Chapitre trente et un

 

 

Davos


Peu d'endroits au monde étaient à la fois aussi immenses dans l'imaginaire collectif et dérisoirement petits du point de vue de la géographie ; environ un kilomètre et demi de maisons et de bâtiments regroupés pour la plupart le long d'une rue unique. D'imposants conifères ployant sous la neige entouraient la ville telles des sentinelles blanches. Les géographes savaient que c'était la villégiature la plus haute d'Europe, mais ce n'était pas uniquement vrai de son élévation physique. Chaque année, pendant quelques jours, Davos représentait également le sommet du pouvoir financier et politique. En fait, la ville était devenue le synonyme de la réunion annuelle du Forum économique mondial, qui rassemblait les élites internationales la dernière semaine de janvier, à la morte-saison, permettant ainsi aux prestigieux visiteurs de briller encore davantage. Bien que le forum eût pour vocation de promouvoir la libre circulation du capital, du travail et des idées, il était solidement gardé. Des centaines d'agents de la police militaire suisse étaient déployés autour de l'enceinte du Palais des Congrès, un vaste complexe de demi-sphères et d'immeubles, où la conférence se tenait ; des barrières provisoires en acier condamnaient tous les points d'accès non officiels.

Ambler abandonna le fourgon sur un parking, derrière une vieille église austère au clocher semblable à un chapeau de sorcière, et remonta péniblement une rue étroite, Reginaweg, jusqu'à la Promenade, l'artère principale de la ville. Les trottoirs avaient été soigneusement déneigés, aux prix d'efforts incessants ; le vent n'arrêtait pas de ramener de la neige des montagnes, même quand il ne tombait pas un seul flocon. La Promenade était une sorte de galerie marchande, une succession de boutiques, interrompue ici ou là par un hôtel ou un restaurant. Des vitrines qui n'avaient rien de pittoresque. On y trouvait les boutiques de luxe de marques internationales comme Bally, Chopard, Rolex, Paul & Shark, Prada. Il passa devant un magasin qui vendait du linge de maison appelé Bette und Besser et un grand bâtiment moderne exhibant trois drapeaux, à la manière d'un consulat ; en fait, une succursale de l'USB, avec les drapeaux de l'État, du canton, et de la société. Ambler n'avait aucun doute sur celui qui traduisait sa véritable allégeance. Seuls les hôtels — le Posthotel, avec son cor emblématique au-dessus de ses lettres capitales géantes, ou bien le Morosani Schweizerhof avec sa marquise surmontée d'une image verte et blanche des chaussures de montagne traditionnelles — avaient un semblant de caractère local.

Davos aurait pu être l'un des endroits les plus isolés du monde, mais le monde était là, dans son plus beau plumage de métal. Des voitures équipées de pneus à clous — une Honda bleu foncé, une Mercedes gris métallisé, une SUV Opel au châssis carré, un minivan Ford — roulaient pleins phares dans les rues à des vitesses ridiculement élevées. Autrement, la rangée de vitrines lui faisait penser à un décor hollywoodien, la reconstitution d'une ville de western : on avait constamment à l'esprit l'étroitesse de la ville parce que l'immensité enveloppante des pentes montagneuses était presque toujours visible, une cataracte glacée d'arbres se déversant d'un sommet indiscernable. Les plis de la terre elle-même — un dédale incompréhensible et menaçant de crêtes, de spires, d'arches, pareilles aux empreintes de Dieu — donnaient à tout le reste un caractère authentique, provisoire. Le plus ancien bâtiment qu'il croisa était une construction en pierre d'une sobre élégance portant l'inscription KANTONSPOLIZEI. Mais ses occupants n'étaient, eux aussi, que des invités, contrôleurs de ce qui ne pouvait être contrôlé — les sommets couverts de neige, l'âme humaine ingouvernable.

Et qu'en était-il de son âme à lui ? La vérité était qu'Ambler était épuisé, submergé d'informations qui pouvaient vouloir dire tout et son contraire. Son moral était aussi sombre et glacé que le temps. Il se sentait insignifiant, impuissant, isolé. L'homme qui n'était pas là. Même pas pour lui-même. Des voix douces et sardoniques commencèrent à retentir dans son crâne, admonestant et questionnant. Il était là, proche des cimes, et il ne s'était jamais senti aussi bas.

Le sol semblait trembler et tanguer sous ses pieds, légèrement mais de manière perceptible. Que lui arrivait-il ? Hypoxie, certainement — le mal des montagnes – l'effet de l'altitude sur ceux qui n'y étaient pas acclimatés, capable de ralentir l'oxygénation du sang et de provoquer un état de confusion mentale. Il respira à fond l'air raréfié, s'efforça de s'orienter dans le monde qui l'entourait. Alors qu'il tendait le cou et embrassait du regard les sommets qui semblaient se dresser contre une muraille à quelques centimètres de lui, il fut pris de claustrophobie, ramené brutalement dans les cellules capitonnées de Parrish Island ; et soudain, le jargon auquel il avait été soumis se mit à tournoyer dans son esprit : trouble de l'identité, fragmentation de la personnalité, paranoïa, syndrome egodystonique. C'était de la folie — la leur, pas la sienne –, il la surmonterait, l'avait surmontée, car c'était précisément sa quête d'identité qui l'avait conduit jusqu'ici.

A moins que la folie fût cette odyssée.

Aux ombres qui l'environnaient vinrent se joindre les ombres qu'il avait à toute force essayé de chasser de son esprit.

La voix tonitruante et triomphante d'un grand gaillard d'industrie : Vous êtes l'homme qui n'était pas là... Officiellement, vous n'existez pas !

Les intonations délicates du brillant aveugle Osiris : C'est le rasoir d'Occam : quelle est l'explication la plus simple ? Il est plus facile de modifier ce qu'il y a dans votre tête que de changer le monde entier... Vous avez entendu parler de tous ces programmes de science comportementale des années 50, n'est-ce pas ?... Le nom des programmes a changé, mais les recherches n'ont jamais été interrompues.

Le psychiatre avec les lunettes à monture rectangulaire noire, la longue mèche brune sur le front, les feutres... et les mots qui brûlaient comme un cautère électrique : La question que je vous pose est la question que vous devez vous poser : qui êtes-vous ?

Ambler s'enfonça dans une ruelle en chancelant, s'abrita derrière une benne à ordures, s'appuyant au mur, essayant, en grognant à voix basse, de chasser ces voix véhémentes qui se mélangeaient, ce vacarme infernal. Il ne pouvait pas échouer. Il n'échouerait pas. Il emplit ses poumons d'une autre respiration profonde et ferma les yeux avec force, se disant que c'était le vent piquant qui les faisait larmoyer. Ayant fait le noir pendant un bref instant, il allait pouvoir se ressaisir. Sauf que l'image d'un écran d'ordinateur emplissait à présent son esprit... non, toute une rangée d'écrans, sur lesquels il était impossible de faire la mise au point, n'était un curseur qui clignotait au centre de chacun d'eux, un curseur qui palpitait comme un signal d'alerte à la fin d'une courte ligne :


AUCUNE RÉPONSE POUR HARRISON AMBLER.


Il se plia en deux et vomit, une première vague de nausée suivie par une autre, encore plus puissante. Courbé, presque accroupi, les mains sur les genoux, indifférent au froid, indifférent à tout, il haletait comme un chien au mois d'août. Une autre voix, un autre visage, entrèrent dans son esprit, et ce fut comme si le soleil était apparu, asséchant le froid humide de sa détresse et de son désespoir. Je crois en toi, disait Laurel Holland, en l'attirant contre elle. Je crois. Il faut que tu croies aussi.

Quelques instants plus tard, la nausée passa. Ambler se redressa et sentit ses forces et son courage revenir. Il s'était arraché aux profondeurs noir d'encre de sa psyché et était remonté d'un coup à la surface, émergeant d'un cauchemar qui n'appartenait qu'à lui.

A présent, il fallait qu'il entre dans un autre cauchemar, sachant que s'il échouait, le monde y entrerait et n'en sortirait peut-être jamais.


Consultant sa montre pour s'assurer qu'il restait dans les temps, Ambler se dirigea vers le plus grand hôtel de Davos, le Steigenberger Belvedere, au 89 de la Promenade, situé en diagonale par rapport à l'entrée principale du Congresszentrum. Le bâtiment géant était un ancien sanatorium, construit en 1875. Sa façade rose était percée d'étroites fenêtres cintrées, imitant les embrasures des châteaux féodaux parés pour la bataille. Mais les seuls conflits visibles, pendant la semaine du forum, se jouaient entre les différents sponsors privés. KPMG disposait d'une large bannière bleue et blanche fixée au-dessus de la porte cochère de l'hôtel, en concurrence directe avec un panneau pour un service de navette de bus portant les quatre anneaux enlacés du logo Audi. Son pouls s'accéléra à l'approche de l'entrée : bordant l'allée circulaire de l'hôtel, à côté des voitures de luxe habituelles, des véhicules de transport militaires étaient stationnées, ainsi qu'un SUV à jantes larges avec un gyrophare rectangulaire bleu sur le toit et une bande rouge fluo sur les flancs, barrés par les mots MILITÄR POLIZEI écrits en blanc. De l'autre côté de la rue, une grille de trois mètres cinquante de haut, surmontée de pointes acérées, défendait l'accès au trottoir ; prise dans la grille, une bannière à rayures multicolores avertissait fermement de ne pas approcher dans les trois principales langues suisses : SPERZONE, ZONE INTERDITE, ZONA SBARRATA.

Le mail vocal écouté en chemin lui avait appris que Caston avait réussi à rejoindre le centre de conférences à titre officiel : il avait usé de son influence pour se faire porter sur la liste des invités. Pour Ambler, cependant, ce n'était pas possible ; et jusqu'ici, Caston n'avait rien appris. La tâche, après tout, demandait de la perspicacité, pas de la ratiocination.

Ou bien alors un miracle.

Dans l'entrée du Belvedere, un grand paillasson en sisal permettait de tapoter la neige qu'on avait sur les pieds ; derrière les doubles portes, le sisal faisait place à une élégante moquette en tissé Wilton déclinant un subtil motif floral. En traversant rapidement le hall, on découvrait plusieurs salons qui communiquaient les uns avec les autres, ainsi qu'une salle à manger dont l'accès était défendu par des cordons en velours rouge et des potelets surmontés d'ananas décoratifs en cuivre. Ambler retourna dans un salon proche de la réception de l'hôtel, d'où, dans un angle discret, il pouvait surveiller les entrées, et s'installa dans un fauteuil en cuir capitonné ; au-dessus de plinthes en acajou, les murs étaient tapissés de soie à rayures noires et bordeaux et décorés d'une arcature. Il se regarda dans un miroir en travers du mur, satisfait de voir que vêtu comme il l'était à présent d'un costume de prix anthracite à fines rayures, il avait la tête de l'emploi. On le prendrait pour un des nombres hommes d'affaires qui, sans être aussi célèbres que les « participants », avaient payé le prix fort pour être présents, du moins, ceux dont la candidature avait été retenue. Dans le monde très fermé du Forum économique mondial, l'invité payant était considéré avec la condescendance qu'un élève boursier sans le sou aurait rencontré dans un pensionnat huppé. Chez eux, ces hommes, dirigeants d'entreprises locales ou maires de villes de moyenne importance, pouvaient se croire les maîtres de l'univers ; à Davos, ils n'étaient que ses laquais.

Ambler commanda un café, noir, à l'une des serveuses débordées mais serviables, et feuilleta tranquillement les différentes publications économiques étalées à portée de main sur la petite table : le Financial Times, le Wall Street Journal, Forbes, la Far Eastern Economic Review, Newsweek International, et The Economist. En prenant The Economist, il eut un coup au cœur : une photo de Liu Ang, souriant, s'étalait en couverture, au-dessus d'une légende énergique : RENDRE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE AU PEUPLE.

Il parcourut rapidement l'article de fond, ses yeux s'arrêtant sur les chapeaux en gras. LE RETOUR DE LA « TORTUE DE MER » ; L'INFLUENCE AMÉRICAINE EN DÉBAT. A intervalles réguliers, il levait les yeux, observant les allées et venues des clients. Il ne tarda pas à trouver un candidat prometteur : un Anglais, la petite quarantaine, cheveux blonds grisonnants, dans la banque, à en juger par la largeur de son col de chemise et les motifs discrets de sa cravate jaune. Il venait d'entrer dans l'hôtel et paraissait légèrement agacé, comme s'il avait oublié quelque chose dont il avait besoin. Ses joues rebondies étaient encore rosies par le froid, et quelques flocons de neige piquetaient son pardessus en cachemire noir.

Ambler laissa en hâte quelques francs près de sa tasse de café et rattrapa l'homme d'affaires alors que celui-ci s'engouffrait dans un ascenseur ouvert ; Ambler pénétra dans la cabine juste avant la fermeture des portes. L'homme d'affaires avait appuyé sur le bouton du quatrième. Ambler pressa à nouveau le bouton, comme s'il ne s'était pas rendu compte qu'il était déjà allumé. Il jeta un coup d'oeil au badge de l'homme : Martin Hibbard. Quelques instants plus tard, il le suivit dans le couloir, notant le numéro de la chambre où l'Anglais s'arrêta, mais prenant soin de le dépasser d'un pas ferme avant de disparaître à l'angle du couloir. Hors de vue, Ambler s'arrêta aussitôt, tendit l'oreille alors que la porte se refermait derrière l'Anglais, puis, trente secondes plus tard, s'ouvrait à nouveau. L'homme sortit, une serviette en cuir dans les bras, et retourna vers les ascenseurs. Étant donné l'heure et l'air pressé de Martin Hibbard, on pouvait dire sans trop s'avancer qu'il avait rendez-vous à déjeuner et avait besoin des documents qui se trouvaient dans sa serviette. Selon toute probabilité, il se dirigerait ensuite vers le Palais des Congrès pour l'une des sessions prévues à 14 h 30 et ne serait pas de retour dans sa chambre d'hôtel avant plusieurs heures.

Ambler revint dans le hall et jeta un coup d'oeil au personnel de la réception, un élégant comptoir en marbre et en acajou. L'une des réceptionnistes, vingt-cinq, trente ans, un peu trop maquillée, serait sa meilleure chance, décida-t-il. Il ne se risquerait pas avec le quadragénaire au crâne rasé, bien qu'il fût disponible, ni avec la femme plus âgée, grisonnante, au sourire immuable et aux yeux fatigués.

Quand la jeune femme en eut fini avec le client dont elle s'occupait — un Africain agacé de ne pas pouvoir changer ses nairas contre des francs suisses –, Ambler s'avança, l'air penaud.

« Quel imbécile je fais », dit-il.

— Je vous demande pardon ? » Elle parlait anglais avec une pointe d'accent.

« C'est moi qui vous demande pardon. J'ai laissé ma carte magnétique dans ma chambre.

— Il n'y a pas lieu de s'inquiéter, monsieur, assura la femme aimablement. Cela arrive tout le temps.

— Pas à moi. Mon nom est Marty Hibbard. Martin Hibbard, plutôt.

— Et votre numéro de chambre ?

— Voyons... Ambler fit mine de se creuser la tête. Ah, je me souviens... 417. »

Derrière le comptoir en marbre, la réceptionniste le gratifia d'un sourire plein d'autorité, rentra quelques codes sur son ordinateur. Quelques secondes plus tard, une nouvelle carte magnétique sortit de la machine derrière elle, et elle la lui remit. « J'espère que vous appréciez votre séjour, dit-elle.

— C'est le cas, savez-vous. Grâce à vous. »

Elle sourit avec reconnaissance pour ce compliment peu fréquent.

La chambre 417 s'avéra spacieuse et majestueusement décorée avec des couleurs lumineuses et légères et un mobilier délicat : une commode de style Sheridan, une bergère à oreilles, un petit bureau et une chaise à dossier en bois dans l'angle opposé. On ne trouvait plus une chambre à louer dans toute la région de Davos-Klosters, pas pendant la dernière semaine de janvier, mais celle dont il avait pris momentanément possession allait servir, un certain temps du moins.

Il passa le coup de téléphone, éteignit les lumières, tira les rideaux, ainsi que les voilages occultants, et attendit.

Dix minutes plus tard, on frappait à la porte. Ambler se colla contre le mur du côté où elle s'ouvrait. C'était le positionnement standard, appris à l'entraînement. Un réflexe pour un agent tel que lui.

Si Harrison Ambler était bien celui qu'il croyait être.

Une bouffée d'angoisse noire monta en lui comme le panache toxique d'une cheminée d'usine. Il déverrouilla la porte, l'entrebâilla.

La chambre était plongée dans l'obscurité. Mais il n'avait pas besoin de voir ; il pouvait le sentir... son shampooing, l'adoucissant sur ses vêtements, l'odeur de miel de sa peau.

« Hal ? » Sa voix, à peine un murmure. Elle referma la porte derrière elle.

Il parla à voix basse, lui aussi, pour ne pas la faire sursauter. « Par ici », dit-il, et sa bouche dessina un sourire aussi involontaire qu'un éternuement, un sanglot, un rire. Un sourire qui parut presque illuminer la pièce.

Elle s'approcha de la voix d'Ambler, tendit la main vers son visage comme une aveugle, trouva sa joue, la caressa, et maintenant se tenait tout près de lui. Il sentit sa chaleur, ses lèvres effleurer les siennes... un contact électrique. Il l'enlaça et la pressa contre lui, sentant sa joue contre le haut de sa poitrine, puis il l'embrassa, d'abord les cheveux, l'oreille, le cou, inspirant profondément. Il fallait qu'il savoure chaque seconde passée avec elle. Même s'il savait qu'il ne survivrait peut-être pas à cette journée, une étrange chaleur se répandit en lui — l'assurance que quoi qu'il arrive, il ne mourrait pas sans amour.

« Laurel, souffla-t-il. Je... »

Elle pressa sa bouche contre la sienne, le faisant taire et semblant tirer courage de son baiser. « Je sais », fit-elle après un silence.

Il prit son visage entre ses mains et caressa doucement ses joues avec ses pouces, passant sur la peau tendre sous les yeux ; ils étaient mouillés, elle venait de pleurer.

« Tu n'es pas obligé de parler », dit-elle, la voix épaissie par l'émotion, mais encore étouffée.

Elle se blottit à nouveau dans ses bras, sur la pointe des pieds, pressant sa bouche contre la sienne une fois encore. Pendant un long moment, il ne fut conscient de rien d'autre sinon d'elle : sa chaleur, son odeur, sa chair tremblante, ferme et douce, pressée contre la sienne, jusqu'au battement lent de son cœur, à lui, à elle ? Le reste du monde s'évanouit, la chambre d'hôtel, la ville, la mission, le monde lui-même. Rien d'autre n'existait sinon eux deux, une dualité qui, d'une certaine manière, n'en était plus une. Il la sentit qui se cramponnait à lui, non plus avec désespoir mais avec l'étrange sérénité qui les avait gagnés tous les deux.

Alors ils se détendirent et reculèrent, à nouveau deux. Il actionna l'interrupteur près de la porte. Éclairé, l'espace dans lequel ils se trouvaient changea aussi ; il devint plus petit, plus douillet, rendu plus intime par la somptuosité des textures et des couleurs. Laurel, elle, ne changea pas ; elle était exactement telle qu'il l'avait imaginée, comme si l'image mentale qu'il avait d'elle s'était matérialisée devant ses yeux ; les grands yeux noisette pailletés de vert, remplis de désir, d'amour, de sollicitude ; le teint de porcelaine et les lèvres pleines légèrement entrouvertes. Une expression qui irradiait un dévouement absolu, le genre d'expression qu'on ne voyait pratiquement qu'au cinéma — seulement elle était réelle ; elle était là, à portée de bras. C'était la chose la plus réelle au monde.

« Dieu merci, tu es sain et sauf, mon chéri, mon amour, murmura-t-elle. Dieu merci.

— Tu es si belle. » Il avait parlé tout haut, sans l'avoir voulu de façon consciente. Mon Ariane.

« Partons, dit-elle, avec un espoir soudain qui altéra ses traits. Dévalons cette montagne à ski et ne nous retournons jamais.

— Laurel.

— Juste nous. On verra bien ce qui arrivera. On peut compter l'un sur l'autre.

— Bientôt. Dans quelques heures. »

Laurel battit lentement des paupières ; elle avait essayé de tenir sa peur à distance, mais maintenant elle débordait, irrépressible. « Oh, mon chéri, dit-elle. J'ai un mauvais pressentiment. Impossible de m'en débarrasser. » Sa voix tremblait ; ses yeux brillaient de larmes.

La peur qu'il ressentait à présent, il la ressentait pour elle, pour sa propre sécurité. « Tu en as parlé à Caston ? »

Elle sourit d'un air contrit à travers ses larmes. « Parler de pressentiment à Caston ? Il a tout de suite commencé à parler de probabilités.

— Du Caston tout craché.

— Forte cote et faible probabilité. » Elle ne souriait plus. « Je crois que lui aussi a un mauvais pressentiment. Seulement il refuse d'admettre qu'il a des sentiments.

— Pour certaines personnes, ça facilite les choses.

— Il dit que tu feras ce que tu as à faire, quelles que soient les chances de réussite.

— C'est sa calculette qui a dit ça ? » Ambler secoua la tête. « Mais il n'a pas tort.

— Je ne veux pas te perdre, Hal. » Elle ferma les yeux un bref instant. « Je ne peux pas te perdre. » Elle avait parlé plus fort qu'elle n'avait voulu.

« Mon Dieu, Laurel. Moi non plus, je ne veux pas te perdre. Et pourtant, c'est bizarre, mais d'une certaine façon... » Il secoua la tête, car il y avait des paroles qu'il était incapable de prononcer, dont il ne pouvait attendre que quelqu'un les comprenne. Avant, sa vie ne valait pas grand-chose à ses yeux. Il n'y avait jamais pensé en ces termes, c'était seulement maintenant qu'il était en position de le reconnaître. Parce que sa vie n'était plus minable. Elle contenait quelque chose d'infiniment précieux. Elle contenait Laurel.

Et c'était à cause de Laurel qu'il était ici ; c'était à cause de Laurel qu'il allait faire ce qui devait être fait. Il ne pouvait pas se planquer, disparaître dans une métropole sud-américaine, vivre une existence anonyme pendant que la guerre éclatait entre les grandes puissances. Un monde qui contenait Laurel était un monde qui, soudainement et intensément, comptait pour lui. Telles étaient les choses qu'Ambler pensait et ne pouvait dire. Il se contenta de la regarder quelques instants, tous deux rassemblant leur courage en prévision de ce qui les attendait.

Ne doutez jamais qu'un petit groupe de citoyens réfléchis et volontaires puissent changer le monde. En réalité, il en a toujours été ainsi.

La citation lui revint comme un jet d'acide dans la gorge. Il n'arrivait pas à imaginer le cataclysme mondial qui se produirait si la conspiration des palmériens réussissait.

Ambler s'approcha de la fenêtre, regarda l'ensemble de bâtiments peu élevés de l'autre côté de la rue : le Palais des Congrès. Des agents de la police militaire étaient rassemblés par petits groupes, presque entièrement vêtus en bleu nuit — la couleur de leurs pantalons, de leurs blousons en nylon, et de leurs bonnets en laine –, à part la banque turquoise à l'intérieur du col relevé de leurs blousons, et leurs rangers, qui étaient noires. Quand ils étaient proches les uns des autres, c'était comme s'ils apportaient la nuit avec eux. De hautes barrières en tubes d'acier, en partie enfouies dans la neige, canalisaient les visiteurs jusqu'à un point d'accès indiqué avec précision. Ambler avait vu des prisons de haute sécurité plus hospitalières.

« Caston trouvera peut-être un moyen, dit Laurel. Il m'a bien fait entrer. Non pas que j'aie appris le moindre truc.

— Il t'a fait entrer ? » Ambler était soufflé.

Elle acquiesça de la tête. « Il est arrivé à comprendre que, techniquement, je faisais partie des services du renseignement. Ce qui signifie habilitation de haut niveau, d'accord ? Le bureau du FEM a pu obtenir une confirmation officielle. Note que les jardiniers de Parrish Island eux aussi ont une habilitation de haut niveau, c'est la règle dans un établissement de ce genre, mais ils ne pouvaient pas le savoir, hein ? Tout est dans les lettres et les chiffres qui suivent ton nom, et Caston est un as pour exploiter les failles du système.

— Où est-il, à propos ?

— Il devrait arriver dans une minute. Je suis venue en avance. » Elle n'eut pas à expliquer pourquoi. « Mais peut-être qu'il est tombé sur quelque chose, a trouvé une de ses “anomalies”.

— Écoute, Caston est un type bien, mais c'est un analyste, un homme de chiffres. Là, on a affaire à des gens, pas au sillage de vapeur électronique qu'ils laissent derrière eux. »

Quelqu'un frappa trois coups à la porte ; Laurel reconnut le code et laissa entrer Caston. Son pardessus mastic arborait des épaulettes de neige, qui se dissolvaient en ruisselets sur le devant. Caston lui-même avait l'air épuisé, encore plus livide que d'habitude. Il avait un sac fourre-tout à la main, sérigraphié avec le logo du Forum économique mondial. Il considéra Ambler sans la moindre surprise.

« Vous avez trouvé quelque chose ? lui demanda Ambler.

— Pas grand-chose, répondit le vérificateur sobrement. J'ai passé une heure et demie à l'intérieur du centre de conférences. Comme je l'ai dit, j'y étais déjà venu, en tant qu'expert d'un comité sur les institutions financières offshore et le blanchiment d'argent. Ils organisent toujours des tas de séminaires techniques, en même temps que les événements plus mondains. Ce matin, j'ai fait la tournée des séminaires. Je devrais avoir un bouton qui dirait “Posez-moi des questions sur les mouvements de capitaux transnationaux”. Laurel aussi est allée faire un tour, mais on dirait qu'elle n'a pas trouvé le filon, non plus.

— Cet endroit me file la chair de poule, admit la jeune femme. Il y a tant de visages qu'on reconnaît pour les avoir vus dans les magazines et aux infos. Ça donne le tournis. C'est juste un réflexe, mais au début vous n'arrêtez pas de saluer parce que leur tête vous dit quelque chose et que quelque part vous pensez que vous devez les connaître. Et puis vous vous rendez compte que c'est juste parce qu'ils sont célèbres. »

Caston opina. « A côté de Davos, le groupe Bilderberg ressemble à la Chambre de commerce de Muncie.

— J'avais tout le temps l'impression de faire tache, que tout le monde savait que je n'étais pas à ma place, poursuivit Laurel. Et l'idée que l'un d'eux, rien qu'un, était peut-être ce dingue...

— Nous n'avons pas affaire à un dingue, corrigea Ambler avec circonspection. Nous avons affaire à un professionnel. C'est bien pire. » Il marqua un temps d'arrêt. « Mais il y a de bonnes nouvelles, aussi ; le simple fait que vous ayez tous les deux pu entrer. C'est à vous qu'on le doit, Caston, et je ne sais toujours pas bien comment vous avez réussi votre coup.

— Vous oubliez que je suis un haut fonctionnaire de la CIA. J'ai chargé mon assistant d'appeler le bureau du directeur exécutif pour ajouter mon nom à l'escorte de Washington. Un coup de fil officiel de Langley, suivi d'un tas de vérifications, de garanties de sécurité. Ils n'ont pas fait d'histoire.

— Ça ne les gêne pas d'avoir des espions sur leur liste d'invités ?

— Si ça les gêne ? Ils adorent ça. Vous n'avez toujours pas compris — Davos, c'est le pouvoir. Le pouvoir sous toutes ses formes. Ils seraient ravis d'avoir le DCI en personne — il est venu il y a deux, trois ans –, mais un haut fonctionnaire de la CIA n'est pas pour leur déplaire.

— Et vous vous y êtes pris de la même manière pour mettre Laurel sur les listes ?

— C'est mon assistant qui s'en est occupé, en fait. Nous avons dit que c'était une spécialiste en psychiatrie travaillant pour les Services Communs du renseignement — ce qui se trouve être sa désignation technique. Elle a aussi une habilitation de niveau 12A-56, attribuée automatiquement au personnel de Parrish Island. Que la demande ait été faite à la dernière minute était légèrement irrégulier, mais pas tant que cela, surtout quand on connaît leurs arrangements avec les renseignements américains. Le reste a été une question d'élision, dirons-nous.

— Et la sécurité du FEM vous a cru sur parole ?

— Bien sûr que non. Ils ont appelé Langley, ont joint mon bureau en passant par le standard — c'est la procédure de rappel normal, comme je l'ai dit — et ont eu une deuxième discussion avec mon assistant. D'après ce que j'ai compris, il a laissé entendre que ce serait une “faveur spéciale” faite au DCI et au secrétaire d'État, ce genre de chose. Ensuite il leur a fourni un code confidentiel à des fins de vérification. Voyez-vous, il y a un système pour les vérifications intranet en accès limité, développé pour les opérations conjointes avec d'autres pays. Le résultat, c'est qu'ils peuvent obtenir un listing du personnel abrégé — on appelle ça un talon — qui fournit une confirmation de niveau C de ce qu'on leur a dit. Mon bureau transmet alors une photographie numérique pour le badge de sécurité — il y a une photo des Services Communs sur fichier — et après, on entre les doigts dans le nez.

— Vous savez que je comprends presque ce que vous venez de dire. » Ambler inclina la tête. « Mais attendez, vous avez reconnu que le système de sécurité du Forum était infaillible.

— Pratiquement infaillible, oui. Est-ce que j'ai l'air d'un imbécile ?

— Alors, vous pouvez faire la même chose pour moi ?

— Hmm, laissez-moi réfléchir. Est-ce que vous figurez sur les listes des employés de la CIA ? » Caston se retint de rouler les yeux, et ses paupières frémirent. « Avez-vous un dossier à la Division du personnel des Services Communs ? S'ils appellent le standard de Langley pour vérifier votre fonction et votre grade, on leur dit quoi ?

— Mais...

— Harrison Ambler n'existe pas, coupa Caston. Ou alors vous avez oublié ? Je regrette d'avoir à vous apprendre la nouvelle, mais ils vous ont effacé, d'accord ? Le Forum économique mondial fait le trafic de données, d'octets et de giga-octets. C'est un monde de signatures, de fichiers, et de confirmations numériques. Il me serait plus facile d'obtenir un badge de sécurité pour Big Foot, le Yéti ou ce foutu monstre du loch Ness. Eux non plus n'existent pas, mais au moins on peut les trouver sur Internet.

— Vous avez fini ?

— Ce que je crains, c'est qu'on soit tous finis. » Le regard de Caston étincelait. « Pendant tout ce temps, j'ai cru que vous gardiez un plan derrière les fagots. Pensez-vous, vous êtes encore plus irresponsable que je l'avais imaginé. Vous foncez tête baissée dans un terrain miné sans un plan ! Vous n'anticipez pas, qu'est-ce que je dis ! Vous ne pensez même pas, point barre. Dès le départ, nos chances étaient minces, voire inexistantes. Eh bien, on peut tirer un trait sur le mince. »

Pour Ambler, ce fut comme si la force de gravité avait soudain doublé, que ses membres étaient de plomb. « Donnez-moi des détails, dites-moi comment le système de badges est organisé physiquement.

— Vous ne pouvez pas y aller au flanc, si c'est ça que vous avez en tête, grommela Caston. Et vous ne pouvez pas entrer non plus en faisant votre numéro de devin psychologue. Le système est très simple et presque impossible à tromper. » Il déboutonna sa veste grise de costume laine-polyester — Ambler décela une légère odeur d'antimites — et leur montra le badge d'identification qu'il portait sur une cordelette en nylon blanc passée autour du cou. L'objet était d'une simplicité trompeuse : un rectangle de plastique blanc avec une photographie de Caston à gauche de son nom ; il y avait un hologramme carré argenté en dessous, une bande bleue au-dessus. Il le retourna, exposant la bande magnétique au verso.

« J'ai le même, remarqua Laurel. Ça n'a pas l'air bien méchant. Vous ne pourriez pas en voler un et le falsifier ? »

Caston secoua la tête. « Quand vous entrez, vous passez la carte dans un lecteur. La carte encode une signature digitale qui ouvre un fichier sur l'ordinateur. Le problème, c'est que l'ordinateur à l'entrée possède la cybersécurité la plus puissante que vous pouvez imaginer : c'est une unité autonome. En d'autres termes, il fonctionne de manière indépendante, il n'est pas relié à Internet, impossible donc de s'y introduire. Et il y a un garde posté devant un écran, à chaque lecture de la carte, le nom et la photographie du fichier informatique s'affichent sur l'écran. Et si vous n'êtes pas déjà fiché dans l'ordinateur, vous êtes dans le caca.

— C'est le terme technique ?

— Après ça, il faut franchir un détecteur de métaux, comme à l'aéroport, poursuivit Caston. Blousons, clés et ce genre de choses passent sur un tapis roulant.

— Cela suffit pour empêcher un assassin d'entrer, non ? demanda Laurel.

— On parle de quelqu'un qui planifie ça depuis des mois, voire plus longtemps », répondit Caston. Il lança un regard à Ambler. « Vous avez environ deux heures. »

Ambler s'approcha de l'endroit où s'était tenue Laurel et regarda par la fenêtre l'après-midi blafard. La neige tombait, lentement mais sûrement.

Quelles étaient ses options ? Il sentit la panique le gagner, savait qu'il devait la tenir à distance : elle était capable de le paralyser, de le faire craquer, de le couper de son instinct.

La voix de Laurel : « Et si tu disais que tu as perdu ta carte ?

— Alors ils s'excuseront et t'escorteront jusqu'à la sortie, répondit Caston. J'ai vu ça une fois il y a quelques années. Et vous pouvez être le roi du Maroc, ils s'en contrefoutent. Tout le monde à l'intérieur a une carte autour du cou.

— Même les chefs d'État ? insista Laurel.

— Je viens de voir notre vice-président. Il portait un costume gris ardoise et une cravate jaune. Avec un badge d'identification de plus de dix centimètres sous le nœud. C'est simple, c'est bétonné. Ces gens ne rigolent pas. Il n'y a pas eu une seule faille dans la sécurité en trente et quelques années, et il y a une raison à ça. »

Quand Ambler se tourna vers les autres, Laurel le regardait avec l'air d'attendre quelque chose. « Il doit y avoir un moyen, non ? Le facteur humain, comme tu dis toujours. »

Ambler entendit ses paroles comme si elles avaient été prononcées de très loin. Différents scénarios lui traversèrent l'esprit — envisagés, considérés, explorés, et rejetés, en l'espace de quelques secondes. Presque toute organisation a la porosité du jugement humain, parce que la gestion quotidienne des détails pratiques exige une certaine dose de flexibilité. Mais le Forum économique mondial n'était pas une institution qui se gérait au jour le jour. C'était un événement spécial, qui ne durait qu'une semaine. Ici les règles pouvaient être particulièrement drastiques. Il ne s'écoulait jamais assez de temps pour que les responsables de la sécurité commencent à se relâcher.

Le regard d'Ambler tomba sur le fourre-tout FEM noir que portait Caston et qui contenait la documentation que l'on remettait aux participants à l'entrée. Il s'en saisit et vida son contenu sur le lit. Il y avait un exemplaire de Global Agenda, la revue du FEM publiée pour l'occasion, et un classeur noir avec le programme des événements. Ambler feuilleta ce dernier : on y trouvait au fil des pages des tables rondes aux intitulés aussi ahurissants que « Où en est la gestion de l'eau ? », « Sécuriser le système de santé mondial », « L'avenir de la politique étrangère américaine », « Sécurité humaine, sécurité nationale : amies ou ennemies ? », « Vers un nouveau Bretton Woods ». Il y avait le programme des allocutions du secrétaire général des Nations unies ; le discours de Liu Ang marquait sans conteste le point d'orgue de la manifestation. Ambler referma le classeur et se saisit d'un petit volume épais, presque cubique, dressant la liste de tous les « participants » à la réunion annuelle du FEM ; près de mille cinq cents pages où figurait la photographie de chacun, assortie d'une biographie professionnelle rédigée dans une petite police sans empattement.

« Regardez tous ces visages », dit Ambler. Il passa le doigt sur la tranche de l'annuaire, comme ces petits livres qui font apparaître des images animées quand on les feuillette très vite.

— Ça fait une sacrée séance d'identification », remarqua Laurel. La frustration commençait à empuantir l'atmosphère.

Soudain, Caston s'assit droit comme un I. « Une séance d'identification », répéta-t-il.

Ambler le regarda, vit quelque chose dans son regard qui lui fit presque peur ; ses yeux tourbillonnaient pratiquement dans leurs orbites. « Qu'est-ce qui vous prend ? demanda-t-il à voix basse.

— On devrait les proscrire, répondit Caston. Les séances d'identification, je veux dire. Elles sont responsables d'un nombre incroyable de condamnations arbitraires. Le taux d'erreur est insupportable.

— Vous êtes épuisé », glissa Laurel. Elle se tourna vers Ambler avec anxiété. « Il n'a pas fermé l'oeil dans le train.

— Laisse-le parler, plaida Ambler d'une voix douce.

— Parce que les témoins sont extrêmement faillibles, poursuivit Caston. Vous avez vu quelqu'un faire un mauvais coup, et vous êtes amené à croire que l'une des personnes qu'on vous présente est peut-être le type que vous avez vu. Alors vous regardez ; et il y a une loi heuristique que la plupart des gens suivent. Ils choisissent celui qui ressemble le plus à la personne de leur souvenir.

— En quoi est-ce un problème ? s'étonna Laurel, perplexe.

— Parce que la personne la plus ressemblante n'est pas forcément la même personne. Ils disent : “C'est le n° 4”, “C'est le n° 2”. Et parfois le n° 2 ou le n° 4 est un flic, un figurant, et il n'y a pas de mal. Les enquêteurs remercient le témoin et le renvoient chez lui. Mais comme le montrent les statistiques, il arrive que le type soit un suspect. Pas le véritable auteur du crime, mais un suspect. Il se trouve qu'il ressemble un peu plus au type que vous avez vu que les autres. Mais ce n'est pas lui. Tout à coup, vous avez un témoin oculaire déposant contre le suspect. “Pouvez-vous désigner l'homme que vous avez vu la nuit dernière ?” et tout le cinéma, et un jury s'imagine que la culpabilité ne fait pas un pli. Pourtant il y a un moyen de découvrir ce qu'un témoin a vu sans cette distorsion : vous procédez successivement. Vous lui montrez des photos, pas en même temps, mais l'une après l'autre. Vous demandez : “C'est celui-là ? Oui ou non ?” Si vous optez pour cette méthode, la marge d'erreur passe de 7 % à moins de 1 %. C'est un scandale que les gens chargés de faire respecter la loi n'aient pas compris ces statistiques élémentaires. » Il leva les yeux, le regard tout à coup affûté. « Mais voilà où je veux en venir : dans la réalité, très souvent, l'approximation suffit. » Il cligna rapidement les paupières. « Les statistiques ne laissent aucun doute à ce sujet. Par conséquent : on trouve la personne qui vous ressemble le plus. Mille cinq cents visages, c'est un échantillon avec lequel on peut travailler. »

Ambler ne répondit pas tout de suite.

Alors que Caston se tenait près de lui, il se mit à feuilleter l'annuaire, rapidement, méthodiquement, un index mouillé tournant les pages de façon presque mécanique. « Je veux que tu regardes aussi ces photos, dit-il à Laurel. Si c'est suffisamment ressemblant, tu le sauras tout de suite. N'y pense pas. Contente-toi de regarder... de sentir. Si c'est jouable, tu le sauras à l'instant. »

Les visages défilèrent, environ deux par seconde. « Attends », fit Laurel.

Caston colla un petit Post-it rectangulaire sur la page et dit : « Continuez. »

Ce que fit Ambler, feuilletant les cent pages suivantes sans interruption jusqu'à s'arrêter sur l'une d'elles. Caston y plaça un autre marque-page adhésif, et Ambler se remit à l'ouvrage. Quand le visage d'Ashton Palmer apparut, Ambler s'arrêta un bref instant. Aucun d'entre eux ne parla. C'était inutile. Même chose quand ils arrivèrent à la page d'Ellen Whitfield. Elle était d'une beauté ordinaire, alors que son mentor paraissait distingué, mais ni leur intelligence, ni leur ambition dévorante ne passaient sur le Photomaton officiel. A ce moment-là, leur image n'offrit qu'une distraction.

Quand Ambler eut parcouru tout l'annuaire, quatre pages avaient été marquées. Ambler tendit le livre à Caston. « Vous avez un regard neuf. Jetez un coup d'oeil. »

Caston examina les quatre pages. « Le troisième, dit-il en le passant à Laurel, qui fit de même.

— Probablement le troisième », dit-elle, avec un peu plus d'hésitation.

Ambler ouvrit l'annuaire à l'endroit du troisième Post-it et déchira la page, étudiant attentivement la notice. « Ce n'est pas follement ressemblant, je ne l'aurais pas choisi, commenta Ambler, à moitié pour lui-même. Mais il faut dire que j'ai du mal à me rappeler la tête que j'ai ces temps-ci. » Il examina à nouveau la photographie noir et blanc. Le regard de l'homme suggérait une certaine sévérité, à la limite de la morgue, bien qu'il fût difficile de savoir ce qui lui appartenait en propre et ce qui était dû à la photo.

Il s'appelait Jozef Vrabel, président de V&S Slovaquie, une entreprise basée à Bratislava spécialisée dans les « solutions, services et produits sans fil, et sécurisation des réseaux d'accès. »

« Je ne voudrais pas plomber l'ambiance, intervint Laurel. Mais on fait comment pour récupérer la carte ?

— Ce n'est pas à moi qu'il faut demander ça, rétorqua Caston en haussant les épaules. Demandez à monsieur Facteur Humain ici présent.

— On peut le localiser ? » Ambler regarda Caston puis à nouveau par la fenêtre. Deux étages au-dessus, sur le toit, il savait que deux tireurs d'élite patrouillaient. Mais à quoi bon des armes sans cible ? Quelle ironie qu'il ait d'abord à se montrer plus malin que ceux qui, comme lui, cherchaient à assurer la sécurité. Les ennemis de ses ennemis étaient ses ennemis.

Puis son regard se fixa sur un long mur bleu foncé, barrière solide mais mobile, dressé devant la façade en béton banché du Palais des Congrès. Sur sa longueur, une série de grands rectangles blancs avec un logo bleu : WORLD ECONOMIC FORUM, chaque mot disposé l'un au-dessus de l'autre, avec une fine arabesque passant à travers les O. Sur la gauche, un panneau avec le même logo, et des flèches aiguillant les médias et le personnel vers une entrée différente de l'entrée « centrale » destinée aux participants.

La peur, le désespoir, et une rage brute se déchaînaient en lui, et de ce mélange, bizarrement, sortit un alliage plus solide que tous ses composants : une résolution à toute épreuve.

Il mit quelques instants à s'aviser que Caston était en train de parler. « Les merveilles de la technologie, disait le franc-tireur des chiffres. Il y a un ordinateur connecté à un intranet au centre de conférences et dans beaucoup d'hôtels. Tout ça est conçu pour que vous puissiez trouver des gens. Les prises de contact sont essentielles à Davos.

— Vous avez pris des contacts quand vous étiez dans la place, Caston ?

— Je ne travaille pas en réseau, dit-il avec humeur. Les réseaux, je les analyse. Ce que je veux dire, c'est que si je vais à l'accueil, ils auront un terminal. Je peux taper le nom et il me dira à quels programmes il s'est inscrit. Parce qu'il faut s'inscrire, voyez-vous. Ensuite...

— Ensuite vous le trouvez, vous lui racontez qu'il y a une urgence, et vous l'attirez à l'extérieur du centre. »

Caston toussota. « Moi ?

— Vous mentez bien ? »

Caston réfléchit un moment. « Médiocrement.

— On s'en contentera », conclut Ambler. En guise d'encouragement, il se pencha pour serrer l'épaule de Caston. Ce contact le mit fort mal à l'aise. « Parfois, quand ça vaut le coup de faire quelque chose, peu importe la manière.

— Si je peux être utile... se proposa Laurel.

— Je vais avoir besoin de toi sur le front de la logistique, lui dit Ambler. Il va me falloir des jumelles ou un appareil optique à fort grossissement. Il y a plus de mille personnes au centre. D'après le programme imprimé, le président chinois doit faire son allocution dans la grande salle du Palais des Congrès.

— C'est la plus grande salle, dit Caston. Mille places assises, facile. Peut-être plus.

— Ça fait beaucoup de visages, et je ne vais pas pouvoir les approcher tous.

— Tu vas te faire remarquer si tu commences à te balader avec une paire de jumelles autour du cou, avertit Laurel. Tu pourrais attirer l'attention.

— Tu parles des caméras de surveillance ?

— Cet endroit est truffé de caméras, dit Laurel, tous les cameramen de télévision y seront.

— Comment ça ?

— J'ai eu une petite discussion avec l'un des cameramen, expliqua Laurel. J'ai pensé qu'il pourrait en sortir quelque chose d'utile. Il se trouve que le FEM enregistre beaucoup d'événements pour ses propres besoins, mais les principaux événements — les sessions plénières et quelques tribunes ouvertes — sont enregistrés par certains des plus grands diffuseurs. La BBC, CNN International, Sky TV, SBC, entre autres. Leurs caméras ont des objectifs incroyables — j'ai jeté un coup d'oeil dans le viseur de l'une d'elles. » Ambler inclina la tête. « Alors je me suis dit que tu pourrais en utiliser une, juste pour le zoom. Ces caméras de télévision, elles sont portables mais encombrantes, et sont équipées d'un puissant zoom optique. C'est mieux que n'importe quelles jumelles. Et personne n'y trouvera à redire. »

Ambler éprouva un titillement d'excitation. « Mon Dieu, Laurel.

— Ce n'est pas parce que j'ai une bonne idée qu'il faut faire cette tête, blagua-t-elle. La seule chose que je me demande, c'est pourquoi le directeur de V&S Slovaquie se trimbalerait avec une caméra dans le hall du Palais des Congrès ?

— Ce n'est pas un problème à l'intérieur, commenta Caston. Il vous faut le badge pour entrer. Une fois dans la place, personne ne fera vraiment attention. Le badge ne montre pas votre affiliation, juste votre nom. Une fois à l'intérieur, vous faites ce que vous voulez.

— Et la caméra, on fait comment pour la trouver ? S'enquit Ambler.

— Ce n'est pas un problème, je sais comment en trouver deux, expliqua Laurel. Le type avec qui j'ai parlé m'a montré une réserve qui en est pleine.

— Écoute, Laurel, tu n'as pas été entraînée pour le terrain...

— Vous êtes sur un radeau de sauvetage et vous voulez vérifier si quelqu'un a son permis bateau ? ironisa Caston. Je croyais que c'était moi qui étais à cheval sur les règles.

— Le fait est que ce sera plus facile pour moi que pour “Jozef Vrabel” d'entrer dans cette réserve, assura Laurel. Et je suis déjà copine avec les gars qui vont et viennent à l'intérieur. » Avec des airs de femme fatale, elle ajouta : « Je n'ai peut-être pas les “compétences”, mais... j'ai des atouts. »

Ambler la regarda. « C'est juste que je ne vois pas comment... »

Laurel le gratifia d'un demi-sourire. « Moi, si. »


Le truc marrant, songea Adrian Choi alors qu'il était installé derrière le bureau impeccablement rangé de Clayton Caston, c'était que son patron se débrouillait pour lui donner autant de travail quand il était absent que quand il était au bureau. Ses derniers coups de fil avaient été abrupts, hâtifs, et énigmatiques. Beaucoup de demandes urgentes, aucune explication. Tout cela était bien mystérieux.

Adrian adorait ça.

Il appréciait même la légère gueule de bois qu'il avait ce matin-là... une gueule de bois ! Sensation inhabituelle pour lui. Cela faisait tellement... Derek Saint-John. Dans les romans haletants de Clive McCarthy, Derek Saint-John avait tendance à faire des excès. « Trop n'est jamais assez » faisait partie de ses reparties favorites ; une autre était « Le plaisir immédiat met ma patience à l'épreuve ». Dans l'exercice de ses fonctions, il était régulièrement obligé de passer de longues soirées à séduire de belles femmes, commander des champagnes coûteux avec des noms français qu'Adrian était incapable de prononcer, et endurer des gueules de bois matinales. « Ça se prononce Sin-djin, expliquait le super-espion d'un ton mielleux et badin aux créatures qui écorchaient son nom. Avec l'accent tonique sur le sin. » Derek Saint-John avait même une recette spéciale gueule de bois, détaillée dans Opération Atlantis, mais elle contenait des oeufs crus, et Adrian estimait que l'ingestion d'oeufs crus n'était pas recommandée.

Non pas qu'Adrian eût passé la soirée avec un mannequin aux longues jambes, complice notoire d'un infâme quadraplégique vivant dans un satellite spécial tournant en apesanteur autour de la Terre, ce qui arrivait dans Opération Atlantis. La soirée d'Adrian avait certainement été plus terre à terre. Il y repensait en fait avec une pointe de remords, ce qui n'était pas du tout le genre de Derek Saint-John.

Elle s'appelait Caitlin Easton, assistante administrative au Centre des Services communs. Au téléphone, une fois dégelée, elle avait commencé à rire sottement et à se montrer enjôleuse. Adrian dut cacher sa déception quand ils finirent par se retrouver, au Grenville's Grill. Elle était simplement un peu plus forte qu'il ne l'avait imaginé, et il remarqua les prémices d'un point noir au coin de son nez. Ce n'était pas que l'endroit où il l'avait amenée cassait grand-chose : le Grenville's Grill était un prétendu « restaurant » de Tysons Corner où le personnel vous flanquait d'énormes menus plastifiés sur la table, servait des chips dans de fâcheuses petites corbeilles tapissées de serviettes en papier, et plantait des cure-dents dans leurs sandwichs-club ; il se trouvait simplement que c'était sur leur route à tous les deux. Cependant, plus ils bavardaient, plus il se rendait compte qu'elle possédait un sens de l'humour réjouissant, et il avait passé un moment plutôt agréable. Quand il lui avait donné son nom de famille, disant, « C'est Adrian Choi, avec l'accent sur le oy », elle avait ri, même si elle n'avait pas pu saisir l'allusion. Elle avait beaucoup ri des choses qu'il racontait, même quand elles n'étaient pas particulièrement drôles, et cela lui avait vraiment boosté le moral. C'était une marrante.

Alors pourquoi ce petit remords ? Eh bien, il l'avait utilisée, non ? Il avait dit : « Hé, si vous ne faites rien après le travail, on pourrait peut-être prendre un verre, manger un morceau ? » Il n'avait pas dit : « Vous avez quelque chose dont mon patron a besoin. » Alors, d'une certaine manière, toute cette opération était un peu sournoise. Et Caitlin Easton n'était pas un agent ennemi, après tout ; elle était juste, eh bien, une préposée au classement.

Le téléphone ronronna, un appel interne. Caitlin ?

Oui, c'était Caitlin.

Il respira à fond. « Salut », dit-il, se surprenant lui-même ; à l'entendre, il semblait plus détendu qu'il ne l'était.

« Salut, dit-elle.

— On s'est bien amusés hier soir.

— Ouais, c'est vrai. » Elle baissa d'un ton. « Écoutez, je crois que j'ai quelque chose pour vous.

— Vraiment ?

— Je ne veux pas que vous aggraviez votre cas avec votre patron, c'est tout.

— Vous parlez de... ?

— Oui, oui.

— Caitlin, je ne sais pas comment vous remercier.

— Vous trouverez bien un moyen », dit-elle en gloussant.

Adrian rougit.


Le premier aperçu qu'Ambler eut de Jozef Vrabel en chair et en os fut démoralisant : la personne qu'il avait choisie comme sosie était un homme très quelconque, à peine un mètre soixante-cinq, petite tête, épaules étroites, et une bedaine ronde qui faisait saillie sur ses hanches larges ; il ressemblait à une toupie humaine. A en croire Caston, il fallait uniquement que le visage corresponde ; et le visage était... eh bien, assez ressemblant pour le regard rapide de quelqu'un à la recherche de similarités plutôt que de différences.

« Je ne comprends pas », répétait l'homme d'affaires slovaque, vêtu d'un triste costume en gabardine taupe, tandis que Caston le faisait sortir du Palais des Congrès. Les nuages lourds transformaient la rue en une version de grisaille d'elle-même, un tableau en dégradé de gris.

« C'est dingue, je sais, expliquait Caston. Mais l'agence a déjà négocié un contrat avec Slovakia Telecom, et c'est notre dernière chance de changer d'avis. La période de diligence raisonnable arrive presque à expiration. Sinon, légalement, il prend effet à la fin de la journée.

— Mais pourquoi ne nous a-t-on jamais contacté à ce sujet ? On nous prévient à la dernière minute, c'est ridicule. » Le Slovaque parlait anglais avec un accent, mais couramment.

— Ça vous surprend que le gouvernement des États-Unis ait mal géré un appel d'offres ? Vous demandez comment notre gouvernement fédéral a pu bâcler la procédure ? »

Le Slovaque ronchonna. « Si vous présentez les choses comme ça... »

Ambler, qui s'était posté de l'autre côté de la rue, s'avança vers lui à grandes enjambées. « Monsieur Vrabel ? Je suis Andy Halverson du ministère des Services généraux américain. Clay m'apprend que nous sommes sur le point de commettre une erreur assez coûteuse. Il faut que je sache s'il a raison. »

Caston s'éclaircit la gorge. « L'offre actuelle est estimée à 20 % de plus que notre contrat de téléphonie existant. Même avec les équipements de sécurité inclus, j'ai l'impression que l'on n'a pas obtenu le meilleur ratio en dépenses annualisées.

— C'est un contrat ridicule ! s'écria le Slovaque courtaud. C'est nous que vous auriez dû contacter. »

Caston se tourna vers Ambler avec un haussement d'épaules élaboré qui voulait dire « je vous l'avais bien dit ».

L'attitude d'Ambler était celle d'un bureaucrate craignant de futures représailles mais résolu à désamorcer la crise tant que cela était encore possible. « Nous avons un bureau rempli de gens dont c'est le boulot, dit-il avec fermeté. Je suppose qu'ils n'ont jamais pris la peine d'apprendre à se repérer dans Bratislava. Il y a qu'on nous avait dit que Slovakia Telecom avait le monopole du marché.

— Il y a deux ans, peut-être, reprit Caston tandis que Vrabel, incrédule, se mettait à bredouiller. Vous êtes sur le point de signer un contrat de deux cents millions de dollars, Andy, et vos gars s'appuient sur des études de marché vieilles de deux ans ? Je suis content de ne pas être celui dont le boulot est d'expliquer ça devant le Congrès. »

Peu à peu, remarqua Ambler, Vrabel se mit à se tenir un peu plus droit ; la toupie humaine redressait les épaules. L'agacement qu'il avait manifesté en se faisant arracher de la session « Deux économies, une Alliance » faisait place à un certain plaisir devant les récriminations mutuelles de deux puissants officiels américains, et la perspective d'un contrat extrêmement juteux.

Le visage du Slovaque se détendit en un sourire engageant. « Messieurs, il est tard, mais il n'est pas trop tard, j'espère. Je crois que nous pouvons faire des affaires ensemble. »

Les deux Américains le conduisirent jusqu'à une petite salle de conférences au deuxième étage du Belvedere, dont ils s'étaient assurés qu'elle resterait inoccupée jusqu'à l'arrivée d'un « groupe de travail » de l'ASEAN une heure plus tard. Ambler savait qu'ils pourraient disposer de la salle, ne serait-ce que brièvement, tant qu'ils feraient mine d'être à leur place. Le personnel de l'hôtel, déconcerté par leur arrivée, supposerait que l'erreur venait d'eux et, étant donné la densité de VIP présents, leur priorité consisterait à éviter de commettre un impair.

Laurel, habillée sévèrement d'une jupe grise et d'un chemisier blanc, retrouva les deux hommes à l'intérieur de la petite salle de conférences et s'approcha de Jozef Vrabel avec un appareil noir semblable à un lecteur de codes-barres.

Ambler bredouilla des excuses. « C'est juste une formalité. Techniquement, quand nous discutons hors site d'informations confidentielles, on est obligés de faire une recherche d'appareils d'écoute. »

Laurel passa l'appareil — un objet bricolé avec deux télécommandes de télévision — le long des extrémités de l'homme, puis sur son torse. Quand elle approcha du badge, elle s'interrompit : « Si vous voulez bien me laissez retirer ce badge, monsieur... Je crains que la puce à l'intérieur ne crée des interférences. »

Vrabel s'exécuta avec un hochement de tête obligeant, et elle passa derrière lui, faisant mince de scanner son dos. « Très bien », dit-elle peu après. Elle replaça la cordelette en nylon autour de son cou, glissant la carte à l'intérieur de son col ; comme personne ne regardait jamais son propre badge quand il le portait, Vrabel n'aurait pas le loisir de remarquer que celui-ci avait été remplacé par une carte de membre de l'Automobile Club d'Amérique.

« Je vous en prie, asseyez-vous, invita Ambler d'un geste. On peut vous apporter du café ?

— Du thé, s'il vous plaît, répondit le Slovaque.

— Très bien, fit Ambler avant de se tourner vers Caston : Vous avez les conditions de l'offre ?

— Ici, vous voulez dire ? On peut télécharger les fichiers cryptés, mais il faudrait utiliser l'une de nos machines. » Caston récitait son rôle avec un peu de raideur, mais cela passait pour de la gêne. « Ce sont les gars de la station qui ont la connexion.

— Bon Dieu, soupira Ambler. Au Schatzalp ? Vous ne pouvez pas demander à monsieur Vrabel de prendre le funiculaire jusqu'au Schatzalp. C'est tout simplement trop loin. C'est un homme occupé. Nous sommes tous occupés. Laissez tomber.

— Mais c'est une mauvaise affaire, fit valoir Caston. Vous ne pouvez pas simplement...

— Alors je braverai la tempête. » Il se tourna vers le Slovaque. « Navré de vous avoir fait perdre votre temps. »

Vrabel prit la parole sur un ton de noble magnanimité. « Messieurs, je vous en prie. Votre pays mérite la plus haute considération, et non d'être rançonné par des escrocs. Les intérêts de mes actionnaires sont alignés sur les vôtres. Mettez-moi dans ce funiculaire. En vérité, j'attendais d'avoir l'occasion de visiter le Schatzalp. On m'a dit que c'était incontournable.

— Vous êtes sûr ?

— Absolument, assura le Slovaque, avec un sourire à deux cents millions de dollars. Absolument. »


Devant l'entrée principale du Palais des Congrès, la fille avançait rapidement, canalisée entre deux barrières mobiles en acier et un cordon humain non moins impressionnant d'agents de la police militaire, les joues rougies par le froid, leur haleine formant de petits nuages vaporeux dans l'air glacé. Juste après l'entrée, sur la gauche, une rangée de vestiaires tenus par un personnel efficace. Puis, c'était la zone de sécurité, confiée à une demi-douzaine de gardes. Ambler prit son temps pour retirer son manteau, le fouillant comme s'il craignait d'oublier quelque chose dans ses poches. Il voulait choisir le bon moment, être certain qu'il y ait plein de gens devant et derrière lui. Il portait maintenant un blazer sans cravate ; le badge d'identification pendait à son cou, près du troisième bouton de sa chemise.

Il finit par apercevoir une foule d'hommes et de femmes qui s'engouffraient dans l'entrée, et prit lestement sa place dans la queue au comptoir de sécurité.

« Quel froid dehors ! lança-t-il à l'homme assis près de l'écran d'ordinateur avec ce qu'il imagina être un soupçon passable d'accent d'Europe centrale. Mais j'imagine que vous avez l'habitude ! » Il appliqua son badge contre le lecteur de carte et se tapota les joues, comme si elles étaient gelées. L'homme regarda l'écran, puis le regarda, lui. Une lumière verte clignota sur le tourniquet, et Ambler franchit la barrière.

Il était à l'intérieur.

Il sentit quelque chose palpiter en lui, quelque chose d'aussi petit qu'une aile de colibri, et il se rendit compte que c'était de l'espoir.

L'espoir. Peut-être la plus dangereuse de toutes les émotions, et peut-être la plus nécessaire.

L'alerte Ambler
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