10
Après avoir
balayé devant sa porte comme l’obligeait la loi, Jean-François
Savoisy passa un chiffon sur les petites tables recouvertes d’une
plaque de marbre, se regarda avec satisfaction dans un des quatre
grands miroirs qui ornaient les murs, remit d’aplomb un petit
tableau de scène champêtre dans le goût de Watteau, puis entreprit
de changer les chandelles des lustres de cristal. Il ressentait toujours une immense
fierté à la vue de cette grande salle aussi confortable que le
salon d’une noble maison.
– Maïette, cesse de glousser ainsi !
C’est agaçant, à la
fin. Les clients vont
arriver…
Jean-François
jeta un regard noir à sa femme, confortablement installée à une
table, un petit livre à la main. Maïette ne broncha pas. Le café de l’Arbre Sec n’ouvrirait pas avant une
bonne demi-heure.
– Écoute, c’est trop drôle : « Pangloss
enseignait la
métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie… »
Jean-François
soupira.
– « …Il prouvait admirablement qu’il n’y a pas
d’effet sans cause et que dans ce meilleur des mondes
possibles… »
– Arrête ! s’écria Jean-François. Et lâche ce livre.
– « … le château de Monseigneur le Baron était
le plus beau château du monde… Candide… »
– Vas-tu te taire ! Je me moque de ton baron et de son
château, vitupéra Jean-François. Il y a du travail…
– Tout
doux, mon ami ! Je ne suis pas une de tes soubrettes. Laisse-moi me divertir avec le dernier
livre de M. de
Voltaire.
Et
voilà ! C’était
reparti pour une de leurs sempiternelles disputes. Jean-François lui agita son chiffon
sous le nez.
– Je
sais qu’à tes yeux, je ne suis qu’un commerçant préoccupé par ses
commandes de café et de chocolat. Je vois bien comment tu te précipites dès qu’un de
ces beaux esprits parisiens pousse la porte du café.
Maïette
éclata de rire.
– C’est
vrai que je préfère servir M. Diderot et l’écouter parler que de connaître les
variations du prix de la balle de café.
– Sauf
que c’est le café qui te permet de jouer les
écervelées…
– Je ne
te permets pas de me parler ainsi, l’interrompit Maïette avec
colère. J’en fais tout
autant que toi dans cette boutique et sans moi, tu n’aurais que la
clientèle de passage. Si le café de l’Arbre Sec est devenu le rival du
Procope, c’est bien grâce à moi.
Jean-François devait admettre qu’elle avait
raison. Maïette était
pour beaucoup dans la fréquentation accrue du café.
Sa gaieté, son accueil
chaleureux, l’attention qu’elle portait aux clients, ses remarques
spirituelles étaient appréciés de tous. Et ce qui ne gâtait rien, elle était encore très
belle femme pour ses quarante-cinq ans. Mais il en avait plus qu’assez de passer pour un
benêt, d’être sans arrêt houspillé.
– Ce
qu’il ne faut pas entendre ! reprit-il. Le soin que j’apporte à trouver les meilleurs cafés, les
meilleurs chocolats ! Quatre-vingts sortes de glaces et sorbets !
Tout ça pour contenter ces
fameux gens de lettres que Madame aime tant et qui viennent
bavasser des heures à refaire le monde qui n’en a pas
besoin.
Le regard
méprisant que lui lança sa femme accrut son exaspération.
Et tout à trac, il
lança :
– Moi
aussi, j’écris un livre.
De
saisissement, Maïette laissa tomber le sien et, les yeux ronds,
regarda le grand gaillard de cinquante ans qui rougissait comme une
jeune fille le soir de ses noces.
– Toi,
un livre ! s’exclama-t-elle d’une voix moqueuse.
– Et
alors ! J’ai bien
le droit. On est en
1759 ! Tout le
monde écrit de nos jours ! On se pâme sur le moindre ouvrage. Les libraires font fortune.
Tu es là pour en témoigner,
non ?
– Mon
mari auteur ! Voilà qui me réjouit ! Écris-tu tes mémoires ? Un roman d’amour ?
s’esclaffa
Maïette.
Il n’aurait
jamais dû lui dire. Il
aurait dû continuer à écrire en cachette. Pour éviter qu’elle se moque de
lui. Mais peut-être
était-il temps de reprendre un peu d’autorité sur son
épouse. Son insolence
dépassait les bornes. De quel droit le jugeait-elle ? Comment en étaient-ils arrivés à cet
état de guerre larvée ?
– Un
livre sur les glaces et les sorbets. Ce sera le premier sur le sujet, répliqua-t-il le
plus calmement du monde. Je m’en suis assuré.
Maïette le
regarda avec attention. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû se montrer si
sarcastique, mais n’était pas prête à faire profil bas.
Jean-François et ses manies
de petit boutiquier l’agaçaient de plus en plus. Comment pouvait-il rester insensible
aux choses de l’esprit, aux grands débats qui se déroulaient au
café de l’Arbre Sec ?
– C’est
pour ça que tu t’es mis en tête d’acheter tous les livres de
cuisine, anciens et nouveaux ? demanda-t-elle. Ça finit par coûter une fortune.
N’y avait-il
rien dans ce qu’il faisait qui trouve grâce à ses yeux, se demanda
Jean-François, excédé. Ne retrouveraient-ils jamais la joyeuse complicité qui
les avait liés pendant tant d’années ?
– Et
tes rubans, tes robes, tes fichus, ça ne coûte pas une
fortune ? Sans
compter ceux de Chloé, lui lança-t-elle.
– Chloé
va avoir quatorze ans et elle s’intéresse aux dernières
modes. Tu es le
premier à applaudir quand tu vois ta fille habillée comme une
princesse.
– Justement, maugréa Jean-François.
Je trouve que cette petite
devient trop effrontée. Mais n’essaye pas de détourner la conversation.
Oui, j’ai besoin de ces
livres pour m’assurer que le mien sera complètement nouveau.
Et j’avoue que j’ai pris goût
à feuilleter les livres des grands anciens. L’odeur du papier, les pages qui
craquent sous les doigts, ça me plaît !
Des clients
venaient d’arriver devant le café et frappaient aux
carreaux. Soulagé
d’échapper à cette discussion, Jean-François s’empressa d’aller
déverrouiller la porte. Maïette se leva, fit un aimable sourire au couple qui
venait d’entrer et les accompagna à une table. Jean-François s’esquiva.
Il avait fort à faire ce
matin. Et pour une
fois, Maïette n’y trouverait rien à redire.
Dès le mois
d’avril, il pourrait de nouveau proposer ses célèbres glaces à la
jonquille et à la violette. Mais en attendant, il devait trouver un moyen pour damer
le pion à Dubuisson qui triomphait depuis un mois avec sa nouvelle
création : la glace à l’artichaut. Ses clients l’avaient décrite comme un miracle de
saveur. Pour la
goûter, Jean-François avait pensé aller au Procope, grimé et
déguisé. Mais l’idée
de perdre sa fausse barbe ou tout autre accessoire sous l’oeil
narquois de Dubuisson l’avait fait renoncer.
La nuit
dernière, il avait eu un trait de génie. Une glace à la truffe !
Il regrettait de ne pas y
avoir pensé plus tôt car en cette fin février, s’il y avait encore
des truffes, elles seraient introuvables dans un mois.
Il ferait un premier essai
dans la matinée. S’il
était concluant, tout Paris saurait, dès ce soir, qu’il fallait se
précipiter au café de l’Arbre Sec. Il dressa fiévreusement la liste des ingrédients
dont il aurait besoin.
Même sans
glace à la truffe, les habitués commençaient à arriver.
Certains juste pour boire un
café, d’autres pour déguster une bavaroise, la plupart pour jeter
un oeil aux gazettes accrochées à un pilier près du gros poêle à
bois, tous pour discuter du drame qui se jouait autour de la
publication de l’ Encyclopédie.
En robe
beige à larges rayures marron relevée dans les poches et bonnet en
dentelle d’Alençon sur ses cheveux courts et frisés, Maïette
virevoltait de table en table. Un petit plateau d’argent à la main, elle servait avec
élégance le café et le chocolat. Jean-François avait déjà revêtu sa veste de drap épais
pour partir en quête de ses précieuses truffes quand il vit un
homme dans la rue regarder fixement l’intérieur du café.
L’homme lui fit un petit
signe et entra. Il
portait une ample cape noire et un chapeau de feutre qu’il n’enleva
pas. S’approchant de
Jean-François, il murmura :
– J’ai
quelque chose de nouveau pour vous, mais ça va vous coûter
cher.
– Qu’est-ce qui va coûter cher ?
demanda Maïette qui n’était
qu’à quelques pas.
– Les
truffes, répondit précipitamment son mari.
L’homme lui
glissa quelques mots à l’oreille et disparut aussi vite qu’il était
apparu.
– C’est
quoi cette histoire de truffes ? insista Maïette.
– J’ai
eu l’idée cette nuit de faire une glace à la truffe et cet homme
m’en propose, répondit-il en baissant la voix.
Sa femme lui
lança un regard étonné.
– Pourquoi ne vas-tu pas à côté, chez les
Provençaux ? Ils
en ont d’excellentes et bon marché.
– Je
veux que cette recette reste secrète, répliqua Jean-François en
mettant un doigt sur ses lèvres.
Maïette
haussa les épaules et s’éloigna vers un couple de nouveaux clients
qui réclamaient plus de café.
Jean-François retrouva l’homme au coin de la rue de
l’Arbre Sec et de la place Croix-du-Trahoir. Extirpant d’une grande besace une
liasse de papiers, il en prit une partie et la tendit à
Jean-François.
– C’est
très ancien et d’une grande valeur.
Jean-François feuilleta le document.
– Je
n’y comprends rien. Vous êtes sûr que ce sont des recettes de
cuisine ?
– Mais
oui ! Il s’agit
d’un manuscrit gothique. Une pièce unique. Castries a déjà beaucoup d’offres, mais comme vous êtes
un client fidèle…
– Pourquoi ne m’a-t-il pas demandé de passer à la
librairie ?
– Il
est souffrant et m’a dit de venir vous voir. Je suis son ouvrier
typographe.
– J’espère que ce n’est pas grave…
– Alors
vous le prenez ? s’impatienta l’homme.
– Je ne
vois pas trop ce que je peux en faire. Quoique…
Visiblement
pressé, l’homme dansait d’un pied sur l’autre.
– Et
l’autre partie, celle que vous avez en main…, demanda
Jean-François.
– Castries l’a promise à quelqu’un
d’autre.
– Laissez-moi voir. Juste une seconde.
À
contrecoeur, l’homme lui tendit.
– Ah ! C’est plus lisible : Chère amie, vous
m’avez demandé, la semaine où nous nous sommes mariés, alors que
vous n’aviez que quinze ans, de me montrer indulgent avec vous par
égard à votre jeunesse et à votre
inexpérience…
Oh ! mais
dites-moi, ce ne serait pas un texte obscène, une sorte
d’initiation aux plaisirs de l’amour ?
L’homme lui
reprit en s’exclamant :
– Bien
au contraire, il s’agit de l’éducation morale d’une jeune
fille.
– Voilà
qui serait peut-être utile à ma fille ! Mais bon, puisqu’il est déjà réservé…
Quant à l’autre, finalement, je vais le prendre. Ce sera le plus ancien document de ma
collection. Je
l’offrirai peut-être à mon frère. Il est cuisinier.
L’homme fit
signe qu’il s’en moquait et lui réclama une somme qui fit
s’étrangler Jean-François.
– Un
cadeau qui me coûte très cher ! dit-il en lui donnant l’argent.
L’homme
porta deux doigts à son chapeau et disparut dans la foule qui se
pressait vers les Halles.
Jean-François fut immédiatement pris de remords d’avoir
dépensé tant d’argent pour un document dont il n’aurait pas l’usage
et tenta de rattraper son ven deur. Peine perdue. Il lui faudrait aller voir Castries, dans l’après-midi,
et lui rendre le manuscrit. En se traitant de vieil imbécile, il reprit le chemin du
café de l’Arbre Sec. Maïette n’allait pas manquer de lui reprocher cet
achat. À cette pensée,
Jean-François faillit tourner les talons. Quelle mouche la piquait depuis
quelques temps ? Ils avaient pourtant fait un mariage d’amour et
s’étaient bien entendus jusqu’à ce que leurs deux fils quittent la
maison pour voler de leurs propres ailes, trois ans
auparavant. Claude,
l’aîné, âgé alors de vingt ans, avait accepté l’offre de Baptiste
Savoisy, son grand-père, de s’occuper des nouveaux vignobles qu’il
avait achetés dans le Bordelais, à Pauillac. Mathieu, le second, était parti
rejoindre sa grand-tante Alixe, à Naples. Aux dernières nouvelles, il était
entré comme cuisinier au service du très jeune roi
Ferdinand I erdes Deux-Siciles. Ses fils manquaient à Jean-François. Certes, il adorait Chloé, la petite
dernière, mais entre sa femme, sa fille, leurs amies respectives,
il avait parfois l’impression de vivre dans une volière.
Et malheureusement, il ne
pouvait guère espérer de moments de complicité masculine avec son
père. Les deux hommes
s’entendaient mal. Baptiste n’avait jamais pardonné à son fils de ne pas
reprendre son commerce de champagne et de vins du Bordelais.
Une affaire
florissante ! Le
vieux bonhomme ayant toujours eu le nez pour pressentir les modes
nouvelles. Hélas,
Jean-François n’avait jamais aimé le vin. À la rigueur, le champagne mais sans
grande conviction. Il
avait appris de sa mère, gantière parfumeuse, les alliances
fruitées, les subtilités des eaux florales, et n’avait eu de cesse
d’ouvrir un café où son talent s’était épanoui. Baptiste Savoisy n’avait pas eu plus
de chance avec son autre fils, Jérémie, né douze ans après
Jean-François. Passionné de cuisine, il avait, dès l’âge de cinq ans,
préparé ses premières crèmes sous l’oeil amusé de François
Massialot, un célèbre cuisinier, ami de la famille.
Pressentant chez Jérémie des
dispositions pour l’art culinaire, Massialot l’avait recommandé à
un de ses amis, Menon, étoile montante de la grande cuisine qui
l’avait pris sous son aile à l’âge de douze ans. Après avoir travaillé pour les plus
grandes maisons et sur la recommandation de Menon, Jérémie était
entré en 1757 au service de M. de Voltaire, installé depuis peu à Genève.
Sans ses
fils et son frère, Jean-François était condamné à subir la
dictature des rubans et des volants de la gent féminine.
D’où sa propension à se
réfugier dans sa cuisine où Maïette ne mettait que rarement les
pieds.
Comme il s’y
attendait, elle l’accueillit fraîchement.
– Alors
ces truffes ?
– Quelles truffes ? Ah oui, non finalement, je vais les
acheter chez les Provençaux.
– Mon
pauvre ami ! À
peine cinquante ans et tu perds la boule ! Va plutôt t’occuper de ton grand ami
l’inspecteur Joseph d’Hémery qui vient tous les jours espionner nos
clients pour les dénoncer au lieutenant de police.
Jean-François lui fit signe de baisser le
ton.
– Le
roi de la censure, le pourfendeur des écrits interdits, le
fossoyeur des idées nouvelles, reprit-elle de plus belle.
S’il ne tenait qu’à moi, il y
a belle lurette que je lui aurais interdit l’entrée, à lui et à ses
mouches 1. Il est
hors de question que je le serve.
Résigné,
Jean-François s’approcha d’un homme rondouillard aux cheveux
clairsemés et aux yeux singulièrement vifs.
– Je ne
plais guère à votre épouse, dit d’Hémery en souriant.
– Que
voulez-vous, elle tient à sa clientèle de gens de
lettres !
– Parmi
lesquels on trouve de dangereux agitateurs, des esprits rebelles et
des fauteurs de troubles.
Mal à
l’aise, Jean-François tenta de détourner la conversation en
demandant à d’Hémery ce qu’il souhaitait boire : de l’arabica
du Yémen ou d’Éthiopie, du café de Ceylan ou de l’île de
Bourbon 2 ? Le
policier opta pour du Ceylan. Jean-François héla Catherine, une de ses deux
soubrettes, et lui demanda de le préparer.
– Mon
cher Savoisy, tout cela est de votre faute ! On dit que le café attise les
capacités intellectuelles. Nos amis écrivains ne sauraient s’en passer.
En plus, vous faites les
meilleures glaces de tout Paris… avec Dubuisson du Procope.
À propos, cette fameuse glace
à la truffe, quand allons-nous y goûter ?
Une immense
surprise s’afficha sur le visage de Jean-François.
– Mais
comment savez-vous ? Je n’ai eu l’idée qu’hier et je n’ai pas encore fait
d’essai. Je n’ai même
pas les truffes.
– C’est
mon métier de tout savoir ! Parfois même avant que les intéressés soient eux-mêmes
au courant.
– Vous
m’épatez ! Comment faites-vous ?
– L’observation, Savoisy, l’observation et la
méticulosité ! Je
note tout ce que je vois. Ainsi, vous tenez à la main un feuillet où est écrit en
premier le mot truffes. La déduction est facile.
Content de
son effet, d’Hémery regarda en souriant Jean-François cacher
précipitamment le papier sous sa veste comme s’il s’était agi d’une
liste de conjurés.
– Il
est de notoriété publique que je rédige une fiche sur toute
personne ayant un lien avec le monde de la librairie,
continua-t-il. Vous
aussi, mon cher ami, faites l’objet d’une description
circonstanciée.
– Mais
je ne suis là que pour servir des cafés et fabriquer des glaces,
déclara Jean-François, soudainement inquiet.
Joseph
d’Hémery éclata de rire en voyant son visage se
décomposer.
– Vous
croyez ça, alors que votre épouse frondeuse est la première à
soutenir les idées des philosophes.
Jean-François pesta intérieurement contre Maïette et son
manque de prudence.
– Vous
recevez régulièrement dans vos murs M. Diderot, son libraire Le Breton ainsi que ses
amis, M. d’Alembert,
le chevalier de Jaucourt, le baron Grimm, continua le policier d’un
ton uni. Jean-Jacques
Rousseau était un de vos clients avant qu’il ne quitte Paris pour
Montmorency. Il ne
manque guère que Voltaire ! Mais cela n’est dû qu’à son éloignement de
Paris.
Il
s’interrompit pour avaler une gorgée du café apporté par Catherine
et manifesta son approbation d’un claquement de
langue.
– D’ailleurs, reprit-il d’une voix douce, vous êtes
assez proche de ce philosophe. Votre frère, Jérémie, n’est-il pas à son service, à
Genève ?
Jean-François déglutit avec difficulté.
– Oui,
mais je n’ai jamais rencontré ce M. de Voltaire. Je ne suis jamais allé à Genève et je ne compte pas m’y
rendre.
– Même
pour confier le livre que vous écrivez à vos cousins Savoisy,
imprimeurs place Bourg de Four ?
– Vous
savez aussi que j’écris un livre ? demanda, abasourdi, Jean-François qui
se laissa tomber sur la chaise en face d’Hémery.
– C’est la moindre des choses !
– Mon
épouse ne le savait même pas. Je le rédige dans le plus grand secret…
– Le
secret, c’est mon affaire. Si vous voulez mon avis, ne vous adressez pas à vos
cousins. Ils donnent
dans la contrefaçon et même si nous n’avons pas autorité sur le
territoire de la république de Genève, nous les avons à
l’oeil.
– Je
vous dis que je n’ai nulle intention de leur faire imprimer mon
livre. Je suis en
contact avec un libraire-imprimeur…
– À
qui vous achetez des livres de cuisine anciens, Castries, rue
Saint Jacques, l’interrompit d’Hémery.
– Puisque vous savez tout, vous pourriez peut-être
me dire combien je peux espérer s’il imprime mon livre, demanda
Jean-François, mi-figue, mi-raisin.
Ce fut au
tour d’Hémery d’exprimer sa surprise :
– Vous
n’êtes pas au courant ?
– Vous
allez me le dire, rétorqua Jean-François qui commençait à trouver
ce petit jeu agaçant.
– Il
est mort. Assassiné
hier.
Jean-François le regarda avec effarement.
– Assassiné ? Mon Dieu, mais c’est horrible !
Et vous savez qui a fait le
coup ?
– Nous
soupçonnons son ouvrier typographe. Il n’est pas venu travailler aujourd’hui et il a
trempé dans quelques affaires louches.
Jean-François pensa immédiatement à l’homme qui lui
avait remis le manuscrit et demanda :
– Des
vols ?
– Surtout de la contrebande d’ouvrages
illicites. On a
découvert chez Castries une bonne petite réserve de livres
obscènes. Ce meurtre
reste mystérieux. Selon sa femme, l’argent n’a pas été volé.
Peut-être s’est-il fait tuer
par un créancier en colère. Il avait la réputation de ne pas toujours honorer ses
dettes. Cet aspect
des choses ne me concerne pas. Je laisse au commissaire Mareuil le soin
d’investiguer. Je me
suis contenté de récupérer les livres interdits.
Voyant que
Maïette lui faisait de grands signes, Jean-François pria d’Hémery
de l’excuser et rejoignit son épouse.
– Tu
veux vraiment que les clients croient que tu fais partie des
espions de la police ? Qu’est-ce que tu lui racontais ?
– D’Hémery m’a annoncé la mort de Castries, le
libraire.
– Ah ! Celui qui te fournissait en vieilleries ?
Ça va nous permettre des
économies !
Jean-François jugeant peu opportun de l’informer de son
dernier achat, haussa les épaules et sortit acheter ses
truffes. Pour de bon,
cette fois.
– Voilà qui est rondement
mené ! s’exclama
Quentin. Nous tombons
pile-poil sur la famille Savoisy et en plus, le manuscrit leur est
servi sur un plateau.
– Et si on y
allait ?
– Pas question ! Je te le rappelle : motus et
bouche cousue. On ne
bouge ni pied ni patte.