CHAPITRE XXIII

Le ressac monotone avait fini par perdre toute poésie. Un silence persistant et anxieux s’était progressivement installé dans le salon faiblement éclairé. Rencognée dans un angle du canapé, Hannah Fielding avait les bras croisés sur sa poitrine. Elle frissonnait de temps à autre, et alors son regard pensif errait parmi les bibelots de son pays natal et les paysages primitifs accrochés au mur.

De son côté, l’ancien diplomate trouvait un peu de réconfort à ne pas tenir en place. Il faisait d’incessantes allées et venues entre le bar et les fauteuils, manifestant sa nervosité avec une ostentation agaçante.

Single l’enviait. Il n’avait pas la possibilité de se livrer à ce type d’extériorisation. Il s’efforçait d’observer un stoïcisme digne de sa fonction. Mais pas plus que ceux qu’il était censé protéger, il n’était épargné par l’inquiétude générale. Il ignorait quelle forme prendrait la menace, le moment venu, et il lui tardait que le docteur Graymes arrive.

Par chance, il avait la ressource de rompre cette interminable attente par quelques rondes à l’extérieur. Ce qu’il ne se privait pas de faire. C’est le prétexte qu’il choisit à nouveau, aux environs d’une heure, pour quitter l’atmosphère tendue de la pièce. L’air de la nuit avait bigrement fraîchi et il dut remonter le col de sa veste. Discrètement, il s’efforça de détendre ses muscles engourdis en exécutant quelques mouvements d’assouplissement.

Son regard scruta la plage.

Son instinct l’avertissait que la pénombre n’était pas saine, qu’elle recelait une présence invisible et dangereuse. Il fit le tour de la véranda, guidé par sa puissante torche électrique. Du coin de l’œil il capta un mouvement furtif en contrebas. Pendant une fraction de seconde, il eut l’impression qu’une silhouette avait traversé le faisceau de sa lampe. Peut-être n’était-ce qu’une illusion créée par la fatigue. Il avait une longue expérience des planques nocturnes. Il savait qu’au bout de quelques heures, on finissait par imaginer ce qu’on désirait voir. Une bouffonnerie du cerveau destinée à tempérer la tension nerveuse…

Néanmoins, Single n’était pas homme à ranger si vite ses intuitions au placard. Il décida d’aller examiner les abords de la plage, pour s’assurer qu’aucun quidam ne s’amusait à flâner près de la maison. Une main se posa sur son épaule.

— Quelque chose en vue ?

Il lui fallut une bonne dose de sang-froid pour ne pas tressaillir. Harry Fielding s’était ingénument glissé dans son dos et l’observait avec une acuité soupçonneuse.

— J’avais cru…, répondit laconiquement Single en cherchant à le contourner.

— Franchement, lieutenant, fit le diplomate en le retenant, vous vous attendez à quoi au juste ? Je comprends que vous n’ayez pas voulu tout raconter devant ma femme, mais… j’ai besoin de savoir… Vous devez me le dire…

— Je vous assure, je n’en sais rien…

— Ce… docteur que vous attendez ne semble pas vouloir se montrer.

— Il viendra…

— Je… j’ai menti tout à l’heure. Le nom de… (il baissa la voix) John Shadow ne m’est pas inconnu. S’il a vraiment proféré des menaces à mon endroit, elles sont très sérieuses. Et j’ai bien peur dans ce cas que votre présence ne soit guère dissuasive. S’il l’a décidé, il nous tuera tous.

Single vrilla son regard dans le sien. Il n’aimait pas les politiciens. À l’âge de quinze ans, l’un d’eux lui avait tendu une main préélectorale, à l’abattoir où il travaillait alors, aussi glacée qu’un quartier de viande congelée. Il en avait conservé une impression bizarre.

Fielding ne lui était pas plus sympathique. Quelque chose de repoussant affleurait chez cet homme. Peut-être la peur fissurait-elle son masque de bourgeois parvenu, mettant à nu une ancienne culpabilité longtemps enfouie. Et cette peur-là n’inspirait aucune mansuétude, mais plutôt du dégoût.

Single éprouva un certain plaisir pervers à répondre :

— Vous m’avez dit être originaire d’une vieille tribu africaine. Vous devez en savoir long sur ce symbole…

Il reproduisit de mémoire le symbole peint au sang dans la chambre de Chelsea.

Fielding blêmit et baissa les yeux, comme s’il allait s’affaisser sous le poids des souvenirs qui remontaient en masse à la surface de sa conscience.

— Oui… Je sais ce que cela signifie, dit-il d’une voix sifflante.

Il effaça précipitamment le dessin.

— Pas un mot à ma femme. Elle ne doit pas être au courant. Demain, nous quitterons New York…

— Vous feriez mieux de retourner à l’intérieur, maintenant. Moi, je vais continuer ma ronde. Prévenez-moi si un grand type maigre avec un manteau noir se présente.

Sur ces mots, il tourna les talons, pas fâché de couper court à cette conversation. Il descendit sur la pointe des pieds l’escalier inégal qui conduisait à la grève. L’obscurité n’était guère rassurante. Il entreprit néanmoins de parcourir le bord de mer, balayant le sol de sa lampe. Il enfonçait sans plaisir ses mocassins de ville dans le sable frais, attentif au moindre mouvement suspect. Il longeait depuis quelques instants une barrière qui contenait à grand-peine une houle de fourrés sombres desséchés par le sel marin, lorsqu’il fut soudain alerté par le sentiment d’être épié.

Il braqua vivement sa lumière dans l’épaisseur de la haie. L’espace d’une seconde, il discerna une figure hideuse tournée vers lui, une figure aveugle ornée de trois croix d’or qui formaient entre les paupières et le front un triangle abject. Son sang ne fit qu’un tour. Il dégaina son revolver et visa. Avant qu’il n’ait eu le temps de presser la détente, l’affreuse vision avait disparu.

N’écoutant que son tempérament, il bondit par-dessus la barrière, l’arme au poing. Il s’enfonça tel un coin dans l’enchevêtrement des branchages, fouillant l’obscurité des yeux…

Il ne vit pas la forme humaine étendue sur le sol, à ses pieds, semblable à une grosse souche sombre. Les deux mains crispées jaillirent telles des serres et s’enfoncèrent dans ses cuisses. Une douleur fulgurante traversa son cerveau. Il laissa échapper un cri de stupeur autant que de détresse. Le temps d’un éclair, il distingua la figure hideuse qui se levait entre ses jambes, la bouche grande ouverte pour happer ses parties vitales…

Mû par un réflexe de désespoir, il braqua son arme dans sa direction… Les deux balles perforèrent les cartilages faciaux de la créature avec un bruit mou. Sous le double impact, l’emprise se relâcha. Single n’eut que le temps de se jeter en arrière. Il perdit l’équilibre et glissa lourdement au milieu des racines jusqu’au bas de la pente, fracassant la barrière au passage…

Il se retrouva la tête dans le sable, à se tordre de douleur. Il entendit que la chose remuait à nouveau dans les fourrés… Il crut voir venir sa dernière heure. Il n’avait certes pas lâché son arme, mais il devinait qu’elle ne lui serait d’aucun secours contre un tel adversaire.

Il attendit, tenaillé par l’anxiété d’un condamné en sursis, que l’être vînt achever sa tâche. Il était à sa merci. Il se mit à prier pour ne pas trop souffrir quand arriverait l’instant. Les secondes s’écoulèrent, interminables. Mais rien ne se produisit. Quand il trouva à nouveau la force de se redresser, ce fut pour distinguer une grande ombre qui s’éloignait à bonds de félin vers la villa éclairée…