CHAPITRE XXIV
Il ne s’écoula pas trois secondes avant qu’un glapissement inhumain jaillisse au cœur de la nuit, aussitôt suivi d’un terrible bruit de lutte. Single repartit en claudiquant. Une douleur cuisante tenaillait son flanc. Il avait l’impression que ses côtes battaient comme des volets mal fermés sous sa peau. Mais plus que tout, une terrible angoisse lui dévorait les tripes. Ce qu’il avait vu tout à l’heure dans les fourrés, il n’aurait pas trop de toute sa vie pour l’effacer de sa mémoire.
Il maudit le sable poudreux dans lequel il ne cessait de s’enliser gauchement. Chaque pas était un calvaire. Il atteignit enfin l’escalier de bois et s’accrocha à la rampe branlante. Marche après marche, il parvint à regagner la terrasse de la maison et se traîna jusqu’à l’entrée de service. Une forme humaine gisait là en travers, que le policier identifia sur-le-champ : le garde du corps avait dû vouloir barrer le passage à l’intrus. Si grande qu’ait été sa force, elle n’avait pu s’opposer à la mortelle étreinte de… de cette chose sans nom.
Sans perdre un instant, il enjamba le cadavre et poursuivit sa route. Un gémissement suraigu lui perça les tympans comme il déboulait dans le salon. Un hideux spectacle l’attendait. Fielding était couché en travers de la table basse, ouvert en deux par une défense d’ivoire. La créature était penchée au-dessus de lui, absorbée à fouiller dans ses entrailles. Un flot de sang noir ruisselait sur le tapis…
Lorsqu’elle se redressa enfin, elle brandissait dans le creux de sa main une masse rouge et informe encore parcourue de frissons. Le cœur de sa victime… Hannah Fielding, qui s’était retranchée dans le coin le plus éloigné de la pièce, plaqua ses deux mains sur son visage livide, étouffant un sanglot de répulsion. Elle tremblait de tous ses membres, un hurlement muet cristallisé sur ses lèvres. Ses yeux exorbités suivaient le rite macabre qui s’accomplissait devant elle.
L’Oundni la contempla alors avec un sourire repoussant qui étira la commissure de ses lèvres bleuies jusqu’aux lobes de ses oreilles. Cet écartèlement facial déchira ses joues avec un crissement écœurant. Un gargouillis immonde s’échappa de sa gorge. Il s’ingéniait à profaner l’apparence humaine dont on l’avait travesti avec une cruauté sans limites. Son corps se distendait en tous sens sous d’affreux coups de boutoirs, comme si une chose prisonnière à l’intérieur cherchait à s’en échapper. En plusieurs endroits, la chair menaçait de voler en éclats…
Single trouva enfin la présence d’esprit de braquer son arme et vida son barillet. Les projectiles déchiquetèrent le torse du démon sans le moindre effet : leur impact avait pourtant formé des cratères fumants auquel un homme ordinaire n’eût pas survécu.
L’Oundni se retourna contre le policier. Pendant le laps de temps où ils se firent face, en pleine lumière, Single put déceler en filigrane l’effroyable faciès du monstre derrière son masque humain. Un faciès reptilien dont la seule vue repoussait à des centaines d’années-lumière les limites du cauchemar humain.
Single abandonna son arme vide, reculant devant l’être. Il s’attendait à être happé et broyé comme une simple noix. Il se prépara à mourir. Il savait ne pouvoir opposer aucune résistance à une telle monstruosité. Déjà les bras noirs, interminables, se refermaient sur sa gorge.
— Wahni ! Wahni, Oundni… Lahi wen deoch !
L’ordre fusa comme un coup de tonnerre. La créature parut se figer, dominée par un pouvoir encore supérieur au sien. Elle se tourna lentement vers la haute silhouette sombre qui avait prononcé cet étrange commandement. Ben Graymes s’avança jusqu’au milieu de la pièce d’un pas lent, déterminé, son terrible regard fixé sur le démon noir. D’un geste d’une lenteur cérémonieuse, il écarta les pans de son grand manteau et désigna du doigt l’étrange upsilon d’or qui barrait son torse.
— Wahni, Oundni, toma adahan mey ! poursuivit-il avec aplomb.
Il avança encore. L’Oundni s’écarta de ses victimes avec un borborygme haineux dont la signification appartenait visiblement au répertoire obscène des créatures des mondes inférieurs. Sa figure déjà mutilée se tordit encore de façon incroyable, composant un masque répugnant. Sa langue démesurément allongée lécha ses oreilles. Mais Graymes approchait toujours, peu impressionné par cette pantomime abjecte.
L’être ténébreux bondit sur lui avec une vivacité délirante. Pourtant, Graymes avait déjà anticipé avec sa coutumière agilité d’elfe, sans donner l’impression de réellement se mouvoir. Nouvel assaut, nouvelle esquive. L’Oundni se mit à tourner autour de l’homme tel un fauve excédé…
Graymes attendait visiblement une ouverture propice, suivant à la lettre une stratégie qu’il avait au préalable mûrie. L’occasion se présenta enfin… Et alors il se détendit comme un cobra. Il saisit le poinçon planté dans l’aine et l’arracha en proférant un exorcisme. Ébranlée, la créature se rejeta vivement en arrière. Single qui contemplait cette lutte à mort aux côtés d’Hannah Fielding, comprit que le démonologue avait marqué un point. À nouveau, passant sous les bras du mort, Graymes, avec une adresse démoniaque, retira un second clou, avant de rouler aussitôt hors de portée…
L’Oundni devint soudain plus maladroit, plus hésitant aussi, Graymes commit sans doute l’erreur de vouloir trop vite en finir. Lors de sa troisième approche, il ne put éviter les doigts rigides du démon qui, crispés comme des serres, s’enfoncèrent dans ses côtes. Il étouffa un grognement de douleur. Single vit avec horreur les ongles fouir dans les chairs du démonologue, cherchant à atteindre un point vital. Il crut qu’ils atteindraient ses entrailles avant qu’il n’ait pu puiser les ressources nécessaires pour se défaire du mortel étau.
Enserrés dans une étreinte titanesque, les deux antagonistes titubèrent. Dans un effort infernal, Graymes parvint à repousser son adversaire. Il exécuta un bond en arrière qui lui permit de respirer un peu… non sans avoir emporté triomphalement un nouveau clou à tête d’or. Hagard, l’Oundni se mit à tourner sur lui-même en poussant des grognements sourds. Il battit des bras, cherchant à happer une nouvelle fois le démonologue. Malgré sa vilaine blessure au flanc, celui-ci se mit rapidement hors de portée. Rien qu’un instant… Puis se fendit tel un escrimeur, arrachant le quatrième poinçon du sein hideusement tiraillé par des soubresauts…
La bouche crispée, les joues creusées par les efforts inhumains qu’il venait de fournir, Ben Graymes observa la créature qui titubait jusqu’à l’escalier menant au sommet de la tour. Il ne chercha pas à l’arrêter, mais se lança aussitôt sur ses traces, avec l’acharnement tranquille d’un félin qui connaît l’issue de la partie. Sa hanche cruellement meurtrie l’élançait de façon intolérable, mais il n’y prenait pas garde. Seule lui importait la silhouette difforme qui trébuchait sur les marches, quelques pas devant lui.
Affolé, l’Oundni se jucha sur les créneaux.
Graymes bondit à sa suite, l’obligeant à reculer jusqu’aux abords du vide. Une dizaine de mètres plus bas battait le ressac. La créature lança ses bras en l’air, tournée vers le cosmos, en un geste de supplication. Puis elle s’abattit soudain en avant, secouée par d’horribles convulsions. Posément, Graymes mit un pied sur sa poitrine et prononça l’enchantement libérateur, rompant l’Œuvre de Shadow. Ce faisant, il retira les deux clous enfoncés dans les orbites du cadavre, maîtrisant les terribles spasmes qui soulevèrent celui-ci. Enfin, il s’abaissa une dernière fois, arrachant celui fixé dans la boîte crânienne jusqu’à la garde…
Le corps se déchira soudain en deux et Graymes fut environné d’une vapeur plus noire que la nuit, plus fétide qu’un relent de charnier. L’extraordinaire phénomène ne dura qu’un instant, un bref instant durant lequel il put renifler la moiteur fangeuse des enfers d’Afrique et entendre les chants damnés des profondeurs volcaniques. Puis le spectre délétère se dissipa, comme emporté par le vent du large…
Alors Graymes saisit la dépouille inoffensive et la balança à la mer. Il la regarda longuement, emportée par la marée, avant de murmurer :
— Tu es mort pour le monde, Shadow… Et moi je vis !
Un coup de tonnerre ébranla l’horizon. Graymes laissa une grimace douloureuse tordre son visage acéré.
Sept Clous Sacrés luisaient dans son poing, qui appartenaient à la Mère de l’Ancien Peuple…
FIN.