Chapitre vingt-six
AMBLER se jeta à terre une fraction de seconde avant qu'une triple rafale soit tirée dans sa direction. Il vit que Caston avait détalé de l'autre côté de la pièce, hors de la ligne de mire du commando.
Pour l'instant.
Le tireur n'était pas seul ; Ambler le voyait dans ses yeux. Il avait l'assurance d'un type qui opère en équipe.
Une équipe utilisant l'arsenal des Opérations spéciales. Combien ? De quatre à six, c'était la norme pour un commando ayant un civil pour cible. En cas d'intervention rapide, cependant, ils pouvaient n'être que deux ou trois. Ils avaient dû arriver par des accès différents — certains par la porte, d'autres par la fenêtre. Avec un détecteur thermique, ils n'avaient eu aucun mal à déterminer leur position exacte à l'intérieur de la planque.
La question était de savoir pourquoi Ambler n'était pas déjà mort.
Tandis que le premier commando restait en position, un deuxième en noir le dépassa en courant : manoeuvre de contournement classique.
D'un mouvement brusque, Ambler ferma la porte du bureau d'un coup de pied.
« Je sais ce que vous pensez », souffla Caston. Il était recroquevillé, son visage d'ordinaire blafard à présent blanc comme un linge. « Mais croyez-moi, je n'ai rien à voir avec ça.
— Je sais. L'un des téléchargements a dû déclencher une alarme. L'identificateur I/O a dû donner l'emplacement. Comme vous le disiez, cet endroit était censé être inoccupé.
— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
— C'est mal barré. On a affaire à des pros. Armés de fusils H&K G36. Vous avez une idée de ce que ça veut dire.
— Le H&K G36, répéta Caston en battant des paupières. Pour les commandes de plus de mille pièces, on paye un prix négocié à l'unité de huit cent quarante-cinq dollars. Mais le coût non amortissable des cartouches...
— Des G36 équipés de silencieux, coupa Ambler. Ces types sont des nettoyeurs. »
Une rafale arracha la partie supérieure de la porte, remplissant l'air d'échardes et de l'odeur du bois carbonisé. La porte ne tiendrait pas longtemps.
Ambler se leva d'un bond et éteignit les lumières dans la pièce avant de se jeter de nouveau à terre.
Pourquoi était-il en vie ?
Parce qu'ils étaient deux. C'était ce que les détecteurs infrarouges avaient dû leur dire. Ils n'avaient pas abattu Ambler parce qu'ils n'avaient pas pu vérifier que c'était bien lui. Identifier, puis tuer : ça devait être l'ordre de marche. Leurs instructions n'incluaient pas la présence d'une seconde personne.
« Nous n'avons rien pour les tenir à distance, dit Caston. Il faut se rendre. »
Trois autres rafales avaient ouvert un trou béant dans la porte ; des dégâts bruyants pour un fusil d'assaut équipé d'un silencieux.
Ambler connaissait la suite. Les commandos s'approcheraient de l'ouverture pratiquée dans la porte, puis braqueraient leurs fusils sur les deux hommes ; ce qui leur donnerait tout le temps nécessaire pour vérifier l'identité de leur cible.
Il n'avait que quelques secondes pour déjouer leur plan.
La seule arme d'Ambler était le petit Glock 26 ; parfaitement inutile contre un fusil d'assaut, un pistolet à eau comparé à des lances à incendie. Pas de mire, imprécis de loin, et, avec ses balles de petit calibre, incapable de pénétrer les gilets pare-balles ultralégers en Monocrys des commandos. Dans la situation présente, il était pratiquement dépourvu de valeur offensive.
Révise et improvise.
« A vrai dire, il y a bien un truc que vous pouvez utiliser. » Ambler parla au vérificateur tourmenté à voix basse.
— Je ne crois pas. La télécommande ne marche pas contre ces types. J'ai déjà essayé le bouton PAUSE.
— Ce que vous avez, c'est un otage.
— Vous êtes malade.
— Fermez-la et écoutez, murmura Ambler. Il va falloir que vous criiez, le plus fort possible, que vous avez un otage et que vous allez le descendre s'ils font un pas de plus. Exécution.
— Je ne peux pas faire ça.
— Vous pouvez, et vous allez le faire. » Ambler articula le mot Maintenant en silence.
Pâle comme la mort, Caston hocha la tête et prit une grande inspiration. « J'ai un otage ! hurla-t-il aux commandos, d'une voix étrangement posée. Un pas de plus et je l'abats. »
Quelques secondes de silence. Puis un échange à peine audible entre les deux assaillants.
Ambler retira le petit Glock 26 de son holster porté sur les reins et le colla dans la main du vérificateur. « Vous le pointez sur ma nuque, d'accord ?
— Pour vous, c'est facile à dire, chuchota Caston. C'est moi qu'ils vont descendre.
— Il va falloir que vous me fassiez confiance sur ce coup-là. Vous vous êtes bien débrouillé jusqu'ici. »
L'angoisse et la confusion de Caston étaient visibles, pourtant Ambler voyait bien qu'il avait été rasséréné par ses paroles.
« Vous allez vous servir de mon corps comme d'un bouclier. Ce qui veut dire que vous ne les laisserez pas vous voir, si vous pouvez l'éviter. Et que vous me garderez entre vous et eux tout le temps. Je vous aiderai pour ça, mais il faut que vous compreniez la manoeuvre.
— Sauf que c'est après vous qu'ils en ont. Ça n'a pas de sens.
— Contentez-vous de me suivre », répéta Ambler. Il aurait été trop long de lui expliquer que c'était moins insensé que cela en avait l'air. Les otages compliquaient toujours ce genre de mission. Au beau milieu d'une opération tendue, personne ne songerait à mettre en doute l'identité de l'otage et du preneur d'otage. Que le commando ait reçu des photos de bonne qualité avec leurs instructions n'y changeait rien ; ils n'étaient pas tranquillement en train d'étudier des photos sur une table lumineuse. Il s'agissait d'hommes armés, gonflés à l'adrénaline, essayant d'exécuter les ordres sans commettre d'erreur fatale à leur carrière. Laisser l'otage mourir pouvait être cette erreur. La distribution effective des rôles s'imposerait à eux comme un fait, et elle balaierait d'autres considérations, des détails comme la couleur des cheveux ou la taille.
Ambler murmura d'autres instructions à l'oreille de Caston.
Finalement, celui-ci reprit une grande inspiration. « Laissez-moi parler à votre commandant », rugit-il. A un volume normal, sa voix aurait peut-être tremblé ; forcé de crier, Caston dégageait une impression d'assurance et d'autorité.
Aucune réponse.
Affectant une expression de pure terreur, Ambler se rua vers la porte dévastée, comme si on l'y avait poussé, Caston caché derrière lui. « Ne le laissez pas me tuer, gémit-il en collant son visage contre le large trou déchiqueté. Je vous en prie, ne le laissez pas me tuer. Ne le laissez pas me tuer. » Les yeux écarquillés, il jetait des regards affolés avec l'hystérie d'un civil pris dans un cauchemar dépassant son imagination.
Il vit les deux commandos : mâchoires carrées, cheveux noirs, musculature puissante, manifestement surentraînés. Ils essayaient de voir derrière lui, dans la pièce obscure, inconscients du fait que leur proie était, littéralement, sous leur nez.
« Je veux parler à votre commandant, répéta Caston d'une voix forte et assurée. Maintenant. »
Les deux hommes échangèrent des regards, Ambler sentit son pouls s'accélérer. Il n'y avait pas de commandant sur place. Pas encore. Ils étaient seuls. La rapidité de l'intervention s'était faite au détriment de l'effectif. Les renforts arriveraient sous peu, cela ne faisait aucun doute, mais pour le moment, le duo opérait sans soutien.
« Par pitié, ne le laissez pas me tuer, répéta Ambler dans une litanie de terreur pleurnicharde.
— Vous allez vous en sortir, assura l'un des commandos, le plus grand des deux, à voix basse.
— Laissez partir l'otage, cria l'autre. Et on parlera.
— Vous me prenez pour un abruti ? » repartit aussitôt Caston. Ambler était soufflé : le vérificateur était en train d'improviser.
« Si vous le blessez, c'est terminé pour vous », avertit le second commando. Il avait dû étudier la négociation avec les preneurs d'otages au début de sa formation, mais de manière superficielle. Il essayait manifestement de se rappeler les techniques de base.
Ambler s'accroupit brusquement hors de vue du commando. « Aïe ! » beugla-t-il, comme si on venait de le frapper.
Caston et lui conférèrent à voix basse, à la hâte. Ce qui allait suivre se devait d'être exécuté à la perfection. La précision était quelque chose dont Caston faisait grand cas ; son air d'intense concentration montrait qu'il lui ferait honneur même maintenant, même ici.
Une fois de plus, Ambler montra son visage par le trou, poussant brusquement la tête en avant comme si on lui poussait un canon sur la nuque. « S'il vous plaît, laissez-moi partir, gémit-il. Je ne sais pas qui vous êtes. Je ne veux pas le savoir. Mais ne le laissez pas me tuer. » Il contorsionna ses traits dans une expression au-delà de la terreur et laissa ses yeux s'embuer. « Il a un fusil vraiment grand avec un paquet de balles. Il dit qu'il me mettra en pièces. J'ai une femme, des gosses. Je suis américain. » Il bredouillait, parlant en phrases courtes, fébrilement, l'image de la panique. « Vous aimez les films ? Je suis dans le cinéma. Je suis venu faire des repérages. D'ailleurs l'ambassadeur est un bon ami à moi. Et puis ce type me dit ; il me dit, oh, nom de Dieu, nom de Dieu...
— Voilà ce qu'on va faire, fit Caston d'une voix tonitruante, invisible dans l'obscurité. L'un de vous va s'approcher à un mètre cinquante du seuil. Un pas de plus, et il est mort. Je vais laisser le civil marcher vers vous pour que vous voyiez qu'il va bien. Mais je garderai un point rouge sur lui, compris ? Un geste de travers et mon .338 Lapua Magnum va vous montrer ce qu'il a dans le ventre. »
Ambler ouvrit la porte en grand et, d'une démarche raide et mal assurée, fit quelques pas dans le couloir. A nouveau, son visage était un modèle de terreur. Les commandos supposeraient que leur cible se trouvait dans un coin obscur de la pièce, hors de portée, armée d'un fusil à longue portée sophistiqué. L'angle lui permettait de tuer son otage sans s'exposer lui-même. Les deux hommes n'avaient pas d'autre choix que d'obtempérer. Le temps était de leur côté ; leur plan consistait à présent à temporiser le plus longtemps possible, afin de permettre à leurs coéquipiers de se rassembler. Ambler le voyait sur leurs visages. Peut-être que la mort de l'otage était un coût acceptable pour exécuter la sanction réservée à Tarquin, mais cette décision ne pouvait être prise que par leur supérieur.
Ambler fit un autre pas en direction du second commando, plus corpulent, vit ses yeux vert glauque, ses cheveux noirs, et sa barbe de trois jours. Pour lui, l'otage n'était guère plus qu'un obstacle, une nuisance — une inconnue qu'on ne pouvait pas encore éliminer de l'équation. Il ne tenait plus son G36 en position de tir ; cela semblait inutile.
Ambler se mit à trembler de peur. Il jeta un regard en arrière, dans la pièce obscure, fit mine de voir un fusil braqué sur sa tête, prit une brusque inspiration pour manifester sa terreur, se tourna d'un air suppliant vers l'agent en noir.
« Il va me tuer, répéta Ambler. Je le sais, je le sais. Je le vois dans ses yeux. » Les mots se bousculaient dans une hystérie croissante, et il joignit le geste à la parole en agitant les bras en l'air comme un forcené. « Il faut m'aider. Mon Dieu, s'il vous plaît, aidez-moi. Appelez l'ambassadeur, Sam Hurlbut répondra de moi. Je suis un type bien, vraiment. Mais par pitié, ne me laissez pas avec ce dingue. » Tout en parlant, il se pencha en avant, vers le commando, comme pour essayer de lui glisser quelque chose à l'oreille.
« Il faut que vous vous calmiez », aboya l'homme à mi-voix, masquant à peine son dégoût pour ce civil jacassant et paniquant, qui s'approchait trop près et parlait trop en continuant à agiter les bras dans tous les sens, jusqu'à ce que...
Ta chance viendra. Saisis-la.
« Et il faut que vous m'aidiez il faut que vous m'aidiez il faut que vous m'aidiez... » Dans l'affolement, les mots se pressaient, indépendamment de toute logique. Ambler se laissa tomber en avant, assez près du commando pour sentir l'odeur rance de sa transpiration, l'odeur du stress.
Attrape l'arme par la crosse, pas par le chargeur. Le chargeur peut se détacher, laissant les balles déjà chambrées dans le fusil. Sa main ne serre pas la sous-garde. Prends-le maintenant...
Vif comme le cobra, Ambler arracha le G36 des mains du commando et le frappa violemment à la tête avec le silencieux du canon. Alors que le colosse s'effondrait à terre, Ambler braqua le fusil d'assaut sur son partenaire médusé.
Il vit l'homme réexaminer toutes ses suppositions, complètement abasourdi. Ambler mit le G36 en position feu continu.
« Laissez tomber le vôtre immédiatement », ordonna-t-il.
L'homme s'exécuta, en reculant lentement.
Ambler savait ce qu'il se préparait à faire. « Pas un geste », cria-t-il.
Mais l'homme continua à reculer, mains levées. Quand une opération avait mal tourné, on évacuait. C'était la règle à suivre avant toutes les autres.
Ambler regarda l'homme se retourner brusquement, sortir de l'appartement en courant, descendre la rue à toute vitesse, et disparaître, sans doute pour rejoindre son escouade. Ambler et Caston devaient aussi évacuer immédiatement pour se regrouper à leur façon. En l'occurrence, tuer le commando aurait été inutile.
Trop d'agents attendaient de prendre sa place.