Chapitre onze

 

 

ALORS QU'IL sortait de son lotissement au volant de sa Pontiac de location et tournait à gauche pour rejoindre la route qui le bordait, une deux-voies fréquentée, il se sentit étrangement regonflé, vaisseau avarié dansant sur une vague. Le soulagement était réel ; il était aussi précaire. Il aurait été gêné de prolonger sa visite, même s'il en avait très envie. Laurel Holland avait déjà tant fait pour lui : il ne pouvait pas la laisser faire d'autres sacrifices.

Au carrefour suivant, quelques kilomètres plus loin, il attendait patiemment au feu rouge, passant de pleins phares en codes, quand une fourgonnette s'approcha de l'intersection en sens inverse. Le feu passa au vert, et au moment où il franchissait le carrefour, il fut pris d'un frisson soudain. Il s'assura de la main gauche que l'air chaud passait par les aérations en même temps qu'il jetait un coup d'oeil dans le rétroviseur et...

Oh, nom de Dieu ! Nom de Dieu — la fourgonnette ! Le chauffeur au visage en lame de couteau. Une équipe de récupération.

Ou pire.

Il voulut faire immédiatement demi-tour, mais une file de voitures embouteillait à présent la voie d'en face. Il était en train de perdre du temps et ce n'était pas le moment.

Comment cela s'était-il passé ? C'est ma maison. Je fais ce que je veux. L'ordinateur de Laurel Holland. Son foutu ordinateur : ses recherches avaient dû déclencher quelque chose. Diverses agences gouvernementales étaient dotées de programmes de type sniffer — le plus connu était Carnivore, le logiciel du FBI — qui surveillaient le trafic Internet. Ces systèmes utilisaient des « sniffers de paquets » pour surveiller des points ou des nœuds spécifiques sur la toile. Comme l'ordinateur qu'il avait utilisé dans le cybercafé de Dupont Circle, la machine de Laurel avait une adresse numérique unique, qui pouvait être exploitée pour récupérer ses informations d'inscription... et l'adresse de son propriétaire.

Il y eut une interruption dans la file de voitures venant en sens inverse, et, dans un crissement de pneus, Ambler effectua un virage à 180 degrés. Il entendit le klaxon strident de la voiture à laquelle il venait de couper la route, ses pneus déraper alors qu'elle ralentissait juste assez pour éviter la collision. Au carrefour, le feu était au rouge, ce qui ne l'aurait pas arrêté si des voitures ne filaient pas à toute allure sur la route transversale. Si elles avaient roulé plus lentement, il aurait essayé de passer, mais sur une double voie, le risque d'accident était trop important. Mieux valait être retardé d'une minute ou deux que ne pas arriver du tout. Mais chaque seconde semblait s'écouler avec une lenteur atroce. Finalement, le trafic s'éclaircit, et là, maintenant, une brèche entre deux voitures, trois secondes peut-être. Ambler grilla le feu en trombe dans un concert de klaxons et de crissements de pneus.

Quelques instants plus tard, il se retrouva derrière un break qui lambinait à cinquante à l'heure dans une section limitée à soixante-dix. Il s'arc-bouta sur le klaxon — Dépêche, merde ! –, mais la voiture maintint son allure, comme par défi. Ambler déboîta brusquement sur une double ligne jaune, et dépassa le break dans un vroum retentissant. En virant dans Orchard Lane, il remarqua que sa chemise était trempée de sueur. Filant à toute allure dans la paisible rue résidentielle, la berline s'arrêta en trépidant devant le pavillon de Laurel Holland, où...

Oh, bon Dieu ! La fourgonnette était déjà rangée devant la maison, en travers de l'allée, la double porte arrière entrouverte face à la véranda. Il entendit des cris — Laurel — et la porte de devant qui s'ouvrait violemment. Deux hommes corpulents, muscles saillants sous leurs polos noirs, l'avaient ligotée dans une civière en toile et étaient en train de la hisser, ballot pâle et remuant, à l'arrière de la fourgonnette. Non ! Mon Dieu, non !

Ils n'étaient que deux, mais — oh non ! — l'un d'eux sortait une grosse seringue, l'aiguille scintillant dans la lumière des réverbères, prêt à endormir Laurel. Ce qui terrifiait surtout Ambler, c'était le calme résolu et professionnel qui se lisait sur le visage de ces hommes.

Il connaissait la suite. Il n'aurait jamais dû sortir de sa prison à la blancheur aveuglante, ce trou psychiatrique stérile où ils l'avaient enterré. C'était le même sort qu'on préparait à Laurel. Elle en savait trop à présent. On ne la relâcherait jamais. S'ils étaient cléments, ils la tueraient ; s'ils ne l'étaient pas, elle subirait pendant le restant de ses jours le traitement qu'ils avaient réservé à Ambler. Moins internée qu'enterrée vive. Traitée comme un cobaye, puis vouée au dépérissement, tandis qu'on effacerait du monde des vivants les traces de son existence.

Non — bon Dieu, non ! Il ne pouvait pas laisser faire ça.

L'un des deux ravisseurs, le chauffeur au visage en lame de couteau, se mit à courir en direction d'Ambler.

Celui-ci appuya à fond sur l'accélérateur, au point mort, puis, alors que le moteur s'emballait et rugissait, débraya et se mit en prise. La voiture bondit littéralement, toute sa puissance libérée d'un coup par la transmission, et fonça sur la fourgonnette, à une dizaine de mètres de là. L'homme au visage en lame de couteau se retrouva sur la gauche d'Ambler, comme s'il se préparait à l'extirper de la voiture. Au dernier moment, Ambler ouvrit brusquement la portière, l'entendit heurter l'homme de plein fouet et l'assommer. Puis il pila et braqua à fond sur la gauche. L'arrière de la voiture chassa dans la direction opposée, heurtant la fourgonnette qui absorba le choc et laissa Ambler indemne.

Les cris étaient toujours audibles quand Ambler s'extirpa de la voiture ; il en éprouva un étrange soulagement : cela signifiait qu'elle respirait encore, qu'elle était encore hors d'atteinte de la seringue étincelante. Il fonça vers l'arrière du véhicule, où Laurel, ligotée par des bandes de toile, battait furieusement des bras et des jambes, en prise avec son ravisseur tout en muscles. Ambler se plaça derrière la porte avant, qui s'était ouverte sous le choc.

« Écarte-toi ou tu es mort, salopard. Une balle dans la tête, une balle dans le ventre. » Il savait que cette précision emporterait le morceau. Dans l'obscurité, on le supposerait armé, même sans vérification visuelle. Ces hommes étaient des professionnels, pas des fanatiques : leur boulot, ils le faisaient pour l'argent. « Exécution ! » brailla Ambler.

L'homme obtempéra. Levant les mains dans une attitude de soumission, il commença à faire lentement le tour de la fourgonnette. Alors qu'il passait devant, il fit ce qu'Ambler avait prévu : il plongea soudainement dans l'habitacle et, gardant la tête baissée, fit rugir le moteur. Survivre : c'était son unique préoccupation à présent. Alors qu'Ambler sautait d'un bond vers l'arrière de la fourgonnette pour s'assurer que Laurel était saine et sauve à l'extérieur du véhicule, l'homme emballa le puissant moteur, écarta la Pontiac, traversa la pelouse en faisant des embardées et disparut dans la rue.

Il avait pris le large, mais d'autres ne tarderaient pas à arriver.

« Laurel, fit Ambler, tandis qu'avec des mouvements rapides et adroits, il défaisait ses liens.

— Ils sont partis ? demanda-t-elle d'une voix tremblante.

— Il faut qu'on file d'ici », se contenta-t-il de dire.

Tout à coup, elle se jeta sur lui, l'agrippant de ses bras tremblants. « Je savais que tu viendrais, répétait-elle sans cesse, soufflant son haleine chaude contre sa gorge. Je savais que tu viendrais.

— Il faut partir d'ici, coupa Ambler sur un ton d'urgence. Est-ce qu'il y a un endroit où tu pourrais rester, un endroit où tu serais en sécurité ?

— Mon frère vit à Richmond.

— Non ! Il est certainement fiché, ils te retrouveraient en un instant. Quelqu'un d'autre, quelqu'un qu'ils n'auront pas fiché. »

Laurel avait les traits tirés. « Il y a une femme qui est comme une tante pour moi, c'était la meilleure amie de ma mère quand j'étais petite. Elle habite en Virginie Occidentale maintenant. Vers Clarksburg.

— Ça ira.

— S'il te plaît... », commença-t-elle, et il vit le désespoir et la peur gravés sur son visage. Elle ne voulait pas rester seule.

« Je t'y conduirai. »


Le trajet jusqu'à Clarksburg prit quelques heures, principalement sur les autoroutes 68 et 79 ; ils avaient pris sa voiture à elle, une vieille Mercury, et Ambler resta à l'affût du moindre signe de filature. Laurel passa la moitié du temps à pleurer, l'autre moitié dans un mutisme glacial. Elle était en train de digérer quelque chose qui était étranger à son champ d'expérience, de réagir à un traumatisme, avec fureur et détermination. Ambler, pendant ce temps-là, s'admonestait en silence. Dans un moment de faiblesse, une infirmière lui avait tendu la main : à présent sa vie était en danger... et ne serait peut-être plus jamais la même. Il sentait que la femme assise à côté de lui le considérait comme son sauveur, un rempart de sécurité. La vérité était tout autre, voire opposée. Mais on ne pourrait jamais l'en persuader. La logique était dépourvue de vérité émotionnelle pour elle.

Quand ils se séparèrent — il avait fait le nécessaire pour qu'un taxi l'attende à un carrefour près de la destination de Laurel –, elle grimaça, comme si on lui arrachait un pansement recouvrant une plaie. Il avait un peu la même impression.

« C'est moi qui t'ai mêlé à ça, murmura-t-il, autant pour lui que pour elle. C'est ma faute.

— Non, rétorqua-t-elle d'un ton féroce. Ne redis plus jamais ça. Ce sont eux, merde. Des gens comme ça...

— Ça va aller ? »

Elle hocha lentement la tête. « Attrape ces salauds », siffla-t-elle entre ses dents avant de tourner les talons et de diriger ses pas vers la maison victorienne tarabiscotée d'« Aunt Jill ». La véranda diffusait une lumière jaune, chaleureuse. Comme si Laurel pénétrait dans un autre monde — un monde sûr. Un monde qu'il n'habitait pas.

Il n'osait pas l'exposer davantage à ses ennuis. Quelque part dans le labyrinthe le monstre était tapi. Ils ne seraient jamais en sécurité si Thésée ne tuait pas le Minotaure.

Cette nuit-là, dans un motel bon marché proche de Morgantown, Virginie Occidentale, il eut du mal à trouver le sommeil. De vieux souvenirs s'infiltrèrent dans les cavités de son esprit comme du gaz radon. Des images fragmentaires de son père : un beau visage carré, pas si beau que cela à y regarder de plus près, car des années d'ivrognerie lui avaient couperosé et épaissi la peau. L'odeur de réglisse des pastilles Sen-Sen qu'il faisait fondre dans sa bouche pour essayer de masquer son haleine alcoolisée. L'expression de résignation blessée caractéristique de sa mère — il avait mis un moment à déceler la colère qui la sous-tendait comme une basse continue. Son visage toujours couvert de poudre et de fond de teint, dont elle faisait un usage quotidien pour que personne ne remarque parfois un bleu.

C'était quelques semaines avant son septième anniversaire. « Pourquoi il s'en va, Papa ? » avait demandé Hal. Sa mère et lui étaient dans l'espace sombre près de la cuisine qu'ils appelaient la pièce familiale, bien qu'ils s'y fussent rarement tenus ensemble. Elle était assise, tricotant un cache-nez que personne ne porterait jamais, ses lourdes aiguilles claquant au-dessus d'une pelote de fil rouge sang. Elle avait levé les yeux et pâli sous son épais fond de teint. « Qu'est-ce que tu racontes ? » Il y avait de la douleur et de la confusion dans sa voix.

« Papa ne part pas ?

— C'est Papa qui t'a dit ça ? Il t'a dit qu'il partait ?

— Non, répondit le petit garçon. Il n'a rien dit.

— Alors, je ne comprends vraiment pas ce qui t'a pris. » La colère enfla dans sa voix.

« Je suis désolé, Maman, s'empressa de dire le jeune Hal.

— Tu es piqué, ma parole. Qu'est-ce qui te prend de raconter une chose pareille ? »

Mais ça saute aux yeux, non ? voulut-il lui dire. Tu ne le vois donc pas, toi aussi ?

« Je suis désolé », avait répété le garçon.

Mais ses excuses ne suffirent pas quand, une semaine plus tard, Papa eut effectivement fiché le camp. Ses penderies avaient été débarrassées, ses babioles — épingles de cravate, briquet en laiton, cigares — vidées des placards, sa Chevrolet absente du garage : Papa était sorti de leur vie.

La mère de Hal était passée le prendre à l'école où avait eu lieu un événement quelconque, après avoir été au centre commercial de Camden pour y acheter des cadeaux d'anniversaire. Quand ils étaient arrivés chez eux et avaient compris ce qu'il s'était passé, la mère de Hal s'était mise à pleurer.

Malgré ses propres larmes, il avait tenté, maladroitement, de la consoler, mais elle s'était dérobée en frissonnant à sa caresse d'enfant. Il devait toujours se souvenir du regard qu'elle lui avait lancé. Elle était en train de se rappeler ce qu'il lui avait dit quelques jours auparavant, et une expression d'horreur distendait ses traits.

Avec le temps, elle avait essayé de faire bonne figure, comme elle l'avait fait lors de son anniversaire. Mais les choses ne furent jamais pareilles entre eux. Son regard la troublait et elle commença à l'éviter. Pour Hal, ce moment fut le premier d'une longue série. Tous étaient porteurs du même message : qu'il valait mieux être seul qu'abandonné.

Puis le petit garçon de sept ans en avait eu trente-sept, et cette fois, le regard pénétrant appartenait à quelqu'un d'autre. A un candidat taiwanais — autre moment, autre endroit.

Vous avez commencé à entrevoir quelque chose que vous n'étiez pas censé entrevoir.

Il était à nouveau à Changhua, au milieu de la foule compacte, attendant que le candidat atteigne la position optimale pour faire signe à l'expert en munitions de déclencher l'engin explosif.

Un vocabulaire bien neutre pour un carnage. Peut-être était-ce ce qui leur permettait de faire leur boulot.

Wai-Chang Leung était moins impressionnant qu'il ne l'aurait cru, svelte et plutôt petit. Pourtant, la foule ne voyait rien de petit en lui, et, quand il prit la parole, Tarquin aussi oublia sa modeste corpulence.

« Mes amis », commença l'homme politique. Il portait un micro-cravate sans fil au revers de sa veste et marchait librement, sans lire de discours. « Puis-je vous appeler mes amis ? Je crois que je le peux. Et mon plus grand espoir est que, vous aussi, puissiez m'appeler votre ami. Pendant de trop nombreuses années, en République de Chine, nos dirigeants n'ont pas été véritablement nos amis. Peut-être ont-ils été les amis des capitales étrangères. Les amis de riches souverains. Les amis d'autres dirigeants. Les amis du Fonds monétaire international. Mais j'ai l'impression qu'ils n'ont pas toujours été vos amis. »

Il fut interrompu par une salve d'applaudissements. « Vous connaissez la vieille histoire chinoise sur les trois sobres compères passant devant un débit de boissons. Le premier dit : “Je suis tellement sensible que si je bois un seul verre de vin, je deviens tout rouge et je tourne de l'oeil.” Le deuxième dit : “Ce n'est rien. Moli, il me suffit de sentir le vin pour devenir tout rouge, vaciller sur mes jambes et m'écrouler.” Et le troisième dit : “Et moi, il me suffit de voir quelqu'un qui a senti du vin...” » La foule accueillit l'anecdote familière avec des gloussements appréciateurs. « A l'ère de la mondialisation, il y a des pays qui sont plus vulnérables que d'autres. Taiwan est ce troisième homme. Quand il y a une fuite de capitaux, quand le cours du dollar américain fait le yo-yo, quand nous assistons à la survenue de tels événements dans le monde, notre système politique et économique devient écarlate et commence à vaciller. » Il marqua une pause et s'avança vers le podium.

Tarquin — il était Tarquin à présent — ne le quittait pas des yeux, comme hypnotisé. Rien chez l'homme qui se tenait à vingt mètres de lui ne correspondait au dossier que l'Unité avait fourni à son équipe ; Tarquin ne disposait d'aucun fait, juste une intuition, mais pour lui, l'intuition avait force de vérité. Le dossier décrivait un individu rusé et calculateur, enclin à des colères vengeresses et mortelles, dévoré par le cynisme et le ressentiment. Quelqu'un dont les démonstrations publiques de compassion n'étaient que fourberies. Tarquin ne décela aucun de ces travers : pas une trace d'artifice ni de cynisme, pas l'ombre de la gêne qui trahit parfois l'imposteur. Le tribun prenait plaisir à son éloquence, mais il croyait aussi ce qu'il disait — dans son importance, son caractère d'urgence.

Vous avez commencé à entrevoir quelque chose que vous n'étiez pas censé entrevoir.

« Ils appellent Taiwan “le petit tigre”, poursuivait Wai-Chan d'une voix fervente. Ce qui m'inquiète, ce n'est pas que nous soyons petits, mais que le tigre soit une espèce menacée. » Une nouvelle pause. « L'autosuffisance est un noble idéal. Mais est-il réaliste ? Nous avons besoin de deux choses — nous avons besoin d'idéaux et nous avons besoin de réalisme. Certains vous diront qu'il faut choisir. Pourtant ce sont les mêmes qui soutiennent que vous pouvez profiter de la démocratie, du moment que vous les laissez vous dicter votre conduite. Vous savez à qui ils me font penser ? Rappelez-vous cet homme qui, au temps jadis, tenait boutique dans un village et vendait à la fois une lance qui, à l'en croire, était capable de transpercer n'importe quoi, et un bouclier, que rien ne pouvait transpercer. »

Rires et tonnerre d'applaudissements.

« Le peuple de Taiwan — tous les Chinois — ont un avenir merveilleux devant eux, s'ils le choisissent. Un avenir que nous créerons nous-mêmes. Alors faisons preuve de discernement. Le continent est en train de changer. Serons-nous les seuls à ne pas bouger ? » Il se trouvait à présent à moins d'un mètre du podium en bois foncé. A quelques dizaines de centimètres de la mort, et Tarquin sentit son pouls s'emballer. Toutes les fibres de son corps lui disaient que l'opération était une erreur. Mal conçue. Mal engagée. Mal ciblée. Wai-Chan Leung n'était pas leur ennemi.

Le candidat tendit ses avant-bras devant lui, perpendiculaires à son corps, poings serrés. Il les rapprocha l'un contre l'autre. « Vous voyez ? La simple opposition — comme ceci — conduit à l'immobilité. A la paralysie. Est-ce vraiment ainsi que nous devons envisager nos relations avec nos cousins de l'autre côté du détroit ? » Puis il entrelaça ses doigts pour illustrer sa vision, fondée sur la coexistence possible de la souveraineté et de l'intégration régionale. « C'est dans la coopération, l'unité, que nous pourrons puiser notre force. C'est par l'intégration que nous pourrons regagner notre intégrité. »

L'oreillette de Tarquin grésilla. « Je n'ai pas ton angle de vision, mais on dirait que la cible est en position, non ? J'attends ton signal. »

Tarquin ne dit rien. Il était temps de déclencher la bombe, de mettre un terme au rôle du jeune homme dans le monde — mais il regimbait de tout son instinct. Il était parfaitement lucide, au milieu de plusieurs milliers de Taïwanais, portant polos ou chemises, avec l'inévitable maillot de corps blanc en dessous, comme c'était l'usage. Si au moins il voyait le moindre indice corroborant le dossier... Mais rien.

Grésillement d'insecte dans l'oreillette. « Tarquin, tu dors ? C'est fini les préparatifs. Je vais appuyer...

— Non, chuchota Tarquin dans le micro à fibre optique dissimulé dans son col. Ne le fais pas. »

Mais l'expert en explosifs était impatient, il en avait assez, on ne le ferait pas reculer. Quand il répondit, Tarquin décela le cynisme amer d'un homme qui avait passé quelques années de trop sur le terrain : « One for the money, two for the show, three to get ready, now go, cat, go... »

L'explosion, quand elle retentit, fut beaucoup plus étouffée que Tarquin ne s'y attendait. Le bruit d'un sac en papier qu'un gamin a gonflé et fait éclater avec impatience. Les côtés intérieurs du podium avaient été renforcés avec des tôles d'acier afin de limiter les dommages collatéraux, d'étouffer le son et de concentrer la force de l'explosion vers l'homme qui se tenait derrière.

Comme au ralenti, Tarquin vit Wai-Chan Leung, le grand espoir de tant de Taïwanais — citadins, fermiers, étudiants, et commerçants favorables aux réformes — se raidir brusquement, puis s'écrouler sur l'estrade, son corps détouré par les projections de ses propres viscères. Les débris calcinés du podium, d'où s'élevait une mince volute de fumée, formaient maintenant un tas à ses pieds.

Pendant quelques instants, l'homme étendu face contre terre demeura immobile. Puis Tarquin le vit relever la tête et regarder la foule devant lui. Ce qu'il se passa ensuite le cloua sur place et le transforma : le regard du mourant, dans ses derniers instants, vint se poser sur lui.

Il faisait chaud et humide ce jour-là à Taiwan, et pourtant Ambler avait l'impression d'avoir la peau desséchée et glacée ; il savait, d'une certaine manière, que tout ce qu'il voyait resterait à jamais gravé dans sa mémoire et dans ses rêves.

Il était venu à Changhua pour tuer un homme, et, comme prévu, l'homme avait été tué. Un homme qui, à travers l'intensité de son regard, dans un étrange moment d'intimité, partageait avec Tarquin les derniers instants de sa vie.

Le visage du mourant n'exprimait ni haine ni colère. On y lisait de la perplexité, et de la tristesse. Le visage d'un homme empreint d'un idéalisme tempéré. Un homme qui savait qu'il était en train de mourir et se demandait pourquoi.

Tarquin, aussi, se demandait maintenant pourquoi.

La foule hurlait, gémissait, criait, et, dans tout ce vacarme, il distingua on ne sait comment le chant d'un oiseau. Il s'arracha à ce spectacle de destruction et se tourna vers un palmier, où un loriot trillait bruyamment. Sans arrêt.

A l'autre bout de la terre, par-delà les années, Ambler s'agita dans son lit, soudain conscient de l'odeur de renfermé de sa chambre de motel. Il ouvrit les yeux : le trille continuait.

Le portable qu'il avait pris au tueur dans les Sourlands.

Il appuya sur la touche ON et le colla à son oreille. « Oui ?

— Tarquin, braya une voix retentissante.

— Qui est-ce ? » fit Ambler, soudain sur ses gardes. Une peur froide le submergea.

« Je suis le contrôleur d'Osiris.

— Il y a mieux comme recommandation.

— A qui le dites-vous. Cette défaillance dans la sécurité nous a terriblement inquiétés.

— Quand quelqu'un ouvre vos mails, c'est une défaillance. Quand quelqu'un abat vos agents, c'est un peu plus sérieux.

— Tout juste. Et nous avons quelques idées sur ce qui s'est passé. Le fait est que nous avons besoin de vous, et que nous avons besoin de vous maintenant.

— Je ne sais même pas qui vous êtes, bon sang. Vous dites qu'Osiris travaillait pour vous. Pour ce que j'en sais, le type qui travaille pour vous, c'est celui qui l'a tué.

— Tarquin, écoutez-moi. Osiris était un élément extraordinaire. Je déplore sa perte... comme nous tous.

— Et vous espérez que je vais vous croire sur parole.

— En effet. Je connais vos aptitudes. »

Ambler marqua une pause. Comme Arkady, comme Osiris, l'homme avait confiance en la faculté d'Ambler de détecter le mensonge. L'honnêteté n'était pas un gage de vérité, se rappela-t-il. L'homme lui-même pouvait être trompé. Mais Tarquin — Ambler — n'avait pas d'autre choix que d'entrer dans le jeu. Puis il pourrait creuser dans l'organisation, plus grandes seraient ses chances de connaître la vérité sur ce qui lui était arrivé — et sur l'homme qu'il était vraiment.

Une pensée le rongeait. Au cours de sa carrière il lui était arrivé de participer à ce qu'on appelait une opération-séquence : une information conduisant à une autre, chacune plus cruciale que la précédente, de manière à attirer et à piéger un adversaire. Chacune de ces opérations, il le savait, reposait sur la crédibilité ; plus l'adversaire était doué, plus grand était le degré de crédibilité requis. Les sujets les plus avertis, cependant, étaient précautionneux ; ils employaient des intermédiaires aveugles, en leur confiant des questions auxquelles il fallait répondre sur-le-champ. Les réponses n'avaient pas besoin d'être parfaites — ce qui aurait éveillé les soupçons du sujet de l'opération –, mais elles devaient convaincre. Un seul faux pas, et l'opération était par terre.

Les sujets les plus malins tentaient d'inverser la séquence, comme une queue remue le chien. Des leurres étaient programmés avec des informations spécialement conçues pour intriguer les services de renseignement américains ; l'opération-séquence fonctionnait, mais à l'envers. Un zèle nouveau pour une moisson d'informations inattendue faisait oublier les objectifs de départ ; le chasseur devenait la proie.

Ce qu'Ambler n'arrivait pas à déterminer, c'était s'il n'était pas, en réalité, pris au piège d'une opération de ce type, et, dans ce cas, s'il serait en mesure de l'exploiter à son profit. Il n'y avait pas jeu plus dangereux. Mais avait-il d'autre choix ?

« Très bien, reprit Ambler. J'écoute.

— Nous allons nous rencontrer demain à Montréal. Utilisez n'importe quelle identité en votre possession — celle que vous a donnée Osiris devrait parfaitement faire l'affaire. A vous de voir. » L'homme lui fournit ensuite des instructions plus détaillées : il devait prendre l'avion pour Montréal Dorval le matin même.

Peu avant de se mettre en route, le téléphone sonna dans la chambre du motel : Laurel. Elle paraissait plus calme, plus elle-même, mais il y avait de l'inquiétude dans sa voix — de l'inquiétude pour lui, pas pour elle. Il expliqua rapidement qu'il devait se rendre à un rendez-vous, qu'il avait reçu un appel du contrôleur d'Osiris.

« Je ne veux pas que tu partes, dit-elle, et il entendit à la fois sa peur et sa détermination.

— Tu as peur pour moi. Moi aussi, j'ai peur. Mais plus encore de ne pas partir ». Il s'interrompit. « Je suis comme un pêcheur dans une barque, et j'ai ferré quelque chose. Espadon ? Grand requin blanc ? Je ne sais pas, je ne peux pas savoir, et je n'ose pas lâcher prise. »

Il y eut un long silence avant qu'elle ne se remette à parler. « Même s'il coule ton bateau ?

— Je ne peux pas lâcher prise, répondit Ambler. Même si. »



Discovery Bay, Nouveaux-Territoires



La luxueuse villa de Hong Kong comptait douze chambres, toutes magnifiquement meublées dans l'esprit des années 20, époque de sa construction — beaucoup de splendides meubles français en bois doré et toile damassée ; des murs tendus de soie moirée — mais son véritable joyau était sa terrasse fleurie, avec sa vue sur les eaux calmes de Discovery Bay. Surtout à cette heure, quand la mer miroitait sous le soleil rosé du début de soirée. A l'une des extrémités de la terrasse, deux dîneurs étaient attablés ; sur la nappe en lin blanc était disposée une douzaine de plats, mets rares et délicats confectionnés par des mains expertes. Alors que leurs arômes se mêlaient dans la brise légère, un Américain aux cheveux argentés et au front proéminent huma l'air et se dit que dans les siècles passés, en dehors des cours impériales chinoises, seuls quelques privilégiés auraient eu droit à pareil festin.

Ashton Palmer goûta un plat préparé avec de jeunes bulbuls ; les os du minuscule oiseau chanteur étaient aussi peu développés que le squelette d'une sardine, procurant sous la dent une agréable texture. Comme pour la recette des ortolans parfaite par Escoffier — un autre petit oiseau que les gourmets français tenaient par le bec et dégustaient entier, derrière une serviette — on mangeait les oisillons bulbuls en une seule bouchée, en croquant et en savourant leur squelette quasi embryonnaire qui résistait légèrement sous la dent comme l'exosquelette d'un crabe à carapace molle. En mandarin, ce plat s'appelait chao niao ge — littéralement, oiseau chanteur sauté.

« Extraordinaire, ne trouvez-vous pas ? », dit Palmer à son unique compagnon de table, un Chinois à la large face burinée, aux yeux durs et perçants.

L'homme, un vieux général de l'Armée populaire de libération, sourit, sa peau parcheminée formant des stries profondes de la joue à la bouche. « Extraordinaire, convint-il. Mais venant de vous, on ne s'attend à rien de moins.

— Vous êtes trop aimable », dit Palmer, remarquant l'expression d'incompréhension du personnel. Car Palmer ne s'adressait au général Lam ni en mandarin ni en cantonais mais dans le dialecte hakka parlé dans le village natal de l'officier. « Je sais que, comme moi, vous avez le souci du détail. Ce plat, chao niao ge, a été servi pour la dernière fois, pour autant qu'on le sache, dans les dernières décennies de la dynastie Qing. Je crains que vos amis de Wanshoulou — il faisait référence à une banlieue de Pékin fortement gardée où de nombreux dignitaires avaient élu domicile — ou de Zhongnanhai ne le trouvent décadent.

— Ils préfèrent le Burger King, grommela le général Lam. Du Pepsi-Cola servi dans des coupes en argent.

— Obscène, déplora l'érudit Américain. Mais hélas, ce n'est que trop vrai.

— Ce n'est pas que j'aie passé beaucoup de temps à Zhongnanhai, déclara le général.

— Si on laissait faire Liu Ang, tous les guerriers seraient exilés en province. Il considère l'APL comme un ennemi, et c'est ce qu'elle est devenue. Mais enfin, comme le montre l'histoire de la Chine, c'est dans l'exil que résident les opportunités.

— Cela a été le cas pour vous », opina le général.

Palmer sourit mais ne démentit pas. Son parcours professionnel n'avait pas été celui qu'il aurait choisi quand il s'était lancé dans la vie, mais il en était le premier responsable. Alors qu'il n'était encore qu'un jeune diplômé employé au Service de prospective du Département d'État, les milieux bien informés avaient vu en lui le futur Henry Kissinger — et le conseiller politique le plus prometteur de sa génération. Mais il s'avéra qu'il avait un défaut rédhibitoire pour faire carrière au ministère américain des Affaires étrangères. Il avait, pensait-il, la passion de la vérité. Avec une soudaineté surprenante, le prodige adulé devint l'enfant terrible qu'on évitait : les médiocres avaient prononcé leur sentence, excluant celui qui menaçait leur confort intellectuel. A certains égards, se disait Palmer, son exil avait finalement été la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. A en croire le récit de son ascension et de sa chute qu'en avait donné The New Republic, il s'était « retiré » dans les bosquets du monde universitaire après avoir été chassé avec perte et fracas des couloirs du pouvoir. Si tel était le cas, ce fut une retraite stratégique : un regroupement plutôt. Car petit à petit, ses disciples — les Palmeriens, comme les surnommaient ses ennemis avec sarcasme — avaient pris position au ministère de la Défense et au Département d'État, y compris au Service diplomatique et dans les « think tanks » qui comptent à Washington. Il leur avait inculqué de sévères leçons de discrétion, et ces leçons avaient été apprises. Ses protégés occupaient à présent des postes névralgiques. Au fil des années, leur gourou, pareil à un Cincinnatus retiré sur la Charles, avait patiemment attendu son heure.

Maintenant, il comptait les jours.

« Pour ce qui est de Zhongnanhai, poursuivit Palmer, je suis content que nous partagions toujours le même point de vue. »

Le général se toucha une joue, puis l'autre, en récitant un dicton hakka : « Oeil droit, oeil gauche. » Cela signifiait qu'ils étaient aussi proches dans leurs opinions que deux yeux sur un visage.

« Oeil droit, oeil gauche, répéta Palmer dans un murmure. Bien entendu, voir est une chose. Agir en est une autre.

— Tout à fait exact.

— Vous n'avez pas exprimé d'hésitations », dit rapidement Palmer, guettant le moindre fléchissement dans la détermination du général.

Celui-ci répondit avec un proverbe hakka : « Le vent ne déplace pas la montagne.

— Je suis ravi de vous l'entendre dire. Car ce qui nous attend va mettre à l'épreuve la détermination de tous. Du vent, il y en aura, et il soufflera en tempête.

— Ce qui doit être fait doit être fait, assura le général.

— De grandes perturbations sont parfois nécessaires pour permettre une plus grande stabilité.

— Exactement. » Le général porta l'oisillon bien épicé à ses lèvres. Il plissa les yeux en savourant sa croustillante perfection.

« On doit abattre un arbre pour chauffer la marmite de riz », dit Palmer : un autre dicton hakka.

Le général n'était plus surpris par la connaissance intime que le professeur avait de sa région natale. « L'arbre à abattre n'est pas un arbre ordinaire.

— La marmite de riz non plus. Vos hommes connaissent leurs rôles. Ils doivent savoir à quel moment passer à l'action, et le faire sans faillir.

— Certainement », acquiesça le général Lam.

Mais l'érudit à la chevelure argentée continua à le dévisager. « Il reste six jours, dit-il avec une sourde insistance. Chacun doit jouer son rôle à la perfection.

— Sans faillir, promit le général avec une détermination qui crispa ses traits burinés. Après tout, le cours de l'histoire est en jeu.

— Et nous pouvons convenir que le cours de l'histoire est bien trop important pour être livré au hasard. »

Le général hocha gravement la tête et leva à nouveau le doigt. « Oeil droit, oeil gauche », dit-il calmement.

L'alerte Ambler
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