Chapitre quatre

 

 

TANDIS qu'Ambler cherchait à reprendre haleine et que ses muscles tétanisés faisaient trembler tout son corps, une lueur dans les yeux du colosse lui indiqua ce qu'il avait besoin de savoir : l'homme s'apprêtait à porter le coup de grâce : un crochet circulaire à la mâchoire, assené avec toute la force qu'il possédait.

Sauf qu'Ambler fit la seule chose qu'il était en mesure de faire, la seule chose à laquelle aucun professionnel n'aurait pensé : il se laissa tomber à terre avec un timing parfait. Et les phalanges nues de son assaillant vinrent s'écraser contre le tronc.

Tandis que l'homme hurlait de douleur, Ambler se releva d'un bond, frappant de la tête le plexus solaire de son adversaire, et alors, avant même de l'avoir entendu expirer dans un mouvement réflexe, il l'empoigna par les chevilles et le souleva. L'homme dégringola de la plate-forme, et Ambler plongea à sa suite. Sur lui. Il avait au moins de quoi amortir sa chute.

Avec des mouvements vifs et précis, Ambler arracha d'un coup sec la veste camouflage doublée en Kevlar et le gilet de combat de l'homme. Puis il détacha la bandoulière du fusil et l'utilisa pour lui lier les mains derrière le dos. Les deux phalanges centrales de sa main droite étaient rouges, ensanglantées, et commençaient à enfler, manifestement fracturées. L'homme gémit de douleur.

Ambler chercha le Beretta du regard. Il brillait sous les vrilles épineuses du rosier, Ambler décida de le récupérer plus tard.

« A genoux, soldat, vous connaissez la position. Croisez les chevilles. »

L'homme s'exécuta avec réticence mais sans hésitation, comme quelqu'un ayant déjà contraint d'autres gens à adopter la même position. Il avait manifestement subi un entraînement au combat, et certainement bien davantage.

« Je crois que je me suis cassé quelque chose », dit l'homme d'une petite voix étranglée, en se tenant les côtes. Sud profond, Mississippi, conjectura Ambler.

« Vous vivrez, rétorqua sèchement celui-ci. Ou pas. C'est vraiment à nous d'en décider, n'est-ce pas ?

— Je ne crois pas que vous saisissiez la situation.

— C'est précisément là que vous intervenez », répliqua Ambler. Il se mit à lui faire les poches et en extirpa un couteau de type militaire. « Maintenant on va jouer au jeu de la vérité. » Il sortit la lame crantée du canif et la tint tout près du visage de l'homme. « Voyez-vous, je n'ai pas beaucoup de temps. Alors je vais devoir entrer dans le vif du sujet. » Ambler veillait à contrôler sa respiration. Il fallait qu'il paraisse calme, sûr de lui. Et il fallait qu'il se concentre sur le visage de l'homme à genoux, tout en le tenant sous la menace du couteau. « Première question. Travaillez-vous seul ?

— Certainement pas. On est tout un groupe ici. »

Il mentait. Même engourdi par le Carfentanil, Ambler le savait ; Ambler savait toujours. Quand des collègues lui demandaient comment il faisait, il se surprenait à donner pour chaque cas des réponses différentes. Un tremblement dans la voix. Un ton trop assuré et insouciant. Quelque chose autour de la bouche. Quelque chose autour des yeux. Il y avait toujours quelque chose.

Les Opérations consulaires avaient autrefois chargé des gens d'étudier cette singulière faculté ; à sa connaissance, personne n'avait jamais réussi à la reproduire. Il appelait ça l'intuition. L'intuition signifiait qu'il ne savait pas. Il se demandait même parfois si ce don n'était pas plus une infirmité qu'autre chose : il était incapable de ne pas voir. La plupart des gens filtraient ce qu'ils voyaient quand ils dévisageaient quelqu'un : ils obéissaient à la règle de l'inférence, autrement dit, ils gommaient tout ce qui ne coïncidait pas avec l'explication qui leur paraissait la plus logique. C'était cette faculté de négliger ce qui ne coïncidait pas qui faisait défaut à Ambler.

« Donc vous êtes seul, reprit Ambler. Je m'en serais douté. »

L'homme protesta, sans conviction.

Même sans savoir qui ils étaient ni ce qu'ils voulaient, Ambler comprit qu'ils avaient dû se dire qu'il y avait très peu de chances qu'il se montre ici. Il y avait cinquante autres endroits où il aurait pu se rendre, et, supposa-t-il, il y avait aussi des gens postés à ces endroits. Étant donné les probabilités et les délais très courts, la stratégie imposait un seul guetteur à chacun d'entre eux. Question d'effectifs.

« Question suivante. Quel est mon nom ?

— Je n'en ai pas été informé », répondit l'homme avec presque du ressentiment dans la voix.

Cela paraissait incroyable, pourtant l'homme disait vrai.

« Je ne vois pas de photographie dans vos poches. Comment comptiez-vous m'identifier ?

— Pas de photo. L'ordre de mission est arrivé il y a quelques heures. Ils ont dit que vous aviez quarante ans, un mètre quatre-vingts, châtain, yeux bleus. Pour moi, vous étiez l'homme de janvier. En fait, si quelqu'un se pointait dans ce trou perdu aujourd'hui, c'était forcément vous. C'est comme ça qu'ils m'ont présenté la chose. C'est pas comme si on m'envoyait à une convention de la NRA [5], d'accord ?

— Bien joué », conclut Ambler. L'explication était étrange ; elle n'était pas trompeuse. « Vous m'avez dit la vérité. Vous voyez, on ne peut jamais me la faire.

— Si vous le dites. » L'homme était sceptique.

Ambler devait faire en sorte qu'il y croie. L'interrogatoire se passerait mieux ainsi. « Testez-moi. Je vais vous poser quelques questions pas méchantes ; vous répondez sincèrement ou non, c'est vous qui voyez. Pour voir si j'arrive à dire si vous mentez. Pour commencer, aviez-vous un chien quand vous étiez petit.

— Nan.

— Vous voyez, maintenant vous mentez. Comment s'appelait-il ?

— Elmer.

— Bonne réponse. Quel était le prénom de votre mère ?

— Marie.

— Faux. Celui de votre père ?

— Jim.

— Faux. » Ambler vit que l'homme à genoux était visiblement effrayé par la facilité avec laquelle ses réponses étaient évaluées.

« Comment Elmer est-il mort ?

— Renversé par une voiture.

— Bien, dit Ambler sur un ton d'encouragement. Réponse sincère. Maintenant accrochez-vous à cette idée. Parce qu'à partir de maintenant, seules les bonnes réponses seront acceptées. » Une pause. « Suite de l'examen. Pour qui travaillez-vous ?

— J'ai les côtes cassées, bordel.

— Ce n'est pas une réponse. Je vous ai prévenu, je n'ai pas de temps à perdre.

— Ils vous expliqueront. Ce n'est pas à moi de le faire. » La confiance commençait à revenir dans la voix de l'homme ; si Ambler n'arrivait pas à saper cette confiance, il allait perdre ses chances d'apprendre ce qu'il avait besoin de savoir.

« Expliquer ? C'est vous qui n'avez pas l'air de comprendre. Ce ne sont pas eux qui donnent les ordres pour l'instant. C'est moi. » Il pressa la lame crantée contre la joue droite de l'homme.

« Je vous en prie », gémit l'homme du sud.

De minuscules gouttelettes de sang apparurent en pointillé le long de la lame. « Un conseil. Si vous emportez un pistolet pour un combat au couteau, faites en sorte de gagner. » La voix d'Ambler était glaciale, pleine d'assurance. Cela faisait partie de l'art de l'interrogatoire : dégager une impression de détermination et de férocité impitoyables.

Il se concentra sur l'arme à canon long. Un Paxarms MK24B, fusil hypodermique de calibre 509.

« Joli matos, remarqua Ambler. Pas le genre de truc qu'on trouve dans le kit du GI de base. Alors, j'écoute. » Il appuya de nouveau la lame crantée.

« Je vous en prie, haleta l'homme, comme s'il n'avait plus d'air dans les poumons.

— On vous a chargé d'un enlèvement. Les instructions consistaient à me mettre KO, et ensuite ?

— Ce n'était pas exactement les instructions. » L'homme paraissait presque penaud. « On dirait que les gens pour lesquels je travaille s'intéressent vraiment à vous.

— Les gens pour lesquels vous travaillez, répéta Ambler. Le gouvernement, vous voulez dire.

— Hein ? » Une expression de perplexité, comme s'il pensait qu'Ambler était peut-être en train de le mener en bateau, mais n'en était pas sûr. « Il s'agit d'une organisation strictement privée, OK ? Je ne roule pas pour le gouvernement, ça c'est sûr. Ils ont dit que vous alliez peut-être vous pointer, auquel cas, je devais faire une approche. »

Ambler désigna le Paxarms du menton. « C'est ce que vous appelez une approche ?

— Ils m'ont dit de faire à mon idée si je pensais que vous pourriez être dangereux. » Il haussa les épaules. « Alors j'ai pris le fusil tranquillisant, au cas où.

— Et ? »

Nouveau haussement d'épaules. « J'ai pensé que vous pourriez être dangereux. »

Ambler le dévisagea sans ciller. « Dans le scénario, où devait avoir lieu le transfert ?

— On ne me l'a pas dit à l'avance. Ils allaient me communiquer l'info par radio une fois que j'aurais signalé que vous étiez maîtrisé. En supposant que vous vous montriez. Je ne sais pas s'ils y croyaient vraiment.

— Ils ? Il faut que je vous dise, ce n'est pas mon mot préféré.

— Écoutez, ces types font appel à moi au coup par coup, mais ils le font à distance. C'est pas comme si on se faisait un mah-jong tous les dimanches, d'accord ? L'impression que j'ai eue, c'était qu'ils venaient d'apprendre que vous étiez sur le marché, et qu'ils voulaient vous recruter avant que quelqu'un d'autre ne le fasse.

— C'est sympa de se savoir demandé. » Ambler s'efforçait de décanter ce qu'il entendait. En attendant, il était important de ne pas laisser faiblir le rythme de l'interrogatoire. « Méthode de contact ?

— On a une sorte de relation à longue distance. Ce matin j'ai reçu un mail crypté avec les instructions. Une partie du paiement a été viré sur un compte. Le contrat était validé. » Les mots se bousculaient. « Aucune rencontre. Séparation de sécurité. »

L'homme lui disait la vérité, et son vocabulaire était encore plus parlant que le contenu explicite de ses paroles. Séparation de sécurité. Un terme propre aux services de renseignement américains. « Vous êtes un agent américain, conclut Ambler.

— A la retraite, comme j'ai dit. Ex-MI. » Renseignements militaires, donc. « Sept ans dans les forces spéciales.

— Alors maintenant, vous travaillez en free-lance.

— Vous avez pigé. »

Ambler ouvrit la glissière d'un petit sac fixé à la veste camouflage de l'homme. Elle contenait un portable légèrement cabossé, probablement à usage personnel, qu'Ambler empocha. Il trouva également, comme il s'y attendait, une version militaire du terminal de messagerie BlackBerry. Avec système de cryptage intégré. L'homme de main et l'organisation qui l'avait recruté avaient l'habitude d'utiliser le matériel des services secrets américains.

« Bon, voilà le marché, proposa Ambler. Vous me donnez le protocole e-mail et les codes. »

Il y eut un silence. Puis, avec une détermination retrouvée, l'homme secoua lentement la tête. « Vous pouvez toujours rêver. »

Ambler sentit un petit pincement ; une fois de plus, il fallait qu'il retrouve la position dominante. Il savait, en étudiant les émotions qui se lisaient sur le visage de l'homme, qu'il n'avait pas affaire à un fanatique, à un vrai croyant. Mais à un mercenaire pur et dur. Son objectif était de conserver sa réputation de fiabilité ; ses futurs engagements en dépendaient. Ce dont Ambler devait le persuader, c'était que son avenir tout court dépendait de sa coopération. Dans des moments comme celui-ci, la modération n'était pas efficace. Il fallait plutôt se donner des airs de sadique déterminé, content d'avoir l'occasion d'exercer son art.

« Savez-vous à quoi ressemble le visage d'un homme quand on l'écorche ? demanda Ambler d'un ton égal. Moi, je sais. La matrice du derme est étonnamment coriace, mais elle n'adhère que faiblement aux couches de graisse et de muscles sous-jacentes. En d'autres mots, une fois qu'on a coupé un bout, la peau se détache relativement facilement des fascias en dessous. C'est comme d'enlever une motte de gazon. Et une fois que vous soulevez la peau, vous pouvez voir les striations incroyablement compliquées des muscles faciaux. Cette lame crantée n'est pas l'outil idéal, c'est très salissant, ça déchiquette. Mais bon, ça fera l'affaire. Vous ne pourrez pas regarder, j'en ai peur, mais je vous décrirai ce que je vois. Comme ça, vous ne manquerez rien. Bon. Pouvons-nous commencer ? Il se peut que vous ressentiez un petit pincement. Disons, plus qu'un pincement. Ce sera plus comme si... eh bien, comme si quelqu'un vous arrachait le visage. »

La peur rétrécit les yeux de l'homme à genoux. « Vous parliez d'un marché, dit-il. Qu'est-ce que j'obtiens en échange ?

— Oh, ça. Vous avez une chance de... comment dire ? De sauver la face ?

— Le code est 1345GD, lâcha l'homme d'une voix rauque. Je répète : 1345GD.

— Un conseil d'ami. Si vous mentez, je le saurai immédiatement, menaça Ambler. Trompez-vous sur un seul détail, et on retourne à notre leçon d'anatomie. Mettez-vous bien ça dans le crâne.

— Je ne mens pas. »

Sourire glacial. « Je sais.

— Le cryptage des mails est automatique. L'intitulé du sujet doit être : “A la recherche d'Ulysse.” En majuscules ou non. La signature est “Cyclope”. » L'homme continua à donner les détails du protocole de communication qui avait été établi, et Ambler les mémorisa.

« Il faut que vous me laissiez partir », plaida l'homme du sud après qu'Ambler lui eut tout fait répéter trois fois.

Ambler ôta son parka brun clair et enfila le gilet de combat et la veste de camouflage de l'homme, articles qui allaient sans doute lui être bien utiles. Il extirpa le sac-ceinture de son prisonnier et l'attacha à sa taille ; la plupart des agents clandestins avaient sur eux des sommes substantielles en liquide, et cela aussi pouvait s'avérer utile. Le Beretta était quelque part dans les broussailles épineuses.

Quant au fusil, son volume en ferait plus un obstacle qu'un avantage, du moins à court terme — et pour le moment, le court terme s'étendait devant lui comme une éternité. Il le démonta et balança les six fléchettes hypodermiques restantes dans les buissons. C'est alors seulement qu'il détacha les mains de l'homme et lui lança sa parka. « Pour que vous ne geliez pas. »

Ambler sentit une légère sensation de piqûre sur le côté du cou — moucheron, moustique ? — et se donna distraitement une claque, quelques secondes avant de s'aviser que la présence de ce genre d'insectes était impossible à cette période de l'année. A cet instant, il avait déjà remarqué le sang sur ses doigts. Pas un insecte. Pas une fléchette.

Une balle.

Il se retourna brusquement. L'homme qu'il venait de détacher était recroquevillé par terre, un filet de sang rouge vif au coin de la bouche, le regard fixe. Une balle de sniper — la balle qui avait effleuré le cou d'Ambler — avait dû entrer par la bouche et pénétrer l'arrière du crâne. Il avait choisi de l'épargner. Quelqu'un d'autre en avait décidé autrement.

Ou alors la balle était-elle destinée à Ambler ?

Fuir. Ambler fonça dans les bois. En lui donnant sa parka, il avait peut-être signé l'arrêt de mort de l'inconnu. Le sniper avait dû se fier à la couleur du vêtement. Mais pourquoi envoyer quelqu'un faire « une approche » si le plan consistait à tuer ?

Il fallait qu'Ambler quitte les Sourlands. La Honda avait sans doute été déjà repérée. Quels autres véhicules y avait-il dans le coin ? Il se rappela avoir vu un transporteur Gator couvert d'une bâche, à environ quatre cents mètres en amont de la colline. Un petit utilitaire tout-terrain capable de s'affranchir de presque n'importe quel obstacle ; marais, cours d'eau, collines.

Quand il l'atteignit, il constata sans surprise qu'on avait laissé les clés sur le contact. C'était encore une partie du monde où personne ne fermait sa porte à clé. Le Gator démarra facilement, et Ambler traversa les bois aussi vite que l'engin le permettait, se cramponnant au volant quand le véhicule cahotait sur les rochers, baissant la tête pour éviter les branches basses. L'engin se jouait sans problème des ronces et des fourrés ; du moment qu'Ambler avait la place de manœuvrer entre les arbres, les broussailles ne l'arrêteraient pas. Pas plus que les ravines rocailleuses ou les ruisseaux. Ambler était chahuté par les cahots et les embardées du véhicule, comme s'il montait un cheval pas tout à fait débourré ; mais la tenue de route n'en était pas moins excellente.

Le pare-brise du Gator explosa soudain, le verre étoilé devenant opaque.

Une seconde balle avait finalement été tirée.

Ambler donna de furieux coups de volant, au hasard, espérant qu'avec les cahots de l'engin sur le terrain raboteux le sniper aurait plus de mal à le garder dans le réticule de sa lunette. En attendant, son esprit était en ébullition dans un désert d'incertitude. A en juger par la trajectoire, la balle avait été tirée de l'autre côté du lac — quelque part dans le voisinage de la cabane de McGruder. Ou du pylône en haut de la colline. Ou alors — il balaya l'horizon dans sa tête — du silo à grain de la ferme des Stiptoe, un peu plus bas. Oui, c'est là qu'il se positionnerait s'il montait une opération. C'était en hauteur qu'il serait en sécurité — là où la pente faisait place à une zone dentelée, bordée par une route pavée. S'il pouvait l'atteindre, il serait protégé du sniper par le relief.

Faisant rugir le moteur, il constata que le véhicule était capable d'avaler les pentes les plus raides des Sourlands ; dix minutes plus tard, il rejoignit la route. Le Gator était trop lent pour suivre le trafic automobile et le pare-brise étoilé le ferait remarquer. Aussi conduisit-il l'utilitaire derrière un épais bosquet de cèdres rouges où il coupa le moteur.

Aucun signe de poursuite, pas un bruit à part le cliquetis du moteur arrêté et le flot des voitures sur la route de montagne toute proche.

Il sortit le PDA du mort. Ils veulent vous recruter. L'homme l'avait cru, mais était-ce une ruse ? Il était évident que quelle que fût l'organisation qui avait recruté l'ex-agent américain, elle comptait rester à distance : rupture de sécurité. Mais il fallait qu'Ambler apprenne ce qu'ils savaient. C'était maintenant à lui de tenter une « approche » mais selon ses conditions et sous une identité qui n'était pas la sienne. Pour circonvenir les mécanismes de la prudence, le message devait contenir une promesse... ou une menace. L'imagination est chose puissante : plus le message serait flou, mieux ce serait.

Après quelques instants de réflexion, il pianota avec son pouce, laconique mais savamment tourné.

La rencontre avec le sujet, expliquait-il, ne s'était pas passée comme prévu, mais il se trouvait maintenant en possession de « documents intéressants ». Un rendez-vous serait nécessaire. Il s'en tint au minimum, sans développement d'aucune sorte.

Attends instructions. Puis il envoya le message à celui qui se trouvait à l'autre bout du cryptosystème.

Il gagna ensuite le bord de la route. Dans sa veste camouflage, il aurait l'air d'un homme qui chasse hors saison. Rares seraient les gens du coin à désapprouver. Deux minutes plus tard, une femme entre deux âges au volant d'un GMC dont le cendrier débordait de mégots le prit en stop. Elle avait des tas de choses sur le cœur et parla sans discontinuer avant de le déposer au Motel 6 près de la Route 173. Ambler prit soin de ponctuer sa logorrhée de quelques murmures polis, mais c'est à peine s'il avait entendu un mot de ce qu'elle disait.

Soixante-quinze dollars la chambre. Un bref instant, il eut peur de ne pas avoir assez, puis il se rappela le sac-ceinture. Alors qu'il remplissait sa fiche — sous un nom d'emprunt choisi au hasard — il lutta contre la fatigue extrême qui menaçait de l'engloutir d'un instant à l'autre et qui l'aurait probablement fait même sans le reliquat de Carfentanil présent dans son organisme. Il avait besoin d'une chambre. Besoin de se reposer.

Il n'aurait pas pu souhaiter plus ordinaire : le style du non-style. Il fouilla à la hâte le portefeuille que le mort portait à la ceinture. Il contenait deux pièces d'identité ; la plus utile serait le permis de conduire délivré en Géorgie, où les systèmes informatiques étaient particulièrement arriérés. Le document avait l'air tout à fait banal, mais en le pliant, Ambler vit qu'il avait été conçu de manière à pouvoir être aisément falsifié. Il n'aurait aucune difficulté à faire un Photomaton dans un centre commercial et à modifier un permis qui était un faux au départ. La taille et la couleur des yeux de l'agent étaient différentes, mais pas suffisamment pour attirer l'attention. Demain — mais il y avait tant de choses dont il faudrait s'occuper demain. Et tout de suite, il était trop épuisé pour y penser.

A vrai dire, il se sentait au bord de l'évanouissement : le mélange de stress physique et émotionnel était écrasant. Mais il se força à se traîner sous la douche, fit couler de l'eau presque brûlante, et resta sous le jet un bon moment, débarrassant son corps de la sueur, du sang et de la saleté jusqu'à épuiser la petite savonnette de motel. Alors seulement, il sortit de la douche en titubant et commença à se sécher avec les serviettes en coton blanc.

Il fallait qu'il réfléchisse à tant de choses — et pourtant il sentait qu'il ne pouvait pas s'autoriser à réfléchir. Pas maintenant. Pas aujourd'hui.

Il se sécha vigoureusement les cheveux et s'approcha du miroir au-dessus du lavabo. Il était embué, il le chauffa avec le sèche-cheveux pour faire apparaître un ovale. Il ne se rappelait plus la dernière fois qu'il avait vu son visage — cela faisait combien de mois ? Il se prépara à contempler un visage hagard.

Quand il finit par se voir dans la glace, le vertige le submergea.

C'était le visage d'un inconnu.

Ambler sentit ses genoux se dérober sous lui et tout d'un coup il se retrouva par terre.

L'homme dans le miroir lui était inconnu. Ce n'était pas lui en plus émacié ou en plus torturé. Ce n'était pas lui avec un front plissé par l'âge ou des cernes noirs sous les yeux. Ce n'était pas lui du tout.

Les pommettes hautes et anguleuses, le nez aquilin : un visage parfaitement beau — un visage que la plupart des gens trouveraient plus beau que le sien —, n'était une certaine cruauté des traits. Son nez à lui était plus rond, large et légèrement charnu au bout ; ses joues étaient plus renflées, son menton creusé d'une fossette. Ce n'est pas moi, constata Ambler, et le caractère aberrant de la situation le gifla comme une vague puissante.

Qui était l'homme qu'il voyait dans le miroir ?

Ce visage, il pouvait le lire à défaut de le reconnaître. Et il y lisait la même émotion qui gonflait sa poitrine : la terreur. Non, quelque chose au-delà de la terreur. De l'effroi.

L'avalanche de jargon psy auquel il avait été soumis pendant ses mois de captivité — trouble dissociatif de l'identité, fragmentation de la personnalité, etc., envahit soudain son esprit. Il entendait, comme un chœur de voix murmurées, les médecins répéter qu'il avait subi une rupture psychotique et endossait des identités fictives.

Pouvaient-ils avoir eu raison ?

Était-il fou après tout ?

L'alerte Ambler
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