Chapitre vingt

 

 

Paris


A QUELQUE centaines de mètres de la place de la Concorde, la rue Saint-Florentin étirait ses élégants immeubles de style haussmannien, avec ses grêles balcons en fer forgé ornant de hautes fenêtres à petits bois. Des bannes rouges abritaient les vitrines de luxueuses librairies et parfumeries, lesquelles alternaient avec des représentations diplomatiques étrangères. Dont celle située au n° 2. La section consulaire de l'ambassade des États-Unis. Le dernier endroit où Ambler aurait dû se montrer. Pourtant, c'était précisément cette imprudence apparente qui avait motivé sa décision.

Après ce qu'il s'était passé dans les jardins du Luxembourg, Ambler était pratiquement certain que les postes des Opérations consulaires, ici et partout dans le monde, participaient activement à la recherche de Tarquin. Paradoxalement, c'était une donnée qu'il pouvait exploiter.

Il s'agissait en partie de savoir ce qu'on cherchait, et Ambler le savait. Il savait que les services administratifs de la « section consulaire » de la rue Saint-Florentin étaient une parfaite couverture pour le poste des Opérations consulaires. Au rez-de-chaussée, d'infortunés touristes ayant perdu leurs passeports faisaient la queue et remplissaient des formulaires distribués par un fonctionnaire aussi vif qu'un entrepreneur de pompes funèbres. Quant aux non-ressortissants, mieux valait ne pas leur donner de faux espoirs. Les demandes de visa étaient traitées avec une lenteur d'escargot parkinsonien.

Aucun visiteur ni membre du personnel permanent n'avait jamais pensé à se demander ce qu'il se passait aux étages ; pourquoi ils exigeaient d'avoir un personnel d'entretien différent de celui employé par le Service des visas et des passeports et utilisaient des sorties et des entrées séparées. Les étages supérieurs : Secteur Paris, Opérations consulaires. Un univers où, comme l'avait prouvé la dernière requête de Fenton, il avait été décidé qu'un ancien agent de grande valeur, connu sous le nom de Tarquin, était irrécupérable.

Il allait tenter d'entrer dans l'antre du lion, mais seulement quand il aurait eu la certitude que le lion l'avait quitté.

Le fauve en question était un certain Keith Lewalski, un homme corpulent d'une soixantaine d'années qui dirigeait le Secteur Paris des Opérations consulaires avec une main de fer et un niveau de paranoïa plus en phase avec le Moscou des années 50 qu'avec l'Europe occidentale actuelle. Le ressentiment, voire le mépris, qu'il inspirait à ses subalternes lui était indifférent ; ceux à qui il rendait compte le considéraient comme un directeur solide, qui n'avait connu aucun échec notable. Il s'était élevé aussi haut qu'il l'avait souhaité et n'avait jamais nourri d'autres ambitions. Ambler ne le connaissait que de réputation, or celle-ci était redoutable, et il n'avait aucunement l'intention de la mettre à l'épreuve.

Tout était entre les mains de Laurel.

Est-ce que cela avait été une erreur ? La mettait-il en danger ? Mais il ne voyait pas d'autre moyen d'accomplir ce qu'il devait accomplir.

Il s'attabla dans un café voisin et regarda sa montre. Si Laurel avait réussi, il devrait en avoir confirmation d'un instant à l'autre.

Et si elle avait échoué ? Une peur froide le saisit soudain.

Il lui avait donné des instructions précises, qu'elle avait entièrement mémorisées. Mais ce n'était pas une professionnelle ; serait-elle capable d'improviser, de composer avec l'imprévu ?

Si tout s'était déroulé selon leur programme, elle avait déjà passé un coup de téléphone depuis l'ambassade américaine, 2 avenue Gabriel ; il l'aurait fait lui-même, mais les standards du consulat étaient peut-être équipés d'analyseurs d'empreintes vocales, et c'était un risque qu'il ne pouvait prendre. Mais avait-elle pu le faire ?

Ils avaient envisagé différents scénarios, différents prétextes, différentes éventualités. Elle devait se présenter au Service des affaires publiques en tant qu'assistante personnelle d'un conservateur de musée bien connu, engagé dans le programme de partenariat international inter-musées et qui l'avait chargée d'obtenir un ordre du jour pour une réunion à venir. Le prétexte était aussi simple et vague que cela. Il avait été relativement facile de réunir assez de détails plausibles sur le site web de l'ambassade. Ambler tablait également sur la mauvaise organisation du service culturel de l'ambassade et sur les dysfonctionnements qui en résultaient. Son personnel se marchait continuellement sur les pieds, répétant ou abandonnant certaines tâches administratives. L'assistante du conservateur avait dû être envoyée au quatrième étage, pendant que l'on s'occupait du problème. Là, elle avait dû demander à utiliser un téléphone privé pour appeler son patron et expliquer la confusion.

Ses instructions consistaient ensuite à composer le numéro qu'il lui avait donné, en utilisant l'argot particulier auquel il l'avait familiarisée, pour adresser une convocation à Keith Lewalski. Un dignitaire du Département d'État était arrivé à l'ambassade en provenance de Washington. Un debriefing avec monsieur Lewalski était demandé, immédiatement. Le standard du consulat avait dû authentifier l'appel comme émanant de l'ambassade des États-Unis ; les mots et les expressions ad hoc avaient dû traduire l'urgence de la situation.

La mission de Laurel n'exigeait pas un grand talent d'actrice mais une grande précision. En était-elle capable ? L'avait-elle fait ?

Ambler regarda une nouvelle fois sa montre, essayant de ne pas penser à tout ce qui avait pu mal tourner. Cinq minutes plus tard, un bureaucrate obèse et vieillissant sortit du 2, rue Saint-Florentin, l'air soucieux, et monta dans une limousine. Ambler éprouva un immense soulagement. Elle avait réussi.

Et lui, réussirait-il ?

Dès que la limousine eut tourné l'angle, Ambler pénétra dans le bâtiment à grandes enjambées, l'air blasé mais déterminé. « Demandes de passeport à gauche, demandes de visa à droite », indiqua un homme en uniforme avec une expression ennuyée. Il était installé devant ce qui ressemblait à un pupitre d'écolier, sur lequel était posé un gobelet rempli de crayons pré-taillés de neuf centimètres de long sans bout gommé. Ils en usaient probablement deux douzaines par jour.

« Affaire officielle », grogna Ambler à l'adresse de l'homme en uniforme, qui l'aiguilla vers l'arrière d'un brusque hochement de tête. Ignorant les gens qui patientaient aux autres guichets, Ambler se présenta au bureau des « Renseignements officiels ». Une jeune femme solidement charpentée était assise derrière le comptoir, une liste de fournitures de bureau préimprimée étalée devant elle. Elle cochait des cases.

« Est-ce qu'Arnie Cantor est dans les parages ? » demanda Ambler.

— Une seconde », répondit la femme. Il la regarda disparaître d'un pas nonchalant derrière une porte. Un jeune homme d'allure efficace revint prestement au guichet quelques instants après.

« Vous vouliez voir Arnie Cantor ? Qui le demande ? »

Ambler leva les yeux au ciel. « Il est là ou il n'est pas là ? dit-il avec une expression d'ennui suprême. Commencez par ça.

— Il n'est pas là pour le moment », dit le jeune homme avec circonspection. Il avait les cheveux courts — une coupe de jeune cadre, pas de militaire — et l'attitude ouverte que les jeunes agents s'efforçaient de cultiver.

« Ça veut dire qu'il est à Milan, en train de trousser la principessa ? Non, inutile de répondre à ça. »

Le jeune homme ne put s'empêcher d'esquisser un sourire. « Je ne l'ai jamais entendu appeler comme ça », murmura-t-il. Il gratifia Ambler d'une expression, légèrement trop travaillée, de parfaite candeur. « Je peux peut-être vous aider.

— C'est au-dessus de votre échelon de salaire, croyez-moi », répondit-il avec irritation. Il consulta sa montre. « Oh, merde. Vous êtes de vrais marioles.

— Je vous demande pardon ?

— C'est à genoux que vous allez demander pardon.

— Si vous vouliez me dire qui vous êtes...

— Vous ne savez pas qui je suis ?

— Je crains que non.

— Alors la supposition que vous devez faire, c'est que vous n'êtes pas censé savoir qui je suis. On dirait que ça fait à peine quelques semaines que vous êtes sorti de l'incubateur. Rendez-vous service. Quand vous êtes largué, appelez un sauveteur. »

L'incubateur — le terme de métier pour désigner le programme de formation spéciale que devait subir tous les agents de terrain des Opérations consulaires. Le jeune homme gratifia Ambler d'un petit sourire en coin. « Que voulez-vous que je fasse ?

— Vous avez deux possibilités. Joindre Arnie au téléphone — je vous donnerai le numéro de Francesca si vous ne l'avez pas. Ou me dénicher un de vos branquignoles à l'étage. J'apporte des nouvelles, vous comprenez ? Et plus tôt vous me sortirez de la ligne de mire des pékins là-bas, mieux ça sera. En fait, allons-y maintenant. » Il regarda une nouvelle fois sa montre, dramatisant son impatience. « Parce que je n'ai vraiment plus le temps. Si vous étiez à la hauteur, bande de rigolos, je n'aurais pas eu à traîner mon cul jusqu'ici.

— Mais je vais devoir contrôler votre identité ? » La demande se fit supplique ; le jeune agent était pris au dépourvu, hésitant.

« Purée, ça fait la troisième fois que vous vous plantez. Des papiers, c'est pas ça qui me manque, de cinq identités différentes. Je vous dis que j'étais en opération avant d'être traîné ici. Vous croyez que j'ai mes vrais papiers sur moi ?... Hé, ne me laissez pas vous pourrir la vie. J'ai été autrefois exactement là où vous êtes maintenant, vous savez ça ? Je sais ce que c'est. »

Ambler passa derrière le guichet et appuya sur le bouton commandant la porte en accordéon de l'ascenseur à quelques mètres de là.

« Vous ne pouvez pas monter tout seul, avertit le jeune homme.

— Je ne suis pas seul, répliqua Ambler jovialement. Vous venez avec moi. »

Perplexe, le jeune homme suivit quand même Ambler dans l'ascenseur. L'autorité et l'assurance dans la voix de l'inconnu étaient bien plus efficaces que n'importe quel certificat ou pièce d'identité. Ambler appuya sur le bouton du troisième. Malgré l'aspect ancien de la cabine : la grille en accordéon, la porte revêtue de cuir avec la petite lucarne — la machinerie était récente, comme Ambler s'y attendait, et quand l'ascenseur s'ouvrit de nouveau, il eut l'impression de pénétrer dans un bâtiment totalement différent.

Qui ne lui était pas étranger, cependant. Il ressemblait à un certain nombre de services du Bureau de renseignement et de recherche du Département d'État. Des rangées de bureaux, des ordinateurs à écran plat, des téléphones. Des rangées de déchiqueteuses cylindriques — protocole standard du Département d'État après la prise de l'ambassade des États-Unis en 1979 à Téhéran. Plus que tout, c'était le personnel qui lui paraissait familier : pas tant les individus que le type humain qu'ils représentaient. Chemises blanches, cravates en reps : avec de menues retouches, ils auraient pu être employés par IBM au début des années 60, l'âge d'or de l'ingénieur américain.

Ambler balaya rapidement la pièce du regard, identifiant le fonctionnaire le plus haut placé quelques instants avant que celui-ci — torse bombé, hanches larges, visage étroit et moralisateur, épais sourcils noirs, mèche romantique sur le front qui avait jadis dû faire fureur à la fac — ne se lève. L'adjoint de Keith Lewalski. Il était assis à un bureau d'angle dans une vaste salle en open space.

Ambler prit les devants. « Vous, lança-t-il brusquement à l'homme au torse bombé. Venez par ici. Il faut qu'on parle. »

L'homme s'approcha, l'air perplexe.

« Ça fait combien de temps que vous êtes affecté ici ? » demanda Ambler.

Un bref silence avant que l'intéressé ne réponde. « Qui êtes-vous au juste ?

— Combien de temps, bon sang.

— Six mois », répondit-il prudemment.

Ambler poursuivit à voix basse : « Vous avez été alerté pour Tarquin ? »

Infime hochement de tête.

« Alors vous savez qui je suis... qui nous sommes. Et vous devez savoir qu'il ne faut pas poser d'autres questions.

— Vous faites partie de l'équipe de récupération ? » L'homme parlait d'une voix étouffée. Son expression trahissait une certaine anxiété, une dose d'envie aussi ; celle du bureaucrate en conversation avec un tueur professionnel.

« Il n'y a pas d'équipe de récupération, et vous ne m'avez jamais vu, rappela Ambler, d'une voix râpeuse, alors qu'il répondait à la question d'un imperceptible hochement de tête. C'est comme ça qu'on va la jouer, vous comprenez ? Si vous avez un problème avec ça, un problème avec nous, vous irez en causer avec la sous-secrétaire, pigé ? Mais si vous êtes intéressé par la longévité de votre carrière, j'y réfléchirais à deux fois. Il y a des gens qui risquent leur peau dehors pour que vous puissiez rester assis sur vos gros culs ici. J'ai perdu un homme aujourd'hui. Si notre enquête nous apprend que vous avez bâclé le boulot, je vais être fumard. Moi et toute ma hiérarchie. Laissez-moi vous rappeler une chose : le temps presse. »

L'homme au poitrail de pigeon tendit la main. « Je m'appelle Sampson. Qu'est-ce qu'il vous faut ?

— C'est plié à l'heure qu'il est, répondit Ambler.

— Vous voulez dire... ?

— La cible a été éliminée à 9 h 00.

— Du travail vite fait.

— Plus vite qu'on ne le craignait. Plus sanglant qu'on l'aurait souhaité.

— Je comprends.

— Ça, j'en doute fort, Sampson, décréta Ambler d'une voix impérieuse, autoritaire. C'est votre petite entreprise qui nous inquiète. On se demande s'il n'y a pas des fuites chez vous.

— Quoi ? Vous n'êtes pas sérieux.

— Aussi sérieux qu'un putain d'anévrisme. Ce n'est qu'une possibilité — mais il faut qu'on vérifie. Tarquin en savait trop. Comme je l'ai dit, ça a mal tourné. Je vais avoir besoin d'une ligne temporaire sécurisée avec Washington. Sécurisée de bout en bout, s'entend. Pas de petites oreilles roses collées au mur.

— On devrait vraiment en parler avec...

— Maintenant, bon sang.

— Alors c'est le donjon qu'il vous faut ; la chambre de données sécurisée, à l'étage. Nettoyée chaque matin. Conçue pour garantir une parfaite isolation acoustique, visuelle et électronique, en conformité avec les spécifications du département.

— J'ai participé à la rédaction de ces spécifications, fit valoir Ambler d'un ton plein de mépris. Les spécifications sont une chose. Leur exécution une autre.

— Je garantis sa sécurité personnellement.

— J'ai un rapport à transmettre. Ce qui veut dire que je vais avoir besoin de faire aussi quelques recherches. Ensuite on laissera les choses suivre leur cours.

— Bien sûr, affirma Sampson.

Ambler lui lança un regard dur. « Allons-y. »

La plupart des grands consulats contenaient une version ou une autre du « donjon », où les renseignements étaient stockés, traités, et transmis. Au cours de ces dernières décennies, les installations du CENTCOM, le Commandement central des États-Unis, étaient devenues particulièrement importantes pour la projection de la puissance américaine, au détriment du Département d'État, qui se soumettait à l'ascendant pris par les ressources militaires sur les ressources diplomatiques dans une conjoncture d'après-guerre froide. C'était le monde tel qu'il était, mais ce n'était pas le monde dans lequel vivaient des individus tels que Sampson, qui rédigeaient consciencieusement leurs rapports analytiques et se croyaient au cœur de l'action, alors même que l'action leur échappait depuis longtemps.

La chambre informatique sécurisée était située derrière deux portes séparées, et le système de ventilation était conçu de manière à ce que la pression soit légèrement positive par rapport aux pièces extérieures ; ainsi était-on immédiatement alerté si l'une des deux portes était ouverte. Les portes elles-mêmes étaient en acier épais pour résister aux explosions, et un boudin caoutchouté assurait leur isolation phonique. Conformément au cahier des charges, les murs étaient faits de couches alternées de fibre de verre et de béton.

Ambler pénétra dans la pièce et appuya sur le bouton qui commandait la fermeture magnétique des portes. Pendant un moment, tout fut silencieux, il faisait désagréablement chaud et la pièce était mal éclairée. Puis on entendit le sifflement discret du système de ventilation qui se mettait en branle, et l'éclairage halogène qui s'allumait. La pièce faisait environ trente-cinq mètres carrés. Il y avait deux postes de travail, disposés côte à côte, recouverts d'une sorte de stratifié blanc, et une paire de fauteuils de bureau à l'assise et au dossier ovales, revêtus d'un tissu synthétique noir. Les postes de travail étaient équipés d'écrans plats comme ceux qui se trouvaient en bas et de claviers noirs ; des tours d'ordinateur beiges étaient posées sur un rack en hauteur. La connexion continue à haut débit par fibre optique permettait d'échanger des données hautement cryptées avec le centre de stockage numérique de Washington ; des installations lointaines comme celle-ci étaient mises à jour — synchronisées — toutes les heures.

La configuration offrait trois baies en façade avec une capacité de stockage de quatre-vingt-quatre térabits, un monitoring proactif, ainsi qu'un logiciel de détection et de correction d'erreurs. Il était également équipé, Ambler le savait, d'un programme d'auto-effacement en cas de perturbation. Toutes les précautions avaient été prises pour garantir que ce vaste stock de données ne tombe jamais entre de mauvaises mains.

Ambler alluma l'écran et attendit quelques instants qu'il s'éclaire ; la connexion était déjà établie. Il se mit alors à taper les mots clés de sa recherche. Il s'était introduit au culot dans l'endroit le plus sensible du poste des Opérations consulaires ; sa ruse pouvait être découverte d'un moment à l'autre. Il supposait que le trajet de Lewalski jusqu'à l'avenue Gabriel prendrait vingt minutes, peut-être moins s'il y avait peu de circulation. Il faudrait qu'il gère son temps avec sagesse.

Il tapa Wai-Chan Leung. Quelques secondes plus tard, une biographie standard apparut, préparée par l'INR, le Bureau de renseignement et de recherche du Département d'État. Des liens hypertextes permettaient d'ouvrir des fichiers séparés sur la famille de l'homme politique, ses intérêts commerciaux, ses origines, ses liens politiques. Cette évaluation était de peu d'intérêt. Leurs affaires n'étaient pas irréprochables — des parlementaires accommodants avaient reçu des dons ; on supposait, quand ce n'était pas avéré, que des petits pots-de-vin avaient été distribués à des responsables étrangers en position de hâter certaines transactions –, mais eu égard aux usages en vigueur dans cette région du monde, la famille de Leung conduisait ses affaires avec une certaine probité. Il parcourut avec impatience la biographie de Wai-Chan, reconnaissant les différentes étapes d'un tableau chronologique bien connu.

Il n'y avait pas trace des allégations figurant dans le dossier préparé par l'Unité de stabilisation politique — et il connaissait bien les méthodes d'insinuation et les circonvolutions utilisées par les analystes professionnels du renseignement. Elles consistaient généralement en de tièdes démentis précédés de : « Malgré des rumeurs de contacts avec... » ou bien : « Bien que certains aient conjecturé que... » Or il n'y avait rien de la sorte ici. Les analystes voulaient surtout savoir comment ses perspectives d'avenir en tant qu'homme politique d'envergure nationale avaient été affectées par sa « rhétorique résolument antibelligérante » sur le sujet des relations avec la Chine. Les yeux d'Ambler bondissaient de paragraphe en paragraphe, comme une voiture de course sur une route de montagne cahoteuse. De temps à autre, il marquait une pause, aux passages potentiellement intéressants.


Wai-Chan Leung avait une grande confiance dans un avenir de « libéralisation convergente ». Il croyait que l'émergence d'une Chine continentale plus démocratique conduirait à des relations politiques plus étroites. Ses adversaires, en revanche, conservaient une posture de suspicion et d'hostilité inconditionnelles — une posture qui a sans doute renforcé l'hostilité et la suspicion viscérales de leurs homologues du Parti communiste chinois et de l'Armée populaire de libération. La position de Wai-Chan Leung sur cette question aurait sans doute été politiquement intenable pour tout homme politique n'ayant pas son énorme charisme personnel.

Les mots étaient arides, choisis avec soin, mais ils évoquaient le jeune candidat idéaliste qu'Ambler avait vu — quelqu'un qui avait défendu ses idéaux, indépendamment de tout opportunisme politique, et avait été d'autant plus respecté pour cela.

Le dossier de Kurt Sollinger était bien plus superficiel. Négociateur commercial, il avait passé quinze ans à défendre les intérêts économiques de l'Europe, sous ses diverses désignations — Marché commun européen, Communauté européenne, Union européenne. Né en 1953, il avait grandi à Deurne, Belgique, dans une banlieue pour classes moyennes d'Anvers. Père ostéopathe formé à Lausanne ; mère bibliothécaire. Il y avait les habituelles sympathies gauchistes pendant ses années de lycée et d'université — passées au Lyceum van Deurne, et à la Katholieke Universiteit de Louvain — mais rien d'extraordinaire pour sa génération. Il avait été photographié avec un groupe manifestant contre le déploiement de missiles de moyenne portée en Allemagne au début des années 80, avait signé diverses pétitions diffusées par des membres de Greenpeace et autres activistes écologistes. Mais ce militantisme n'avait pas survécu au cap de la trentaine. En fait, il était entré dans les hautes sphères de l'université avec une détermination certaine, travaillant à un doctorat sur les économies locales et l'intégration européenne avec le professeur Lambrecht. Le regard d'Ambler balaya cette prose aride, cherchant... quoi, au juste ? Il n'en était pas sûr. Mais s'il y avait un fil rouge à découvrir, c'était le seul moyen d'y parvenir. Il fallait qu'il reste ouvert et réceptif. Il le verrait. Ou il ne le verrait pas.

Ambler continua à faire défiler les pages, parcourant une liste ennuyeuse à mourir des différentes promotions et avancements bureaucratiques du docteur polyglotte. Une progression régulière à défaut d'être spectaculaire, mais dans le monde de la haute fonction publique, il s'était lentement construit une réputation d'intégrité et d'intelligence. « L'équipe de l'Est » ; ce rapport concernait sa présidence d'un comité spécial chargé des questions commerciales Est-Ouest. Ambler lut plus lentement. Le groupe avait obtenu des avancées notables en réussissant à imposer un accord commercial entre l'Europe et la Chine, un accord qui, cependant, avait capoté suite à la mort du principal négociateur européen, Kurt Sollinger.

Le cœur battant, Ambler saisit le nom de Benoît Deschesnes. Il passa rapidement sur les renseignements relatifs à sa formation scolaire et universitaire, ses postes d'enseignant, les détails bureaucratiques du travail de consultant que le Français avait effectué pour l'UNMOVIC, la Commission d'inspection des Nations unies, puis sa rapide ascension à la tête de l'Agence internationale de l'énergie atomique.

Il trouva ce qu'il cherchait vers la fin du dossier. Deschesnes avait nommé une commission spéciale chargée d'enquêter sur les allégations selon lesquelles le gouvernement chinois avait engagé une politique de prolifération nucléaire. Beaucoup avaient le sentiment que ces accusations avaient été portées pour des raisons politiques ; d'autres s'inquiétaient au motif qu'il n'y avait peut-être pas de fumée sans feu. En tant que directeur générale de l'AIEA, Deschesnes avait une réputation de rectitude et d'indépendance. Les propres analystes du Département d'État avaient conclu, sur la base d'un examen réunissant toutes les sources d'information, que le rapport, qui avait nécessité un an de travail, disculperait le gouvernement chinois. La dernière mise à jour, soumise et déposée quelques heures auparavant seulement, indiquait que la publication des conclusions de la commission spéciale était reportée à une date indéterminée en raison de la mort violente de l'enquêteur principal.

La Chine.

L'oeil de la toile était centré au-dessus de la Chine. Un mot qui lui disait tout et rien. Ce qui était parfaitement limpide, c'était que l'assassinat de Wai-Chan Leung ne devait rien au hasard ; il ne résultait pas des fausses informations propagées par ses adversaires. Au contraire, la désinformation avait été exploitée à dessein. Tout indiquait que la mort de Wai-Chan Leung faisait partie d'un plan plus vaste pour éliminer différentes personnalités influentes qui semblaient bien disposées à l'égard d'un nouveau dirigeant chinois. Mais pourquoi ?

Plus de questions, plus de conclusions. S'il avait été habilement manipulé, il n'était sans doute pas le seul. Son fanatisme rendait Fenton facile à utiliser. Des exaltés de son acabit risquaient toujours d'être manipulés quand leur fanatisme prenait le pas sur leur méfiance instinctive. Il serait facile d'en appeler à son patriotisme et de lui fournir de fausses informations... puis d'attendre tranquillement le résultat des courses.

Mais encore une fois, pourquoi ?

Ambler regarda sa montre. Il était déjà resté trop longtemps ; chaque seconde qui passait augmentait le risque. Mais avant d'éteindre l'écran, il saisit un dernier nom.

Dix secondes s'écoulèrent, pendant que les disques durs de quatre-vingt-quatre térabits tournaient en vain avant d'admettre leur impuissance.


AUCUN DOCUMENT TROUVÉ POUR HARRISON AMBLER.

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