CHAPITRE XIX
À son réveil, la pièce était vide. Un rayon de clarté grisâtre glissait sur le plancher encombré de gravats. Sous les coups de vent, la porte caquetait par intermittence. La maison délabrée semblait à l’abandon depuis des lustres.
Ben Graymes sut qu’il était seul.
Il se redressa lentement. Il aurait pu croire à un mauvais rêve si seulement cette brûlure lancinante n’avait pas déchiré sa poitrine. Il grimaça. Ses doigts palpèrent une cicatrice dorée en forme d’upsilon, logée dans le creux de son sillon thoracique. Il ferma les yeux. Le souvenir de l’horrible souffrance se reforma dans sa mémoire. Mais aussi le nom qu’avait prononcé la Mère juste avant qu’il ne bascule dans l’inconscience. Roger Wilson, Hôtel Détroit, Amsterdam Avenue…
Il ramassa ses vêtements et son épée. Il était resté évanoui trop longtemps, probablement neutralisé par un analgésique puissant dont il pouvait encore sentir l’amertume sur ses lèvres desséchées. Le soleil tardif luisait faiblement dans le ciel morose de cette fin d’après-midi. Il avait maintenant le sentiment que chaque heure, chaque minute comptaient double.
Il quitta le terrain vague sans rencontrer âme qui vive.
Quelques rues plus haut, il put intercepter un taxi en maraude et donna l’adresse qui résonnait tel un leitmotiv obsédant dans sa tête.
Amsterdam Avenue traversait la section nord du Harlem noir, égrenant sur ses bas-côtés des pléthores d’habitations lépreuses en mal de ravalement. Par la portière, Graymes considéra avec appréhension l’immeuble torve enchâssé dans cet alignement édenté. L’inscription « Hôtel » surnageait difficilement sur la façade, parmi les graffiti obscènes. Les services d’hygiène n’étaient pas passés ici depuis des lustres, à en juger par les monceaux d’ordures dont regorgeait la ruelle annexe. Du linge peu reluisant pendait aux fenêtres opacifiées par la crasse, apportant une touche de couleur involontaire à cette grisaille sordide.
Le démonologue ignora les quolibets qui fusèrent à son intention d’un groupe de jeunes blackies vautrés sur l’escalier voisin. Le taxi repartit sans attendre. Il ne faisait pas bon flâner dans ces coins-là à la clarté des réverbères.
À grandes enjambées, il se fraya néanmoins un passage parmi la communauté indolente des autochtones. Il poussa la porte du misérable établissement. Un vieux Noir somnolait derrière le comptoir d’accueil encombré de magazines pornographiques. Dans les étages, une radio saturée s’égosillait au rythme d’un reggae insoutenable…
— Salut. Chambre ou meublé, m’sieur ?
— Roger Wilson, quel numéro ?
La question fit sursauter le taulier. Il roula des yeux et dévisagea le visiteur d’un air peu amène.
— Deuxième étage, le nom est sur la porte…
Graymes se détourna et prit l’escalier.
— Hey ! L’ascenseur a été réparé ce matin !
Le démonologue ne répondit pas.
Il trouva le nom de Roger Wilson, griffonné sur un carton jauni, épinglé sur une porte badigeonnée de peinture verte. Il fut soudain pris d’un doute. Le décor ne cadrait guère avec l’idée qu’il se faisait de l’homme riche et puissant qui avait commandité l’Œuvre de Haine à John Shadow. La Mère l’avait-elle aiguillé sur une fausse piste ? Non, c’était bien peu probable.
Il donna deux coups contre le battant, tout en s’écartant avec prudence. Il se pouvait que le pensionnaire fût dangereux et armé, déterminé à se défendre. De l’intérieur, une voix faible, presque imperceptible, le pria d’entrer.
La chambre était sombre et vétuste, encombrée par toutes sortes d’objets, qui débordaient presque son modeste périmètre : des malles, des bibelots exotiques, des vêtements, de vieux cadres, étagés avec un désordre étudié, comme pour un ultime inventaire. Une odeur entêtante de médicaments et d’urine flottait dans l’air, bien que la fenêtre fût grande ouverte sur le tumulte de la rue.
Graymes s’avança lentement dans le seul sentier laissé libre dans ce capharnaüm. D’un large fauteuil tourné vers le dehors émergea à demi la silhouette famélique et voûtée d’un grand Africain. Ses genoux étaient recouverts d’un manteau râpé constellé de taches. C’était un homme prématurément vieilli, que la déchéance physique avait implacablement rongé jusqu’aux os. Sa mauvaise barbe ne camouflait qu’à demi ses joues cireuses, creusées par le mal pernicieux qui le dévorait. Ses lèvres sèches s’entrouvraient sur des dents jaunes, inégalement réparties. Dans ses yeux couvait pourtant un feu sombre, imparfaitement voilé par la souffrance et l’épuisement. La mort menait déjà sa sarabande autour de cet homme, mais sans parvenir toutefois à entamer sa volonté.
— Vous êtes Roger Wilson ?
Un sourire las adoucit fugitivement les traits burinés du locataire. Il cligna des yeux.
— J’ai été cet homme, en effet, répondit-il lentement. Et vous ? Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
— Docteur Graymes. Nous avons une relation commune, je crois : un certain John Shadow…
Roger Wilson ne parut guère étonné. Il hocha la tête et se renfonça comme précédemment dans son fauteuil, de sorte qu’il disparut presque au regard de son visiteur.
— Je vois, dit-il d’un ton absent. En effet, je connais John Shadow. Mais ce n’est pas lui qui vous envoie à moi… Comment m’avez-vous trouvé ?
— L’essentiel est que j’y sois parvenu…
— Alors il ne peut s’agir que de la Mère elle-même. Êtes-vous un frère, Docteur Graymes ?
— J’en suis un.
— Il paraît pourtant peu vraisemblable que la Mère ait béni un Youplé comme vous…
— Mais je suis là.
— Oui… Et je n’ai aucune peine à deviner la raison de votre présence, puisque personne d’autre que la Mère ne connaissait mon refuge. Elle aura parlé dans le but de… Débarrassez le siège, là devant vous, et venez vous asseoir. Il fait bon à cette fenêtre…
Pour parler d’une voix éteinte, Wilson ne s’en exprimait pas moins avec une aisance qui dénotait une éducation peu en rapport avec sa condition présente. Il avait dû autrefois jouir d’un rang social élevé, dont seuls les aléas d’une existence ingrate l’avaient déchu. Quoi qu’il en soit, il ne correspondait guère au profil du personnage terrible que Graymes avait imaginé durant le trajet.
— John Shadow a suscité un Oundni sur votre ordre, affirma d’emblée le démonologue en restant debout, un démon de l’enfer Ohendala, ici, dans New York. L’Oundni a déjà tué des victimes innocentes, des gamins qui n’avaient que le tort de se trouver au mauvais endroit. Il y en aura d’autres si vous ne m’aidez pas à l’arrêter.
— Personne ne peut m’y contraindre, Docteur Graymes. Même pas vous. Ainsi que vous le voyez, je suis malade. En fait, il ne me reste que quelques heures à vivre. Moins, sans doute. Je lutte contre le temps ! Je n’ai pas voulu la mort de ces enfants. Vous pouvez me croire. J’ai été bouleversé en l’apprenant. Mais j’avais juré vengeance à un ennemi voici bien longtemps. Cet ennemi, je l’ai retrouvé depuis peu et je le tiens enfin à ma merci…
— Aucune vengeance ne peut justifier les horreurs qui ont déjà été commises.
Wilson laissa un instant errer son regard à l’extérieur.
— Sans doute avez-vous raison, dit-il après un temps de réflexion, et peut-être suis-je allé au-delà de ma propre haine. Ce n’est que maintenant, si près de la fin, que tous mes efforts me semblent bien dérisoires. J’ai usé ma vie à accomplir cette vengeance, et je ne m’en trouve pas plus riche aujourd’hui qu’elle est sur le point d’aboutir. Vous voyez, je vous parle comme à ma conscience. Vous ne devez pas être quelqu’un d’ordinaire. Je me fie à la sagesse de la Mère. Elle devait avoir ses raisons pour vous guider vers moi…
— …
— Mais vous ne connaissez pas celui dont je parle, celui que j’appelle mon ennemi. Laissez-moi vous raconter une histoire, docteur… Il existait un pays très loin d’ici où il faisait éternellement chaud, où chaque goutte de pluie valait plus qu’un trésor. C’était un très ancien pays. Sur le sol de cet ancien pays vivaient d’anciens animaux et d’anciens hommes. D’anciennes divinités aussi, qui protégeaient les uns et les autres au gré de leur humeur. La vie s’y déroulait à l’écart du monde, une vie paisible, quoique austère.
« J’en parle au passé car tout cela a disparu. Un jour, des Youplés sont arrivés. Ils n’avaient pas imaginé qu’un tel pays puisse encore exister. Les anciens hommes les ont accueillis avec curiosité et bienveillance. Ils ont dansé et chanté pour eux. Ils leur ont montré les anciens animaux dont ils se nourrissaient et se vêtaient.
« Les Youplés sont repartis enchantés. Puis ils sont revenus. Ils étaient plus nombreux et armés. Ils ont sorti des papiers et ont dit aux anciens hommes que ce pays n’était plus à eux. Que le sol qui avait vu naître leurs aïeux, qui s’était abreuvé de leur sang et nourri de leurs cendres appartenait désormais au gouvernement d’un territoire plus grand qui englobait le leur…
« Mais les Youplés étaient des hommes bons et généreux. Du moins c’est ce qu’ils ont affirmé. Pour compenser les problèmes engendrés par ce nouvel arrangement, ils ont proposé de l’argent. Et du travail dans la grande ville des Youplés, plus au nord.
« Cette promesse a divisé les anciens hommes. Deux clans se sont formés. D’un côté, ceux qui croyaient les visiteurs et désiraient s’enrichir. De l’autre, ceux qui refusaient toute intrusion sur le territoire sacré. Les Youplés se sont réjouis de cette animosité entre les anciens hommes, et ils l’ont attisée en poussant leurs partisans à la guerre. Les affrontements furent d’autant plus impitoyables qu’ils étaient fratricides… Le soutien des Youplés fut déterminant. Le clan qui désirait conserver la terre des ancêtres fut massacré. Son chef ne put s’enfuir que par miracle, mais selon la tradition, sa femme et ses biens appartinrent à son vainqueur…
« L’ancien pays fut retourné par les bulldozers et près de la rivière s’élevèrent de riches maisons blanches. Les anciens animaux furent décimés par les touristes, guidés par ceux-là même qui les vénéraient peu de temps auparavant. Il y eut beaucoup d’argent pour le chef de la fraction victorieuse, et il partit travailler dans la grande ville des Youplés, emmenant avec lui la femme de son adversaire malheureux qu’il convoitait depuis longtemps.
« Celui-ci était parti se terrer au loin, ruminant sa honte et son désespoir. Des années passèrent, au cours desquelles il apprit lui aussi à se mêler aux Youplés, comme un chasseur qui observe de l’intérieur le troupeau qu’il chassera demain. Il était encore jeune. Il travailla et étudia, mais sans jamais perdre de vue son objectif qui était de retrouver le traître à sa race et de le punir. Et aussi de revoir sa femme, qu’il aimait par-dessus tout. Il dut pour cela franchir bien des obstacles et errer longtemps sans succès, parcourir le monde et visiter bien des pays à la recherche de la piste perdue.
« Lorsqu’il y parvint… plus tard, beaucoup plus tard, de l’autre côté de la mer… il savait déjà que ses propres jours étaient comptés. Mais le hasard le favorisa, pour la première fois depuis bien longtemps. Il découvrit que quelques anciens hommes avaient émigré là, dans cette grande ville, comme l’Ennemi. Ils avaient formé une petite communauté et rétabli la coutume. Il fut bien accueilli. Avec honneur, même. Il revit… celui que vous appelez Shadow, qui avait été le sorcier des anciens hommes et lui demanda d’accomplir la plus terrible Œuvre de vengeance jamais entreprise. Il donna pour cela tous ses biens. Shadow accepta. Lui aussi avait fait partie dans le temps du camp des perdants… »
Roger Wilson dut s’interrompre. Sa respiration s’était faite plus sourde.
— La suite, vous la connaissez mieux que moi, docteur Graymes… À présent, même si je voulais arrêter le processus, j’en serais parfaitement incapable. L’Oundni accomplira sa tâche jusqu’au bout. Rien ne l’arrêtera.
— Moi, je l’arrêterai, si vous m’aidez.
— Je n’ai pas voulu ce qui s’est passé, je veux dire la mort de ces gosses. Les arrangements que j’avais conclus avec Shadow ne devaient menacer personne d’autre que… que l’Ennemi… Personne d’autre…
— Wilson, je détiens le pouvoir de détruire l’Oundni. J’ai la bénédiction de la Mère.
Et pour en apporter la preuve, Graymes découvrit la plaie d’or qui barrait son torse. Wilson ouvrit de grands yeux éberlués.
— Je… je comprends…, bredouilla-t-il.
— Comment s’appelle cet ennemi ?
— Shadow vous empêchera de nuire à son Œuvre.
— Shadow se sert de vous, Wilson. De votre haine, pour accéder à l’enfer Ohendala. Sans vous, il n’aurait jamais pu invoquer un tel Oundni, aussi puissant, aussi dangereux. Vous lui servez de marche pied pour un pouvoir auquel il aspire depuis longtemps.
Wilson baissa la tête, tourmenté par ses vieux souvenirs.
— Je veux sauver ce qui peut encore l’être…, insista Graymes.
— La vie de mon ennemi ? ricana Wilson.
— Celle d’une jeune fille que Shadow détient en otage et qui mourra sûrement avant l’aube si je ne peux la retrouver. Shadow doit avoir une retraite quelque part. Vous devez la connaître…
— Il a un repaire dans un vieil immeuble désaffecté, dans le Bronx. À Shrepton Street.
— Celui-là au moins est détruit.
— Alors le Zoo du Bronx. Je crois qu’il utilise un vivarium désaffecté pour certaines pratiques. Il m’a expliqué comment m’y rendre en cas de nécessité…
— Je connais cet endroit, dit Graymes. Pour quand est prévue l’Œuvre ?
— Pour cette nuit.
— Comment procédera-t-il ?
— Je ne sais pas. Il m’a seulement juré de me remettre le cœur de mon ennemi à l’aube. Son cœur plein d’épouvante. Selon le Rite de Haine ancien…
— Le nom de cet ennemi, Wilson, quel est-il ? Je dois le savoir…
Wilson secoua la tête, comme si l’effort qu’on exigeait de lui était au-dessus de ses moyens.
— Non… Non… Tant d’années… Tant de mal !
— Il le faut, Odalen Parth !
Les yeux de Wilson s’agrandirent démesurément.
— Comment savez-vous mon nom ?
— L’histoire de votre peuple m’est connue.
Odalen Parth a résisté jusqu’au bout contre les agissements de son ennemi, le dévoyé Nandir Abouna.
— Il s’appelle aujourd’hui Fielding, avoua l’Africain. Lewis Fielding. Et sa femme… ma femme : Hannah. Ils habitent une maison sur la côte, à Port Washington. Une grande maison jaune, avec une tour, sur la plage… Il a mené une carrière politique aux Nations Unies…
Graymes laissa échapper un soupir de soulagement. Mais il enchaîna aussitôt :
— Monsieur Wilson, je n’appartiens ni à la police, ni à la justice de cet État. Et quand bien même je vous dénoncerais pour complicité d’envoûtement et de meurtre rituel, les tribunaux me riraient au nez comme ils l’ont toujours fait. J’espère seulement que la mort vous rattrapera suffisamment vite pour ne pas me laisser de remords lorsque je franchirai le seuil de cette chambre…
Wilson ne répondit rien. Il resta immobile au fond de son fauteuil, les yeux vides, fixés sur l’obscurité du dehors. Quelque part, la radio cessa de crachouiller son abominable concert de parasites. Graymes se pencha sur Wilson, brutalement saisi d’un doute… Il était mort. Il avait imperceptiblement glissé de ses souvenirs au néant. Le démonologue se redressa, sans pouvoir se départir d’une bien étrange mélancolie. Il avait entendu parler d’autres anciens pays que le monde moderne avait ravagés, d’autres anciens hommes voués à un exode sans fin…
— Single ?
À l’autre bout du fil, le policier manqua s’étouffer de surprise.
— Nom de Dieu, Graymes ? On vous cherche dans tous les coins. Qu’est-ce que c’est cette histoire à l’hôpital. Un homme à nous est mort et la gosse a disparu. Tout le monde croit que c’est vous !
— Je n’y suis pour rien. Chelsea est prisonnière de Shadow. Mais je m’en occupe. Écoutez-moi plutôt. Ne perdez pas une minute. Rendez-vous seul à l’adresse que je vais vous indiquer. Seul, Single, c’est d’une importance capitale. Et aussi discrètement que possible. Faites-vous ouvrir, sous n’importe quel prétexte. Les gens qui sont dans cette maison sont en danger de mort.
Single resta sidéré. Il nota rapidement les coordonnées.
— Mais vous, pendant ce temps ?
— Je vous rejoindrai dès que possible.
— Docteur, si ces gens, ces… Fielding courent un danger, pourquoi ne pas cerner le quartier, tout simplement, tendre une souricière avec vingt types sûrs ?…
— Parce qu’il y aurait à coup sûr un massacre. Ce danger-là, je suis seul à pouvoir l’affronter. Ce n’est pas un simple tueur à qui nous avons affaire, c’est l’Enfer en personne…