CHAPITRE V

Le lieutenant Bilbo Single fixait Chelsea. Et Chelsea fixait le café refroidi qu’il avait déposé devant elle depuis près de vingt minutes. L’auxiliaire féminine en uniforme feignit d’aller lui en chercher un second, mais son supérieur l’en dissuada d’un signe. Il savait que c’était inutile. Pour en faire la démonstration, il retira le gobelet. Chelsea continua de fixer sans ciller l’espace vide.

Elle restait assise très droite sur le fauteuil bancal réservé aux visiteurs, dans l’éclairage cru du néon. Elle ne remuait pas un muscle. Son regard éteint, ses lèvres entrouvertes sur un cri prêt à jaillir, son expression figée n’attestaient que trop son piteux état psychique. Elle semblait étrangère à ce qui l’entourait. Toutes les tentatives pour briser son inertie s’étaient soldées par un échec. Sans doute avait-elle subi un choc grave, mais pour l’heure, il n’était pas possible d’en déterminer l’origine.

Ce silence pesait à Single. Assis sur un coin de son bureau, les bras croisés sur sa chemise blanche qui sentait les heures supplémentaires, il commençait à perdre patience. Non pas tant à cause du silence obstiné de la gamine que parce que personne n’avait encore remis la main sur l’homme qui l’avait accompagnée jusqu’ici. Il lui semblait impensable qu’on l’ait laissé filer sans même lui demander son nom. Un commissariat central, ce n’est quand même pas le Tunnel de l’Amour. On ne peut pas s’y égarer dans les coins. Il passa une main rageuse dans ses cheveux coupés en brosse. Il avait senti le coup venir. Dès l’instant où il avait accepté de remplacer le lieutenant Kromsly pour cette permanence de nuit, il avait su que les ennuis lui pleuvraient dessus, ça n’avait pas raté.

Par-delà la cloison vitrée de son bureau, il balaya d’un œil blasé la salle des inspecteurs presque vide, le paysage sinistre des tables abandonnées sous la paperasse, des machines à écrire vieillottes qui flirtaient avec de trop rares ordinateurs dernier cri. Dans les allées, des flics en bras de chemise s’affairaient ici et là, cigarette au bec, cravate dénouée. Et il y avait encore tous ces paumés, ces tarés, ces camés qui s’alignaient par brochettes sur les chaises en plastique en attendant leur tour. Parmi eux, Single remarqua un grand gaillard adossé au mur, vêtu d’un affreux manteau rapiécé, qui semblait regarder avec insistance de son côté.

Sur le moment, il n’y prêta pas plus d’attention.

Il n’avait pas dormi depuis vingt-quatre heures. Sa vue se brouillait de temps à autre, et il avait beau s’ébrouer, il sentait bien que son organisme lui réclamait sa pitance de sommeil. Il laissa son imagination errer par-delà les murs ripolinés et moroses de son misérable domaine… Deux ailes plantées dans le dos et un aller simple pour les Bahamas accroché à son auréole… Fugitif comme une fumée de cigarette, son fantasme s’éclipsa dans la clarté trop vive des néons.

Il se retourna vers la jeune fille assise en face de lui. Figée. Presque transparente.

— On devrait prévenir un docteur, dit l’auxiliaire.

— C’est déjà fait. Mais au mieux, il arrivera pour le petit déjeuner, vous le connaissez. Vous pensez à un viol ?

La psychologue eut un hochement de tête qui ne signifiait rien.

Chelsea Farmer. Seize ans, domiciliée Columbus Avenue. Étudiante. Taquinant un peu le crack et d’autres saloperies, comme beaucoup de jeunes à son âge. Famille bourgeoise, probablement. Une cible idéale pour le syndrome de la fugue nocturne. Entre dix heures du soir et cinq heures du matin, les patrouilles ramassaient des tonnes de filles dans son genre égaillées dans les sales quartiers de New York. Certaines vivantes, d’autres pas.

Single n’avait rien appris de plus du contenu de ses poches.

— Nom de Dieu, Janet, vous êtes sûre d’avoir fait le bon numéro ? Ce sont ses parents que vous avez prévenus ou les employés du gaz ?

— Ils arrivent, lieutenant. Ils ne devraient plus tarder…, l’apaisa l’auxiliaire. Vous devriez vous calmer. Ce n’est pas bon pour votre estomac, vous le savez bien.

— Si j’attrape le zèbre qui a laissé filer notre seul témoin !

— Moins fort, lieutenant… Vous voulez un café ?

— Non, pas de café. La machine balance l’eau ou elle balance le café, mais jamais les deux en même temps. Et surtout pas le gobelet.

Il se remit à faire les cent pas, déjà résigné à enterrer cette affaire dans les interlignes obtus d’un rapport que personne ne lirait. Il jeta un coup d’œil à sa montre, puis à son pardessus accroché à la patère. Il sentait ses sempiternelles brûlures d’estomac remonter lentement mais sûrement le long de son œsophage.

Soudain, le crissement désagréable d’un ongle contre la vitre le fit tressaillir. Il leva les yeux. Le grand clochard qu’il avait repéré un instant plus tôt le lorgnait de l’autre côté du carreau. Ses yeux pétillaient d’une malice sournoise, mais aussi d’une sorte de contentement bon enfant, comme s’il se régalait d’un bon tour qui commençait à porter ses fruits.

Single le dévisagea, furieux.

— Mais il nous chambre, ce guignol !

— Attendez ! Mais c’est lui ! s’exclama l’auxiliaire.

— Lui qui ?

— Mais lui, l’homme que vous cherchez !

Single poussa un juron et ouvrit toute grande la porte. Le géant maigre abaissa sur lui son étrange regard bleu, si pénétrant.

— Je n’ai plus le temps d’attendre qu’on veuille bien m’introduire, déclara-t-il, et sa voix avait une inflexion menaçante. Vous êtes Single ?

Le policier l’examina, oubliant de lui faire remarquer que l’on disait d’ordinaire : « lieutenant Single ». C’était vraiment un grand type à côté duquel le policier, il est vrai haut comme trois pommes, semblait réellement minuscule. Mais de son apparence de winnos endurci émanait une sorte de majesté tranquille, une force intérieure qu’on ne rencontrait guère chez ces rebuts du macadam.

— Je suis Single. Vous connaissez cette jeune fille ?

Sans répondre, le clochard s’avança dans la pièce, observé sans aménité par la psychologue. Il s’agenouilla devant Chelsea, la scrutant avec une insistance quasi hypnotique. Au bout d’un instant, l’adolescente tourna la tête dans sa direction comme si elle se trouvait aimantée malgré elle par ce regard tendu, réconfortant.

— Ils étaient trois, déclara-t-il d’une voix profonde. Un garçon et une autre fille un peu plus jeune. Ils ont débarqué d’une voiture pour aller s’amuser entre les immeubles en ruine près de Cross Bronx Parkway. Elle seule est revenue. Mais il y avait des ombres lancées à sa poursuite. Des ombres qui peuvent tuer. Je l’ai prise avec moi. Sous ma protection. Ils ne nous ont pas trouvés là où nous étions…

Bien que surpris par l’étrange langage de l’homme, Single sentit qu’il disait la vérité.

— Que sont devenus les deux autres ?

— Je ne sais pas, répondit Long Ben sans quitter des yeux Chelsea. Non, je ne sais pas… Pas exactement… J’ai déjà essayé de lire en elle, mais trop de visions sont embrouillées. Elle a vu la mort de près. Et probablement bien pire que la mort.

— Ces ombres, ces types que vous avez repérés dans son sillage, vous les connaissiez ? Vous les aviez déjà rencontrés dans le quartier ?

— Non. Mais c’étaient des ennemis. Des ennemis d’une certaine couleur. C’est pourquoi je me suis senti obligé d’intervenir.

— Pourquoi, quand ils sont blancs, vous vous croisez les bras ? intervint l’auxiliaire féminine en accentuant sa prononciation portoricaine.

Le clochard la dévisagea sévèrement.

— Vous faites erreur, sergent, répliqua-t-il. Je ne parle pas de couleur de peau, mais de couleur psychique.

— Janet, je crois que ce sont les parents de cette jeune fille qui arrivent, éluda Single. Vous devriez aller les accueillir. Rassurez-les et faites-les patienter. J’ai encore besoin de cinq minutes pour tirer ça au clair.

La psychologue s’éclipsa à contrecœur, non sans lancer au clochard un coup d’œil chargé d’animosité. Single l’observa avec soulagement qui faisait rempart de son baratin auprès d’un couple d’une cinquantaine d’années, bien mis, visiblement atterré de se retrouver dans un poste de police enfumé au beau milieu de la nuit.

À cet instant, Chelsea se mit à sangloter doucement, la tête entre ses mains. Long Ben esquissa l’ombre d’un sourire, tout en se redressant lentement.

— Je préfère ça. De bonnes larmes valent parfois mieux que toutes les thérapies. Il y a de l’espoir. Tu n’as plus rien à craindre, petite. Tes parents sont là et vont te ramener chez toi.

Il se tourna vers Single.

— Il serait plus sage vous la fassiez hospitaliser. Pas seulement pour des raisons de santé, mais aussi de sécurité.

— Mais… qui êtes-vous, exactement ?

Il regarda autour de lui, comme s’il cherchait à rassembler ses souvenirs.

— Mon nom est Graymes, docteur Ebenezer Graymes.

— Docteur ? répéta Single, incrédule. (Le titre cadrait décidément mal avec la dégaine mitée de l’individu.) Qu’entendez-vous par : raisons de sécurité.

— J’ai peur pour elle que les ennuis ne fassent que commencer.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Elle a vu quelque chose. Quelque chose d’atroce qu’elle n’aurait jamais dû voir. Il faut retourner là-bas au plus vite. Nous n’avons pas beaucoup d’espoir de retrouver les deux autres en vie, mais peut-être. Il y avait tant de sang à la surface de ses pensées…, ajouta-t-il d’un air lugubre en scrutant de nouveau Chelsea.

— Ils peuvent s’être séparés après avoir été pris en chasse par des loubards. Ça ne signifie pas que…

— Pas des loubards, Single. Des ennemis. Des ennemis d’une couleur sombre.

Single sentit bien à la gravité du ton qu’il parlait le plus sérieusement du monde. La perspective de terminer la nuit au fond de son lit s’effaça définitivement de ses projets immédiats.

— C’est bon, on y va.

Single donna des ordres par interphone.

Au même instant, les parents de Chelsea firent irruption dans le bureau, pressant à tour de rôle leur fille contre eux. Le père eut à peine un regard pour le clochard qui empestait la poubelle garnie. Mais la mère se tourna vers lui et empoigna d’un geste chaleureux sa mitaine poisseuse, y glissant vingt dollars froissés.

— Merci de nous l’avoir ramenée, monsieur, merci encore…

Il fourra l’argent dans sa poche, réflexe dicté par l’habitude. Puis il s’assit dans un coin en attendant que Single règle les formalités et fasse les recommandations d’usage. Parmi lesquelles l’obligation de rester à la disposition de la police. Quand l’entretien prit fin, il suivit des yeux l’adolescente qu’on emmenait, d’un air songeur. Avant de disparaître à l’angle du couloir, elle se tourna une dernière fois vers lui. Il eut le sentiment de lire un appel muet dans son regard, juste avant que le manteau maternel ne l’enveloppe, hors de sa vue…

Il laissa échapper un soupir.

— Les vieux démons nous rattrapent toujours…

— Quel temps fait-il dehors ? demanda Single en enfilant son pardessus.

— Noir. Il fait noir, répondit Ben Graymes.