CHAPITRE XVIII
Ben Graymes régla la course en petite monnaie, sans se soucier des manifestations d’impatience du chauffeur. Il n’était pas un taxi dans tout New York qui aime s’attarder dans le périmètre redoutable du Triboro Bridge à une heure aussi matinale. La rivière exhalait ici une odeur particulière, lourde et méphitique, que les rares autochtones attribuaient aux cadavres lestés d’une pierre qu’on y balançait fréquemment. Certains remontaient. D’autres pas, achevant de pourrir et d’engraisser les lichens de couleur répugnante qui tapissaient la berge.
Le démonologue respira profondément. Il était immunisé depuis longtemps contre les miasmes perfides de ces odieux réceptacles entretenus dans toutes les capitales du monde, de Londres à Hong Kong et de Hambourg à Tokyo.
Dès que le taxi eut disparu, il s’éloigna d’un pas tranquille entre les maisons délabrées qui s’alignaient le long de la rivière. Ici, le soleil ne perçait pas encore. Un brouillard acide érodait les ruelles lépreuses, qui semblait défier l’aube à l’infini. Graymes se fraya un passage parmi les épaves calcinées des voitures qui tachaient de loin en loin la chaussée dépavée. Son pas sec et déterminé résonnait étrangement dans ce dédale de façades aveugles. Il obliqua sur sa gauche, s’enfonçant toujours plus avant dans les bas-fonds. Il savait parfaitement où il allait.
Il ne tarda pas à déboucher sur une lande de pierrailles moussues qui étendait son infection à perte de vue. Et dominant ce décor post-cataclysmique, miraculeusement intacte, une maison se dressait au sommet d’un éboulis. Graymes s’arrêta un instant pour l’observer. Ce qu’il venait chercher se trouvait là, derrière ces murs rongés d’humidité. Mais il n’avait plus de crainte, à présent.
Ce qu’il avait été, il l’était redevenu.
Il s’engagea parmi ces tumulus de gravats jaunis qui bornaient ce curieux territoire oublié du monde réel, allongeant imperceptiblement le pas.
Il ne fut pas surpris de voir soudain trois silhouettes dépenaillées émerger d’un ravin et venir lui barrer le chemin. C’étaient de jeunes Noirs qui affichaient un air goguenard et menaçant en flattant ostensiblement les barres de fer passées à leur ceinture. Graymes dévisagea leurs masques agressifs, l’air ennuyé.
— Je viens voir la Mère, annonça-t-il d’emblée, escomptant éviter l’accroc.
— Tire-toi, connard. T’es sur un territoire réservé…, avertit le plus petit de la bande.
— La Mère m’attend.
— La Mère n’attend personne. Et surtout pas un Youplé pourri. Tire ton cul blanc avant qu’on ne l’emmanche.
Il eut un geste significatif en direction de sa braguette.
Graymes répondit d’une voix douce :
— Laisse-moi passer, mon gars, avant que tes couilles ne me servent de pendentif.
Piqué au vif, le garçon s’avança en faisant rouler ses pectoraux. La barre d’acier siffla tout contre l’oreille de Graymes. À peine si celui-ci esquissa un mouvement de côté. Il n’eut qu’à allonger le pied pour déséquilibrer son adversaire trop fougueux. Dans la même fraction de seconde, il décela le mouvement de revers esquissé par les deux autres. Il se fendit tel un escrimeur. Ses deux mains à plat, tendues telles des piques, se plantèrent dans leurs côtes. Il se retira avec la même vivacité qu’un cobra qui vient de mordre, déjà en posture d’attente. Sa technique de combat tenait à la fois du whu-shu et de quelque chose d’autre, indéfinissable, basé sur l’esquive, une sorte de danse démoniaque, inconnue des arts martiaux.
En deux mouvements, il se retrouva seul maître du terrain, ses jeunes adversaires à ses pieds, gémissant de douleur et crachant la poussière. Pour une telle joute, il n’avait même pas songé à tirer son épée. Shör-Gavan ne se satisfaisait pas de combats aussi inégaux. Il rêvait pour elle d’autres ennemis, autrement plus redoutables.
— La prochaine fois, menaça-t-il avec un sourire faussement aimable, je ne me contenterai de vous tanner le cuir. Il me faudra goûter à votre sang.
Il franchit les derniers mètres qui le séparaient de la maison solitaire. À son approche, la porte s’effaça, exprimant une invitation muette. Graymes s’y rendit sans crainte. Sur son passage, une jeune servante de couleur s’inclina. Il posa le plat de sa main sur son front. Dans la grande pièce où il fut introduit peu après brûlaient des cierges noirs. Des essences inconnues grésillaient dans des niches, embaumant l’air de vapeurs lourdes et étouffantes. De derrière une tenture s’échappait le martèlement à peine audible d’un tambour.
Au centre d’une natte constellée de symboles ésotériques était accroupie une Africaine sans âge, dont les rondeurs opulentes disparaissaient dans les plis amples d’un drap bariolé. De multiples colifichets pendaient à son cou et ses poignets. Elle se tenait tête baissée, silencieuse. Au bout d’un moment, elle redressa lentement son visage inquiétant, couturé de cicatrices mauves d’origine sans doute rituelle et fixa sur son visiteur des yeux surprenants, des yeux immenses qui semblaient des lacs d’eau noire capables d’engloutir, de noyer… Graymes avança d’un pas assuré jusqu’au bord de la natte, mais il n’y posa pas le pied. Son œil expert identifia rapidement la figure aux motifs complexes qui l’ornait en son milieu, celle-là même que l’on avait retrouvée peinte au sang dans la chambre de Chelsea.
Il plia lentement sa haute carcasse et s’assit face à la prêtresse, sans avoir à aucun moment détourné son regard du sien.
— C’est toi qu’on nomme parfois le Commandeur, dit-elle d’une voix grave, presque masculine. Mais tes autres noms, je les sais aussi. Je ne suis pas surprise de te voir ici. Je t’attendais.
— J’ai dû écarter deux ou trois de tes fils en venant.
— Aucune importance. Ils sont grands. Ils devraient savoir reconnaître un initié au premier coup d’œil, maintenant. Je connais le but de ta visite.
— Alors tu sais que Shadow a invoqué les esprits de l’enfer Ohendala et qu’un Oundni est venu à lui, qu’il a emprisonné dans un corps de criminel par le rite des Sept Clous d’Or.
— Tu n’es pas directement menacé…
— Mais d’autres le sont. Une jeune fille que je protège, qui m’a rendu à la vie. Tu dis connaître mes autres noms. Alors tu sais pourquoi je ne peux tolérer une Œuvre de Vengeance ici.
— Shadow n’est plus digne de nos croyances. Nous l’avons exclu de notre communauté, mais il est puissant. Il connaît les arcanes comme personne. Moi-même je ne peux intervenir dans ses affaires.
— Mais tu es la Mère. Aide-moi.
— Je ne suis pas agissante. Je suis révélatrice, c’est tout.
— Que sais-tu des projets de Shadow ?
— Il n’utilise pas l’Oundni à ses fins, bien qu’il trouve avantage à dominer une telle entité… C’est une vieille histoire, un vieux tourment qui hante mon peuple. Aujourd’hui, le cercle se referme… J’ai essayé de l’éviter, mais on ne m’a pas écoutée.
— Qui a décidé de l’Œuvre ? Qui emploie Shadow ?
— Un homme qui médite depuis longtemps la perte d’un autre.
— Quel homme ?
— Un homme hanté par la haine et que le malheur n’a pas épargné. Un frère…
— Un frère ? Tu ne peux me dire son nom ?
— Tu n’es pas frère toi-même… Pas encore.
— Je comprends. Cet homme, est-il à New York en ce moment ?
— En ce moment, oui, mais il va bientôt partir.
— Partir ? Où cela ?
— Bien loin.
— Qui est-il ? Où puis-je le trouver ?
La Mère marqua une hésitation.
— Que feras-tu si je te dis ce que tu veux savoir ?
— J’irai voir cet homme et je lui expliquerai qu’il doit renoncer à son projet, quel qu’en soit le but. Que John Shadow est un être maléfique qui ne sert toujours que lui-même. Qu’il a déjà tué des innocents. Des gosses. Ensuite, s’il le faut, j’affronterai l’Oundni.
— Personne n’a osé jusqu’ici se dresser contre un Oundni.
— Mais tu sais que j’en suis capable. Tu peux le lire en moi. Je n’ai qu’une parole.
— Oui… Je te connais, Commandeur. De nombreuses histoires circulent sur tes origines. On dit que tu es fils de démon, qu’une moitié claire en toi repousse la sombre, et aussi que le temps n’agit pas sur toi comme sur le commun des mortels. Dois-je le croire ?
— Crois ce que tu veux.
— Aucun Youplé n’a jamais reçu ma bénédiction.
— J’ai juré protection à quelqu’un. Sur mon âme.
— As-tu une âme, Commandeur ?
— Pas ici.
— Alors prépare-toi. Ce que tu désires savoir, la bénédiction te le révélera…
Graymes dénuda lentement son torse. Il déposa son épée à plat devant lui. La jeune servante revint. Elle portait à bout de bras un brasero. Plongée à demi dans les braises vives, une petite amphore de métal rougeoyait. Elle déposa le tout devant la Mère avant de retourner dans l’ombre.
Le son du tambour s’amplifia.
La chaleur suffocante qui émanait des charbons ardents saisit Graymes à la gorge, mais il demeura d’un calme étrange, sourcillant à peine sous les ruisselets de sueur qui dégoulinaient déjà le long de ses narines. Il tint son regard fixé sur le creuset, sur les bulles grasses qui s’agitaient à la surface du liquide en fusion. De l’or sacré, destiné au façonnement des clous magiques. Graymes connaissait bien le rituel des Oundnis. Il savait ce qui allait se produire et s’efforça de museler la peur instinctive qui nouait ses entrailles.
La Mère quitta sa place et vint devant lui. Elle apposa ses deux mains sur son front et se mit à réciter des incantations millénaires, les yeux mi-clos, perdus dans un lointain embrumé et révolu. Graymes sentit alors un grand calme s’installer en lui. Son appréhension s’estompa. Il respira plus lentement. Ses muscles se détendirent. Il ne frémit même pas lorsqu’il vit la Mère retirer le creuset des braises à l’aide d’une tenaille métallique et l’approcher de son visage. Seul le souffle brûlant l’obligea à plisser ses paupières. Le tambour accéléra la cadence.
La Mère chantonna de nouvelles invocations tandis qu’elle inclinait la coupelle bouillonnante vers la poitrine du communiant. Graymes vit poindre la première larme d’or sur la lèvre de l’amphore, prête à couler sur son torse.
Au même moment, les doigts de la Mère crochèrent douloureusement sa chevelure… Son hurlement ébranla les ruines, couvrant le battement sourd du tambour…
— Maintenant tu es un frère, toi aussi, murmura la voix déformée de la prêtresse. Roger Wilson est l’homme que tu cherches. Hôtel Détroit, Amsterdam Avenue, l’endroit où tu pourras le trouver… Lui te dira tout. S’il est encore temps.