CHAPITRE XI

Lorsque Single accourut sur les lieux, l’étrange symbole avait cessé de dégouliner. Il eut beau l’examiner sur toutes les coutures, il dut s’avouer incapable d’en percer la signification. La seule certitude, c’est que l’artiste avait trempé son pinceau dans du sang. Les prélèvements en indiqueraient sans doute l’origine. Mais d’ores et déjà, le policier ne se faisait aucune illusion. Toutefois, une coïncidence le chiffonnait. Il avait découvert le même dessin sur des feuilles de cahier abandonnées sur le bureau d’écolier de Chelsea. Un moment, il l’avait soupçonnée d’avoir peint aussi ce graffiti obscène, mais il avait dû rapidement changer d’avis. Ses parents avaient juré qu’il ne se trouvait pas là avant le dîner, lorsque la jeune fille les avait rejoints. Il fallait alors admettre que quelqu’un s’était introduit dans la maison pour l’y tracer. La fenêtre ouverte confirmait cette hypothèse.

Un flash crépita à ses côtés, l’arrachant à sa rêverie morose.

— C’était la dernière, lieutenant…, s’excusa le photographe officiel des horreurs avant de se retirer sur la pointe des pieds.

— Bonsoir, Mac, répondit distraitement Single.

Malgré son accoutumance à l’atrocité quotidienne de la grande ville, Single ne pouvait s’empêcher d’éprouver une répulsion instinctive à l’égard de cette figure qui semblait le narguer. Les mains enfoncées dans les poches de son manteau, il tourna une nouvelle fois dans la pièce en quête d’un atome d’indice qu’auraient pu laisser échapper ses collaborateurs. Quelqu’un était venu par la fenêtre, pourtant située au premier, avait commis son chef-d’œuvre macabre, et s’était éloigné tout aussi tranquillement, sans être remarqué de personne à cette heure encore animée. Difficilement crédible, et pourtant…

Il se pencha vers le petit jardin détrempé où les policiers en uniforme poursuivaient leurs investigations malgré la pluie. Tout naturellement, il laissa son regard dériver par-delà le portail noir anodin, dans la rue toute proche où quelques curieux avides de sensations s’abritaient sous leurs parapluies.

Single tressaillit.

Au premier rang d’entre eux se dressait une haute silhouette maigre, drapée dans un ample manteau sombre à collerette. Elle semblait observer avec beaucoup d’intérêt l’inspection dont faisait objet la maison des Farmer, abaissant sur son visage émacié le bord d’un grand chapeau pour se protéger du vent.

Single s’élança d’un bond hors de la chambre, bousculant au passage le médecin de famille qui venait de quitter le chevet de Chelsea. Il demanda des nouvelles tout en tourbillonnant dans l’escalier.

— La petite est sur le point de s’endormir, répondit le praticien en rajustant ses lunettes. Vous pourrez l’interroger demain matin. Nous attendons l’ambulance.

Rassuré, Single traversa la rue comme un météore sous les regards éberlués des agents. Mais à sa grande déception, le personnage entrevu parmi les badauds s’était volatilisé. Essoufflé par son démarrage olympique, le policier s’appuya à la colonne d’un réverbère pour reprendre haleine. Dépité.

— Est-ce moi que vous cherchez, Single ?

Il sursauta. Ebenezer Graymes venait de se matérialiser devant lui, le toisant d’un regard étincelant dans l’ombre de son chapeau. Changé et rasé de frais, il n’avait plus rien de commun avec le clochard nauséabond de la veille. Une énergie farouche tendait ses muscles faciaux.

— Je ne m’étais pas trompé, répondit Single, c’était bien vous… Quel changement ! Auriez-vous renoncé aux délices des décharges publiques ? Dans ce cas, bienvenue chez les vivants… J’ai passé une bonne partie de mon dimanche à chercher à vous joindre. Je commence à regretter de ne pas vous avoir bouclé.

— Sous quel prétexte ?

— N’importe quel prétexte. Vous êtes au courant pour les gamins qu’on a retrouvés à Shrepton ? Votre prédiction était juste. Hélas. Ce n’était pas beau à voir. Je ne sais trop quoi en penser. Parmi eux, il y avait les deux copains de Chelsea, un garçon Zacchary Travers, et sa petite amie Elsie, plus une certaine Clarence Dwyers de Détroit, une fugueuse de quinze ans dont le voyage s’est bien mal terminé (il tira des photos d’autopsie et les tendit au mystérieux bonhomme, sans le quitter des yeux). Ce sont bien eux que vous avez vus l’autre soir ?

— Oui, le garçon m’a même parlé. On dirait qu’ils ont été déchirés par des mains puissantes…

— C’est dans le rapport du légiste, vous avez l’œil. Mais au fait, je peux savoir ce que vous fabriquez ici ?

— Je protège Chelsea Farmer. Mais je suis arrivé trop tard pour tendre mon filet. La petite n’a rien ?

— Non, à part une grande frayeur. Elle va être hospitalisée. Comme vous le souhaitiez. Je n’aime pas cette petite voix qui souffle à mon oreille que vous tirez trop de ficelles dans cette affaire.

— Si vous pensez que je suis le coupable, arrêtez-moi. Mais si j’étais vous, je demanderais l’avis d’un spécialiste sur ce curieux dessin peint au sang dans la chambre…

Single ne chercha même pas à cacher sa stupeur.

— Comment pouvez-vous savoir que…

— Je vous répondrai lorsque vous me l’aurez montré.

Le policier renifla.

— OK, suivez-moi…

Graymes se laissa conduire à l’intérieur. Ils montèrent à l’étage. Single désigna la porte fatidique d’un index blasé. Graymes la poussa avec prudence, comme s’il s’attendait à ce qu’un danger soit tapi derrière.

— J’espère que vous saurez éclairer ma lanterne, docteur…

Le démonologue laissa échapper un sifflement de surprise en avisant la terrible figure sanglante qui trônait au-dessus du lit. Il s’en approcha à pas comptés, comme fasciné. Pendant plusieurs minutes, il l’étudia en silence, comme pour en percer tous les arcanes. Puis son attention fut attirée par les dessins éparpillés sur la table de Chelsea…

— Identiques en tous points, commenta Single du seuil de la pièce. Bizarre, non ?

— Pas tant que cela…. répondit Graymes en conservant un feuillet. Où est-elle ?

— À côté. Elle est en état de choc. On attend l’ambulance…

— Je dois la voir sur-le-champ, c’est impératif.

— Mais ce motif, qu’est-ce qu’il signifie ?

— Plus tard. D’abord Chelsea.

— Elle est probablement sous sédatif, mais si vous y tenez…

Single guida son compagnon au bout du couloir. Il frappa doucement à la chambre du fond.

— Madame Farmer, ce monsieur voudrait parler à Chelsea…

La mère coula un regard amical à Graymes.

— Oui, je me souviens de vous. C’est vous qui nous l’avez ramenée… Elle est sur le point de s’endormir, mais elle vous a réclamé de nombreuses fois.

— Excusez-moi, fit Graymes en allant vers le lit.

Le père l’observa d’un œil éteint. Accablé.

Il s’agenouilla au chevet de l’adolescente qui venait de rouvrir les yeux, comme alertée de sa présence. Elle était livide. Son regard fiévreux se posa toutefois sur le visage du visiteur avec un certain soulagement.

— C’est vous, docteur Ben ? murmura-t-elle. Comme vous avez changé…

— Un peu par ta faute…, répondit Graymes avec un sourire. Tu m’as ramené à la vie. Tu peux compter que je m’acquitterai de ma dette. Si tu en as la force, parle-moi de l’autre nuit…

— Mais… je ne sais pas ce qui s’est vraiment passé. Cela ne semblait pas vraiment réel…

— C’est toujours ainsi, c’est toujours ainsi, répéta Graymes, et sa voix était aussi douce qu’elle savait être terrifiante. Des choses nous frôlent sans cesse, que nous ne voyons jamais tant elles se déplacent vite… Et quand il arrive enfin qu’elles se figent, nous avons peine à croire qu’elles existaient depuis toujours. Parle-moi de ce dessin…

Il déplia la feuille qu’il avait prise sur le bureau.

— C’est toi qui l’as fait, n’est-ce pas ?

— J’ai vu le même sur la grande peau, pendant la cérémonie des hommes noirs…, bredouilla-t-elle, troublée.

— Une grande peau tannée, comme du cuir ? Avec une figure identique ?…

— Et qu’elle n’a pas cessé de reproduire depuis dans tous les coins, intervint le père. Nous ne comprenons rien à cette histoire, rien du tout ! C’est probablement l’œuvre d’un sadique. Cette ville est pleine de sadiques.

Graymes fit un signe discret à Single, lequel avec force diplomatie parvint à attirer les parents hors de la chambre. Quand le démonologue fut enfin seul avec l’adolescente, il se permit un petit rire :

— Je crois que tes parents sont légèrement dépassés par tout cela…

— Ils sont dépassés la plupart du temps…

— Raconte-moi ce que tu pourras, ce dont tu te souviens… Je t’écouterai, quoi que tu puisses dire, mais n’oublie rien, pas le moindre détail, pas le moindre visage… C’est très important.

Chelsea parla. Elle raconta sa terrible aventure, sans oublier le moindre détail, tout en luttant contre le somnifère que lui avait fait ingurgiter le docteur. Elle décrivit la façon dont Zacchary les avait entraînées Elsie et elle dans cet immeuble désaffecté, et comment ils s’étaient tous trois retrouvés en train d’espionner ce qui se passait à l’étage d’en dessous. Comment le sorcier à barbiche avait violé puis tué la jeune métisse, et comment le cadavre s’était mis à remuer. Ce faisant, elle paraissait exorciser ses propres terreurs. Puis, les mots mollirent sur ses lèvres et elle glissa imperceptiblement dans le sommeil. Graymes ne chercha pas à la rappeler à lui, bien qu’il en eût les moyens. Il avait obtenu d’elle tout ce qui était nécessaire pour conforter l’opinion qui s’était formée en lui depuis la visite de Hatto Goffon.

Il se retira sans bruit.

Sur le palier, les ambulanciers patientaient aux côtés des parents.

— Elle dort, à présent. Veillez bien sur elle…

Single l’attendait sur le trottoir, rongeant son frein.

L’averse avait cessé. Des aigrettes de brume montaient de l’asphalte luisant.

— Cette fois, je vous raccompagne, avertit le policier.

Graymes ne s’y opposa pas. Il semblait perdu dans ses pensées. Tandis qu’ils allaient à la voiture, il se retourna soudain, fixant avec une soudaine intensité une plage d’ombre à l’autre extrémité de la rue. Ce mouvement ne passa pas inaperçu de Single.

— Vous avez oublié quelque chose ?

— Non, rien. Une impression, tout d’un coup…

L’ambulance qui emportait Chelsea les dépassa toutes sirènes hurlantes.