie par ses détracteurs comme « la projection idéologique des intérêts financiers du capital international » ou « l'hégémonie des riches ». L'article se poursuivait, recyclant à l'envi les critiques gauchistes de l'orthodoxie libérale sans y souscrire ni les rejeter. Tout cela évoquait un bizarre exercice de style, un kabuki intellectuel.

« Qu'est-ce que ça raconte ? demanda Laurel en désignant l'article.

— C'est au sujet de la réunion des maîtres du monde à Davos. Le Forum économique mondial.

— Ah bon. Le type est pour ou contre ?

— Je n'en sais foutre rien.

— J'y suis allé une fois, expliqua le vérificateur. Le Forum avait besoin de mon expertise pour une sorte de commission d'enquête sur le blanchiment d'argent. Ils aiment bien avoir quelques personnes qui savent vraiment de quoi elles parlent. Comme le feuillage dans une composition florale. »

Ambler regarda à nouveau par la fenêtre pour s'assurer qu'aucun individu suspect n'était entré dans le voisinage. « Bon, je suis fatigué de jouer aux devinettes. Nous savons qu'il y a un schéma... une progression ou une séquence, comme vous dites. Mais cette fois j'ai besoin de connaître la prochaine étape à l'avance.

— Mon assistant est en train de récupérer davantage d'informations des Services communs, fit savoir Caston. Je crois qu'on devrait attendre de voir ce qu'il a trouvé. »

Ambler lança au fonctionnaire un regard dur. « Vous êtes venu pour voir, Caston. Rien de plus. Comme je dis, ce n'est pas votre monde. »


Wu Jingu était un homme à la voix douce, mais qui avait rarement du mal à se faire entendre. Sa carrière au ministère de la Sécurité d'État lui avait valu une réputation d'analyste pondéré, ni optimiste béat ni alarmiste. Quelqu'un qu'on écoutait. Mais le président Liu Ang, lui, restait sourd à ses conseils, ce qui était frustrant. Aussi n'était-il guère étonnant que les muscles des épaules droites de Wu soient noués par la tension.

Couché à plat ventre et immobile sur l'étroite table matelassée, il se préparait à son massage hebdomadaire, essayant de chasser le stress de sons esprit.

« Vos muscles sont tellement noués », dit la masseuse tandis que ses doigts puissants s'attaquaient à la chair autour des épaules.

Il ne reconnut pas la voix — ce n'était pas la même fille que d'habitude. Il se dévissa le cou pour jeter un coup d'oeil à sa remplaçante. « Où est Mei ?

— Mei n'était pas dans son assiette aujourd'hui, monsieur. Je m'appelle Zhen. Cela pose un problème ? »

Zhen était encore plus belle que Mei, et elle avait une poigne ferme et pleine d'assurance. Wu hocha la tête avec contentement. Le Caspara Spa, un établissement sélect, récemment ouvert à Pékin, n'employait que les meilleures : cela ne faisait aucun doute. Il se retourna, s'appuya sur le repose-tête, et écouta la musique préenregistrée : mélange de gazouillis aquatiques et de notes de guzheng délicatement pincées. Il avait l'impression que les doigts de Zhen faisaient disparaître la tension où qu'ils s'aventurent.

« Excellent, murmura-t-il. Pour le bien du navire, il faut calmer les mers turbulentes.

— C'est notre spécialité, monsieur, susurra Zhen. Comme vos muscles sont noués... Vous devez avoir beaucoup de fardeaux et de responsabilités sur les épaules.

— Beaucoup.

— Mais je sais exactement ce qu'il vous faut, monsieur.

— Je m'en remets à vos mains. »

La belle masseuse entreprit de lui masser la plante des pieds, et une sensation de bien-être envahit peu à peu son corps. A moitié somnolent, le conseiller à la sécurité ne réagit pas tout de suite quand une aiguille hypodermique s'enfonça sous le gros orteil de son pied gauche — la sensation était tellement incongrue qu'au début du moins, elle passa inaperçue. Puis, quelques instants plus tard, une immense torpeur se répandit dans son corps comme une vague irrépressible. Pendant quelques secondes, il put encore faire la distinction entre relaxation et paralysie. Il ne sentait plus son corps.

Puis, comme le confirma Zhen sans s'émouvoir, il était mort, simplement.


Burton Lasker monta dans l'ascenseur du George-V avec le gérant en service, un jeune homme au visage glabre. Une fois au septième étage, le gérant frappa à la lourde porte en chêne, puis l'ouvrit avec une clé à carte spéciale. Les deux hommes firent rapidement le tour des pièces, sans y trouver le moindre signe de présence. L'hôtelier entra alors dans la salle de bains, en ressortit livide. Lasker se précipita aussitôt et vit ce que l'autre homme avait vu. Il ouvrit la bouche toute grande. Il avait l'impression d'avoir un ballon dans la poitrine, l'empêchant de respirer.

« Vous étiez un de ses amis ? demanda le gérant.

— Ami et associé, confirma Lasker.

— Je suis désolé. » L'homme observa un silence gêné. « Les secours vont bientôt arriver. Je vais appeler. »

Cloué sur place, Lasker essayait de se calmer. Paul Fenton. Son corps rougi et couvert de cloques gisait dans la baignoire, nu. Lasker remarqua le bain encore fumant, la bouteille de vodka vide appuyée contre le lavabo — une mise en scène qui pourrait peut-être embrouiller la police mais ne trompa pas Lasker une seule seconde.

Un homme remarquable — un grand homme — avait été assassiné.

Lasker avait de fortes présomptions sur l'identité du coupable, et quand il parcourut le palm de son patron, ses soupçons furent confirmés. C'était l'homme que Fenton avait appelé Tarquin. Un homme que Lasker ne connaissait que trop bien.

Tarquin avait servi dans l'Unité de stabilisation politique, et Lasker — nom de code Cronus — avait eu la malchance de servir avec lui sur deux ou trois missions. Tarquin se croyait, d'une certaine manière, supérieur à ses collègues et ne faisait aucun cas du soutien désintéressé qu'ils lui apportaient. Tarquin était connu pour son don particulier, celui de lire dans les pensées des gens, un don qui en imposait à certains stratèges des Opérations consulaires. Ceux-là ne pouvaient comprendre ce que savait d'instinct un agent aguerri comme Cronus : que la réussite d'une opération se réduisait toujours à une question de puissance de feu et de muscles.

Et voilà que Tarquin avait tué l'homme le plus remarquable que Lasker eût jamais rencontré, et il allait payer. Il allait payer avec la seule monnaie que Lasker accepterait : sa vie.

Ce qui le rendait malade, c'était qu'il lui avait autrefois sauvé la vie ; mais Tarquin était du genre ingrat. Lasker se rappelait une nuit moite, bourdonnante de moustiques, presque dix ans auparavant, dans les jungles de Jaffra, au Sri Lanka. Cette nuit-là, il avait risqué sa propre vie pour charger sous le feu, et arracher Tarquin à un groupe de terroristes décidés à le tuer. Avec amertume, Lasker se remémora le vieil adage : une bonne action ne reste jamais impunie. Il avait sauvé la vie d'un monstre ; une erreur qu'il allait maintenant corriger.

Fenton n'expliquait pas tout ce qu'il préparait — on ne pouvait attendre ça d'un visionnaire. Un jour que son lieutenant l'avait interrogé sur les raisons d'un dispositif particulier, celui-ci lui avait répondu d'un ton léger : « Votre rôle à vous, c'est d'obéir et de tuer. »

Ce n'était plus une plaisanterie.

Lasker parcourut rapidement le journal du PDA sans fil de Fenton. Il allait envoyer un message au condamné. Mais avant cela, il appellerait la douzaine d'« associés » dont le SSG disposait à Paris. Ils seraient immédiatement mis en alerte, leur ordre de mobilisation suivrait peu après.

Un accès de profonde tristesse secoua Lasker, mais il ne pouvait se laisser aller au chagrin avant d'avoir goûté la vengeance. Il en appela à la discipline de sa corporation très fermée. Un rendez-vous avec Tarquin serait fixé à la tombée de la nuit.

Ce serait, décida Lasker, son dernier coucher de soleil.


Caleb Norris pressa le bouton OFF de son portable, songeant qu'il était stupide que la CIA permette l'utilisation des portables dans l'enceinte du quartier général. Leur présence réduisait à néant une bonne partie du dispositif de sécurité — autant imperméabiliser une passoire. Mais à cet instant, cela l'arrangeait bien.

Il passa divers documents dans la déchiqueteuse près de son bureau, récupéra son manteau, et, pour finir, ouvrit un étui doublé d'acier caché dans sa crédence informatique. Le pistolet à long canon rentrait parfaitement dans son porte-documents.

« Profitez bien de votre voyage, monsieur Norris », lança Brenda Wallenstein de sa voix nasale familière. Cela faisait cinq ans qu'elle était la secrétaire de Norris et suivait avec zèle les modes de pathologies du travail. Quand on avait commencé à parler des problèmes de santé liés aux mouvements répétitifs, on l'avait vue équipée de bracelets spéciaux et de bandes de contention. Plus récemment, elle s'était mise à porter des écouteurs, comme une opératrice de téléphonie, afin d'épargner à son cou le danger d'y coincer un combiné. Il y eut une époque, se rappelait vaguement Norris, où elle avait commencé à développer des allergies olfactives ; que ces allergies ne se soient pas aggravées s'expliquait simplement par sa faculté de concentration quelque peu limitée.

Norris en avait depuis longtemps conclu qu'elle préférait s'imaginer son travail — lequel consistait pour une bonne part à rester assise devant un clavier et à répondre au téléphone — comme étant, à sa manière, aussi périlleux qu'une période de service chez les Marines. Dans son esprit, du moins, elle s'attribuait manifestement autant de médailles pour « blessures reçues ».

« Merci, Brenda, répondit l'ADDI chaleureusement. J'en ai bien l'intention.

— N'allez pas attraper des coups de soleil, avertit sa secrétaire, avec son instinct infaillible pour identifier les côtés négatifs de toute situation. Parce que voyez-vous, là-bas, ils ont même des petites ombrelles pour que les boissons n'en attrapent pas des coups de soleil. C'est vous dire s'il tape fort. J'ai regardé la météo sur Internet pour Saint-John et les îles Vierges, ils prévoient rien que du grand beau temps.

— Exactement ce qu'on aime entendre.

— Joshua et moi, on est allé à Sainte-Croix une année. » Elle prononçait Croaxe. « Il s'est pris un si gros coup de soleil le premier jour, qu'il se tartinait la figure avec du dentifrice à la menthe rien que pour se rafraîchir. Vous imaginez un peu ?

— Je ne préfère pas, si ça ne vous fait rien. » Norris se demanda brièvement s'il devait prendre des munitions supplémentaires, mais décida de ne pas le faire. C'était un excellent tireur, chose que peu de gens savaient.

Brenda continua à caqueter. « Un homme averti en vaut deux, non ? Mais Saint-John doit offrir tout ce que le docteur a prescrit. Ciel bleu, mer bleue, sable blanc. Et je viens de vérifier, votre taxi vous attend, parking 2A, avec votre valise. Vous ne devriez pas mettre plus d'une demi-heure pour aller à Dulles à cette heure de la journée. Ça devrait rouler tout seul. »

Elle avait raison — en dépit de sa logorrhée et des mortifications qu'elle s'infligeait, elle était somme toute relativement efficace ; toutefois Cal Norris s'était gardé une bonne marge à l'aéroport. Même si tous ses papiers étaient en règle, l'enregistrement d'une arme pouvait prendre pas mal de temps.

En l'occurrence, la file d'attente de la Business Class avançait vite.

« Bonjour, lui dit l'employé de la compagnie aérienne derrière le comptoir. Et où allons-nous aujourd'hui ? »

Norris fit glisser son billet sur le comptoir. « Zurich.

— Pour skier, je parie. » L'employé jeta un coup d'oeil au passeport et à la facture du billet avant de tamponner son passeport.

Norris regarda sa montre à la dérobée. « Quoi d'autre ? »


Alors qu'une bourrasque de vent s'engouffrait dans la rue devant le musée Armandier, Ambler sentit le BlackBerry vibrer dans une poche intérieure de son manteau. Ce devait être un message de Fenton ou d'un des affidés qui lui avait donné l'appareil. Il consulta le petit écran rapidement. Un adjoint de Fenton avait appelé pour fixer un rendez-vous le soir même, un rendez-vous à l'extérieur cette fois. En rempochant l'appareil, Ambler éprouva une légère sensation de malaise.

« Où ? s'enquit Laurel.

— Le Père-Lachaise, répondit l'agent. Pas l'endroit le plus original, mais je vois les avantages. Et Fenton ne donne jamais rendez-vous deux fois au même endroit.

— Ça m'inquiète. Je n'aime pas ça.

— Parce que c'est un cimetière ? Ça pourrait très bien être un parc d'attractions. C'est un coin plutôt fréquenté. Fais-moi confiance, je sais ce que je fais.

— J'aimerais être aussi confiant que vous, dit Caston. Fenton est carrément imprévisible. Son arrangement avec le gouvernement fédéral est un vrai sac de noeuds. J'ai demandé à mon service d'y jeter un coup d'oeil, et on dirait qu'ils ont camouflé ça sous des dotations occultes. Des magouilles au plus haut niveau — rien que je puisse éclaircir tant que je suis ici. Mais j'aimerais vraiment avoir l'occasion de fourrer mon nez dans ces chiffres. C'est foutrement irrégulier, je parie. » Il cligna les yeux. « Quant à ce rendez-vous au Père-Lachaise avec des gens comme ça ? Alors là, on passe de la catégorie du risque au sombre royaume de l'incertitude.

— Bon sang, Caston, le sombre royaume de l'incertitude, j'y vis déjà, s'emporta Ambler. Vous n'avez pas remarqué ? »

Laurel lui toucha la main. « Je dis simplement qu'il faut être prudent. Tu ne sais toujours pas ce que ces gens ont vraiment derrière la tête.

— Je serai prudent. Mais on n'est plus très loin.

— De découvrir ce qu'ils t'ont fait ?

— Oui. Et ce qu'ils ont peut-être prévu pour le reste du monde.

— Fais attention à toi, Hal », dit-elle. Lançant un regard de biais à Caston, elle se pencha et murmura à l'oreille d'Ambler : « J'ai vraiment un mauvais pressentiment. »



Pékin



« Il faut avertir le président Liu », déclara Wan Tsai, l'horreur qui se lisait dans son regard était grossie par les verres convexes de ses lunettes cerclées de métal.

« Et si la mort du camarade Chao était vraiment accidentelle ? » objecta Li Pei. Les deux hommes s'étaient réunis dans le bureau de Wan Tsai, au Hall du Gouvernement Diligent. « Et si c'était le cas, en effet ?

— Vous y croyez ? » demanda Wan Tsai.

Le plus âgé des deux souffla en faisant entendre une respiration crépitante. « Non, dit-il. Je n'y crois pas. » Li Pei, bientôt octogénaire, parut soudain plus vieux encore.

« Nous sommes tous passés par les canaux appropriés, déplora Wan Tsai pour la énième fois. Nous avons tiré toutes les sonnettes d'alarme. Mais j'apprends qu'il est déjà dans l'avion, déjà à mi-chemin. Il faut que nous le fassions revenir.

— Sauf qu'il ne voudra pas, dit Li Pei de sa voix rauque. Nous le savons tous les deux. Il est aussi sage qu'un hibou... et aussi têtu qu'une mule. » Une expression mélancolique passa sur son visage marqué par les ans. « Et qui sait s'il ne serait pas confronté à de plus grands dangers encore en restant ici.

— Avez-vous parlé à Wu Jingu, le collègue de Chao ?

— Personne ne semble savoir où il se trouve en ce moment. » La gorge de l'économiste se serra.

« Comment est-ce possible ? »

Wan Tsai secoua la tête en frémissant. « Personne ne le sait. J'ai parlé à tous les autres pourtant. Nous voudrions tous penser que ce qui est arrivé à Chao était un accident. Mais aucun d'entre nous n'en est vraiment capable. » L'économiste passa la main dans ses épais cheveux grisonnants.

« Il n'est pas trop tôt pour commencer à s'interroger aussi sur Wu Jingu », suggéra le vieil homme.

Une expression de tourment menaça ce qui subsistait de la contenance de Wan Tsai. « Qui est responsable de l'escorte de Liu Ang ?

— Vous le savez », répondit le paysan matois.

Wan Tsai ferma les yeux un court instant. « L'APL, vous voulez dire.

— Une unité sous le contrôle de l'APL. Ce qui revient au même. »

Wan Tsai regarda autour de lui ; son vaste bureau, le majestueux Hall du Gouvernement Diligent, les façades de Zhongnanhai qu'on apercevait par la fenêtre. Les portes, les murs, les grilles, les barreaux — chaque équipement de sécurité lui sembla être un instrument d'emprisonnement.

« Je parlerai au général responsable, dit Wan Tsai d'un ton brusque. J'en appellerai personnellement à lui. Beaucoup de ces généraux sont des hommes d'honneur, sur un plan personnel, quelles que puissent être leurs opinions politiques. »

Quelques minutes plus tard, il était en ligne avec l'homme chargé d'assurer la sécurité du président Liu Ang. Wan Tsai ne fit pas mystère de ses angoisses, admit qu'elles n'étaient pas encore fondées sur des preuves irréfutables, mais supplia le militaire de demander à son escorte de transmettre à Liu Ang un message urgent.

« N'ayez aucune inquiétude à ce sujet, assura le gradé de l'APL dans un mandarin rugueux ponctué d'inflexions hakka. Rien ne peut être plus important pour moi que la sécurité de Liu Ang.

— Je ne saurais trop insister sur le fait que nous tous qui travaillons avec Liu Ang sommes extrêmement inquiets, répéta l'économiste.

— Nous sommes parfaitement d'accord, déclara le général Lam d'un ton rassurant. Comme on dit dans mon village : “Oeil droit, oeil gauche.” Soyez sûr que je ferai de la sécurité de notre leader bien-aimé ma priorité personnelle. »

Du moins c'est ce que crut entendre Wan Tsai. Avec son fort accent, le général avait prononcé le mot « priorité » presque comme un autre vocable mandarin, rarement utilisé, qui signifiait « jouet ».

L'alerte Ambler
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