CHAPITRE VI

— Excusez si ma question vous semble un peu saugrenue, mais vous êtes docteur en quoi, au juste ?

Les yeux mi-clos, Graymes semblait somnoler à la façon des chats. Il souleva néanmoins une paupière et considéra le policier sans aménité.

— Je suis… enfin, j’étais docteur en démonologie et traditions anciennes, finit-il par répondre d’une voix bourrue. J’enseignais à Columbia… entre autres activités.

Single ne put réprimer un sifflement admiratif.

— Et vous avez tout quitté pour habiter une décharge publique au fin fond du Bronx ?

Il eut une mimique dégoûtée en regardant les immeubles borgnes qui longeaient le boulevard où ils venaient de s’engager, toutes sirènes hurlantes.

— C’est pire que la jungle, là-dedans. Pique-niquer dans cette merde, faut vraiment vouloir. Vous aviez des ennuis ? Un coup de cafard ? Ou peut-être l’envie de tenter une expérience ?

Graymes reprit son attitude initiale, barricadé derrière un silence buté.

— Je vois. Pas très causant. On va s’amuser, docteur.

Single laisse échapper un soupir résigné, n’osant poussez plus loin son interrogatoire. Drôle de type qu’il avait déniché là. Taciturne. Secret. Dormant les yeux ouverts et parlant par énigmes. Impossible de deviner par quelle infortune du destin il avait pu se laisser dégringoler aussi bas dans le ruisseau. Il imaginait qu’un enseignant d’université devait jouir d’un train de vie confortable, sinon luxueux. Il devait avoir de l’intérêt pour son travail. Des amis et une famille. Pourtant, cet homme à côté de lui ne semblait rien avoir de tout cela. Avait-il tout perdu ? En ces temps d’incertitude, il ne fallait plus s’étonner de rien. La déchéance pouvait frapper n’importe qui… Mais non. Ebenezer Graymes n’avait rien d’une victime. Il semblait avoir choisi de plein gré sa situation actuelle.

Tant de questions sans réponse ne firent qu’exciter la curiosité du policier. Le résultat de cette frustration se traduisit par une douloureuse crampe d’estomac. Tout en tenant le volant d’une main, il attrapa vivement au fond de sa poche un tube de comprimés et jeta une gélule d’aspect peu engageant au fond de sa bouche. Du coin de l’œil, Graymes le regarda faire sans piper mot. Sinistre.

Ils arrivèrent à destination. Les gyrophares projetaient des clartés de night-club incongrues sur les murs baveux de Shrepton Street. Ici, les bâtisses pouilleuses laissées à l’abandon par les promoteurs se chevauchaient comme des chicots saisis de frénésie sexuelle, en attendant la venue des bulldozers de la salubrité publique. Un avant-goût de chaos. Un relent de poubelles polluait le moindre souffle de vent.

Les voitures vinrent se garer en piqué à hauteur du coupé abandonné par Zacchary Travers, copieusement badigeonné à la bombe de peinture verte. Les roues et deux portières avaient déjà disparu. Les flics entourèrent l’épave avec prudence. Les culasses des fusils à pompe claquèrent.

— Alors, docteur, vous ne venez pas ? lança le policier en s’éjectant sur le bitume.

Graymes ne répondit pas. Il regardait fixement les immeubles déchiquetés qui composaient un amphithéâtre lugubre de l’autre côté du terrain vague. Un pressentiment désagréable nouait ses tripes. Même s’il savait que le danger de mort perçu tantôt s’était éloigné de cet endroit, il ne pouvait s’empêcher d’être pris d’une crainte brutale à l’idée de devoir entrer là. Car c’était là qu’il fallait chercher, et nulle part ailleurs.

— Vous savez ce qu’il y a là-dedans ? s’enquit Single comme s’il avait suivi le cheminement de sa pensée.

— N’envoyez personne. Trop dangereux. Nous irons seuls. Vous et moi.

— Euh… Bon. Si vous pensez qu’on s’en tirera mieux. Vous êtes armé ? Il se peut qu’on ait du monde à déloger…

— Non, personne à déloger. Venez.

Graymes prit pied sur le trottoir gelé. Il tenait une puissante lampe-torche puisée au fond de la boîte à gants. Ce n’était pas tant l’idée d’affronter un péril inconnu qui le faisait hésiter, que la perspective de renouer avec son existence d’antan. Les courants d’énergie qu’il s’était efforcé de maîtriser avant de les ensevelir au fond de son cerveau, durant toutes ces années, jaillissaient à nouveau en lui avec une vigueur décuplée. Des torrents lumineux qui faisaient voler en éclats les maigres digues qu’il avait cru dresser afin de pouvoir les contenir. Sensations du lointain passé, vent des profondeurs… Il sentit qu’il ne pourrait leur résister, cette fois-ci. C’était comme une force supérieure qui l’invoquait. Le temps était venu de renaître une fois encore.

— Je passe devant, dit-il en braquant sa torche sur une trouée dans le vieux mur.