Chapitre quatorze
LA MOROSITÉ de l'après-midi montréalais s'éclaircit momentanément quand Laurel l'appela sur son portable.
« Tu vas bien ? demanda Ambler aussitôt.
— Je vais bien, Hal, très bien, assura-t-elle avec une décontraction forcée. Tout va bien. Tante Jill va bien. Je vais bien. Ses soixante bocaux de pêches vont très bien aussi, non pas que tu aies demandé ou que quelqu'un les mangera en fait. » Elle étouffa le combiné de la main un moment, échangeant quelques mots avec quelqu'un à côté d'elle, puis demanda : « Tante Jill veut savoir si tu aimes les pêches en conserve. »
Ambler se raidit. « Qu'est-ce que tu lui as dit...
— A propos de toi ? Pas un mot. » Elle baissa la voix. « Elle croit que je parle à un petit ami. Un “galant”, comme elle dirait. Imagine.
— Et tu es sûre de ne rien avoir remarqué d'anormal. N'importe quoi.
— Rien. Rien, répéta-t-elle, trop vite.
— Parle-moi de ce rien.
— C'est juste... je t'assure, ce n'est rien. Un type de la société qui livre le fioul a appelé tout à l'heure. Ils mettaient à jour leurs fichiers clients, il m'a posé toutes sortes de questions idiotes, et puis il a commencé à parler de consommation de fioul et du type de chaudière qu'on utilisait, je suis allée vérifier et j'ai vu que Tante Jill utilisait du gaz naturel, pas du fioul, et quand j'ai repris le téléphone, il avait raccroché. Il a dû y avoir une confusion.
— Quel était le nom de la société ?
— Le nom ?... Tu sais, ils ne l'ont pas dit en fait. »
Ambler se sentit comme pris dans une gangue de glace. Il avait reconnu la façon de faire : la confusion innocente en apparence, le coup de fil professionnel agréable — ils en avaient probablement passé des dizaines d'autres — avec un analyseur d'empreinte vocale au bout de la ligne.
C'était une tentative de localisation.
Il garda le silence quelques instants, ne voulant pas parler avant de pouvoir le faire calmement. « Laurel, dit-il. C'était quand ?
— Il y a vingt minutes peut-être. » Le sang-froid avait déserté sa voix.
Douze couches de laque. Douze couches de terreur. « Écoute-moi très attentivement. Il faut que tu partes.
— Mais...
— Tu dois partir immédiatement. » Il lui donna ensuite des instructions précises. Elle devait apporter sa voiture dans un garage, leur dire que le parallélisme avait besoin d'être réglé, et repartir avec une voiture de prêt. C'était un moyen bon marché et facile d'obtenir un véhicule qui permettrait difficilement de remonter jusqu'à elle.
Ensuite elle devait rouler, aller dans un endroit, peu importe lequel, où elle n'avait aucun lien.
Elle écouta, répéta l'étrange procédure : il sentait qu'elle enregistrait tout et que traduire la menace en une série d'actions à exécuter la calmait.
« Je le ferai, promit-elle en respirant un grand coup. Mais il faut que je te voie.
— Ça ne va pas être possible, dit-il avec autant de douceur que possible.
— Je ne vais pas y arriver autrement, dit-elle : c'était un fait, pas une supplication. Je... je ne peux vraiment pas, bredouilla-t-elle.
— Je quitte le pays demain.
— Je te verrai ce soir, alors.
— Laurel, je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
— Il faut que je te voie ce soir », répéta-t-elle d'un ton sans réplique.
Tard ce soir-là, dans un motel proche de Kennedy Airport, Ambler se trouvait dans sa chambre, au vingtième étage — il avait insisté pour être à un étage élevé exposé au nord –, observant la circulation sur la 140e dans le quartier de Jamaica, Queens, à travers un rideau de pluie. Une heure qu'il pleuvait des trombes d'eau, qui faisaient déborder les caniveaux et formaient des nappes glissantes sur les routes. Ce n'était pas Montréal, mais il faisait vraiment froid, dans les cinq degrés, et l'humidité renforçait cette sensation. Laurel avait dit qu'elle viendrait en voiture, et ce n'était pas un temps pour prendre le volant. Cependant il se faisait une joie de la voir. Avoir vraiment froid, c'est se demander si on aura chaud un jour. A cet instant précis, il sentait qu'elle seule avait le pouvoir de le réchauffer.
A 23 heures, il repéra la berline à la jumelle, une Chevrolet Cavalier battue par l'averse. Il sut que c'était Laurel avant même d'avoir entraperçu ses cheveux auburn ébouriffés à travers le pare-brise. Elle suivit ses instructions : attendre une minute devant l'hôtel, reprendre la route, rouler jusqu'à la prochaine sortie, et revenir en sens inverse. De son perchoir il était en mesure de scruter les mouvements des voitures autour d'elle. Si elle avait été suivie, il le saurait.
Dix minutes plus tard, elle était de retour devant la porte cochère en béton de l'hôtel. Après qu'il l'eut appelée sur son portable pour lui dire qu'elle n'était apparemment pas suivie, elle sortit de la voiture, tenant un paquet emballé dans du plastique comme elle l'aurait fait d'un objet précieux. Elle frappa à sa porte quelques minutes après. Dès que la porte fut refermée, elle laissa tomber sa parka bleue par terre — aussi détrempée que seuls les vêtements soi-disant imperméables peuvent l'être –, et posa son paquet sur le tapis. Sans un mot, elle s'avança vers lui, se fondit en lui, et ils s'étreignirent, sentant les battements de leurs deux cœurs. Il s'accrochait à elle comme un homme qui se noie à son sauveteur. Pendant un long moment, ils restèrent là, presque immobiles, serrés l'un contre l'autre. Puis elle pressa ses lèvres sur les siennes.
Il se dégagea après quelques instants. « Laurel, après tout ce qui s'est passé... il faut que tu prennes tes distances. Il faut que tu sois prudente. Ce n'est pas... ce que tu veux. » Les mots se bousculaient.
Elle le regarda, les yeux implorants.
« Laurel, dit-il d'une voix sourde. Je ne suis pas sûr que nous... »
Il savait qu'un traumatisme était susceptible de produire certaines formes de dépendance, d'altérer les perceptions, les émotions. Elle voyait encore en lui l'homme qui l'avait sauvée ; ne pouvait accepter que c'était d'abord lui qui l'avait mise en danger. Il savait aussi qu'elle avait désespérément besoin d'être consolée ; d'être possédée même. Il ne pouvait pas la repousser sans la blesser, et, en vérité, il ne le voulait pas.
Un mélange de culpabilité et de désir lancinant l'envahit brutalement, et bientôt, tous les deux se jetèrent sur le lit, deux corps nus, tendus, frissonnants, fiévreux, créant ensemble la chaleur dont chacun avait un besoin terrible. Quand leurs corps finirent par se séparer — épuisés, hors d'haleine, luisants de sueur — leurs mains se cherchèrent, leurs doigts s'entrelacèrent, comme s'ils ne supportaient pas d'être tout à fait séparés. Pas maintenant. Pas tout de suite.
Après plusieurs minutes de silence, Laurel se tourna vers lui. « Je me suis arrêtée en route », murmura-t-elle. Elle roula hors du lit, se leva, alla chercher le paquet avec lequel elle était arrivée. Le pouls d'Ambler s'accéléra en voyant sa silhouette nue qui se découpait contre les rideaux tirés. Mon Dieu qu'elle était belle.
Elle sortit un objet d'un sac plastique et le lui tendit. Un grand volume épais.
« Qu'est-ce que c'est ? » s'enquit Ambler.
Elle réprimait un sourire. « Regarde. »
Il alluma la lampe de chevet. C'était un annuaire relié toile, avec le logo du Carlyle College frappé sur la couverture brun clair, encore emballé dans son papier cristal, d'aspect légèrement cassant. Ses yeux s'agrandirent.
« En parfait état, dit-elle. Intact, non modifié, non falsifié. C'est ton passé. Ce qu'ils n'ont jamais pu atteindre. »
C'était au Carlyle College qu'elle s'était arrêtée. « Laurel », murmura-t-il. Il sentit une bouffée de gratitude monter en lui, et autre chose, quelque chose d'encore plus fort. « Tu as fait ça pour moi. »
Elle le dévisagea, il y avait de la douleur dans ses yeux et aussi quelque chose qui ressemblait à de l'amour. « Je l'ai fait pour nous. »
Il lui prit le livre des mains. Il était solide, un volume relié fait pour durer des dizaines d'années. La confiance de Laurel était évidente dans le fait qu'elle n'avait même pas ressenti le besoin d'ouvrir l'annuaire elle-même.
Il avait la bouche sèche. Elle avait trouvé un moyen de couper court aux mensonges, de dénoncer cette astucieuse mascarade pour ce qu'elle était. Laurel Holland. Mon Ariane.
« Mon Dieu », dit-il. Il y avait de l'émerveillement dans sa voix.
« Tu m'as dit où tu étais allé en fac, les cours que tu avais suivis, alors j'ai réfléchi à la façon dont ils avaient essayé d'effacer ton passé et je me suis dit qu'ils en avaient fait suffisamment pour décourager un enquêteur un peu paresseux. Mais qu'ils n'avaient pas pu en faire plus. »
Le panache vaporeux de la troisième personne du pluriel : ils. Un placard verbal sur un abîme d'incertitude. Ambler hocha la tête de manière encourageante.
« C'est juste qu'il y a trop de trucs, pas vrai ? Je pensais à cet aspect des choses. C'est comme quand tu cours dans la maison avec un aspirateur parce que tu attends de la visite. Tout a beau avoir l'air vraiment rangé, il y a toujours des trucs, de la poussière sous le tapis, une boîte de plats à emporter sous le canapé. Il suffit de regarder. Ils ont très bien pu effacer les fichiers informatiques dans le bureau du doyen. Mais je suis allée au bureau des anciens élèves, vois-tu, et j'ai acheté un exemplaire de ton annuaire. L'objet matériel, véritable. Ça m'a coûté soixante dollars.
— Mon Dieu », répéta Ambler, une boule dans la gorge. Il fendit le film plastique durci par le temps d'un coup d'ongle et se cala contre la tête du lit. L'annuaire dégageait l'odeur des impressions coûteuses ; odeur d'encre et de papier glacé. Il feuilleta en souriant ce catalogue des bons moments : la fameuse farce du potiron ; la vache qu'ils avaient fait entrer dans la bibliothèque, où sa queue avait fait voler les fiches. Ce qui l'étonna le plus, c'était la maigreur de la plupart des gamins. Lui aussi devait être maigrichon.
« Ça rappelle des souvenirs, hein ? » Laurel se blottit contre lui.
Le cœur d'Ambler se mit à battre la chamade comme il continuait à feuilleter lentement l'album. Son poids et sa solidité avaient quelque chose de rassurant. Il repensa au visage ouvert de ses vingt et un ans et à la citation qu'il avait fait inscrire sous sa photo, une citation de Margaret Read qui l'avait profondément marqué à l'époque. Il la connaissait encore par coeur : « Ne doutez jamais qu'un petit groupe de citoyens réfléchis et volontaires puisse changer le monde. En réalité, il en a toujours été ainsi. »
Ambler arriva aux pages des A et fit courir son doigt sur la colonne de petites photos rectangulaires noir et blanc, éventail de cheveux en bataille et d'appareils dentaires. ALLEN, ALGREN, AMATO, ANDERSON, AZARIA. Son sourire s'évanouit.
Il y avait cinq colonnes de photographies par page, quatre par rangées. La photographie de HARRISON AMBLER aurait dû y être.
Rien. Pas un espace vide. Pas un avis PHOTO NON DISPONIBLE. Juste le visage d'un autre étudiant, dont il se souvenait vaguement.
Ambler se sentit pris de vertiges, légèrement nauséeux.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? » s'enquit Laurel. Quand elle regarda l'endroit où était posé son doigt, elle aussi parut affligée.
« Je me suis trompée d'annuaire, dit-elle. J'ai confondu l'année, c'est ça ? Quelle gourde je fais.
— Non, fit Ambler d'une voix voilée. « Ce n'est pas l'année qui ne va pas, c'est moi. » Il soupira bruyamment, ferma les yeux, les rouvrit, s'adjurant intérieurement de voir quelque chose qu'il n'avait pas vu auparavant. Quelque chose qui n'était pas là.
Ce n'était pas possible.
En hâte, désespérément, il se reporta à l'index. ALLEN, ALGREN, AMATO, ANDERSON.
Pas de AMBLER.
Il feuilleta rapidement l'annuaire jusqu'à ce qu'il tombe sur une photo de l'équipe d'aviron de Carlyle. Il se rappelait les uniformes, le foutu bateau — un huit Donoratico légèrement cabossé visible à l'arrière-plan. Mais quand il examina le cliché, il n'était nulle part. En tee-shirt jaune et short Carlyle, ses équipiers étaient tous là, des garçons pleins d'assurance, épaules jetées en arrière et torses bombés pour la photo. Une équipe de — il les compta — vingt-trois étudiants. Que des visages familiers. Hal Ambler n'était pas parmi eux.
Il continua à feuilleter l'annuaire, machinalement, découvrant d'autres photos de groupe — équipes, événements, activités — où il s'attendait à figurer. Il n'était nulle part.
Les paroles d'Osiris lui revinrent. C'est le rasoir d'Occam : quelle est l'explication la plus simple ? Il est plus facile de modifier le contenu de votre esprit que de changer le monde entier.
Harrison Ambler était... un mensonge. Une brillante interpolation. Une vie connectée à partir d'une lacune, un assemblage de milliers de fragments de réalité injectés dans la tête d'un autre. Un bourrage de crâne. Une vie artificielle supplantant l'authentique. Un flot d'épisodes frappants, présentés pêle-mêle et dans un ordre constamment modifié. Une ardoise effacée, puis réécrite.
Ambler se prit la tête à deux mains, frappé de terreur et de confusion, par le sentiment qu'on lui avait pris quelque chose qu'il ne retrouverait jamais : son identité.
Quand il leva les yeux, Laurel le regardait fixement, son propre visage baigné de larmes.
« Ne capitule pas, dit-elle d'une voix étouffée.
— Laurel...
— Ne t'inflige pas ça », reprit-elle d'une voix dure comme l'acier.
Il se sentit s'effondrer sur lui-même, pareil à un corps céleste écrasé par sa propre gravité.
Laurel l'enlaça, lui parla à voix basse. « Comment c'est ce poème déjà ? “Je ne suis Personne ! Et toi, tu n'es Personne non plus ? Ainsi nous serions deux ?”
— Laurel, je ne peux pas te faire ça.
— C'est à toi que tu ne peux pas faire ça. Parce qu'alors ils auraient gagné. » Elle l'empoigna par les épaules, comme pour le ramener des lointains vers lesquels ils avaient dérivé. « Je ne sais pas comment dire ça. C'est une question d'instinct, non ? Parfois on sait ce qui est vrai même si on ne peut pas le prouver. Eh bien, laisse-moi te dire ce que je crois être vrai. Je te regarde, et je ne me sens plus seule, et je ne peux pas te dire à quel point c'est un sentiment rare pour moi. Je me sens en sécurité quand je suis avec toi. Je sais que tu es un type bien. Je le sais parce que, crois-moi, je ne connais que trop bien l'autre sorte. J'ai un ex-mari qui a fait de ma vie un enfer — j'ai dû demander une ordonnance au juge pour qu'il ne puisse plus m'approcher, ce qui n'a eu aucun effet. Ces types, hier soir, j'ai vu comment ils me regardaient, comme un morceau de viande. J'aurais pu crever, ils s'en foutaient. L'un d'eux a dit qu'il se paierait bien une “tranche de mon cul” dès que je serais endormie. L'autre a dit qu'il en prendrait bien une portion aussi. Personne n'en saurait rien, ils étaient d'accord là-dessus. C'était la première chose qui allait m'arriver. Seulement, ils ne comptaient pas sur toi.
— Mais si je n'avais pas...
— Arrête ! Dire ça, ça revient à dire qu'ils ne sont pas coupables. Mais ils le sont, et ils vont payer. Écoute ton instinct, et tu sauras ce qui est vrai.
— Ce qui est vrai », répéta-t-il. Les mots sonnaient creux dans sa bouche.
« Toi, tu es vrai. Commençons avec ça. » Elle l'attira contre elle. « Je crois. Il faut que tu croies aussi. Pour moi. »
La chaleur de son corps le fortifia, comme une armure. Elle était forte — Bon sang qu'elle était forte. Il allait que lui aussi recouvre sa force.
Pendant un long moment, aucun des deux ne parla.
« Il faut que j'aille à Paris, Laurel, finit-il par dire.
— Fuite ou poursuite ? » C'était à la fois une question et un défi.
« Je n'en suis pas sûr. Les deux, peut-être. Il faut que je suive le fil, où qu'il mène.
— J'accepte cela.
— Mais, Laurel, nous devons nous préparer. A la fin, je vais peut-être découvrir que je ne suis pas celui que je pense être. Que je suis un autre. Quelqu'un d'étranger à nous deux.
— Tu me fais peur.
— Tu as sans doute raison d'avoir peur », dit Ambler en prenant ses deux mains dans les siennes, avec douceur. Peut-être que nous devrions tous les deux avoir peur. »
Le sommeil fut long à venir, et quand il vint, il libéra spontanément des images d'un passé qu'il croyait encore être le sien.
Le visage de sa mère, le fond de teint qui masquait ses ecchymoses violettes, le chagrin et la confusion de sa voix.
« C'est Papa qui t'a dit ça ? Il t'a dit qu'il partait ?
— Non, il n'a rien dit...
— Tu es piqué, ma parole. Qu'est-ce qui te prend de raconter une chose pareille ? »
Sa réponse muette : Mais ça saute aux yeux, non ? Tu ne le vois donc pas, toi aussi ?
Le chagrin et l'ahurissement sur le visage maternel disparurent pour faire place à l'expression intense, respectueuse et calculatrice, de Paul Fenton.
Vous êtes un foutu magicien. Un enchanteur... Pouf ! Le magicien a disparu, avec sa cape, sa baguette et tout le reste. Comment diable avez-vous réussi à faire ça ?
Comment, en effet ?
Un autre visage se dessina, d'abord juste les yeux, des yeux compréhensifs et sereins. Les yeux de Wai-Chan Leung.
Rappelez-vous ce marchand qui, au temps jadis, tenait boutique dans un village et vendait à la fois une lance qui, à l'en croire, était capable de transpercer n'importe quoi et un bouclier que rien ne pouvait transpercer.
Il était de retour à Changhua, précipité à toute vitesse dans les méandres les plus intimes de son esprit. Des souvenirs qui avaient disparu de sa conscience le submergeaient à présent, comme un geyser jaillissant d'une source cachée.
Il ignorait pourquoi il ne pouvait pas se les rappeler avant ; pourquoi il se les rappelait maintenant. Les souvenirs revenaient, brûlants, la douleur réveillant d'autres douleurs plus lointaines...
Il avait assisté au carnage et, en soutenant le regard du mourant, il n'avait rien ressenti de sa sérénité spirituelle. En fait, il était possédé par la rage, une rage plus grande que toutes celles qu'il avait jamais éprouvées. Ses collègues et lui avaient été manipulés — c'était évident. Le dossier : un tissu de mensonges, des centaines de fils fragiles qui, noués ensemble, étaient devenus solides.
Vous avez commencé à entrevoir quelque chose que vous n'étiez pas censé entrevoir.
A la fin de la journée, le gouvernement taïwanais avait annoncé qu'il avait procédé à l'arrestation de certains membres d'une cellule gauchiste radicale, laquelle, avait-il prétendu, était derrière l'assassinat ; la cellule en question figurait sur une liste officielle d'organisations terroristes. Tarquin connaissait bien cette soi-disant cellule : une douzaine d'étudiants attardés qui ne faisaient guère plus que distribuer des photocopies d'opuscules maoïstes des années 50 et débattre d'obscurs points de doctrine en buvant du thé vert léger.
Pendant les quatre jours qui avaient suivi, alors que ses coéquipiers s'étaient dispersés pour rejoindre le site de leurs prochaines missions, Tarquin avait mené une contre-attaque contrôlée, déterminé à faire éclater la vérité. Les pièces du puzzle ne furent pas difficiles à rassembler. Il écuma les différents centres de pouvoir de l'île, Taiwan elle-même se réduisant à un brouillard de pagodes, de toits de temples finement peints et sculptés, de paysages urbains denses et tentaculaires regorgeant de marchés et d'échoppes. Mais l'île grouillait surtout de gens, familles entières se déplaçant à moto, voitures et bus minuscules bondés, mangeurs de bétel expectorant bruyamment leurs crachats rouge sang sur le trottoir. Les « sources » qu'il avait rencontrées dans l'armée taïwanaise dissimulaient à peine leur jubilation après le meurtre de Leung. Il alla rendre visite aux hommes de main et aux complices des politicards corrompus, des courtisans, des hommes d'affaires qui tenaient les véritables rênes du pouvoir, obtenant parfois des informations au moyen d'une sympathie feinte, ou bien les arrachant par la terreur et une brutalité qu'il ne se savait pas posséder. Il ne connaissait que trop bien leur espèce. Même quand ils choisissaient leurs mots avec circonspection, leurs visages exprimaient clairement leurs sournoises intentions. Oui, ils connaissaient ces gens.
Et maintenant, ils allaient apprendre à le connaître.
Le troisième jour, le Metropolitan Rapid Transit l'avait conduit à Peitou. Située à une quinzaine de kilomètres au nord de Taipei, Peitou était autrefois une ville thermale. Plus tard, elle était devenue un quartier chaud sordide. C'était maintenant un entre-deux. Juste après une maison de thé et un hôtel, il avait trouvé un « musée » des sources d'eau chaude, sorte de bains publics haut de gamme. Au quatrième étage, il avait coincé le jeune homme potelé qu'il recherchait — le neveu d'un puissant général qui trempait dans le trafic de drogue en aidant à organiser des transports d'héroïne en provenance de Birmanie et de Thaïlande, et ensuite, via Taiwan, vers Tokyo, Honolulu et Los Angeles. Un an auparavant, le jeune homme avait décidé de briguer un siège au Parlement, et bien que le playboy fût plus au fait des différentes variétés de cognac que des problèmes politiques de ses futurs électeurs, son élection semblait acquise grâce au soutien du KMT. Il avait alors appris que Leung avait été en pourparlers avec un autre candidat à la députation. Cette nouvelle l'avait contrarié : si Leung appuyait son rival, son avenir politique était compromis. D'ailleurs, si la campagne anticorruption de Leung réussissait à l'échelle nationale, ou même poussait un autre gouvernement à en adopter une pour prévenir les critiques, son oncle risquait d'être anéanti.
L'homme se prélassait dans un bain fumant, de l'eau jusqu'aux tétons, regardant une KTV, une télévision karaoké, avec une expression hébétée. Il se secoua un peu quand Tarquin s'approcha de lui, tout habillé, et sortit un poignard de combat doté d'une lame crantée en titane de quinze centimètres de long de son étui en Hytrel. Le neveu se montra plus loquace après que quelques incisions furent pratiquées dans son cuir chevelu et que le sang provenant de cette région très vascularisée s'était mis à ruisseler sur son visage. Tarquin connaissait la terreur particulière qui submerge un homme aveuglé par son propre sang.
C'était bien ce que Tarquin avait commencé de soupçonner. Les « renseignements » du dossier avaient été fabriqués de toutes pièces par les rivaux politiques de Leung — rassemblant habilement assez de détails précis concernant d'autres malfaiteurs pour créer une plausibilité de surface. Comment cette grossière désinformation avait-elle abusé le réseau de renseignement des Opérations consulaires ? Comment l'Unité de stabilisation politique avait-elle été amenée à cautionner ce tissu de mensonges ?
C'était le piège que connaissaient le mieux les professionnels du renseignement : quand un homme avait des ennemis, ils étaient prêts à dire n'importe quoi pour lui nuire. En l'absence de confirmation de la part de tiers désintéressés, ce genre d'allégations ne pouvait prétendre à la vérité. Il était presque attendu que ceux qui étaient menacés par une personnalité politique réformiste cherchent à la saper en répandant des calomnies. Ce qui n'était pas prévu, ce qui était inexplicable, c'était l'erreur d'analyse de l'Unité.
Les émotions qu'il ressentait étaient explosives et dangereuses. Dangereuses pour les autres, dangereuses, s'avisa-t-il vaguement, pour lui-même.
Quand il se réveilla, il se sentait peut-être encore moins dispos que quand il s'était couché, et cela n'avait rien à voir avec le rugissement étouffé des réacteurs qui parvenaient de l'aéroport voisin. Il avait le sentiment d'avoir failli découvrir quelque chose, quelque chose d'une portée considérable ; cette certitude flotta dans son esprit comme une brume matinale avant de se dissiper tout aussi vite. Il avait les yeux enflammés et le sang lui battait les tempes comme s'il avait la gueule de bois, bien qu'il n'ait rien bu.
Laurel était déjà levée et habillée ; elle portait un pantalon kaki et un chemisier bleu ciel légèrement plissé. Il jeta un coup d'oeil à la pendule de chevet pour s'assurer qu'il était toujours dans les temps.
« Tu as tout le temps... on ne ratera pas notre avion », dit-elle quand il finit par tituber jusqu'à la salle de bains.
« Notre avion ?
— Je pars avec toi.
— Je ne peux pas accepter. Je ne sais pas ce qu'on risque, et je ne peux pas t'exposer à...
— J'accepte les risques, coupa Laurel. C'est pour ça que j'ai besoin de toi. C'est pour ça que tu as besoin de moi. Je peux t'aider. Je peux surveiller tes arrières. Être une paire d'yeux supplémentaires.
— C'est hors de question, Laurel.
— Je suis une amatrice, je sais. Mais justement, ils ne feront pas attention à moi. Et puis, tu n'as pas peur d'eux. Tu as peur de toi. Et c'est peut-être là que je peux faciliter les choses.
— Comment pourrais-je me regarder dans la glace si quelque chose devait t'arriver là-bas ?
— Comment réagirais-tu s'il m'arrivait quelque chose ici et que tu n'étais pas là ? »
Il lui lança un regard perçant. « C'est moi qui t'ai fait ça », dit Ambler une fois de plus, d'une voix glacée d'horreur. Il ne formula pas la question qui le taraudait en silence : Quand cela cessera-t-il ?
« Ne me laisse pas, d'accord ? » dit Laurel avec douceur mais avec une fermeté inébranlable.
Ambler prit le visage de la jeune femme dans ses mains. Ce qu'elle proposait était de la folie. Mais cela pourrait bien le sauver d'une autre forme de folie. Et elle disait vrai : sur un autre continent, il ne pourrait pas la protéger de ceux qui la menaçaient sur celui-ci.
« S'il devait t'arriver quelque chose... » commença-t-il. Inutile de terminer la phrase.
Le regard de Laurel était calme et sans peur. « J'achèterai une autre brosse à dents à l'aéroport. »