21
– Tu es
sûre que tu te sens assez bien pour voyager ? s’inquiéta Quentin.
– Mais
oui ! Je ne cesse
de te le répéter.
Amaigrie,
très pâle, le visage encore marqué de vilaines taches rouges,
Constance s’agitait fébrilement.
– Ils
sont aveugles, continua-t-elle. C’est Delphine qui a fait le coup. Elle a maquillé son agression en
cambriolage.
– C’est
évident ! Depuis
le début, je me méfie d’elle.
– Là, tu
exagères !
– Souviens-toi de son trouble en voyant le
manuscrit Savoisy. Elle
a failli s’évanouir. Et
je me demande si elle n’a pas quelque chose à voir avec le meurtre
du libraire.
Ils se
regardèrent en silence.
– Tu
crois que Maïette et Chloé sont en danger ? demanda Constance d’une petite
voix.
– J’en
suis persuadé. Ce qui
est arrivé à Menon n’est pas clair.
– Ce
serait elle qui…
– Sachant que la famille Savoisy était chez
Ramponneau, peut-être a-t-elle voulu s’introduire au café.
Menon l’a surprise en train
de fouiller. Elle a
tenté de le tuer. C’est aussi simple que ça !
– Et
elle a inventé de toutes pièces l’homme qui s’échappait du
café ? hasarda
Constance.
– Oui. Et elle a accepté de partir avec Maïette pour s’emparer
du manuscrit.
– Mais
alors, pourquoi n’a-t-elle pas agi lors du voyage ?
Maïette était à sa
merci. C’était
facile.
– Je ne
sais pas ! s’écria Quentin avec impatience. Ce n’est pas moi qui écris le
bouquin. Je fais avec
les informations que l’auteur veut bien donner.
Constance
lui lança un regard hésitant.
– Notre
dernière intervention a été un beau ratage, dit-elle.
On s’est retrouvés avec le
manuscrit de Diderot entre les mains, sans savoir qu’en
faire. Je n’ai aucune
envie de me retrouver dans ce genre de situation d’autant que
Jean-François va nous reconnaître.
– Il
est encore à Paris. Nous ne risquons rien.
Avec une
moue dubitative, elle continua :
– Tu te
vois arriver chez Voltaire en disant : une de vos invitées est
une meurtrière, ne la laissez pas s’approcher des couteaux de
cuisine. Avec ce qui
vient de se passer, il ne laissera certainement pas des étrangers
entrer chez lui.
– Si tu
suivais un peu l’histoire, tu te rappellerais que j’ai rencontré
Voltaire à Commercy, en 1748.
– Il ne
se souviendra pas de toi.
S’apercevant
de ce que cette remarque avait de blessant pour lui, Constance émit
un petit « Oh ! » contrit. Quentin fut entièrement rassuré :
elle n’était plus malade.
Elle
réfléchit quelques instants et ajouta :
– Et ta
fameuse Justine ! Si on la retrouvait ? Elle n’aurait aucun mal, elle, à nous faire ouvrir
les portes des Délices.
***
– Quentin ! Quelle surprise ! Si je m’attendais ! Vous avez pris votre
temps ! Dix
ans !
– Onze,
ma chère Justine. Je
suis fort heureux de vous trouver resplendissante et fraîche comme
un bouton de rose. En
bien meilleur état que lorsque je suis parti de
Commercy.
– Si
vous saviez, mon ami, les horribles aventures que j’ai connues
après votre départ. J’ai cru mourir mille fois. Je vous raconterai…
Agacée par
le ton sucré et le sourire charmeur de Quentin, Constance avança
d’un pas vers les grands chandeliers qui éclairaient le salon de
l’actrice.
– Justine, permettez-moi de vous présenter
Constance, s’empressa-t-il de dire.
– Votre
épouse, je suppose.
– Une
amie, une très vieille amie, précisa Quentin.
– J’ai
juste dépassé trente ans, protesta Constance d’un ton
offusqué.
– J’en
ai trente-deux, ajouta Justine en invitant Constance à s’asseoir
dans une bergère recouverte d’une tapisserie bleu et rose.
À vous voir, on vous en
donnerait cinq de moins.
La
gentillesse de la jeune femme désarma Constance qui lui rendit son
sourire.
– J’espère que vous ne venez pas m’acheter le
manuscrit, reprit Justine. Je m’en suis débarrassée, il y a quelques
semaines.
Quentin et
Constance se lancèrent un regard entendu.
– Je
l’avais complètement oublié. En déménageant de la rue de la Verrerie pour venir ici
rue Mauconseil, je suis tombée dessus. Un libraire a bien voulu me l’acheter et j’avoue
que j’en ai tiré un prix inespéré. Une telle vieillerie sans
intérêt !
Un regard
féroce de Quentin empêcha Constance de réagir.
– L’avez-vous vendu à un certain
Castries ?
– Comment le savez-vous ?
– Ce
manuscrit a un destin très particulier, déclara-t-il, et tout au
long de son histoire il a provoqué bien des drames.
Justine
fronça les sourcils.
– Nous
sommes là pour éviter que de nouveaux événements funestes se
produisent, poursuivit Quentin.
– Vous
voulez dire que j’étais en danger, s’inquiéta la
comédienne.
– Tant
qu’il était enfoui parmi vos fards et vos dentelles, vous ne
risquiez rien, répondit Quentin d’un ton badin. Mais nous avons besoin de votre aide
pour remettre la main dessus.
– Je ne
tiens pas à me lancer dans une aventure périlleuse, dit Justine
avec réticence. J’en
ai eu mon compte. Savez-vous que le maréchal de Saxe, furieux de ma fuite,
a causé les pires ennuis à mon mari, l’empêchant de quitter
Bruxelles ? Quand
Charles revint, j’étais sous la menace d’une lettre de
cachet. Soi-disant
pour me protéger, le maréchal me fit garder par ses dragons dans
une maison rue de Vaugirard. Je lui résistais toujours. Il conçut alors une vengeance diabolique.
Il retrouva mon père avec qui
j’avais eu des différends et lui fit porter plainte contre
moi. Je fus arrêtée à
Lunéville où j’avais enfin rejoint mon cher époux. Le maréchal me fit enfermer au
couvent des Pénitentes aux Andelys puis à celui des Ursulines à
Angers. Mon pauvre
Charles se cachait près de Strasbourg et tentait de gagner sa vie
en peignant des éventails. Vous imaginez ! Il m’a fallu attendre la mort du maréchal pour retrouver
la liberté et… mon mari.
En terminant
son récit, la jeune femme était au bord des larmes.
Quentin lui prit la
main. Elle lui adressa
un sourire lumineux, au grand déplaisir de Constance.
– C’était donc ça ! dit-il d’un ton
satisfait.
– Que
voulez-vous dire ? demanda Justine, étonnée.
– Nous
avons essayé par tous les moyens de revenir auprès de vous.
En vain. Que vous ayez été séquestrée explique
tout, conclut-il avec un regard complice pour
Constance.
– Je ne
vous comprends pas…
– Ce
n’est pas grave, ma chère Justine. Je suis ravi de vous avoir retrouvée.
J’aimerais juste savoir si
vous avez gardé des liens avec M. de Voltaire.
Visiblement
surprise par les propos décousus de Quentin, Justine ne répondit
pas immédiatement.
– Il se
trouve que oui. Nous
correspondons parfois. Vous savez que c’est un épistolier acharné.
Il affirme suivre ma carrière
de loin et m’invite régulièrement à venir chez lui, pour, dit-il,
que j’apporte mon talent aux pièces qu’il monte dans sa maison des
Délices.
– Magnifique ! s’exclamèrent en choeur Quentin et
Constance.
Interloquée,
Justine les regarda et ouvrit les mains en signe
d’incompréhension.
– Il
nous faut absolument le rencontrer. Accepteriez-vous de nous accompagner à
Genève ?
– Mais
je ne peux m’y rendre sans m’être annoncée…
– L’hospitalité de Voltaire est proverbiale.
Il vous accueillera les bras
ouverts, affirma Quentin avec force.
Justine se
leva et alla arranger un bouquet de tulipes blanches aux délicates
marbrures roses.
– Vous
me prenez de court, dit-elle.
– Une
mère et sa fille sont actuellement en danger de mort, s’écria
Constance avec flamme. Vous pouvez nous aider à les sauver.
Justine
resta silencieuse un long moment.
– Je me
sens redevable envers vous, Quentin. Vous m’avez sortie d’un beau guêpier en
m’accompagnant de Bruxelles à Commercy. En vous aidant à mon tour, je m’acquitterai de ma
dette. Mais à une
condition, assurez-moi que je ne cours aucun danger.
– Le
seul risque sera pour vous de devoir jouer une pièce de
Voltaire.
– Eh
bien soit ! conclut-elle en souriant. Je n’ai pas d’engagement. Charles-Simon écrit deux nouvelles
pièces et s’est exilé à Saint-Germain-en-Laye pour être au
calme. La solitude me
pèse. Autant partir
pour de nouveaux horizons.
***
Appelé en
urgence au chevet de Wagnière, Tronchin annonça que grâce à sa
solide constitution, le jeune homme serait bientôt sur pied.
Quant à Mme Denis qui se
déclarait à l’article de la mort, le médecin n’avait aucune
inquiétude pour elle. Certes, elle avait reçu un coup sur la tête mais sans
gravité. Il n’était
pas exclu que son évanouissement soit en partie dû à une absorption
exagérée de liqueurs, son haleine étant particulièrement chargée
quand il l’avait examinée. La peur rétrospective faisant le reste, la chère nièce
devint invivable, réclamant de tous soins et attentions
permanents. Tronchin
était plus inquiet pour Delphine. Il n’avait décelé aucune blessure, mais la jeune
femme s’était murée dans un silence de mauvais augure.
Le médecin chercha à
plusieurs reprises à s’entretenir avec elle, mais elle refusait son
contact, se contentant de répéter d’une voix atone qu’elle allait
parfaitement bien.
La maisonnée
fut dûment chapitrée : toute allée et venue autour des
Délices, toute présence étrangère devait être immédiatement
signalée au maître des lieux. Les domestiques reçurent l’ordre de faire usage de la
force en cas d’intrusion. Voltaire soupçonnait un individu avec qui il avait eu
maille à partir. Un
certain Grasset, garçon-libraire ayant eu l’impudence de venir lui
proposer d’acheter des textes qu’il lui avait préalablement
volés !
Deux jours
plus tard, pour échapper aux gémissements et aux lamentations de sa
nièce, Voltaire décida de faire visiter à Maïette et Chloé son
nouveau domaine de Ferney, à deux lieues de Genève, en terre
française. Quoique
redoutant d’avoir à subir un nouveau cours sur l’agronomie, Maïette
accepta bien volontiers. Elle aussi avait tenté de venir en aide à Delphine, mais
la jeune femme lui avait catégoriquement refusé l’entrée de sa
chambre. Maïette avait
hâte que Jean-François arrive. L’effraction, l’attitude de Delphine la rendaient
nerveuse et elle ne songeait plus qu’à rentrer à Paris.
Chloé, quant à elle, ravie
d’une escapade avec son vieil ami, s’était installée dans le
carrosse bien avant que le signal de départ fût donné.
Elle adorait cette voiture
luxueuse au dais étoilé d’or sur fond bleu. Pour l’occasion elle avait revêtu une
robe en indienne à fond blanc et fleurs rouges et s’exerçait à
saluer d’une main languide à travers la fenêtre comme l’eût fait
une marquise. Arrivant
avec Voltaire, sa mère s’en aperçut et la gronda lui disant que
c’étaient là des manières ridicules. Le philosophe se contenta d’en
sourire.
Malgré le
temps radieux et les effluves printaniers, la campagne parut bien
pauvre à Maïette. Une
route mal entretenue aux innombrables nids-de-poules, des marais,
des friches couvertes de broussailles, des masures menaçant ruines
et des paysans vêtus de hardes. Elle s’en ouvrit à Voltaire qui soupira.
– Vous
verrez, les habitants de mon domaine sont bien miséreux.
Me voilà un homme qui a des
tours et des mâchicoulis. Je suis seigneur de Ferney et comte de Tournay.
Mais aussi chargé
d’âmes. Mon terrain
est excellent, et cependant j’ai trouvé cent arpents appartenant à
mes habitants, qui restent sans culture. Genève absorbe tout, engloutit
tout. La moitié des
habitants périt de misère, et l’autre pourrit dans des
cachots. Le coeur est
déchiré quand on est témoin de tant de malheurs. Je n’achète la terre de Ferney que
pour y faire un peu de bien.
Voilà un discours qui étonnerait ceux qui disent, à
juste titre, que Voltaire n’a guère de considération pour les gens
de peu, pensa
Maïette. Ne lui
arrivait-il pas fréquemment de traiter le peuple de populace, voire
de vile canaille ? Se pourrait-il qu’il change avec
l’âge ?
Le château
de Ferney lui fit mauvaise impression. Une lourde bâtisse féodale percée de meurtrières,
dominée par quatre tourelles et entourée d’un haut mur
d’enceinte. Sa
déception n’échappa pas à Voltaire.
– L’endroit n’est guère hospitalier, je vous
l’accorde. Mais
revenez dans deux ans, j’aurai fait de cet affreux cloaque un
paradis. Voyant votre
mine défaite, je ne vous mènerai pas au château de Tournay, sur les
terres de Prégny qui est aussi en ma possession. Ce n’est qu’une masure faite pour les
hiboux, un jardin où il n’y a que des colimaçons et des taupes, des
vignes sans raisin, des campagnes sans blé, des étables sans
vaches.
– Mais
pourquoi voulez-vous quitter Les Délices ? demanda Chloé qui partageait le peu
d’enthousiasme de sa mère. Ils sont si délicieux !
Voltaire
partit d’un grand rire et, s’appuyant sur sa canne, fit quelques
pas à ses côtés.
– Cette
maison a été bâtie par un homme qui ne songeait qu’à lui et qui a
oublié tout net des petits appartements commodes pour ses
amis. En achetant
Ferney, je compte bien remédier à cet abominable
défaut.
– Je
pourrai donc revenir vous voir, se réjouit la petite.
– Autant que tu voudras ! Tu vois là-bas ce gros tilleul
centenaire ? J’y
installerai un cabinet de verdure. Je viendrai y travailler et tu me tiendras
compagnie, ma chère Chloé.
Ravie de
cette promesse, la jeune fille esquissa quelques pas de
danse.
– Il me
faudra aussi un cheval. Je le prendrai guère plus gros qu’un âne, continua
Voltaire, et je te le prêterai.
Il les
conduisit jusqu’à un muret, s’assit et sortit d’une serviette en
cuir une grande feuille de papier et un fusain. Il commença à dessiner quelques
plans. Les yeux perdus
sur la cime des arbres, Maïette offrait son visage à la caresse du
soleil pendant que Chloé s’affairait à cueillir des violettes dans
l’herbe fraîche. Elle
revint avec deux petits bouquets qu’elle offrit à sa mère et au
philosophe qui la remercia en termes fleuris.
– Quelque chose me chiffonne, déclara-t-elle d’un
ton pénétré. Pourquoi
aller si loin de Genève ? Cet endroit est très isolé. Il n’y a pas de boutiques…
Voltaire la
regarda en souriant.
– D’abord, nous en sommes à peine à deux
lieues 1. Ensuite,
j’ai moins besoin que toi de cols en dentelle et mouchoirs
brodés. Et surtout,
c’est une question de sécurité. Si je veux m’affranchir de la tutelle ombrageuse des
pasteurs genevois, je viens à Ferney. Si le roi de France me cherche noise, je pars à
Genève. Je suis un
animal à quatre pattes. Un pied à Lausanne dans une très belle maison pour
l’hiver, un pied aux Délices. Voilà pour les pieds de devant. Ceux de derrière sont à Ferney et à
Tournay.
– Ainsi, vous pouvez sauter comme un cabri et vous
réfugier où bon vous semble, déclara Chloé avec
satisfaction. Mais
pourquoi les Genevois vous en veulent-ils tant ?
Voltaire se
frotta le menton, y laissant une large trace de
fusain.
– Certains voient dans mes écrits et mes propos un
danger pour la pureté de leur belle jeunesse. Depuis que je suis ici, j’ai connu
plusieurs alertes.
– Alors
pourquoi être venu ? demanda Maïette.
– Quand
j’ai quitté la Prusse avec pertes et fracas, en 1754, il me fallait
trouver un lieu avec des éditeurs dignes de ce nom.
J’ai d’abord pensé à Lyon
mais son cardinal m’a bien vite fait comprendre que j’étais
persona
non grata. C’est
l’éditeur Cramer qui m’a convaincu de m’installer à Genève.
Il y a quelques mois,
sentant que le sol devenait brûlant sous mes pieds, j’ai demandé à
mon ami Stanislas Leszczynski de me trouver une résidence en
Lorraine. Le pauvre
n’a pas eu le courage de mécontenter son gendre, notre bon roi
Louis le Quinzième. Voilà tout ! Après avoir vécu chez les rois, je suis bien décidé à
être roi chez moi. Mais revenons à nos moutons !
Il prit une
autre feuille, y inscrivit quelques chiffres.
– Ferney et Tournay vont me coûter fort cher, trois
cent mille livres au bas mot.
– Mais
vous êtes très riche ! s’exclama Chloé.
– Je
le suis, ma petite fille. On me dit avare, cynique et calculateur.
Peut-être !
Mais je dépense sans
compter. J’aime le
luxe, le faste, faire plaisir à mes amis, leur venir en
aide.
– Heureusement, vous avez l’argent de vos livres,
observa Chloé soudainement inquiète que son ami se retrouve, telle
la cigale, bien dépourvu quand viendrait l’été.
Voltaire
agita comiquement la tête comme l’aurait fait une
marionnette.
– Ne
crois pas cela ! Les auteurs vendent souvent leurs textes aux imprimeurs
pour une broutille.
– Pourtant on dit qu’en deux mois,
Candides’est vendu à plus de six mille exemplaires, intervint
Maïette. Certains
assurent qu’il s’en vendra vingt mille en un an et que ce sera le
plus grand succès de librairie du siècle. Vous devez bien toucher de l’argent
sur ces ventes.
– Détrompez-vous. Une fois cédé à l’imprimeur, le texte ne rapporte
pas un sou à son auteur, quel que soit le nombre d’exemplaires
vendus. Pour ma part
je ne demande généralement pas d’argent mais des exemplaires reliés
et dorés sur tranche que je peux offrir. Croyez-moi, la littérature est le
premier des beaux arts mais le dernier des métiers.
– Je
comprends mieux l’aspect famélique de bien des écrivains qui
fréquentent le café de l’Arbre Sec, s’exclama Maïette.
– Même
les plus grands sont dans le besoin, s’emporta Voltaire.
Regardez d’Alembert qui vit
dans une mansarde au-dessus d’une boutique de vitrier.
Et votre ami Diderot et
son Encyclopédie : cette oeuvre immense lui vaudra environ trente
mille livres. Elle
devrait lui en valoir deux cent mille.
Le temps se
couvrait, des nuages noirs se profilaient à l’horizon.
Voltaire jugea plus sage de
rentrer avant que l’orage transforme la mauvaise route en
bourbier. Maïette
profita du voyage de retour pour dire à quel point elle avait
aimé Candide. Pour le
plus grand plaisir de Chloé, Voltaire fit l’effarouché, disant
qu’il n’était pour rien dans cette pochade.
***
En arrivant
devant les grilles des Délices, ils découvrirent un attroupement et
entendirent des cris furieux.
– Oh
non ! s’exclama
Voltaire en mettant le nez à la fenêtre de la voiture.
Ne me dites pas qu’il y a eu
une nouvelle agression.
Élezard et
Thomas, deux des jardiniers, armés de fourches étaient en train de
maintenir à distance trois individus. Apercevant Voltaire, Élezard lui
cria :
– Ces
gens se sont introduits frauduleusement dans la propriété.
Ils disent vous connaître,
mais nous, on les connaît point.
Voltaire se
pencha un peu plus, scruta les visiteurs et
s’écria :
– Mais, je n’ai pas la berlue !
C’est Justine Favart, la
divine Mlle Chantilly ! Élezard, relâchez ces personnes immédiatement.
Ne leur faites aucun
mal.
Mme Denis
poussa des hauts cris à l’annonce de trois nouveaux invités.
Elle qui d’habitude ne
pouvait vivre sans compagnie, ne semblait nullement désireuse de se
mettre en frais arguant de son soi-disant coup sur la tête.
Peut-être craignait-elle de
se voir voler la vedette par Justine dans la prochaine pièce de
théâtre montée aux Délices.
En effet,
Voltaire, en faisant les honneurs de la maison, avait conduit
Justine et Constance au petit théâtre qu’il avait fait aménager
dans le salon d’été aux Délices : une cinquantaine de places
et une scène de bonne taille.
Devant
l’étonnement de Justine, il expliqua :
– Je
ne saurais me passer de théâtre. J’aime écrire des pièces, les jouer et les voir
jouer par des comédiens que j’estime. Mais je dois rester prudent. Le théâtre est interdit à Genève et
même si la bonne société assiste avec plaisir à mes
représentations, le Consistoire m’a à l’oeil.
– Mais
il s’agit de spectacles privés, s’étonna Justine.
– Je
suis bien obligé de me plier à leurs règles. En m’y opposant, je risque de ne pas
faire long feu sur les rives du Léman. Mais je ne me fais pas trop de souci.
Comme je l’expliquais tout à
l’heure à Maïette et Chloé, je suis en sécurité quoique… Les moeurs
des Genevois se sont fort adoucies et ils ne brûleraient pas
aujourd’hui Servet 2. En
outre, ils ne sont pas insensibles aux quarante mille livres que
j’ai dépensées pour faire des Délices la demeure que vous voyez
aujourd’hui.
– Ils
devraient se réjouir d’avoir en leurs murs un personnage si
célèbre, insista Justine. Ne dit-on pas que tous les beaux esprits de ce monde
vous rendent visite ?
Voltaire
s’installa dans un des confortables fauteuils et tapotant
l’accoudoir, invita Justine et Constance à prendre place à côté de
lui. Cette dernière
s’assit de mauvaise grâce. Elle se serait bien passée de cette visite et avait hâte
de retrouver Quentin afin de mettre au point leur stratégie
d’intervention.
– Je
crois que je vais bientôt me décerner le titre d’aubergiste de
l’Europe, continua Voltaire avec un petit sourire.
– Mais
ne songez-vous pas à revenir à Paris ? se risqua à demander
Justine.
– Ici,
je suis tel un rat qui s’est retiré du monde dans un fromage de
Gruyère. Paris vous
est nécessaire, il me serait mortel. Je suis toujours interdit de séjour et je
risquerais à tout moment d’être emprisonné. Fanatiques papistes, fanatiques
calvinistes, tous sont pétris de la même merde détrempée de sang
corrompu. Mais
laissons cela !
Voyant que
Voltaire ne souhaitait pas poursuivre sur ces sujets polémiques,
Justine s’empressa de déclarer :
– Connaissez-vous la bonne nouvelle ?
La Comédie-Française va
enfin être débarrassée des spectateurs qui encombraient la scène
sous prétexte qu’ils payaient un abonnement pour ne pas être mêlés
au vulgaire. Le comte
de Lauraguais a fait un don de trente mille livres pour compenser
le manque à gagner.
– Enfin ! Les blanc-poudrés et les talons rouges ne seront plus
dans les pattes des acteurs jouant les plus nobles
tragédies. Je m’en
réjouis. Voilà qui va
m’inciter à écrire de nouvelles pièces. Où vous aurez le premier rôle, ma
chère Justine.
Pour fêter
leur future collaboration, il lui demanda de chanter un air de son
répertoire. Elle se
leva et entonna le couplet des Deux
Jumellesqui
avait fait le succès de son mari, vingt ans auparavant.
Voltaire applaudit à tout
rompre et demanda à Constance de mêler sa voix à celle de
Justine. Constance
toussa et prétexta un affreux mal de gorge l’empêchant de
chanter. Justine
s’apprêtait à entamer l’air de Ninette à la
courquand Mme
Denis arriva en courant aussi vite que sa forte corpulence lui
permettait. À bout de
souffle, elle bredouilla que le compagnon des deux comédiennes
était en train de se battre avec un nouvel arrivant qui se disait
le mari de Maïette.
Suivi des
trois femmes, Voltaire se précipita sur le perron et découvrit
Quentin, fermement maintenu à terre par Jean-François qui
s’égosillait :
– À
l’aide, c’est le voleur de manuscrit !
Deux
jardiniers surgirent. Voltaire leur donna l’ordre de tenir en respect les deux
hommes. Ameutée par
les cris, Maïette apparut et courut vers Jean-François en
hurlant :
– C’est mon mari, ne lui faites pas de
mal.
Ne sachant
que faire, les jardiniers regardaient Voltaire d’un air
interrogateur. Jean-François tourna la tête vers Maïette et lui
cria :
– C’est l’homme qui est venu au café chercher le
manuscrit et qui m’a roué de coups.
Sa voix
s’étrangla. À côté de
Maïette, il venait d’apercevoir Constance.
– Attention Maïette. La femme ! C’est sa compagne ! Prends garde !
Effaré,
Voltaire se tourna vers Justine :
– Pouvez-vous m’expliquer ce
désordre ?
La jeune
femme fit un geste d’impuissance. Ce fut Constance qui prit la parole.
– N’ayez aucune crainte. Nous ne sommes pas des
voleurs. Au
contraire, nous sommes venus protéger la famille
Savoisy.
– Ne
l’écoutez pas, s’époumona Jean-François.
– Lâchez-moi. Je vais vous expliquer, gronda Quentin en essayant de se
dégager de son emprise.
Jean-François le plaqua à nouveau sur le sol.
Voltaire ordonna aux
jardiniers et aux domestiques accourus de séparer les deux hommes
et de les maintenir fermement.
– Vous, tonna-t-il en désignant Quentin,
qu’avez-vous à nous dire ?
Tentant de
reprendre son souffle et essuyant la terre qui lui maculait le
visage, Quentin déclara d’une voix forte :
– Le
danger c’est Delphine. Allez la chercher. Nous allons la confondre.
– Vous
êtes de mèche avec les Jésuites ou je ne sais qui, l’interrompit
Jean-François. Vous
essayez de détourner l’attention sur Delphine. Ça ne marche pas !
– Je
ne comprends rien à ce que vous dites, s’énerva Voltaire.
Vous êtes tous
fous ! Maïette,
allez chercher votre amie Delphine. Confrontons-la avec ces deux
personnages.
Il fit
rentrer Quentin et Jean-François et les installa sous bonne garde
dans le salon. Maïette tardait à revenir. Il demanda à Mme Denis d’aller la chercher.
Il commençait à en avoir
assez de ces embrouilles et souhaitait tirer l’affaire au
clair. Sa nièce lui
fit remarquer sèchement qu’il n’avait à s’en prendre qu’à
lui-même. Voilà ce
qui arrivait à recevoir des gens de petite condition.
Voltaire la
houspilla. Elle
disparut, le menton haut et les bajoues tremblotantes
d’indignation.
***
L’attente
dura. Voltaire
pianotait nerveusement sur l’accoudoir de son fauteuil.
Jean-François et Quentin se
lançaient des regards venimeux. La porte s’ouvrit sur Mme Denis et Maïette, la mine
catastrophée.
– Delphine n’est pas dans la maison, déclara Mme
Denis.
– Allez voir dans le jardin, s’impatienta
Voltaire.
– La
dame y est pas, c’est sûr, dit un des jardiniers. On l’aurait vue.
– Vous
avez cherché dans toutes les pièces ? demanda Voltaire aux deux
femmes.
– Oui,
répondit Maïette. Et
nous n’avons pas trouvé trace de Chloé, non plus…
Elle lança
un regard inquiet à Jean-François qui tenta de se
libérer.
– Voilà qui est plus qu’alarmant, décréta
Quentin.
Les regards
se tournèrent vers lui. Voltaire se leva et s’approcha de lui pour
demander :
– Qu’entendez-vous par là ? Elles sont peut-être sorties
ensemble, rendre visite à nos voisins, faire quelques pas sur la
route, que sais-je…
Alarmé,
Wagnière bondit sur ses pieds en disant :
– Chloé m’a confié que Delphine lui faisait peur et
qu’hier, elle avait essayé de l’entraîner hors des Délices sous
prétexte de faire des emplettes à Genève. Chloé a refusé car Delphine ne lui
semblait pas dans son état normal.
– Il
faut la retrouver au plus tôt si vous ne voulez pas qu’il lui
arrive malheur, déclara Quentin d’un ton pressant.
Maïette
poussa un gémissement sourd et courut vers la porte, suivie de Mme
Denis, Wagnière et Voltaire. Aidés des domestiques, ils fouillèrent la maison et le
parc de fond en comble. Jérémie, prévenu de l’arrivée de son frère et de la
disparition de sa nièce, oublia pour une fois sa sacro-sainte
cuisine et participa aux recherches, l’angoisse au coeur comme les
autres membres de la maisonnée. Ce fut Wagnière qui trouva la lettre. En passant au peigne fin la chambre
de Maïette et Chloé, il remarqua une feuille soigneusement pliée
adossée à une théière sur une petite table au plateau de
laque. Il la déplia,
la lut, sortit de la chambre et dévala l’escalier en appelant les
autres à le rejoindre. Il faillit heurter Mme Denis qui sortait de la lingerie,
poussa Voltaire sans ménagement vers le salon. Jérémie les rejoignit quelques
secondes plus tard, Maïette sur ses talons. Le visage grave, Wagnière tendit la
feuille à Jean-François.
– Elle
veut le manuscrit en échange de Chloé, annonça-t-il en parcourant
la lettre.
– Dit-elle si la petite se porte bien ?
l’interrompit Maïette d’une
voix blanche.
– Rien
de tel, répliqua Jean-François. Laisse-moi finir de lire. Elle précise que malgré l’affection qu’elle porte
à notre fille, elle n’hésitera pas à l’étrangler de ses propres
mains et jeter son corps dans le lac.
Un silence
pesant se fit dans l’assemblée. Constance retint in extremis Maïette sur le point de
s’évanouir.
– Elle
veut que je lui apporte le manuscrit au château de Ripaille et elle
me rendra Chloé. Ce
maudit Diderot ! Je savais que nous allions au-devant d’un grand
malheur.
– Ce
n’est pas le manuscrit de Diderot qu’elle veut, intervint
Quentin. C’est le
manuscrit gothique.
Tous les
regards se tournèrent vers lui.
– Mais
c’est absurde, s’écria Jean-François.
– Vous
racontez n’importe quoi ! s’emporta Maïette.
Constance
qui la soutenait toujours la fit asseoir sur une chaise et
déclara :
– Ce
manuscrit fait l’objet de luttes acharnées depuis des siècles entre
la famille Savoisy et la famille Delatraz. D’une manière ou d’une autre,
Delphine est liée à cette famille.
– Mais
comment savez-vous ça ? demanda Jean-François.
– C’est une longue histoire que nous vous
raconterons en temps et en heure, reprit Quentin.
– C’est égal, je veux ma fille, hurla Maïette à
bout de nerfs. Donnons-lui les deux.
– Vous
avez raison, s’exclama Voltaire. Wagnière, allez chercher les
manuscrits.
Le jeune
homme se précipita hors de la pièce. On l’entendit grimper quatre à quatre les
escaliers et il revint deux minutes plus tard, la liasse de papiers
à la main qu’il remit à Jean-François. Ce dernier commença à trier les pages pour
reconstituer les deux documents. Voltaire le regardait faire attentivement, un
doigt posé sur sa bouche. Son regard se posa sur Justine, puis sur Quentin, pour
revenir sur Jean-François.
– Mais
oui ! Bien
sûr ! C’est
ça ! Le
manuscrit que vous m’aviez proposé d’acheter à Commercy,
Justine !
La
comédienne le regarda avec des yeux ronds.
– On
s’en moque ! hurla de nouveau Maïette.
Voltaire
lui lança un regard navré et se tournant vers Quentin
demanda :
– Vous
êtes sûr que c’est bien ce document qu’elle
veut ?
– Absolument certain. Elle possède la première partie. Ceci est la suite. Pour la récupérer, elle a déjà commis
deux meurtres à Paris : un libraire et Menon.
– Vous
êtes fou ! s’exclama Jean-François qui avait fini son
tri.
– Hélas non, intervint Constance. Ce document a été écrit en 1393 et
appartenait à un cuisinier du nom de Jacques Savoisy qui officiait
à la cour d’Amédée VIII, à Ripaille. Il a été volé en 1420 par un
Delatraz. Les deux
familles se sont alors livrées une guerre sans merci pour le
récupérer. Il y eut
des morts. Puis il
disparut pendant plus d’un siècle et demi pour réapparaître dans
les mains de Justine. Hélas, la guerre est de nouveau déclarée.
Exaspérée
par ces discours faisant perdre un temps précieux, Maïette fit
signe à Jean-François d’intervenir. Voltaire ne lui en laissa pas le
temps.
– Si
je comprends bien, le manuscrit appartient à la famille
Savoisy ? demanda-t-il.
Constance
acquiesça d’un signe de tête.
– Avez-vous fini avec ces questions
oiseuses ? Ma
fille est en danger de mort, glapit Maïette.
– Quand devez-vous lui remettre le
document ? demanda Voltaire à Jean-François d’une voix
calme.
– Demain.
– Alors, nous avons juste assez de temps pour la
prendre à son propre piège, continua l’écrivain.
– À
quoi pensez-vous ? demanda Quentin.
– À un
stratagème qui permettra à la famille Savoisy de garder son
manuscrit. Je suis
très chatouilleux sur le droit des auteurs à disposer de leur
travail.
Maïette, en
larmes, se releva et vint vers lui, l’air menaçant.
– Que
Delphine aille au diable avec tous les documents qu’elle
souhaite. Je veux ma
fille.
– Mon
idée ne présente aucun danger pour Chloé. Si Quentin et Constance disent vrai,
cette femme est une malfaisante qu’il faut écraser.
– Il
faut surtout que cesse cette lutte insensée. Je suis très attachée à ce manuscrit,
mais je suis prête à le détruire pour qu’il n’y ait plus de drames
à déplorer, ajouta Constance.
– Mais
qui êtes-vous exactement ? demanda Voltaire.
Constance
fit un geste vague.
– Une
lointaine cousine…
– Et
vous ? reprit
Voltaire se tournant vers Quentin.
– Un
vieil ami de la famille…
Voltaire
les regarda d’un air suspicieux. Jean-François, ébranlé par les propos de
Constance, déclara :
– J’ignorais tout de cette malheureuse
histoire. Je n’ai
jamais aimé Delphine, mais jamais je n’aurais pu croire qu’elle
nourrissait de si noirs desseins.
– Sauvons Chloé d’abord, supplia de nouveau Maïette
se tordant les mains de désespoir.
Son mari la
prit dans ses bras et lui dit :
– Je
te jure que je te la ramènerai saine et sauve, mais si l’on peut
tenter quelque chose contre Delphine, faisons-le.
Maïette se
dégagea brutalement.
– Tu
as entendu, elle est capable de tout. Si elle se sait bernée, elle peut se retourner
contre vous deux.
– Crois bien que je ne la laisserai pas faire, lui
rétorqua Jean-François. Écoutons ce que M. de Voltaire nous propose.
Près de la
cheminée, l’écrivain s’entretenait à voix basse avec
Quentin. Il regarda
longuement Maïette et son époux, puis déclara :
– Nous
allons avoir besoin du concours de toute la famille Savoisy, les
imprimeurs compris. Wagnière, allez me chercher le carnet où j’ai noté les
événements de juillet 1748.