Chapitre neuf

 

 

Pékin


BIEN que le président Liu Ang se fût retiré dans ses appartements privés, dans une autre aile de l'enceinte, la conversation se poursuivit.

« Qu'en est-il des preuves photographiques dont vous avez fait mention ? » souffla le vétéran du MSE en se tournant vers Chao.

Le directeur du Deuxième Bureau, Chao Tang, hocha la tête et retira un dossier de son porte-documents noir. Il étala plusieurs clichés au centre de la table. « Il va de soi que je les ai déjà montrés à Ang, avec le résultat attendu, c'est-à-dire aucun. Je lui ai demandé d'annuler au moins ses visites à l'étranger pour sa sécurité. Il refuse. Mais vous devriez y jeter un coup d'oeil. »

Il tapota l'un des photographies : une foule devant une tribune en bois.

« Prise quelques minutes avant l'assassinat de Changhua, expliqua le maître-espion Chao. Vous vous rappelez l'événement. C'était il y a un peu plus de deux ans. Je vous demande de remarquer le Blanc dans la foule. »

Il fit circuler une autre photographie, un gros plan, retouché numériquement, du même homme.

« Le meurtrier. L'homme à qui l'on doit ce forfait sanglant. Sur d'autres photos, vous le verrez sur les lieux d'autres crimes. Un véritable monstre. Nos espions ont appris une ou deux choses sur son compte.

— Comment s'appelle-t-il ? » demanda le vieux Li Pei, avec son accent rugueux de campagnard.

Chao parut décontenancé par la question. « Nous n'avons que son alias, admit-il. Tarquin.

— Tarquin, répéta Pei, son triple menton tremblant comme la peau d'un vieux Sharpei. Un Américain ?

— Nous le pensons, bien que nous ne sachions pas au juste qui le contrôle. Il a été difficile de dissocier le signal du bruit. Mais nous avons des raisons de croire qu'il est l'un des protagonistes dans le complot visant Liu Ang.

— Alors il doit être éliminé », dit l'homme aux cheveux blancs en tapant sur la table. Vraiment matois, pensa Chao, mais paysan quand même.

« Nous sommes d'accord, reprit le maître-espion. Parfois je crains que Liu Ang soit trop bon pour ce monde. » Il marqua une pause. « Heureusement, je ne le suis pas. »

Il y eut des hochements de tête sinistres autour de la table.

« Des précautions ont déjà été prises pour parer à toute éventualité. Nous avons mis une équipe des transmissions du Deuxième Bureau sur la brèche. Hier, quand nous avons eu des informations crédibles sur l'endroit où il pouvait se trouver, nous avons pu agir immédiatement. Faites-moi confiance, la fine fleur du pays est sur l'affaire. »

Cela sonnait creux, songea Chao, pourtant, au sens strictement technique, il y croyait. Chao avait découvert Joe Li quand celui-ci, encore adolescent, avait remporté une compétition régionale de tir, organisée par la branche locale de l'Armée populaire de libération. Les résultats des tests indiquaient que le garçon, en dépit de ses origines paysannes, avait des aptitudes inhabituelles. Chao était constamment à l'affût du prodige caché ; il croyait que l'atout fondamental de la Chine résidait dans sa population — pas simplement la force brute de son travail bon marché mais le prodige rare que le nombre était forcément appelé à produire. Si vous ouvrez un milliard d'huîtres, vous trouverez plus d'une poignée de perles, se plaisait à dire le camarade Chao. Il avait été convaincu que le jeune Joe Li était l'une de ces perles et il s'était lui-même chargé de veiller à ce qu'il soit préparé à une carrière extraordinaire. Les cours de langue intensifs commencèrent de bonne heure. Joe Li allait non seulement maîtriser les principales langues occidentales mais devenir aussi un spécialiste des mœurs occidentales, maîtriser ce qui, dans ces pays, était de l'ordre de l'implicite. Il allait également recevoir un entraînement complet : armement, camouflage, combat au corps à corps d'inspiration occidentale et arts martiaux de style Shaolin.

Joe Li n'avait jamais déçu Chao. Il n'était pas devenu un homme de grande taille, mais sa modeste corpulence s'avéra un avantage ; elle le rendait particulièrement peu menaçant et discret, ses talents extraordinaires cachés derrière une carapace de banalité. Il était, comme Chao le lui avait confié un jour, un cuirassé déguisé en yole.

Ce n'était cependant pas tout. Bien que Joe s'acquittât de son travail avec zèle et sang-froid, en bon professionnel, sa loyauté personnelle envers son pays et Chao ne faisait pas l'ombre d'un doute. Chao y avait veillé. En partie pour des raisons de sécurité, mais aussi parce que Chao était conscient des querelles constantes qui agitaient les plus hautes sphères du gouvernement pour le contrôle des ressources. Il contrôlait de très près les mouvements de son protégé. En fait, l'agent le plus redoutable de Chine ne rendait compte qu'à Chao et à lui seul.

« Mais ce Tarquin... est-il mort ? demanda l'économiste Tsai, en tambourinant sur la table noire.

— Pas encore, répondit Chao. Bientôt.

— Dans combien de temps ? pressa Tsai.

— Une opération de ce genre en territoire étranger est toujours délicate, avertit Chao. Mais comme je vous l'ai assuré, nous avons notre meilleur élément sur place. Un homme qui ne m'a encore jamais déçu, et nous lui communiquons un flux continu d'informations en temps réel. La vie et la mort sont fixées par le destin, comme le grand sage l'a dit. Je me contenterai de dire que pour Tarquin, l'heure est très proche.

— Dans combien de temps ? » répéta Tsai.

Chao regarda sa montre et s'autorisa un sourire pincé. « Quelle heure avez-vous ? »



New York



Le Plaza Hotel, à l'angle de la Cinquième Avenue et de Central Park South, avait été construit au début du XXe siècle et, depuis lors, symbolisait l'élégance de Manhattan. Avec ses corniches gansées de cuivre et ses intérieurs d'or et de brocart, il évoquait un majestueux château français au coin de Central Park. Sa Oak Room et sa Palm Court, ainsi que ses galeries marchandes et ses boutiques de luxe, fournissaient aux visiteurs, y compris ceux qui n'avaient pas loué une de ses huit cents chambres, d'innombrables occasions de contribuer à son entretien.

Mais ce fut à la piscine olympique de l'hôtel, au quinzième étage, qu'à la demande d'Osiris, les deux hommes poursuivirent leur conversation.

Un autre rendez-vous intelligent, jugea Ambler, tandis qu'ils se déshabillaient et enfilaient les maillots de bain prêtés par le Plaza. Difficile de dissimuler un microémetteur dans ces conditions et presque impossible d'effectuer un enregistrement audible en raison du clapotis de l'eau en bruit de fond.

« Alors, pour qui travaillez-vous ces temps-ci ? » avait questionné Ambler, en barbotant dans le grand bain à côté d'Osiris. Une femme âgée nageait paresseusement dans la largeur du petit bassin. Autrement la piscine était déserte. Quelques baigneuses en maillot une-pièce sirotaient du café ou du thé, étendues sur des méridiennes au bord du bassin, réservant sans doute leur énergie pour quelques brassées différées.

« Ce sont des gens comme nous, répondit Osiris. Vraiment, juste organisés différemment.

— Je suis intrigué, poursuivit Ambler. Mais pas plus avancé. De quoi parlez-vous, bon sang ?

— Il s'agit de libérer les talents. Vous avez tous ces anciens agents des opérations clandestines, beaucoup d'ex-Stab, en fait, qui n'avaient peut-être pas exploité leurs talents au maximum. A présent ils servent toujours les intérêts américains, mais ils sont payés et missionnés par une organisation privée. » L'embonpoint d'Osiris le faisait flotter ; nager sur place lui demandait un minimum d'effort.

« Une entreprise privée. Une vieille histoire dans ce pays. Aussi vieille que ces mercenaires allemands qui sont venus pimenter les choses pendant la guerre d'Indépendance.

— C'est un peu différent, peut-être, fit remarquer Osiris, respirant facilement. Nous sommes organisés comme un réseau d'associés du secteur privé. Le réseau, c'est le concept clé.

— Plus comme Avon ou Tupperware que Union Carbide, alors. Le modèle du marketing de réseau. »

Se fiant à la voix d'Ambler, Osiris tourna légèrement la tête, ses yeux aveugles semblaient presque le dévisager. « Je ne l'aurais pas dit de cette manière, mais oui, en gros, c'est ça. Des agents indépendants, travaillant indépendamment, mais coordonnés et affectés par leur upline. Vous comprendrez l'impatience de l'équipe à vous avoir avec eux. Ils vous veulent pour la même raison qu'ils me voulaient. Tout comme vous. Et ces gens sont résolus à recruter des talents uniques. Cela vous met en position de force pour négocier. Vous savez, vous êtes une sorte de mythe chez les Stab Boys. Les patrons se sont dit que si seulement la moitié des histoires qu'ils racontent sur votre compte étaient vraies... et je vous ai vu à l'œuvre, alors je sais de quoi il retourne. Je veux dire, bon sang, ce que vous avez fait à Kuala Lumpur, ça c'était un coup de légende. Et j'étais là, vous vous rappelez. Il n'y a pas beaucoup de gens qui parlent malais dans l'Unité.

— C'était il y a longtemps », objecta Ambler en se cambrant pour faire la planche.

Kuala Lumpur. Cela faisait des années qu'il n'y avait pas pensé, mais les souvenirs revinrent assez rapidement. Le Putra World Trade Center, un centre de conférences dans le quartier financier de la ville, près du Triangle d'Or et des tours jumelles Petronas. C'était un Palais des Congrès international, et officiellement, Tarquin représentait un cabinet juridique new-yorkais spécialisé dans la propriété intellectuelle : Henry Nyberg avait été son alias pour l'occasion. Les supérieurs de Tarquin avaient appris qu'un membre d'une des délégations étrangères était une taupe terroriste... mais lequel ? Tarquin avait été envoyé comme détecteur de mensonges ambulant. Ils pensaient que cela pourrait lui prendre les quatre jours que durait la conférence. En fait, il avait mis moins d'une demi-heure. Il était entré dans le lobby sans se presser le matin du premier jour, naviguant nonchalamment entre les petits groupes de conférenciers, avec leurs classeurs bleus fournis pour l'occasion, avait observé les représentants en marketing échanger leurs cartes de visite, les entrepreneurs traquer des investisseurs potentiels, et les mille autres gesticulations que pratiquent les hommes d'affaires. Une forte odeur de café et de pâtisseries chaudes flottait dans le lobby. Tarquin laissa son esprit divaguer pendant qu'il en faisait le tour. Si quelqu'un le regardait, il hochait la tête, comme pour saluer une autre personne située plus loin. Vingt-cinq minutes plus tard, il savait.

Ce n'était pas une, mais deux personnes, qui s'étaient jointes à une délégation de banquiers de Dubaï. Comment avait-il su ? Tarquin ne se donnait pas la peine d'analyser les signes subliminaux trahissant la duperie et la peur ; il les voyait, et il savait. C'était tout. Une équipe de renseignement de l'USP avait passé le reste de la journée à confirmer ce qu'il avait détecté d'un seul coup d'oeil. Les deux jeunes hommes étaient les neveux du directeur de la banque ; ils avaient également été recrutés par une confrérie jihadiste pendant leurs études à l'Université du Caire. La confrérie les avait chargés de se procurer certaines pièces de matériel industriel — du matériel qui, inoffensif en lui-même, pouvait, en association avec d'autres substances ordinaires, servir à fabriquer des munitions.

Ambler se laissa flotter paisiblement dans l'eau quelques longs moments. Ces gens savent ce que tu sais faire. En quoi cela change-t-il la donne ?

« A Kuala Lumpur, tout le monde vous avait demandé comment vous aviez su, vous aviez répondu que c'était évident, que ces types suaient la peur. Mais pour tous les autres, cela n'avait rien d'évident. Et ils ne suaient pas la peur. Les analystes de l'USP ont repassé la vidéo plus tard. De l'avis de tous, ils se fondaient dans la foule foutrement bien. Ennuyés et consciencieux, exactement l'impression qu'ils cherchaient à donner. Seulement voilà, vous les aviez vus différemment.

— Je les ai vus tels qu'ils étaient.

— Exactement. Ce que personne d'autre n'était capable de faire. Nous n'avons jamais vraiment parlé de cela. C'est une faculté impressionnante. Un don !

— Alors j'aimerais pouvoir l'échanger.

— Pourquoi... il est trop gros pour vous ? ricana Osiris. Alors, ça marche comment. Un sorcier vous a donné une amulette un jour ?

— Je ne crois pas être le mieux placé pour répondre, dit sobrement Ambler. Mais je crois qu'il y a de cela : la plupart des gens voient ce qu'ils veulent voir. Ils simplifient les choses, confirment des hypothèses. Pas moi. Je ne peux pas. Ça ne se commande pas.

— Je ne sais pas si c'est une chance ou une malédiction. Ou alors un peu des deux. Comme d'habitude [9]. Ce qu'il en coûte d'en savoir trop.

— Dans l'immédiat, mon problème est d'en savoir trop peu. Vous savez ce que je cherche. Des éclaircissements. » A vrai dire, c'était pour lui une question de vie ou de mort. Il fallait qu'il sache la vérité, ou alors il serait entraîné sans retour dans les abîmes de son inconscient.

« Mais les éclaircissements viennent progressivement, déclara Osiris. Comme je l'ai dit, ce que j'ai à offrir, c'est plutôt un jugement que des informations. Donnez-moi les faits pertinents, peut-être pourrai-je vous aider à en saisir la signification. »

Ambler regarda Osiris, qui barbotait toujours presque sans effort. L'eau perlait sur ses larges épaules, mais sa tonsure rousse restait sèche. Ses yeux bleus étaient chaleureux, tendres même ; la tension qu'Ambler détectait n'était due ni à un stratagème ni à une tromperie. Ses doutes étaient automatiques, il faudrait qu'il les mette entre parenthèses. C'était une occasion qu'il ne pouvait pas laisser passer.


Le Chinois en costume de bonne coupe — un mérinos superfin à motif de tartan — passa les portes à tambour et pénétra dans le lobby du Plaza Hotel, sur la Cinquième Avenue. C'est à peine si on lui prêta attention. Il était menu, beau, les traits délicats, des yeux brillants, amicaux. Il salua de la tête l'une des réceptionnistes de l'accueil ; elle lui rendit son salut, pendant que l'homme l'avait confondue avec la fille qui lui avait fait remplir sa fiche. Il salua le concierge qui exhiba aussitôt son sourire obligeant, et passa devant la rangée d'ascenseurs sans ralentir le pas. S'il avait paru hésitant, s'il s'était arrêté pour s'orienter, un des membres du personnel moins occupé aurait pu intervenir avec un Puis-je vous aider, monsieur ? Mais dans un hôtel de huit cents chambres, il avait toutes les chances de se fondre dans le décor.

En quelques minutes, il s'était assuré que l'homme qu'il recherchait ne se trouvait dans aucun des lobbies ou salles à manger de l'hôtel ; quelques minutes supplémentaires lui suffirent à déterminer qu'il n'était dans aucun autre lieu public des niveaux inférieurs — galeries d'art, boutiques, salons de beauté, ou spas.

Joe Li avait déjà éliminé la possibilité qu'il ait pris une chambre ici : un établissement de cette catégorie faisait tout un tas de demandes inopportunes : pièces d'identité, empreintes de cartes de crédit, etc. Sa cible n'était pas du genre à souhaiter laisser autant de traces de son passage. Son absence des principaux lieux publics laissait deux autres possibilités. L'une d'elles était le club de fitness de l'hôtel.

Aucun des nombreux employés préposés à l'accueil de la clientèle ne le vit emprunter un couloir moquetté entre deux rangées d'ascenseurs et franchir une entrée de service discrètement signalée. Ils ne le virent pas ouvrir sa mallette et assembler l'équipement qu'elle contenait. Ils ne le virent pas enfiler une salopette de gardien gris ardoise, laquelle dissimulait parfaitement son costume léger, et prendre place dans un ascenseur de service, équipé à présent d'un chariot de nettoyage sur roulettes.

S'ils l'avaient croisé, ils ne l'auraient pas reconnu. Avec quelques adaptations musculaires et posturales, il s'était vieilli de vingt ans ; c'était à présent un homme voûté, s'occupant de son seau et d'une liste interminable de corvées, la présence furtive du concierge que peu de gens remarquent vraiment.


Osiris commençait à donner des signes d'essoufflement, mais ce n'était pas à cause de l'effort physique. « Ne comprenez-vous donc pas, disait-il. Il y a une autre hypothèse. » Il brassait l'eau à petits mouvements gracieux, comme s'il conduisait un orchestre de chambre. Le bleu de ses yeux était assorti au bleu du bassin.

« Qui colle avec ce que j'ai vécu ces dernières vingt-quatre heures ?

— Oui, affirma son ancien collègue. Votre compte rendu était parfaitement limpide. Vous avez été déconcerté par le fait que le souvenir de celui que vous êtes ne cadre pas avec le monde dans lequel vous vivez, et vous en déduisez que c'est le monde qui a été manipulé. Et si cette hypothèse était erronée ? Si c'était votre esprit qui avait été manipulé ? »

Ambler écouta l'agent ventripotent commencer son explication avec un sentiment d'appréhension grandissant.

« C'est le rasoir d'Occam : quelle est l'explication la plus simple ? Il est plus facile de modifier le contenu de votre esprit que de changer le monde entier.

— Qu'est-ce que vous essayez de me dire ? questionna Ambler, tétanisé.

— Vous connaissez Bluebird, Artichoke, Mkultra — tous ces programmes de science du comportement des années 50 ? Ils ont été déclassifiés, disséqués en long et en large. Un drôle de petit épisode dans l'histoire des agences d'espionnage, c'est ce que les gens croient.

— A juste titre, railla Ambler. Vous parlez d'aberrations de la guerre froide, de fantasmes d'une époque révolue. Abandonnés depuis longtemps.

— Eh bien, c'est le hic. Le nom des programmes change, mais les recherches n'ont jamais été interrompues. Et c'est une histoire qu'il est bon de rappeler. A vrai dire tout commence avec le cardinal Jozsef Mindszenty — ce nom vous dit quelque chose ?

— Encore une victime des régimes communistes des années 50, dans l'immédiat après-guerre. Les Hongrois ont fait un procès pour l'exemple, lui ont fait avouer devant une caméra qu'il était coupable de trahison et de corruption. Mais c'était faux.

— Bien entendu. Seulement la CIA était intriguée. Elle avait le film de sa confession, et elle a passé l'enregistrement à travers tous les indicateurs de stress et essayé de prouver qu'il mentait. Ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'ils en ont été incapables. Tous les tests indiquaient qu'il disait la stricte vérité. Pourtant les accusations étaient forgées de toutes pièces ; ça aussi ils le savaient. C'est ce qui leur a mis la puce à l'oreille. Est-ce que le prélat avait vraiment pu croire à ses déclarations faites sous serment ? Si c'était le cas, comment l'avait-on convaincu de cette... réalité parallèle ? S'ils l'avaient drogué, quelles drogues utilisaient-ils ? Et ainsi de suite. Tout cela a relancé nos propres expériences de contrôle mental. Les vingt premières années, c'était de la foutaise, j'en conviens. Ils mettaient quelqu'un dans le coma avec du Penthotal avant de lui injecter suffisamment de Dexedrine pour lui faire sortir les yeux de la tête. Quels seraient les effets d'un tel traitement ? Est-ce que cela rendrait le sujet réceptif aux suggestions narcohypnotiques ? Les possibilités offertes ont fasciné les plus brillants cerveaux. Bientôt, le personnel des Services techniques a été réquisitionné pour la cause. Mais comme il leur fallait encore plus de ressources, ils ont trouvé le moyen de mettre à contribution la Division des opérations spéciales de l'armée à Fort Detrick dans le Maryland, où ils possédaient un centre de recherche biologique.

— Comment se fait-il que vous en sachiez autant ? » demanda Ambler. Un frisson le parcourut.

« Pourquoi croyez-vous qu'ils nous ont mis ensemble au début ? J'ai fait mes premières armes dans les Unités d'opérations psychologiques. Comme beaucoup de linguistes. La langue était autrefois un sérieux obstacle pendant les interrogatoires. Dans le bon vieux temps, les types de la cellule interrogeaient des transfuges russes dans une planque allemande, ou des Nord-Coréens dans un appartement de Séoul, et ils les droguaient en suivant un savant protocole. Alors ils ne tardaient pas à régresser, à dégoiser dans la langue de leur village natal, et ces singes de l'Agence, formés à la méthode Assimil, ne comprenaient pas un mot de ce qu'ils leur racontaient et étaient incapables de leur parler dans leur dialecte. C'est à ce moment-là qu'ils ont décidé qu'ils avaient besoin de gens comme moi. Ils ont mis les grands moyens pour nous trouver et nous débaucher. Alors on a participé à l'un des projets des Unités d'opérations psychologiques. Ensuite, de temps à autre, on était détachés auprès de certaines AAG. “Collégialité”, ils appelaient ça. En réalité, c'était pour répartir les ressources, lisser les lignes de crédits.

— AAG, autres agences gouvernementales. Comme les Opérations consulaires. Ou son Unité de stabilisation politique.

— Vous connaissez la chanson. J'ai fini par demander ma mutation officielle au ministère parce que je pensais que ce serait plus stimulant pour le linguiste que je suis. Aux Opérations consulaires, ils étaient intrigués par la formation psychologique que j'avais reçue. A l'époque, ils avaient encore des doutes à votre sujet. Ils se sont dit que ce serait une bonne idée que je vous chaperonne sur une ou deux missions.

— Vous faisiez donc des rapports sur moi.

— Exactement. Vous, vous faisiez des rapports sur le méchant, et moi, sur le gentil qui nous aidait à coincer le méchant. Mais vous le saviez, j'en suis certain. La routine, n'est-ce pas ?

— Je crois me rappeler qu'on m'avait demandé de faire un rapport sur vous, dit Ambler. Ils avaient encore du mal à se faire à l'idée d'un agent aveugle. Ils voulaient être rassurés. »

Osiris sourit gaiement. « L'aveugle qui guide l'aveugle court à sa perte et l'y conduit. Vous deviez certainement être au courant de ma mission, comme je l'ai dit. Mais j'ai dans l'idée que vous étiez trop bien élevé pour me le reprocher.

— Je savais que vous ne me vouliez aucun mal, je suppose.

— En effet. En fait, je vous ai toujours apprécié. Depuis Kuala Lumpur.

— Vraiment, on a beaucoup trop exagéré cet épisode.

— Vous parlez des apprentis jihadistes ? Je ne vous parle pas de ça.

— Alors quoi ?

— Repensez à ce qui s'est passé juste avant.

— Vous étiez censé surveiller la porte au Putra World Trade Center. En fait, vous étiez assis au bout du bar, en train de boire une sorte de soda à la pomme. Ça ressemblait à de la bière. Je portais une oreillette, de manière à ce que le technicien puisse alterner les sources sonores dans le lobby. L'idée était que si vous entendiez quelque chose d'intéressant ou d'anormal, vous pourriez me le signaler.

— Je ne l'ai pas fait, je n'en ai pas eu besoin. Mais je vous parle de quelque chose qui s'est passé un peu avant. Nous marchions d'un bon pas vers le centre de conférences, avec nos badges. Et ces costumes Kilgour, French & Stanbury qui proclamaient “heures sup à facturer” jusqu'aux boutons de manchette. »

Ambler grogna. « Je vous crois sur parole.

— Ces doigts-là ne mentent jamais. Un très joli worsted, avec un tombé parfait. » Osiris leva les mains et remua les doigts. « Nous sommes donc sur le trottoir, non loin de notre destination, et il y a ce paysan qui est là à essayer de demander son chemin pour la gare la plus proche, et personne ne lui prête attention. Son accent me fait dire que c'est un Dayak, vous savez, une de ces ethnies assez primitives qui habitent des villages disséminés dans ce qui reste de la Malaisie rurale ; mais il faut dire qu'on est au cœur du quartier de la finance. Les gens ont fort à faire, et personne n'a de temps à perdre pour un Dayak, alors bien sûr, ils passent leur chemin, comme s'il était invisible. Ne sachant plus à quel saint se vouer, le petit homme, probablement en sandales et affublé de drôles de hardes, s'adresse alors à vous.

— Si vous le dites, fit Ambler.

— Bon, vous n'êtes pas du coin ; vous ne savez pas. Mais au lieu de lui dire “Désolé, je ne peux rien faire pour vous”, vous alpaguez un de ces hommes d'affaires qui passent au pas de course. Bien sûr, il est ravi de s'arrêter pour un Occidental d'allure prospère tel que vous. Alors, avec le petit Dayak à vos côtés, vous dites : “Pouvez-vous nous dire où se trouve la gare la plus proche ?”, et vous restez là pendant que le costume explique exactement comment s'y rendre. Pendant ce temps-là, je fais craquer mes articulations dans les poches de mon pantalon, parce qu'on a un gros boulot qui nous attend, et vous, vous prenez le temps d'aider un indigène à rentrer chez lui.

— Et alors ?

— Ça ne vous est pas resté, parce que ça n'avait pas d'importance pour vous. Cela a été important pour moi, cependant. Je m'étais imaginé que vous étiez un peigne-cul de première division comme la plupart de vos collègues, et soudain, je me dis que peut-être pas.

— Même pas de seconde division ?

— Non, juste dans l'équipe de réserve. » Osiris rit à nouveau. Ambler se rappela qu'il avait le rire facile. « C'est drôle, ces choses que vous vous rappelez. Et les autres, que vous ne vous rappelez pas. Ce qui nous amène à la phase suivante des expériences psychologiques. On est encore en pleine guerre du Vietnam. Nixon n'est pas encore allé en Chine. Et ce qui se passe ensuite, c'est qu'un homme très, très dangereux, et très puissant, débarque dans l'équipe.

— C'est un cours d'histoire que vous me faites là ?

— Vous savez ce qu'on dit. Ceux qui oublient le passé...

— Sont collés à leurs examens d'histoire. La belle affaire. Parfois je crois que seuls ceux qui se souviennent du passé sont condamnés à le répéter.

— Je comprends. Vous parlez de ces gens qui n'ont jamais digéré certaines horreurs qui se sont passées il y a des siècles. Mais si je plantais une saloperie dans votre verger, de la belladone dans vos myrtilles ? Vous ne voudriez pas savoir ?

— De quoi parlez-vous ?

— Je parle de James Jesus Angleton, et d'une des nombreuses victimes qu'il a laissées derrière lui.

— Qui ça, bon sang ?

— Peut-être vous. »


Ce n'était donc pas le centre de fitness. Joe Li avait soigneusement inspecté les lieux, y compris le vestiaire. Il attirait si peu l'attention que cela en était remarquable ; comme si sa salopette de concierge l'avait rendu invisible. Il venait de pousser son seau dans les vestiaires de la piscine. Aucun signe de sa proie. Ne restait plus que la piscine elle-même. En fait, c'était un lieu de rendez-vous qui présentait de nets avantages.

De la démarche traînante qu'il avait adoptée pour le rôle, Joe Li se dirigea vers la piscine. Personne n'avait fait attention à lui ; personne non plus ne s'était penché sur le long manche de sa serpillière. Que son diamètre soit trop important pour sa fonction avouée était une pensée trop compliquée pour qu'elle se présente à l'esprit de quiconque. Tandis que Joe Li faisait rouler son chariot de ménage sur le sol en mosaïque, il regarda autour de lui avec désinvolture. L'homme qu'il recherchait lui avait échappé de peu dans les Sourlands. Cela ne se reproduirait pas.

Si sa proie était ici, son travail serait bientôt achevé.


Ambler ferma les yeux, plongea au fond de la piscine, puis se laissa remonter rapidement. Il avait besoin de faire une pause. Angleton, le grand cerveau des services de contre-espionnage de la CIA pendant la guerre froide, était un génie dont les obsessions paranoïaques avaient manqué détruire l'agence qu'il servait.

« Il n'y a pas beaucoup d'espions qu'Angleton n'a pas manipulés, poursuivit Osiris. Le résultat, c'est que quand la Commission du Sénat sur le renseignement a été constituée et que la CIA a dû mettre au placard le projet Mkultra, au début des années 70, Angleton a fait en sorte que le programme ne soit pas fermé. En fait, il a juste migré au Pentagone. Angleton se retrouve bientôt sur la touche, mais ses véritables partisans gardent la foi. Année après année, ils consacrent des millions de dollars à la recherche, à l'intérieur et à l'extérieur du gouvernement. Ils ont des scientifiques dans les entreprises pharmaceutiques et des labos universitaires sous contrat. Et ils poursuivent leurs propres travaux, sans qu'aucun comité de bioéthique vienne les emmerder. Ils travaillent sur la scopolamine, la bufontenine, la coryanthine. Excitants, tranquillisants, et tout ce qu'il y a entre les deux. Ils mettent au point des versions modifiées des vieilles machines Wilcox-Reiter, destinées aux traitements par électrochocs, en s'appuyant sur les découvertes capitales qui ont été faites en matière de “décloisonnement”. Ils savent comment manipuler l'esprit de quelqu'un au point de lui faire perdre la notion de l'espace et du temps, tous ses schémas neuronaux habituels, son sentiment d'identité en somme. Vous ajoutez à cela une technique qu'ils appellent “conduite psychique”, qui consiste à plonger le patient dans un état second et à le bombarder de messages passés en boucle — seize heures par jour pendant des semaines. On ne faisait pas dans la dentelle à cette époque. Mais Angleton pensait qu'il y avait une application pratique à ces expériences. Il était obsédé par les techniques de contrôle mental des Soviétiques. Il savait que nos agents pouvaient être et avaient été capturés par l'ennemi, leur esprit sondé à coups de stress, de traumatismes, et de psychopharmacologie. Mais si vous pouviez modifier le contenu de la mémoire humaine ?

— C'est impossible.

— Angleton n'était pas de cet avis. L'objectif consistait à adapter les vieilles études sur le décloisonnement et la conduite psychique pour les porter à un niveau entièrement nouveau. C'est maintenant dans le Département de neuropsychologie stratégique du Pentagone, où a été mise au point une nouvelle technique appelée recouvrement mémoriel, que les choses se passent. Oubliez les vieilles bandes audio passées en boucle. Ça, c'était la préhistoire. On utilise une “stimulation riche” — visuelle, auditive, olfactive — et des centaines de discrètes vignettes mémorielles. Les sujets sont ainsi soumis à l'influence de toutes sortes de substances psycho-mimétiques avant d'être exposés à la stimulation, une succession d'épisodes très réalistes, présentés pêle-mêle, selon un ordre toujours différent, du nourrisson qui défèque sur son pot en plastique à une séance de pelotage poussé avec la petite voisine de treize ans... une scène de remise de diplôme à la fin du lycée... une beuverie à la fac... Un nom, celui de l'identité de substitution, est répété encore et encore. Résultat : une identité d'emprunt dans laquelle l'agent se réfugie en situation de stress extrême ou d'état de conscience altéré. L'idée était de créer un agent résistant aux interrogatoires. Mais vous savez comment fonctionnent les services secrets. Une fois qu'on a mis au point une technique, impossible de prévoir l'usage qui en sera fait.

— Et vous suggérez...

— Oui, admit l'aveugle. Je suggère. Je n'affirme pas, parce que je ne sais pas. Je vous présente la chose. Est-ce que ça vous paraît coller avec ce que vous savez ? »

Ambler commençait à se sentir fiévreux, malgré la fraîcheur de l'eau. Fragmentation identitaire... égodystonie abréactive... le jargon psychiatrique se rappela à lui en tessons pointus et acérés.

Folie !

Pour tenter d'affirmer l'immédiateté de ses sensations — de s'ancrer dans le réel — il se laissa pénétrer par la fraîcheur de l'eau autour de lui, la douleur de ses muscles. Il tendit le cou, enregistrant les plus petits détails composant son environnement. La vieille femme faisant ses largeurs de bassin, elle devait être octogénaire. La fille — sa petite-fille sans doute — en maillot de bain rouge à dentelle. Les buveuses de café empâtées installées au bord de la piscine sur des chaises-longues, dans leur décent une-pièce, discutant sans doute régimes et exercices. De l'autre côté du bassin carrelé, un concierge voûté avec un seau et une serpillière. Chinois, âge indéterminé... sauf qu'il y avait un truc qui ne collait pas.

Ambler plissa les yeux. La voussure n'était pas vraiment convaincante... la serpillière non plus.

Oh, nom de Dieu !

Était-il en train d'halluciner ? Cédait-il à des délires paranoïaques ?

Non... il ne pouvait pas se laisser aller à penser ça.

« Osiris, dit brusquement Ambler. Il y a un gardien, là. Chinois. C'est un des vôtres ?

— Aucune chance, répondit Osiris. La décision de venir ici a été prise sous l'impulsion du moment. Personne n'a été prévenu.

— Il y a quelque chose de bizarre. Quelque chose... je ne sais pas trop. Mais on ne peut pas rester ici. » Ambler plongea sous l'eau, avec l'intention de refaire surface quelques mètres plus loin, de manière à pouvoir jeter un nouveau coup d'œil au gardien sans se faire remarquer. Il ne parvenait pas à se défaire de l'impression qu'il y avait quelque chose d'anormal chez cet homme.

Quelques instants plus tard, l'eau autour de lui était devenue trouble, sombre.

Instinctivement, Ambler s'empêcha de refaire surface, plongea au fond du bassin avant de lever les yeux.

Du sang s'écoulait du corps d'Osiris — la vitesse et la pression indiquaient que la balle avait dû sectionner une carotide — et il se répandait dans l'eau chlorée comme un gros nuage.


Kevin McConnelly essayait d'être patient avec les m'as-tu-vu entre deux âges qui fréquentaient ce que le Plaza tenait à appeler Les Cabines. Vestiaires faisait trop peuple, supposait-il. Vestiaires évoquait mycoses et slip de sport ; le Plaza, c'était des gens riches qu'on dorlotait et qui aimaient à penser que le monde était fait juste pour eux, comme si un tailleur de Savile Row, armé de ses ciseaux et de ses aiguilles, avait remodelé tout l'hémisphère occidental à leur convenance. Est-ce que Cincinnati vous gêne, monsieur ? On va le déplacer. Le lac Michigan n'est pas assez grand ? On va l'étirer un peu, monsieur. C'était leur façon de parler. C'était leur façon de penser. Et s'il y avait un endroit au monde où l'on pouvait satisfaire leurs caprices, c'était bien le Plaza.

« Pas du tout, répondit McConnelly à l'homme rougeaud dépourvu de cou. Si vous pensez que quelqu'un vous a volé votre portefeuille, nous devons prendre ça au sérieux. Je dis simplement que nous avons très rarement eu de problème de vol dans le vestiaire.

— Il y a un début à tout, grommela l'homme.

— Vous avez vérifié dans la poche de votre veste ? » demanda McConnelly en désignant le renflement dans la poche inférieure gauche du blazer marine.

L'homme lui lança un regard noir mais tapota sa poche. Puis il en sortit le portefeuille et alla même jusqu'à l'ouvrir, comme pour s'assurer que c'était bien le sien.

Tu t'attendais à trouver le portefeuille de qui, gras-double ? McConnelly réprima un sourire ; il aurait pu être mal interprété. « Alors, tout va bien, dit-il.

— Je ne mets jamais mon portefeuille ici, remarqua l'homme avec humeur. Bizarre. » Il lança à McConnelly un regard soupçonneux, comme si celui-ci était le coupable, comme s'il était homme à faire ce genre de blague. Un sourire en lame de rasoir. « Désolé de vous avoir fait perdre votre temps, alors. » Mais le ton disait que, d'une certaine manière, la faute en revenait à McConnelly.

Il est gratiné, celui-là, pensa McConnelly en se contentant d'un haussement d'épaules. « Il n'y a pas de mal. Ça arrive souvent. » Surtout avec des salauds arrogants dans votre genre qui ne veulent jamais admettre qu'ils ont merdé. C'était un problème auquel il n'était jamais confronté quand il était MP. La police militaire s'occupait de gens qui n'avaient pas à établir leur place. Leur place, elle était spécifiée précisément sur leurs épaulettes.

Il se préparait à aller chercher un bloc-notes et remplir une fiche d'incident — sauf qu'il faudrait les appeler fiches de non-incident, parce que la plupart du temps, c'était ça, des plaintes immotivées — quand il entendit des cris provenant de la piscine.


Une autre balle fendit l'eau dans une traînée de bulles pareille à un chapelet de perles, manquant Ambler de quelques centimètres. Le tireur avait manqué sa cible à cause de l'indice de réfraction. Mais il n'allait pas commettre deux fois la même erreur. Quel était son angle de tir — à quelle distance était le « gardien » du bord de la piscine ? Restant au fond du bassin, se propulsant avec des puissants mouvements des bras et des jambes, Ambler gagna rapidement le côté le plus proche du tireur ; plus il serait proche de lui, plus il serait en sécurité. Il faudrait que le tireur se repositionne pour avoir un nouvel angle de tir sur Ambler.

Ambler jeta un coup d'oeil à la masse rouge au milieu du grand bain : il constata qu'Osiris était déjà mort, flottant à la surface bras et jambes écartés.

Oh, mon Dieu, non !

Où chercher refuge ? Ambler était sous l'eau depuis peut-être quinze secondes. Il était capable de retenir sa respiration pendant encore cinquante, soixante secondes. Dans l'eau cristalline, il n'y avait nulle part où se cacher. Sauf... le sang, le nuage sanglant à quelques mètres de lui... Le corps sans vie d'Osiris offrait la seule protection disponible. Cela ne durerait pas longtemps, et Ambler, vêtu seulement du maillot de bain fourni par l'hôtel, était on ne peut plus vulnérable. Il brisa la surface du côté du bassin le plus proche du tueur, prit quelques inspirations profondes, en ouvrant grand la bouche pour diminuer le bruit. L'air était plein de cris. Ceux qui se trouvaient dans la piscine et sur la terrasse hurlaient et prenaient la fuite. La sécurité de l'hôtel n'allait pas tarder, mais il serait trop tard pour Ambler, et d'ailleurs, il se dit que les vigiles ne feraient pas le poids contre le tueur chinois.

Sans protection — ce n'était pas tout à fait vrai. L'eau elle-même était une sorte d'armure. Le grand bain faisait quatre mètres de profondeur, et l'eau, mille fois plus dense que l'air, offrait une résistance mille fois supérieure. Les balles ne pouvaient y parcourir plus de quelques mètres sans perdre vitesse et trajectoire.

Il plongea au fond et quand il remonta vers la surface, il se cacha dans le nuage de sang en expansion sous le corps sans vie de son ancien collègue. Il traîna ensuite le cadavre vers les plongeoirs. Une autre balle déchira la surface, manquant l'épaule d'Ambler de quelques centimètres. Un fusil qu'on pouvait facilement démonter et remonter, et dont le canon pouvait être confondu avec le manche d'un balai, était une arme peu fiable. Très probablement une structure démontable avec une culasse mobile devant être rechargée après chaque tir. D'où les quatre ou cinq secondes de battement entre les balles.

A travers l'eau ensanglantée, il distingua le grand plongeoir, maintenant au-dessus de sa tête. Le montant en béton qui le soutenait allait lui offrir une certaine protection.

Le Chinois tenait le long fusil qu'on aurait dit assemblé avec des goujons, crosse contre la joue. Cela ressemblait à une arme de petit calibre, peut-être un AMT Lightning modifié, un de ces modèles à crosse repliable conçus pour le tir furtif.

Un autre crack ; Ambler, qui était capable d'anticiper les tirs quelques instants avant que le tueur ne presse la détente, avait fait quelques brasses vigoureuses pour se repositionner et esquiver la trajectoire de la balle. Il plongea à nouveau au fond du bassin.

Tout était une question de timing. Il lui faudrait quatre ou cinq secondes pour réarmer. Ambler arriverait-il jusqu'au pilier en béton à temps ? Et si oui, que ferait-il ensuite ?

Il n'avait pas le temps de planifier. Il fallait qu'il agisse dans la seconde ou bien il mourrait dans la seconde. Il n'avait pas le choix. Maintenant !


Ce n'était pas des cris de douleur, décida Kevin McConnelly, mais de panique. Il était avachi et en mauvaise forme physique — le miroir ne mentait jamais –, mais les quinze ans qu'il avait passés dans la police militaire lui avaient inculqué l'instinct de survie. Il passa la tête à l'intérieur du Centre nautique, comme le panneau appelait pompeusement la piscine, et battit en retraite. Il venait de voir un professionnel faire usage d'un curieux fusil paramilitaire ; pas le genre de client à affronter avec une arme de poing. Il fonça dans le vestiaire et regarda autour de lui avec désespoir. Il transpirait, son estomac était noué, et il se rappela pourquoi il avait quitté l'armée. N'empêche qu'il fallait faire quelque chose, et que c'était à lui de le faire.

Quelque chose. Mais quoi ?

Il ne se considérait pas comme une lumière, mais ce qu'il fit ensuite, il s'en rendit compte plus tard, était très, très malin. Il trouva le disjoncteur et éteignit toutes les lumières. Une noirceur d'encre enveloppa tout, ainsi qu'un étrange silence, tandis que les ventilateurs et les moteurs cessaient de fonctionner, le genre de mécanisme dont on n'a pas conscience avant qu'ils ne s'arrêtent. Il s'avisa que la fuite du tueur pourrait s'en trouver facilitée, mais ce n'était pas son principal problème. Il fallait qu'il fasse taire la fusillade. Personne ne tirait dans le noir, non ? Bon, il devait bien y avoir une torche quelque part.

Il entendit quelqu'un courir vers lui. Il tendit la jambe, le fit trébucher.

Le coureur s'effondra dans une rangée de vestiaires. McConnelly ralluma les lumières, et découvrit un homme d'un mètre quatre-vingts en maillot de bain. Cheveux châtains courts, musculature harmonieuse — trente-cinq, quarante ans, le genre d'âge difficile à déterminer pour peu qu'on se maintienne en forme.

« Pourquoi vous avez fait ça, bon sang de merde ? » L'homme lui jeta un regard furieux en massant son épaule endolorie.

Ce n'était pas le tireur. Le gibier, plus vraisemblablement.

McConnelly jeta un rapide coup d'oeil à la ronde ; aucun signe du tireur. Aucun signe de l'arme.

Le méchant avait quitté les lieux : ils le savaient tous les deux. McConnelly, n'importe comment, était soulagé.

« Voilà ce qu'on va faire. » McConnelly aimait prononcer ces mots. C'était la voix de l'autorité, une voix étonnamment persuasive même pour les grandes gueules. « Je vais demander à la police de venir tout de suite sécuriser la zone. Ensuite il faudra que vous nous expliquiez exactement ce qui s'est passé. » Il était campé les mains sur les hanches, le blouson ouvert, exhibant son étui à la ceinture.

« C'est ce que vous croyez ? » L'homme alla droit à son vestiaire, où il se sécha la tête avec une serviette, et commença à enfiler ses vêtements.

 « C'est ce que je sais », affirma McConnelly d'un ton égal, en le suivant.

Alors une chose curieuse se produisit ; l'homme surprit son reflet dans le miroir mural et blêmit d'un coup, comme s'il avait vu un fantôme. Au bout d'un moment, il se détourna et prit une grande inspiration.

« Appelez un de ces tabloïds, suggéra l'homme d'un ton dur. J'aimerais leur raconter ce qui s'est passé. “Fusillade à la piscine du Plaza” — la Une s'écrit presque toute seule.

— Ce n'est pas nécessaire », repartit McConnelly, la mort dans l'âme. Ce n'était pas le genre d'événement qu'il avait envie d'expliquer à la direction de l'hôtel. En fait, son boulot n'en valait pas la peine. Et ils lui colleraient probablement ça sur le dos, comme ce trouduc rougeaud, et avec autant de logique.

« Comment ça se fait que ce soit vous qui décidiez ce qui est nécessaire ?

— Je dis juste que la police peut mener son enquête sans faire de vagues.

— A mon avis, les tabloïds peuvent faire mieux. Peut-être “Bain de sang au Plaza”.

— Il est vraiment important que vous restiez ici », insista McConnelly d'un ton qui manquait de conviction, parce qu'au fond, il n'y croyait pas lui-même.

« Voilà ce qu'on va faire, dit l'homme par-dessus son épaule, tandis qu'il s'éloignait. Vous ne m'avez jamais vu. »



L'alerte Ambler
titlepage.xhtml
L_alerte_Ambler_split_000.html
L_alerte_Ambler_split_001.html
L_alerte_Ambler_split_002.html
L_alerte_Ambler_split_003.html
L_alerte_Ambler_split_004.html
L_alerte_Ambler_split_005.html
L_alerte_Ambler_split_006.html
L_alerte_Ambler_split_007.html
L_alerte_Ambler_split_008.html
L_alerte_Ambler_split_009.html
L_alerte_Ambler_split_010.html
L_alerte_Ambler_split_011.html
L_alerte_Ambler_split_012.html
L_alerte_Ambler_split_013.html
L_alerte_Ambler_split_014.html
L_alerte_Ambler_split_015.html
L_alerte_Ambler_split_016.html
L_alerte_Ambler_split_017.html
L_alerte_Ambler_split_018.html
L_alerte_Ambler_split_019.html
L_alerte_Ambler_split_020.html
L_alerte_Ambler_split_021.html
L_alerte_Ambler_split_022.html
L_alerte_Ambler_split_023.html
L_alerte_Ambler_split_024.html
L_alerte_Ambler_split_025.html
L_alerte_Ambler_split_026.html
L_alerte_Ambler_split_027.html
L_alerte_Ambler_split_028.html
L_alerte_Ambler_split_029.html
L_alerte_Ambler_split_030.html
L_alerte_Ambler_split_031.html
L_alerte_Ambler_split_032.html
L_alerte_Ambler_split_033.html
L_alerte_Ambler_split_034.html
L_alerte_Ambler_split_035.html
L_alerte_Ambler_split_036.html
L_alerte_Ambler_split_037.html
L_alerte_Ambler_split_038.html
L_alerte_Ambler_split_039.html
L_alerte_Ambler_split_040.html
L_alerte_Ambler_split_041.html
L_alerte_Ambler_split_042.html
L_alerte_Ambler_split_043.html
L_alerte_Ambler_split_044.html
L_alerte_Ambler_split_045.html
L_alerte_Ambler_split_046.html
L_alerte_Ambler_split_047.html