Langley, Virginie



Clay Caston regardait d'un air désapprobateur la moquette beige du bureau de Caleb Norris ; il y avait une tache de café à quelques dizaines de centimètres du sofa en cuir brun clair. Elle était déjà là lors de sa précédente visite. Elle le serait sans doute la prochaine fois. Caleb Norris avait certainement cessé de la voir. Il y avait beaucoup de choses comme ça. On ne les voyait plus non pas parce qu'elles étaient cachées mais parce qu'on y était habitué.

« Je crois que jusqu'ici, je vous suis, disait Norris. Vous trouvez la date d'admission du patient, et ensuite vous faites une...

— Une analyse de variance.

— C'est ça une analyse de variance. Vous passez au crible les sorties d'argent. Comme une sorte de remous financier autour de l'événement. C'est bien raisonné. » Un silence plein d'espoir. « Et qu'est-ce que vous avez trouvé ?

— Rien.

— Rien, répéta Norris, découragé.

— Ce que je trouve plutôt fascinant. »

Norris lui jeta un regard hésitant.

« C'est comme le chien qui n'aboie pas, Cal. Une opération spéciale de niveau inférieur nécessite un tas de paperasserie pour être autorisée, et toutes sortes de demandes spécifiques, même pour quelques dollars prélevés sur les dépenses courantes. Dès qu'un employé subalterne fait quoi que ce soit qui engage les ressources de l'Agence, il doit remplir des formulaires de demande. Des petits cailloux dans la forêt, une piste. Plus on s'élève dans la hiérarchie, moins il y en a. Parce que vous avez déjà les ressources à votre disposition. Ce que j'essaye de vous dire, Cal, c'est que l'absence totale d'irrégularité suggère l'intervention d'un personnage haut placé. Personne ne se fait interner à Parrish Island de son propre chef. Ce sont des hommes en blouse blanche qui vous y emmènent en camisole. Ce qui implique le redéploiement de véhicules, de possibles heures supplémentaires, etc. Mais quand je suis allé chercher des traces, je n'ai rien trouvé.

— Ça monte jusqu'où, à votre avis ?

— Un niveau E17 au moins, répondit Caston. Quelqu'un de votre grade, ou plus haut.

— Ça devrait limiter les recherches.

— Ah bon ? Le gouvernement aurait suivi une brusque cure d'amaigrissement pendant que j'étais aux toilettes ?

— Hum. Ça me rappelle la façon dont vous aviez coincé le type du Directorat des Opérations, celui qui avait fait ce voyage secret en Algérie. Il avait utilisé un faux passeport et tout, et parfaitement brouillé les pistes. Pour ce qu'on en savait, il avait passé la semaine dans les Adirondacks. J'ai adoré le truc qui vous a mis la puce à l'oreille : consommation excessive de papier-toilette dans les cabinets près de son bureau !

— Il ne faut pas exagérer, ce n'était pas vraiment discret. Il consommait un rouleau par jour.

— Diarrhée du voyageur. Giardiase, une parasitose intestinale endémique à Alger. On a eu ses aveux deux jours plus tard. Bon Dieu, vous aviez eu du nez... » L'administrateur ricana dans sa barbe. « Et le suivi de sa carrière ? Vous avez appris autre chose sur notre virtuose de l'évasion ?

— Une chose ou deux.

— Parce que je me dis qu'il faut trouver un moyen de l'attirer, lui faire des avances.

— Ça ne va pas être facile, prévint Caston. On a affaire à un client inhabituel. Je vais vous donner un détail que je trouve parlant. Il semblerait que sur le terrain personne ne voulait jouer aux cartes avec lui.

— Il trichai ? » Caleb Norris dénoua sa cravate sans la retirer, à la manière d'un rédacteur de tabloïd. Des touffes de poils noirs frisés dépassaient de son col ouvert.

Caston secoua la tête. « Vous connaissez le mot allemand Menschenkenner ? »

Norris plissa les yeux. « Quelqu'un qui connaît les hommes ? Qui connaît beaucoup de gens ?

— Pas exactement. Un Menschenkenner, c'est quelqu'un qui a la faculté de comprendre les gens, de les jauger.

— Qui peut lire dans les pensées, quoi.

— Comme dans un livre. Le genre de type que vous ne voudriez pas approcher si vous aviez quelque chose à cacher.

— Un détecteur de mensonges ambulant. Ça me plairait bien comme gadget.

— Les gens à qui j'ai parlé doutent que Tarquin lui-même sache comment il fait. Mais, comme on pouvait s'y attendre, ils ont planché sur le sujet.

— Et ? » Norris s'affala sur le canapé.

« Il y a quantité de variables en jeu. Mais leurs recherches indiquent que les gens comme Tarquin sont particulièrement réceptifs aux “microexpressions” ; ces expressions faciales qui ne durent pas plus de trente millisecondes. Le genre de subtilités qui échappe au commun des mortels. Les spécialistes parlent de “fuites” ou de “marqueurs”. Il semblerait que les émotions cachées se révèlent de toutes sortes de façons. Pour ce qui est du visage humain, il existe quantité d'informations auxquelles nous ne faisons tout simplement pas attention. Probablement qu'on ne tiendrait pas la journée autrement.

— Je ne vous suis plus, Clay. » Norris posa ses pieds sur une table basse délabrée. Caston supposa qu'elle n'était pas dans cet état quand le Département des fournitures l'avait livrée. Dans le bureau de Norris tout paraissait un peu plus défraîchi et éraflé que ne le voudrait le simple état d'usage.

« Une fois encore, tout ça, je viens de le découvrir. Apparemment, différents psychologues ont fait une étude sur le sujet. Vous filmez quelqu'un en train de parler, puis vous ralentissez la bande, la visualisez image par image, et parfois, vous voyez une expression qui ne colle pas avec le discours. Le sujet a l'air mélancolique, et là, l'espace d'un instant, il a une expression triomphante. Mais c'est tellement rapide qu'en général on ne le voit pas. Il n'y a rien de surnaturel là-dedans. C'est juste que Tarquin réagit à des choses qui sont tellement fugaces que sur la plupart d'entre nous, elles ne s'impriment pas.

— Donc il voit plus. Mais qu'est-ce qu'il voit ?

— C'est une question intéressante. Les gens qui étudient le visage humain ont identifié certaines combinaisons musculaires intervenant dans l'expression d'émotions réprimées. Quelqu'un commence à sourire, et aussitôt abaisse la commissure des lèvres. Mais quand vous faites cela consciemment, vous actionnez aussi le muscle du menton. Quand les commissures sont abaissées involontairement — sous le coup d'une émotion sincère — le muscle du menton ne bouge pas. Ou si vous arborez un sourire artificiel, il y a certains muscles du front qui ne se contractent pas comme ils le devraient. Et puis il y a des muscles dans les sourcils et les paupières qui se contractent involontairement sous le coup de la colère ou de la surprise. A moins d'être un adepte de la méthode Stanislavski et d'éprouver sincèrement ces émotions, il y aura de subtiles différences musculaires quand vous simulez. Dans la plupart des cas, on ne les voit pas. Elles sont trop subtiles pour nous. Les muscles du visage peuvent interagir de centaines de façons différentes, mais c'est comme si nous étions des daltoniens devant une toile aux tonalités riches, et que nous voyions tout en dégradé de gris. Alors qu'un type comme Tarquin distingue toutes les couleurs.

— Ça fait de lui une arme redoutable. » Les sourcils fournis de Norris se transformèrent en une paire d'accents circonflexes. Ce qu'il apprenait ne lui plaisait pas.

« Cela ne fait aucun doute », admit Caston. Il tut un soupçon encore mal défini dans son esprit : qu'il y avait un lien entre le don étrange de Tarquin et son internement... et même, l'effacement de sa vie civile. Caston n'avait pas encore saisi la logique de ce rapport. Mais tout vient à point à qui sait attendre.

« Il a travaillé pour nous pendant vingt ans.

— C'est exact.

— Et maintenant, il faut supposer qu'il travaille contre nous. » Norris secoua vigoureusement la tête, comme pour effacer une sorte d'ardoise magique interne. « Ce n'est pas le genre d'homme qu'on souhaite avoir contre son camp.

— Quel que soit ce camp », souligna Caston d'un air sombre.

L'alerte Ambler
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