CHAPITRE III
Les trois adolescents s’étaient immobilisés et leurs visages tendus reflétaient la même inquiétude soudaine. Le vague murmure identifié par Chelsea se dénudait à présent en une mélopée lente et gutturale, ânonnée par plusieurs voix graves. Des lumières vives, écarlates, filtrèrent soudain par les lattes disjointes du plancher. Les adolescents se rapprochèrent instinctivement les uns des autres. Le halètement d’un tambour se mêla au chant morne et sinistre.
— Zac ! Zac, qui sont ces gens ? demanda Elsie d’une voix tremblante en lissant sa jupe froissée.
— Aucune idée, admit Zacchary qui s’efforçait de reprendre une allure décente. Mais te bile pas, les tarés du coin sont inoffensifs.
— On dirait une cérémonie religieuse…, risqua Chel.
— Vaudrait mieux qu’on parte, Zac, plaida Elise. Zac, je t’en prie. Je ne tiens pas à ce qu’ils nous voient. S’il nous arrivait un pépin ici, que diraient mes vieux ?
Zacchary décida qu’il devait reprendre la situation en main pour ne pas laisser s’installer la panique. Par ailleurs, il était intrigué par les nouveaux venus et désirait satisfaire sa curiosité.
— Qu’est-ce qu’on risque à jeter un œil ? On verra peut-être quelque chose de pas ordinaire ?
— Te prends pas pour un dur, intervint Chelsea. Elsie a raison. On se tire. Si ça te plaît de rester, on te laisse avec plaisir…
— Ouais, vous oubliez un détail, mes biches. C’est moi qui ai les clés de la bagnole.
— Tu fais des histoires parce que tu n’as pas pu me sauter, c’est tout. Alors arrête là et ramène-nous ou je te jure bien que…
Zacchary lui signifia impérieusement de se taire.
— Trop tard. Ils sont dessous, maintenant.
— Pourvu qu’ils ne viennent pas ici…
— Si on s’amuse à repasser par l’échelle d’incendie, on est sûrs de se faire piquer. Au premier grincement, ils seront prévenus. Ou ils nous verront par les fenêtres.
— Tu nous auras vraiment foutus dans la merde jusqu’au bout…
— Qu’est-ce qu’on fait ? pleurnicha Elsie. Qu’est-ce qu’on fait ? Trouve un moyen, Zac, je veux rentrer chez moi…
Le jeune homme prit la petite rouquine entre ses bras et lui pressa le museau contre sa poitrine pour étouffer ses craintes.
— On ne bouge pas, on ne bouge pas ! On va rester peinards dans notre coin, et on attendra qu’ils repartent. On se fait du mouron pour rien. C’est peut-être des squatters qui organisent une nouba. On pourra même se joindre à eux, si ça se trouve…
— Tu crois vraiment aux conneries que tu racontes ?
Zac ne répondit pas à la pique de Chelsea. Pour prouver que c’était bien lui qui dirigeait les opérations, il se mit à plat ventre pour tenter de distinguer quelque chose entre les fissures du plancher pourri. Son mouvement trop brusque souleva un nuage de poussière qui manqua le faire éternuer. Malgré sa frayeur, Elsie l’imita, ne fût-ce que pour sentir encore contre elle la chaleur rassurante du garçon. Elle enveloppa ses épaules d’un bras hésitant. Chelsea les rejoignit à quatre pattes. Elle sentit le contact d’une main contre son postérieur et faillit lâcher un cri d’effroi. Au dernier moment, elle croisa le regard moqueur de Zacchary.
— Ce que tu peux être taré, pauvre mec… Tu penses vraiment qu’à ça.
— Chel, regarde, qu’est-ce qu’ils font ? souffla Elsie qui devenait plus pâle à mesure que le temps passait.
À contrecœur, Chelsea dut coincer son nez entre deux lattes qui empestaient la moisissure pour trouver la réponse. La pièce du dessous paraissait de dimensions identiques à celle où ils se tenaient présentement, à la différence près qu’il y avait seulement une grande couverture de peau étendue sur le sol. Celle-ci retint tout particulièrement l’attention de la jeune fille. Un motif étrange avait été brodé en son milieu, dont les lignes tordues et irrégulières évoquaient selon l’angle offert un accouplement de reptiles monstrueux ou les contours accusés d’un faciès hideux.
Une dizaine de Noirs à demi nus, pour la plupart des hommes jeunes, munis de flambeaux, avaient formé un cercle et dansaient lentement sur place, au rythme de psalmodies rauques qui évoquaient les jungles originelles, les nuits ancestrales emplies de hurlements féroces… Du moins, c’est le sens que leur prêta instinctivement Chelsea que la scène impressionnait de plus en plus. En changeant de position, elle put enfin apercevoir le batteur de tam-tam, un autre Noir plus âgé, vêtu d’un pagne un rien surréaliste dans le décor new-yorkais. En d’autres circonstances, elle en aurait probablement souri. Mais à présent, elle n’en avait aucune envie. Il ne faisait plus de doute dans son esprit qu’ils étaient en train d’assister à une cérémonie quelconque. Une cérémonie dont le degré de solennité se lisait sur les visages tendus des participants. Cela ne fut pas pour la rassurer.
Un nouveau personnage fit son apparition.
Il s’était jusqu’ici tenu dans l’ombre, hors de son champ de vision. Son corps malingre, entièrement nu, disparaissait sous des tatouages de couleurs vives qui lui donnaient l’apparence d’une créature de carnaval. Son visage triangulaire, dont la peau cuivrée semblait tendue à même les os, était piqué d’une barbiche broussailleuse taillée en pointe. Chacun de ses déplacements s’accompagnait du tintement métallique des innombrables amulettes qu’il portait au cou et aux poignets.
Il se tint un instant au centre de la figure, laissant se poursuivre encore chants et tambour. Puis d’un geste vif, il fit cesser la musique. Deux assistants traînèrent alors un grand sac oblong jusqu’à ses pieds. Le silence devint presque palpable. Le petit homme à barbiche se pencha et défit les attaches de la toile.
Zacchary n’eut que le temps de fermer la bouche d’Elsie pour étouffer son cri. C’était le cadavre d’un homme de race noire qui venait d’être ainsi révélé aux participants. Les jeunes gens échangèrent un regard d’où toute espièglerie s’était effacée. N’y subsistaient qu’un effarement, une terreur à l’état brut qui les gelait jusqu’à la moelle des os. Ils venaient maintenant de prendre conscience qu’une chose terrible s’était mise en route, là, juste en dessous d’eux.
Le sorcier tourna autour de la sinistre dépouille, sans la quitter un instant des yeux, faisant cliqueter sa bimbeloterie. Ses bras mimaient un mouvement de flux et de reflux. Les relents d’un parfum âcre envahirent la pièce.
Tel un cœur qui se remet à vivre, le tambour se remit à battre à la limite de l’audible.
L’officiant commença alors à danser et crier tout autour du mort, incitant l’assistance à ponctuer ses sautillements de cris sourds. Tantôt il exécutait une suite de bonds rapides, tantôt il traînait la jambe comme pour imiter une entité grotesque, les yeux démesurément agrandis comme sous l’effet d’un puissant hallucinogène. Dans un sens, puis dans l’autre. Sa ronde infernale ne semblait plus devoir prendre fin. Puis ses genoux ployèrent. Il dodelina de la tête dans un mouvement frénétique. Sa sueur ruisselait sur ses tatouages. La bave coulait de ses lèvres. À grands gestes, il épandit sur le mort des poignées de cendre grise qu’il puisait dans une vasque disposée hors de vue.
Le tambour redoubla de vigueur et les chants d’intensité.
Une jeune Noire fut alors introduite dans l’arène délimitée par l’assistance. Ses longues tresses graisseuses coulaient le long de ses seins nus à peine formés. Les paupières mi-closes, elle souriait, de ce sourire béat et ridicule qui fleurit sur les lèvres des drogués en extase. Elle fut conduite au-devant du sorcier que parcouraient maintenant de terribles convulsions. Dès qu’il la vit, un cri guttural lui échappa, mélange de stupeur feinte et de joie féroce. Il la saisit brutalement par les épaules et l’obligea à s’agenouiller devant lui. Une baguette de corne recourbée comme un ongle se matérialisa dans sa main. Il lui en effleura le visage, la nuque et d’autres endroits du corps. Puis, il l’obligea à faire face au cadavre, et à se courber en avant de telle sorte que son front repose sur son torse bleui.
Alors il s’accroupit derrière elle et calant ses cuisses entre les siennes, la pénétra d’une poussée brève. La jeune suppliciée ne manifesta aucune réaction, bien qu’elle fût secouée en tous sens par un coït d’une rapidité simiesque. Elle ne semblait qu’un ballot de chair inerte entre les bras noueux du sorcier. Celui-ci ne mit guère de temps à manifester son orgasme. Instantanément, il brandit bien haut la baguette de corne au-dessus de sa tête et, d’un geste si rapide et précis qu’il échappa à l’œil des témoins, la plongea dans la nuque de la malheureuse courbée sous lui. Le sang se vida d’un flot sur le ventre du mort, sinuant en serpents sombres sur sa peau glacée, se perdant dans le creux du nombril et des aisselles.
C’est l’instant où Elsie ne put contenir plus longtemps la bile qui montait à ses lèvres. Elle vomit devant elle, sans que Zacchary puisse l’en empêcher de quelque façon que ce soit. Chelsea l’entoura vivement de ses bras pour tenter de calmer ses spasmes, sans se soucier d’être souillée. Par miracle, le tambour martela sa cadence plus fort encore, couvrant le bruit. Les adolescents étaient livides à la lueur de la lampe. L’horreur de ce qu’ils venaient de voir leur interdisait tout mouvement. Ils restaient là, terrés à plat ventre sur le plancher, tels des insectes englués sur du papier tue-mouche.
La cérémonie n’était pas terminée.
Les assistants qui avaient transporté le mort et accompagné la jeune fille s’avancèrent à nouveau vers le sorcier, présentant cette fois un petit sac de peau avant de se retirer sur la pointe des pieds en emportant le corps de la suppliciée. Le petit homme en desserra vivement le cordon et tira de longs clous coniques, terminés par des têtes cruciformes. Ils étaient au nombre de sept et jetaient des éclats dorés dans la lueur hésitante des torches.
Il les déploya en éventail au-dessus du cadavre en prononçant des paroles incompréhensibles. Il éleva le premier avec une invocation mystérieuse et le planta sèchement dans le front du mort, à fond, brisant au passage les cartilages crâniens. Puis il en saisit deux autres et les plongea successivement dans l’œil droit et l’œil gauche avec un crissement spongieux. Les deux clous suivants visèrent les seins. Le sixième s’enfonça au niveau du plexus. Et le dernier trouva sa place sous le nombril.
Ainsi luisaient en sept endroits du cadavre les sept têtes d’or des poinçons sacrés.
Cette tâche accomplie, il recula avec une mimique de profond respect et s’aplatit face contre terre. Les danses reprirent, synchronisées sur un rythme plus lent que précédemment. Et les bouches murmurèrent d’une voix sourde, à l’infini, un nom étrange à consonance magique :
— Oundni ! Oundni ! Oundni !…
Ce fut comme une grande ombre qui voila la pièce. Une puanteur ignoble se répandit. Un long frisson parcourut le cadavre tout entier, pareil à celui qu’eût provoqué une décharge électrique prolongée.
Elsie lâcha un hurlement strident.
Les Noirs s’interrompirent aussitôt et levèrent les yeux en direction du plafond. C’était fini. Cette fois, ils avaient été repérés. Zacchary comprit qu’il ne servait plus à rien de se cacher. Il fallait jouer le tout pour le tout. Prendre les jambes à son cou et filer au plus vite. Il attrapa au vol le poignet d’Elsie et l’entraîna à sa suite. Chelsea, plus prompte encore, avait déjà battu en retraite vers la fenêtre.
— L’échelle, vite ! cria Zacchary.
Et il eut l’impression au même instant que quelqu’un pénétrait dans la pièce qu’ils venaient de quitter.
— Vite, bordel ! haleta-t-il en aidant Elsie à enjamber le rebord.
Mais la panique ankylosait les membres de l’adolescente. Elle était à deux doigts de la crise d’hystérie. Son visage constellé de taches de rousseur était ravagé par la peur. Chelsea dut prêter main forte pour la tirer au-dehors.
Zacchary allait les rejoindre lorsqu’il se sentit brutalement saisi par-derrière. Il se mit à hurler comme un dément, cherchant désespérément à se raccrocher aux mains tendues des filles. Mais sa résistance ne dura qu’une seconde. Il fut littéralement happé à l’intérieur. Elsie eut un mouvement pour lui porter secours, mais Chelsea l’en empêcha de force. Une giclée de sang sombre venait de maculer le carreau sale…