CHAPITRE XX

Single avait présumé de la fluidité du trafic, de sorte qu’il n’atteignit Port Washington toutes sirènes hurlantes qu’une bonne heure plus tard. Suivant à la lettre les consignes de discrétion imposées par Graymes, il abandonna son véhicule à proximité de l’adresse indiquée et poursuivit à pied jusqu’à Beach Lane.

C’était une allée privative qu’enfourchaient le soir venu les fantômes de sable soulevés par le vent du large. À la lueur des réverbères, il s’en dégageait un charme bourgeois légèrement négligé, une atmosphère provinciale qui pouvait surprendre, si près du cœur de la mégalopole new-yorkaise.

Il repéra rapidement la maison de vieilles pierres aux parures jaunes, flanquée d’une tour crénelée qui ajoutait une touche supplémentaire de respectabilité. Il emprunta un escalier en bois à demi ensablé qui conduisait sur ses arrières. D’un geste machinal de fonctionnaire bien élevé, il resserra son nœud de cravate et frappa à la porte de service. Le silence seul lui répondit. Il craignit un instant d’avoir fait chou blanc. Après tout, ces gens avaient pu s’absenter ou partir en voyage, sans se douter de la menace qui pesait sur eux…

Mais une silhouette se profila bientôt derrière la vitre, dotée d’une robuste stature de catcheur et d’un faciès peu avenant. Single prépara sa carte officielle et la tendit bien en évidence.

— Je suis bien chez M Fielding ?

— Que voulez-vous ? s’informa-t-on d’une voix rogue de l’autre côté.

— Selon des renseignements qui nous sont parvenus, nous pensons que M Fielding fait l’objet de menaces. Je peux entrer ?

Il y eut un bref silence. Puis :

— Un instant, je vais voir.

Single ne dansa pas bien longtemps d’un pied sur l’autre. Il entendit un conciliabule se tenir à l’intérieur entre le cerbère et un second personnage qui devait être Harry Fielding lui-même.

La chaîne de sûreté fut ôtée. Single eut en face de lui un grand Noir moustachu aux muscles saillants et à la mâchoire carrée qui lui rendait deux bonnes têtes. Dans son ombre, un second, plus mince, plus âgé aussi, qui le dévisageait d’un air soupçonneux. Ce fut lui qui demanda :

— Pourquoi n’êtes-vous pas passé par-devant ?

— Plus prudent. Vous êtes peut-être surveillé… Monsieur Harry Fielding ?

— Oui.

— Votre femme est-elle ici ?

— Oui.

Une encore jeune et jolie personne à la peau d’ébène, vêtue d’un pantalon et d’un gros pull mohair fit son apparition sur le seuil. Elle paraissait la quarantaine. Une mélancolie naturelle berçait ses traits rêveurs. Elle avait dû être d’une grande beauté dans sa prime jeunesse. Mais aujourd’hui, ses cheveux ébouriffés et son absence de maquillage n’accusaient que mieux la tension qui l’habitait visiblement.

— Bonsoir, madame.

— C’est bon. Entrez, lieutenant.

Single fut introduit dans un superbe salon circulaire qui ouvrait directement sur la plage par-delà une terrasse fleurie. Sur les murs trônaient de larges paysages de savane africaine et des râteliers chargés de défenses en ivoire. Les guéridons ployaient sous des sculptures nègres de facture authentique.

On le fit asseoir dans un fauteuil confortable et ses hôtes, à l’exception du grand costaud moustachu, s’assirent face à lui en silence, attendant qu’il justifie de lui-même sa présence.

Harry Fielding le toisa froidement.

— Auriez-vous la bonté de nous expliquer le but de votre visite, lieutenant ? Qui nous menace, d’après vous ?

Single lui coula un regard oblique.

— À la vérité, nous ne savons rien de précis. Sauf que ce sera pour cette nuit.

— Voyons, lieutenant, c’est ridicule. Je suis diplomate, vous le savez certainement, mais d’un rang modeste. Qui voudrait attenter à ma vie ? Je n’ai pas les clés du monde entre les mains.

— Je souhaiterais pouvoir vous répondre. Mais l’affaire est sérieuse. Il y a déjà eu des morts. Vous êtes le prochain sur la liste. Désolé d’être aussi brutal.

Mme Fielding dénoua nerveusement ses mains. Son mari lança un coup d’œil en direction de son garde du corps. Single poursuivit :

— J’attends d’un instant à l’autre quelqu’un qui détient toutes les informations. Je pense souhaitable de l’attendre ensemble.

Fielding acquiesça. Ses traits avaient soudain pris une teinte grise de mauvais augure. Single se demanda s’il n’allait pas avoir un malaise.

— C’est incroyable, marmonna-t-il. Qui pourrait nous en vouloir ?

Sa voix sonnait faux. Single était persuadé qu’il devinait parfaitement d’où venait le coup. Ou il se trompait beaucoup, ou cet homme venait de se faire rattraper par son passé. La présence du malabar indiquait aussi qu’il appréhendait ce moment depuis longue date.

— Le nom de John Shadow vous dit-il quelque chose ? On prétend que c’est un sorcier, une sorte d’envoûteur…

— Ma foi… non ! Un sorcier, dites-vous ? C’est risible.

Fielding eut un sourire crispé avant d’ajouter :

— Je suis originaire d’un peuple ancien, vous savez. La magie était chose courante chez nous. Elle ne me fait pas peur. J’ai déjà échappé à des envoûtements. À seize ans, je chassais encore l’éléphant à la lance, vous savez ? Mais j’étais très ouvert sur le monde occidental. La culture des Blancs me fascinait… J’ai eu de la chance. J’ai connu une ascension foudroyante… Je pense que vous vous êtes alarmé pour rien, lieutenant. Et puis vous voyez, je suis protégé…

— À moi d’en juger, répondit Single en dévisageant ouvertement Hannah Fielding.

Elle semblait prostrée dans une sorte d’hébétude, ce qui laissa penser au policier qu’elle aussi connaissait l’origine de la menace, et la détermination de l’ennemi.

— J’ignore précisément quand et comment sera porté le coup. Mais il faut nous tenir sur nos gardes. Je crois que ce sera une longue nuit. Bouclez tout, vérifiez les fermetures… Il me tarde que le docteur Graymes soit ici…

Sur ces mots, Single se leva pour jeter un coup d’œil par la fenêtre, histoire de laisser ses hôtes échanger quelques phrases en aparté. De cet endroit, il pouvait embrasser tout le front de mer. La nuit était tombée depuis longtemps. Le halètement régulier de la marée parvenait étouffé jusqu’à ses oreilles. On ne distinguait plus dans la pénombre que les franges ivoire des vagues se brisant sur le sable.

Avec une lenteur toute professionnelle, il vérifia l’approvisionnement de son revolver. Mais pour la première fois depuis bien longtemps, ce geste ne lui procura aucun apaisement.