18
Genève, avril 1759
À Genève, le printemps était presque arrivé. Des petites feuilles pointaient leur nez et l’air venu du lac semblait plus frais et léger qu’à Paris. Maïette était si contente d’être arrivée à bon port après un voyage éprouvant qu’elle sauta de la voiture à peine arrêtée, aussitôt suivie par Chloé s’ébrouant comme un jeune chien. Delphine prit son temps. Le visage fermé, elle jeta un regard circulaire et ne manifesta aucune émotion. Le moment était pourtant d’importance. Elle aurait dû se réjouir. Les Délices ! La maison de Voltaire ! Pendant le voyage, elle s’était montrée irritable, colérique, peu communicative. Maïette avait attribué cette attitude inhabituelle au contrecoup de l’agression de Menon et ne lui avait fait aucune remarque. Elle-même se sentait anxieuse et avait hâte que cette triste aventure se termine. Au moins, Genève leur offrirait la sécurité. Elle fut immédiatement conquise par le charme de la maison : un édifice flambant neuf à un étage, tout blanc, aux grandes fenêtres donnant sur les jardins. Une sobre élégance qui cadrait bien avec l’idée qu’elle se faisait du grand philosophe. Elle l’imaginait, au premier étage, la plume à la main, les yeux perdus sur la montagne qui se découpait au loin. Elle ne le verrait certainement pas, mais respirer le même air que lui était une source de joie. Sur son ordre, le cocher avait arrêté la voiture bien avant la cour principale. Ne sachant pas où se trouvaient les cuisines, elle comptait sur la présence d’un domestique pour les conduire auprès de Jérémie. La chance lui sourit. Un vieux jardinier s’activait dans un massif de rosiers. Un curieux turban sur la tête, des vêtements salis de terre, des sabots aux pieds, armé d’un sécateur, l’homme taillait avec dextérité les rameaux anciens.
S’approchant de lui, Maïette demanda d’une voix impérieuse :
– Oh là, mon brave ! Pouvez-vous m’indiquer les cuisines de M. de Voltaire.
Le vieux sursauta et la regarda d’un air égaré.
– Le maître est point là.
Agacée, Maïette continua :
– Nous ne vous demandons pas où est M. de Voltaire. Nous voulons savoir où sont les cuisines.
– Et vous leur voulez quoi aux cuisines ? objecta le vieil entêté.
Sur le point de lui dire des choses peu aimables, Maïette fut soudain prise d’un abominable doute. Cette silhouette gracile, ce long visage glabre et décharné, ce nez et ce menton saillant, ces petits yeux vifs et pétillants, ne serait-ce pas… ne serait-ce pas Voltaire en personne ?
Goguenard, le vieil homme la regarda se troubler, virer au rouge brique, se rattraper à la bordure en osier tressé du massif.
– Monsieur… Monsieur… je… vous, balbutia-t-elle. Vous ! En train de cultiver votre jardin !
Le pseudo-jardinier éclata d’un rire tonitruant, peu en accord avec son physique frêle.
– Madame, je vois que j’ai affaire à une lectrice avertie, quoiqu’il me faille répéter une fois de plus que je ne suis nullement l’auteur de ce Candidedont on parle tant.
Maïette, rouge comme une pivoine, baissa les yeux, esquissa une petite révérence. Elle ne remarqua pas le regard intéressé que Voltaire jetait sur son décolleté.
– Je vous en prie, madame, il n’y a ici que les abeilles de mes ruches et mes vaches dans le pré voisin pour nous observer. Foin de révérences ! Puis-je vous demander l’objet de votre visite à mes cuisines ?
Pétrifiée, muette d’admiration et morte de honte, Maïette finit par retrouver ses esprits quand Chloé lui secoua le bras et chuchota :
– Dis que nous venons voir l’oncle Jérémie.
Un sourire aux lèvres, Voltaire la regarda avec attention.
– Au moins, cette délicieuse enfant est douée de parole. Ainsi, mademoiselle, Jérémie est votre oncle. Sachez que je suis très satisfait de ses services. Il me tue, mais je lui demande chaque jour une nouvelle dose de ses délicieux poisons. Mademoiselle la nièce a-t-elle un prénom ?
– Chloé, répondit la jeune fille d’une voix timide.
– Chloé ! s’exclama Voltaire. Enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle Chloé.
Appuyé sur sa bêche, Voltaire semblait sous le charme de la petite. Un jeune homme sortit de la maison, le chercha des yeux et se dirigea vers lui d’un pas pressé.
– Monsieur, le courrier est arrivé. Vous avez une missive de M. d’Argental et je crois que la lettre du baron von Haller demande une réponse urgente.
– Je viens, je viens mon cher Wagnière. Dès que j’aurai fini de m’entretenir avec cette jeune personne.
Intrigué, le jeune homme jeta un oeil sur Chloé et aussitôt son visage s’épanouit. Il ne devait avoir que quatre ou cinq ans de plus qu’elle et ne savait pas encore cacher ses émotions. En quelques minutes, Chloé avait déjà deux hommes à ses pieds.
– Eh ! Où je mets la balle de café, le chocolat, le sucre et tout votre fatras ?
Le cocher se rappelait au bon souvenir de Maïette. Elle vit avec horreur qu’il avait déposé leurs bagages juste devant la maison. Qu’allait penser M. de Voltaire ? De nouveau, elle se confondit en excuses que le philosophe écarta d’une main nonchalante.
– Café, avez-vous dit ? Chocolat ? Seriez-vous envoyées par les dieux ? Ma dernière commande a sombré dans le lac Léman et comme il me faut mes douze tasses de café par jour, je crains d’être bientôt à court de ces indispensables grains de moka. Impossible d’en acheter à Genève, il est trop mauvais. Auriez-vous aussi du cacao à deux vanilles ? Ma nièce, Mme Denis, ne peut se passer de son chocolat le matin et elle risque de me faire bien des misères si elle en est privée.
Il se rapprocha des sacs posés à terre, ouvrit celui contenant le café, y plongea les mains avec volupté, fit couler les grains entre ses doigts, les porta à son nez et déclara :
– Oh ! Du meilleur ! Du Yémen, j’en suis sûr. Puis-je acheter votre cargaison ?
– C’est pour moi un honneur de vous l’offrir, répliqua Maïette.
– Vous me sauvez la vie, déclara Voltaire en roulant comiquement des yeux, ce qui fit éclater de rire Chloé.
Il leur fit un petit signe et disparut dans la maison. Deux secondes plus tard, il repassa la tête par la porte et leur dit :
– L’oncle Jérémie et ses cuisines sont dans le bâtiment bas, à votre droite, en sous-sol. Le devoir m’appelle… Je vous laisse à ses bons soins.

Enchantée, le sourire aux lèvres, Maïette se dirigea vers la partie de la maison indiquée par Voltaire, Delphine et Chloé sur ses talons. Elles traversèrent l’office. Chloé tira sa mère par la manche en disant :
– Regarde, maman, ce M. de Voltaire doit vraiment aimer le café : il a au moins dix cafetières !
Dans un placard vitré, trônait une collection de cafetières : en porcelaine, en faïence, en étain, en argent, à trois ou à quatre pieds, en forme de poire, à la persane, à la turque, à côtes torses, décorées de feuillages, et un bon nombre d’ égoïstesne pouvant contenir qu’une seule tasse.
– Il aime aussi les glaces, poursuivit Chloé en montrant trois sarbotières et un baquet contenant des sels.
L’endroit tenait de la caverne d’Ali-Baba : alignés dans un ordre parfait, des centaines de bocaux de confitures et de fruits à l’eau-de-vie ; plusieurs pains de sucre, de grandes boîtes en fer contenant du café, du thé, du chocolat. Le philosophe devait être un bec sucré pour entreposer autant de douceurs. Ou bien craignait-il de manquer ?
La cuisine était aussi bien pourvue que l’office : spacieuse avec une grande cheminée équipée de cré maillères et tournebroche, une autre pour les potages, trois fourneaux pour les ragoûts, deux fours pour la pâtisserie, un billot pour couper la viande, deux grandes tables. Les étagères débordaient de plats : casseroles, poissonnières, braisières, lèchefrites, lardoires, tourtières, poêles et marmites.
La surprise de Jérémie fut grande en voyant arriver sa belle-soeur, sa nièce et une belle inconnue. Il en laissa tomber la grande cuillère en bois avec laquelle il tournait une sauce odorante. Confiant la suite des opérations à un de ses trois aides, il les emmena dans la pièce voisine, une salle à manger à l’usage des domestiques. L’annonce de l’agression de Menon lui arracha des cris horrifiés. Il avait un profond respect pour son ancien maître. Le savoir entre la vie et la mort le désolait. Les explications de Maïette lui parurent bien confuses. Pourquoi s’attaquer à un cuisinier ? Pourquoi Menon ?
Quand Maïette lui annonça qu’elle souhaitait lui laisser en garde le manuscrit de Diderot, il eut l’air embarrassé et se récria :
– C’est une lourde responsabilité ! Je dois souvent m’absenter pour passer des commandes. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
Très déçue du peu d’enthousiasme de Jérémie, Maïette s’apprêtait à argumenter quand Delphine la tira par le bras et lui murmura :
– Donne-lui au moins le manuscrit que compte lui offrir ton mari.
Agacée, Maïette lui fit lâcher prise.
– Ce n’est pas le plus important. Je vais attendre l’arrivée de Jean-François. C’est son cadeau. C’est une histoire entre eux.
Ils furent interrompus par Wagnière, la mine réjouie, un grand sourire aux lèvres.
– Mon maître vous prie d’accepter son invitation à souper et à demeurer aux Délices autant qu’il vous plaira, annonça-t-il.
– Mais nous ne pouvons pas accepter… Nous ne voulons pas déranger…, protesta Maïette.
– Nous… M. de Voltaire serait fort mécontent de votre refus. Laissez-moi vous conduire à vos chambres.
Rose de plaisir, Maïette le suivit en frétillant. Chloé battit des mains et lança un regard conquérant au jeune Wagnière qui s’empourpra. Delphine, toujours de méchante humeur, esquissa un geste de dépit qui surprit Maïette. Être reçues par le Grand Homme était un insigne honneur. Jusqu’à présent, Delphine avait manifesté une grande dévotion pour l’écrivain. Qu’avait-elle donc ?

La chambre attribuée à Maïette et Chloé, aux murs tendus d’une soie peinte au décor fleuri aéré et délicat, leur sembla tout bonnement sublime. Des grandes fenêtres donnant sur le jardin, on pouvait apercevoir, au loin, le lac Léman, bleu turquoise. En se retirant, Wagnière annonça que le souper serait servi dans deux heures et si ces dames avaient besoin de quoi que ce soit, il était à leur entière disposition ainsi que les domestiques de M. de Voltaire. Maïette se laissa aller à la renverse sur le lit. Chloé vint la rejoindre et elles détaillèrent le mobilier. Le long d’un mur, un lit à la polonaise imposait sa présence avec un dais en couronne et des rideaux vermeil accrochés aux quatre colonnes. Autour d’une petite table ovale dont le plateau de laque supportait un service à thé, deux marquises larges et confortables recouvertes d’un tissu fleuri se faisaient face. Elles découvrirent avec ravissement qu’une porte donnait accès à un cabinet de toilette avec porte-fontaine et fontaine sur pied, une baignoire en chaise longue et même un fauteuil d’aisance en bois et cannage. Elles mirent à profit le temps qui les séparait du souper pour se faire belles. Chloé était trop jeune pour assister au repas mais elle ferait une apparition pour remercier leur hôte. Delphine vint frapper trois fois à leur porte. Invariablement, Maïette lui répondit qu’elles étaient occupées. Elle n’avait nulle envie de voir son plaisir gâché par quelque récrimination de son amie.
Au sortir de leurs préparatifs, les dames Savoisy étaient resplendissantes. La coupe de la robe à la française de Maïette mettait en valeur ses formes épanouies. Ses cheveux relevés sur le front et les tempes dégageaient son cou qu’elle avait fort joli. Quant à Chloé, elle portait sa robe préférée qu’elle avait absolument tenu à emporter à Genève : une robe à l’anglaise avec des manches serrées et un corsage ajusté en soie et satin bleu pervenche.
En descendant, elles croisèrent une femme de l’âge de Maïette, bien en chair, le visage rongé de petite vérole, l’air grognon qui les toisa et déclara :
– Vous devez être les invitées de mon oncle. Le souper ne sera servi que dans une demi-heure. Vous pouvez attendre dans le petit salon l’arrivée des autres convives.
Cette grosse personne hautaine ne pouvait être que Mme Denis, la fameuse nièce de Voltaire dont tout le monde disait qu’elle était sa maîtresse. Elle était loin d’avoir la classe d’Émilie du Châtelet que Maïette avait rencontrée un jour où elle espionnait au Procope pour le compte de Jean-François. Il était de notoriété publique que la grossesse lui ayant coûté la vie 1était due à un poète du nom de Saint-Lambert et non à Voltaire. Ce dernier avait eu le plus grand mal à se remettre de la disparition de sa bonne amie. On disait que le chagrin était la cause de son départ à la cour de Frédéric II de Prusse, quelques mois plus tard.
Maïette et Chloé entendirent deux voitures s’arrêter devant la maison. Un couple et deux hommes escortés par Mme Denis ne tardèrent pas à se joindre à elles. Delphine n’était toujours pas là. Maïette se désolait du manque de politesse de son amie. Cela ne lui ressemblait vraiment pas. Voltaire fit son entrée, vêtu d’une pelisse de la tête aux pieds. Sous un bonnet de velours noir qui lui descendait jusqu’aux yeux, une grosse perruque lui couvrait les trois quarts du visage. Delphine le suivait. Elle n’avait guère fait d’effort vestimentaire et arborait un air sombre et préoccupé. Maïette s’approcha d’elle pour lui en faire le reproche, mais le maître d’hôtel vint annoncer que le souper était servi. Après avoir fait une gracieuse révérence et débité une phrase de remerciement à leur hôte, Chloé fut confiée à une domestique. Un valet ouvrit en grand les portes de la salle à manger, contiguë au petit salon. Le froid étant encore vif, un bon feu ronflait dans le grand poêle en faïence.
Voltaire invita Maïette à s’asseoir à sa droite, ce qui ne manqua pas de provoquer un pli d’amertume au coin de la bouche de Mme Denis. Maïette n’en avait cure. Malgré ses soucis, elle entendait bien profiter de la moindre seconde passée à cette table. Une table mise avec beaucoup de soin : nappes à yeux de perdrix, porcelaine de Meissen dorée et argenterie rococo. Des carafes de cristal remplies de vin garnis saient deux rafraîchissoirs de chaque côté de la table. Trois domestiques se tenaient en retrait, la serviette sur le bras et se précipitaient dès que le verre d’un convive était vide.
Intimidée, Maïette était bien incapable de se mêler à la conversation qui roulait sur des sujets genevois. Assise en face de Théodore Tronchin, le médecin de Voltaire, Delphine arborait un air suffisant qui tranchait avec la bonne humeur des convives. À ses côtés, Jean-Robert Tronchin, frère du docteur et banquier de Voltaire, s’était vite aperçu qu’il n’en tirerait pas un mot et conversait avec M. et Mme Pictet, dont la propriété jouxtait les Délices. Restant, elle aussi, sur son quant-à-soi, Mme Denis semblait vouloir disputer la palme de la mauvaise humeur à Delphine.
S’apercevant du silence de Maïette, Voltaire se pencha gentiment vers elle :
– Laissons nos petites histoires locales. Genève est un lieu digne d’intérêt, mais vous n’y avez point d’attache.
– Ne croyez pas cela, se lança-t-elle. La famille de mon mari est originaire d’ici. Les Savoisy, imprimeurs…
– Quelle coïncidence ! s’exclama Voltaire. Je les connais bien. Je leur ai confié des petits travaux, mais je me dois de rester fidèle aux frères Cramer.
Jean-Robert Tronchin partit d’un grand éclat de rire.
– Mon cher Voltaire ! Vous n’hésitez guère à faire cocus les Cramer !
Ne tenant pas compte de cette interruption, Voltaire continua :
– Les Savoisy ont une bonne réputation, quoique comme tous les gens de ce métier ils se livrent à la contrefaçon, n’hésitant pas à s’approprier des textes qui appartiennent à d’autres imprimeurs.
Et Maïette fut de nouveau exclue de la conversation. Elle lança un regard à Delphine qui semblait se morfondre. Peut-être était-elle souffrante, quoiqu’elle eût l’air en parfaite santé. Elle lui parlerait après le souper. Toujours décidée à jouir de l’inestimable compagnie du philosophe, Maïette dégustait à petites bouchées un sublime pâté de perdrix. Voltaire se tourna de nouveau vers elle.
– Votre beau-frère est un cuisinier hors pair. Je me réjouis de l’avoir à mon service même si je n’en profite guère. Je suis affligé d’une mauvaise patraque qu’il faut raccommoder tous les jours. Buvez donc du vin de Champagne pendant que je bois du lait, mangez des turbots et des perdrix alors que je suis réduit à une aile de poulet. Ah que les grosses gélinottes sont bonnes, mais qu’elles sont difficiles à digérer.
– Vous exagérez ! s’exclama le docteur Tronchin. Si vous n’abusiez pas des lavements, si vous n’ingurgitiez pas ces quantités phénoménales de casse 2, votre digestion serait meilleure.
– Voilà, mon cher Tronchin, un sujet de philosophie pratique. La manière dont on digère décide presque toujours de notre manière de penser. Personne n’ignore que notre caractère et notre tour d’esprit dépendent absolument de la garde-robe 3. Savez-vous que mes domestiques me surnomment Chie-en-pot-la-perruque ? Mais revenons à ce dindon aux truffes de Ferney, tendre comme un pigeonneau et gros comme l’évêque de Genève dont vous venez de vous resservir pour la troisième fois.
Le docteur Tronchin fit signe à un valet de remplir son verre.
Voltaire regardait avec plaisir son petit monde s’animer dans la lueur ambrée des chandelles. Les paroles accompagnées du tintement des verres en cristal et du cliquetis des couverts en argent le comblaient de satisfaction. Il sourit à Maïette avant de déclarer :
– Le goût est un don fait par la nature à tous les êtres vivants. Sans le goût, aucun animal ne penserait à se nourrir, rien ne serait plus insupportable que de manger et de boire, si Dieu n’avait attaché à cette action autant de plaisir que de besoin. Quant au superflu, il n’y a rien de plus nécessaire !
– Voilà qui est bien dit, affirma M. Pictet en faisant mine d’applaudir. Mais, mon cher ami, vous serez d’accord avec moi pour affirmer que certains peuples sont dépourvus de goût. Ainsi les Anglais…
– Ne croyez pas cela, l’interrompit Voltaire. On y mange la meilleure viande au monde. Les aloyaux qu’ils appellent roast-beef valent bien la poule au pot. Par contre, je n’ai jamais pu me faire au pissat d’âne qu’on prend pour du vin à la cour du roi de Prusse. La table de Frédéric était aussi bonne qu’elle pouvait l’être dans un pays où il n’y a ni gibier, ni poularde, ni viande de boucherie passable.
Il dégusta lentement son verre de vin de Beaune avant de poursuivre.
– J’étais bien incapable de manger les cornichons au vinaigre, les pâtés d’anguilles épicés, le boeuf mariné dans l’eau-de-vie dont raffolait mon hôte. Quant à sa déplorable habitude de mélanger à son café du champagne ou de la moutarde… pouah… Par contre, les repas à Sans-Souci 4étaient assortis d’une grande liberté de parole. Le roi avait de l’esprit et en faisait avoir. Jamais on ne parla en aucun lieu du monde avec tant de liberté de toutes les superstitions des hommes, et jamais elles ne furent traitées avec tant de plaisanteries.
Le banquier Tronchin se tourna vers le philosophe.
– Un jour, dit-il avec un léger sourire, vous m’avez montré l’incroyable hommage qu’il a rendu à son cuisinier Noël, lui décernant les titres de Newton dans l’art de la marmite, de César en fait de lèchefrite
– Il est vrai que ses pâtés de foie gras étaient fort honorables mais de là à lui consacrer un poème de cent trente-sept vers ! Et de terminer en disant : « Je ne ris point ; vraiment monsieur Noël, vos grands talents vous rendront immortel. »
Toute l’assemblée éclata de rire sauf Delphine que ni les bons mots, ni les excellents mets ne déridaient. De plus en plus gênée de l’attitude de son amie, Maïette lui jetait des coups d’oeil furtifs et s’aperçut qu’à plusieurs reprises, le docteur Tronchin l’observait avec attention.
– L’Europe se sert de nos cuisiniers, continua Voltaire, de nos tailleurs, de nos perruquiers, on en conclut que nos lois sont bonnes ! Je suis de l’avis d’un Anglais qui disait que toutes les origines, tous les droits, tous les établissements, ressemblent au plum-pudding : le premier n’y mit que de la farine, un second y ajouta des oeufs, un troisième du sucre, un quatrième des raisins et ainsi se forma le plum-pudding ! La religion ne doit pas plus être une affaire d’État que la manière de faire la cuisine. Il doit être permis de prier Dieu à sa mode, comme de manger suivant son goût ; et pourvu qu’on soit soumis aux lois, l’estomac et la conscience doivent avoir une liberté entière.
– Voilà qui est bien philosophique. Mais que pensez-vous des querelles autour de la nouvelle cuisine ? demanda Jean-Robert Tronchin.
– Je n’y entends pas grand-chose ! Je suis un vieux garçon-cuisinier qui a fourni des myriades de petits pâtés si vous voulez bien que je nomme ainsi mes écrits, assaisonnés de railleries qui sont tous de la nouvelle cuisine.
– Oui mais, insista Tronchin, les grands maîtres-queux disent que de nos jours, la cuisine est plus simple, plus propre et plus savante.
À la surprise générale, Delphine darda un regard assassin sur l’assemblée et s’écria :
– Je vous interdis de dire du mal de la cuisine ancienne. Elle n’était ni sale, ni ignorante. Qui êtes-vous pour proférer de telles inepties ?
Tous les yeux se tournèrent vers la jeune femme. La violence de son ton, sa véhémence laissèrent la compagnie pantoise. Le docteur Tronchin fut le premier à réagir :
– Vous n’avez pas touché à votre assiette, dit-il en la regardant avec intensité. Seriez-vous malade ?
Encore bouche bée, Maïette faisait des signes à son amie afin qu’elle s’excuse. Prostrée, Delphine regardait fixement son assiette. Habitué aux débats houleux, Voltaire ne semblait pas troublé outre mesure.
– Tronchin est le plus docte et le meilleur des médecins, lança-t-il d’un ton enjoué. Toute l’Europe vient se soigner chez lui. Vous ne sauriez être en de meilleures mains. Au fait, mon cher Tronchin, la marquise d’Épinay est-elle contente des soins que vous lui prodiguez ?
Soulagés, les convives s’empressèrent de commenter l’état de santé de la célèbre patiente du bon docteur.

Maïette suivait la conversation d’une oreille distraite. L’esclandre de Delphine la plongeait dans des abîmes de réflexion. Le docteur Tronchin avait raison : elle était malade. Ses nerfs avaient dû lâcher. Maïette le comprenait fort bien. Elle regrettait de ne pas lui avoir ouvert sa porte, avant le dîner. Sans doute, voulait-elle lui confier ses maux. Toute à sa fierté d’être reçue par Voltaire, Maïette avait ignoré son amie qui s’était involontairement trouvée mêlée aux drames du café de l’Arbre Sec. Il n’en restait pas moins qu’elle ne pouvait se conduire avec tant de désinvolture et d’agressivité. Elle avait hâte que le souper finisse. Ce fameux Tronchin avait l’air de connaître son affaire. Peut-être pourrait-il quelque chose pour Delphine. Quoi qu’il en soit, elles ne pouvaient demeurer plus longtemps chez M. de Voltaire. Maïette ne supporterait pas que son amie cause un nouveau scandale. Quelle suite donner à leur séjour à Genève ? Jérémie ne semblait guère avoir envie de garder le manuscrit. Elle pensa un instant le confier aux cousins de son mari, mais remettre un texte inédit d’un des plus grands penseurs de l’époque à des imprimeurs serait agiter un gigot de mouton sous le nez d’une meute de chiens affamés. Ils ne résisteraient pas à l’envie de le publier dès qu’ils l’auraient en mains. Elle se résolut à parler à M. de Voltaire en personne. Elle lui demanderait de conserver le document. Il ne pourrait certainement pas refuser. Chloé et elle seraient alors libres de rentrer à Paris. À condition de le faire savoir à Jean-François. L’excitation de son arrivée aux Délices lui avait fait oublier que son mari était en train de veiller un moribond. Elle s’en voulut amèrement et c’est à peine si elle toucha à la délicieuse glace aux châtaignes servie avec des biscuits de Turquie aux pistaches. L’éclat de Delphine n’avait en rien entamé la bonne humeur des invités qui prirent congé dans une joyeuse ambiance, promettant de se revoir bientôt. Voltaire rattrapa Jean-Robert Tronchin sur le pas de la porte.
– Tronchin, dites-moi, avec cette maudite guerre 5, vaut-il mieux acheter le sucre en Hollande ou en France ? C’est une bagatelle, je le sais, mais j’aime l’économie dans une grande maison, cela donne l’air d’un père de famille. Et pourriez-vous nous faire venir un tonneau d’huile d’olive bien verte, sentant bien l’olive.
– Encore ?
– Que voulez-vous, ma nièce mange beaucoup de salade…
Le banquier se mit à rire et acquiesça d’un signe de tête. Maïette, restée en retrait, s’approcha de Voltaire et lui demanda de lui accorder un bref entretien.
– Bien volontiers. Laissez-moi demander à Agathe de nous apporter un peu de café dans mon bureau.
Delphine, qui attendait Maïette pour rejoindre leurs chambres, pâlit en voyant son amie emboîter le pas au Grand Homme. Elle tourna les talons et s’en fut. Maïette hésita. Elle devait d’abord mettre le manuscrit de Diderot en sécurité.
1Le 10 septembre 1749.
2Laxatif naturel.
3Lieu d’aisance.
4Palais de Sans-Souci, résidence très privée de Frédéric II à quelques kilomètres de Potsdam.
5Guerre de Sept Ans, 1756-1763.