18
Genève, avril 1759
À Genève, le
printemps était presque arrivé. Des petites feuilles pointaient leur nez et l’air venu
du lac semblait plus frais et léger qu’à Paris. Maïette était si contente d’être
arrivée à bon port après un voyage éprouvant qu’elle sauta de la
voiture à peine arrêtée, aussitôt suivie par Chloé s’ébrouant comme
un jeune chien. Delphine prit son temps. Le visage fermé, elle jeta un regard circulaire et
ne manifesta aucune émotion. Le moment était pourtant d’importance. Elle aurait dû se réjouir.
Les Délices !
La maison de
Voltaire ! Pendant le voyage, elle s’était montrée irritable,
colérique, peu communicative. Maïette avait attribué cette attitude inhabituelle au
contrecoup de l’agression de Menon et ne lui avait fait aucune
remarque. Elle-même se
sentait anxieuse et avait hâte que cette triste aventure se
termine. Au moins,
Genève leur offrirait la sécurité. Elle fut immédiatement conquise par le charme de
la maison : un édifice flambant neuf à un étage, tout blanc,
aux grandes fenêtres donnant sur les jardins. Une sobre élégance qui cadrait bien
avec l’idée qu’elle se faisait du grand philosophe.
Elle l’imaginait, au premier
étage, la plume à la main, les yeux perdus sur la montagne qui se
découpait au loin. Elle ne le verrait certainement pas, mais respirer le
même air que lui était une source de joie. Sur son ordre, le cocher avait arrêté
la voiture bien avant la cour principale. Ne sachant pas où se trouvaient les
cuisines, elle comptait sur la présence d’un domestique pour les
conduire auprès de Jérémie. La chance lui sourit. Un vieux jardinier s’activait dans un massif de
rosiers. Un curieux
turban sur la tête, des vêtements salis de terre, des sabots aux
pieds, armé d’un sécateur, l’homme taillait avec dextérité les
rameaux anciens.
S’approchant
de lui, Maïette demanda d’une voix impérieuse :
– Oh là,
mon brave ! Pouvez-vous m’indiquer les cuisines de M.
de Voltaire.
Le vieux
sursauta et la regarda d’un air égaré.
– Le
maître est point là.
Agacée,
Maïette continua :
– Nous
ne vous demandons pas où est M. de Voltaire. Nous voulons savoir où sont les cuisines.
– Et
vous leur voulez quoi aux cuisines ? objecta le vieil entêté.
Sur le point
de lui dire des choses peu aimables, Maïette fut soudain prise d’un
abominable doute. Cette silhouette gracile, ce long visage glabre et
décharné, ce nez et ce menton saillant, ces petits yeux vifs et
pétillants, ne serait-ce pas… ne serait-ce pas Voltaire en
personne ?
Goguenard,
le vieil homme la regarda se troubler, virer au rouge brique, se
rattraper à la bordure en osier tressé du massif.
– Monsieur… Monsieur… je… vous,
balbutia-t-elle. Vous ! En train de cultiver votre jardin !
Le
pseudo-jardinier éclata d’un rire tonitruant, peu en accord avec
son physique frêle.
– Madame, je vois que j’ai affaire à une lectrice
avertie, quoiqu’il me faille répéter une fois de plus que je ne
suis nullement l’auteur de ce Candidedont on parle tant.
Maïette,
rouge comme une pivoine, baissa les yeux, esquissa une petite
révérence. Elle ne
remarqua pas le regard intéressé que Voltaire jetait sur son
décolleté.
– Je
vous en prie, madame, il n’y a ici que les abeilles de mes ruches
et mes vaches dans le pré voisin pour nous observer.
Foin de
révérences ! Puis-je vous demander l’objet de votre visite à mes
cuisines ?
Pétrifiée,
muette d’admiration et morte de honte, Maïette finit par retrouver
ses esprits quand Chloé lui secoua le bras et
chuchota :
– Dis
que nous venons voir l’oncle Jérémie.
Un sourire
aux lèvres, Voltaire la regarda avec attention.
– Au
moins, cette délicieuse enfant est douée de parole.
Ainsi, mademoiselle, Jérémie
est votre oncle. Sachez que je suis très satisfait de ses
services. Il me tue,
mais je lui demande chaque jour une nouvelle dose de ses délicieux
poisons. Mademoiselle
la nièce a-t-elle un prénom ?
– Chloé, répondit la jeune fille d’une voix
timide.
– Chloé ! s’exclama Voltaire. Enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle
Chloé.
Appuyé sur
sa bêche, Voltaire semblait sous le charme de la petite.
Un jeune homme sortit de la
maison, le chercha des yeux et se dirigea vers lui d’un pas
pressé.
– Monsieur, le courrier est arrivé.
Vous avez une missive de
M. d’Argental et je
crois que la lettre du baron von Haller demande une réponse
urgente.
– Je
viens, je viens mon cher Wagnière. Dès que j’aurai fini de m’entretenir avec cette
jeune personne.
Intrigué, le
jeune homme jeta un oeil sur Chloé et aussitôt son visage
s’épanouit. Il ne
devait avoir que quatre ou cinq ans de plus qu’elle et ne savait
pas encore cacher ses émotions. En quelques minutes, Chloé avait déjà deux hommes à ses
pieds.
– Eh ! Où je mets la balle de café, le chocolat, le sucre et
tout votre fatras ?
Le cocher se
rappelait au bon souvenir de Maïette. Elle vit avec horreur qu’il avait déposé leurs
bagages juste devant la maison. Qu’allait penser M. de Voltaire ? De nouveau, elle se confondit en excuses que le
philosophe écarta d’une main nonchalante.
– Café,
avez-vous dit ? Chocolat ? Seriez-vous envoyées par les dieux ?
Ma dernière commande a sombré
dans le lac Léman et comme il me faut mes douze tasses de café par
jour, je crains d’être bientôt à court de ces indispensables grains
de moka. Impossible
d’en acheter à Genève, il est trop mauvais. Auriez-vous aussi du cacao à deux
vanilles ? Ma
nièce, Mme Denis, ne peut se passer de son chocolat le matin et
elle risque de me faire bien des misères si elle en est
privée.
Il se
rapprocha des sacs posés à terre, ouvrit celui contenant le café, y
plongea les mains avec volupté, fit couler les grains entre ses
doigts, les porta à son nez et déclara :
– Oh ! Du meilleur ! Du Yémen, j’en suis sûr. Puis-je acheter votre
cargaison ?
– C’est
pour moi un honneur de vous l’offrir, répliqua
Maïette.
– Vous
me sauvez la vie, déclara Voltaire en roulant comiquement des yeux,
ce qui fit éclater de rire Chloé.
Il leur fit
un petit signe et disparut dans la maison. Deux secondes plus tard, il repassa la
tête par la porte et leur dit :
– L’oncle Jérémie et ses cuisines sont dans le
bâtiment bas, à votre droite, en sous-sol. Le devoir m’appelle… Je vous laisse à
ses bons soins.
Enchantée,
le sourire aux lèvres, Maïette se dirigea vers la partie de la
maison indiquée par Voltaire, Delphine et Chloé sur ses
talons. Elles
traversèrent l’office. Chloé tira sa mère par la manche en
disant :
– Regarde, maman, ce M. de Voltaire doit vraiment aimer le café : il
a au moins dix cafetières !
Dans un
placard vitré, trônait une collection de cafetières : en
porcelaine, en faïence, en étain, en argent, à trois ou à quatre
pieds, en forme de poire, à la persane, à la turque, à côtes
torses, décorées de feuillages, et un bon nombre d’
égoïstesne pouvant contenir qu’une seule tasse.
– Il
aime aussi les glaces, poursuivit Chloé en montrant trois
sarbotières et un baquet contenant des sels.
L’endroit
tenait de la caverne d’Ali-Baba : alignés dans un ordre
parfait, des centaines de bocaux de confitures et de fruits à
l’eau-de-vie ; plusieurs pains de sucre, de grandes boîtes en
fer contenant du café, du thé, du chocolat. Le philosophe devait être un bec sucré
pour entreposer autant de douceurs. Ou bien craignait-il de
manquer ?
La cuisine
était aussi bien pourvue que l’office : spacieuse avec une
grande cheminée équipée de cré maillères et tournebroche, une autre
pour les potages, trois fourneaux pour les ragoûts, deux fours pour
la pâtisserie, un billot pour couper la viande, deux grandes
tables. Les étagères
débordaient de plats : casseroles, poissonnières, braisières,
lèchefrites, lardoires, tourtières, poêles et
marmites.
La surprise
de Jérémie fut grande en voyant arriver sa belle-soeur, sa nièce et
une belle inconnue. Il
en laissa tomber la grande cuillère en bois avec laquelle il
tournait une sauce odorante. Confiant la suite des opérations à un de ses trois
aides, il les emmena dans la pièce voisine, une salle à manger à
l’usage des domestiques. L’annonce de l’agression de Menon lui arracha des cris
horrifiés. Il avait un
profond respect pour son ancien maître. Le savoir entre la vie et la mort le
désolait. Les
explications de Maïette lui parurent bien confuses.
Pourquoi s’attaquer à un
cuisinier ? Pourquoi Menon ?
Quand
Maïette lui annonça qu’elle souhaitait lui laisser en garde le
manuscrit de Diderot, il eut l’air embarrassé et se
récria :
– C’est
une lourde responsabilité ! Je dois souvent m’absenter pour passer des
commandes. Je ne crois
pas que ce soit une bonne idée.
Très déçue
du peu d’enthousiasme de Jérémie, Maïette s’apprêtait à argumenter
quand Delphine la tira par le bras et lui
murmura :
– Donne-lui au moins le manuscrit que compte lui
offrir ton mari.
Agacée,
Maïette lui fit lâcher prise.
– Ce
n’est pas le plus important. Je vais attendre l’arrivée de Jean-François.
C’est son cadeau.
C’est une histoire entre
eux.
Ils furent
interrompus par Wagnière, la mine réjouie, un grand sourire aux
lèvres.
– Mon
maître vous prie d’accepter son invitation à souper et à demeurer
aux Délices autant qu’il vous plaira, annonça-t-il.
– Mais
nous ne pouvons pas accepter… Nous ne voulons pas déranger…,
protesta Maïette.
– Nous…
M. de Voltaire serait
fort mécontent de votre refus. Laissez-moi vous conduire à vos chambres.
Rose de
plaisir, Maïette le suivit en frétillant. Chloé battit des mains et lança un
regard conquérant au jeune Wagnière qui s’empourpra.
Delphine, toujours de
méchante humeur, esquissa un geste de dépit qui surprit
Maïette. Être reçues
par le Grand Homme était un insigne honneur. Jusqu’à présent, Delphine avait
manifesté une grande dévotion pour l’écrivain. Qu’avait-elle donc ?
La chambre
attribuée à Maïette et Chloé, aux murs tendus d’une soie peinte au
décor fleuri aéré et délicat, leur sembla tout bonnement
sublime. Des grandes
fenêtres donnant sur le jardin, on pouvait apercevoir, au loin, le
lac Léman, bleu turquoise. En se retirant, Wagnière annonça que le souper serait
servi dans deux heures et si ces dames avaient besoin de quoi que
ce soit, il était à leur entière disposition ainsi que les
domestiques de M. de
Voltaire. Maïette se
laissa aller à la renverse sur le lit. Chloé vint la rejoindre et elles détaillèrent le
mobilier. Le long d’un
mur, un lit à la polonaise imposait sa présence avec un dais en
couronne et des rideaux vermeil accrochés aux quatre
colonnes. Autour d’une
petite table ovale dont le plateau de laque supportait un service à
thé, deux marquises larges et confortables recouvertes d’un tissu
fleuri se faisaient face. Elles découvrirent avec ravissement qu’une porte donnait
accès à un cabinet de toilette avec porte-fontaine et fontaine sur
pied, une baignoire en chaise longue et même un fauteuil d’aisance
en bois et cannage. Elles mirent à profit le temps qui les séparait du
souper pour se faire belles. Chloé était trop jeune pour assister au repas mais elle
ferait une apparition pour remercier leur hôte. Delphine vint frapper trois fois à
leur porte. Invariablement, Maïette lui répondit qu’elles étaient
occupées. Elle
n’avait nulle envie de voir son plaisir gâché par quelque
récrimination de son amie.
Au sortir de
leurs préparatifs, les dames Savoisy étaient
resplendissantes. La
coupe de la robe à la française de Maïette mettait en valeur ses
formes épanouies. Ses
cheveux relevés sur le front et les tempes dégageaient son cou
qu’elle avait fort joli. Quant à Chloé, elle portait sa robe préférée qu’elle
avait absolument tenu à emporter à Genève : une robe à
l’anglaise avec des manches serrées et un corsage ajusté en soie et
satin bleu pervenche.
En
descendant, elles croisèrent une femme de l’âge de Maïette, bien en
chair, le visage rongé de petite vérole, l’air grognon qui les
toisa et déclara :
– Vous
devez être les invitées de mon oncle. Le souper ne sera servi que dans une
demi-heure. Vous
pouvez attendre dans le petit salon l’arrivée des autres
convives.
Cette grosse
personne hautaine ne pouvait être que Mme Denis, la fameuse nièce
de Voltaire dont tout le monde disait qu’elle était sa
maîtresse. Elle était
loin d’avoir la classe d’Émilie du Châtelet que Maïette avait
rencontrée un jour où elle espionnait au Procope pour le compte de
Jean-François. Il
était de notoriété publique que la grossesse lui ayant coûté la
vie 1était due à un poète du nom de Saint-Lambert et non à
Voltaire. Ce dernier
avait eu le plus grand mal à se remettre de la disparition de sa
bonne amie. On disait
que le chagrin était la cause de son départ à la cour de Frédéric
II de Prusse, quelques mois plus tard.
Maïette et
Chloé entendirent deux voitures s’arrêter devant la maison.
Un couple et deux hommes
escortés par Mme Denis ne tardèrent pas à se joindre à
elles. Delphine
n’était toujours pas là. Maïette se désolait du manque de politesse de son
amie. Cela ne lui
ressemblait vraiment pas. Voltaire fit son entrée, vêtu d’une pelisse de la tête
aux pieds. Sous un
bonnet de velours noir qui lui descendait jusqu’aux yeux, une
grosse perruque lui couvrait les trois quarts du visage.
Delphine le suivait.
Elle n’avait guère fait
d’effort vestimentaire et arborait un air sombre et
préoccupé. Maïette
s’approcha d’elle pour lui en faire le reproche, mais le maître
d’hôtel vint annoncer que le souper était servi. Après avoir fait une gracieuse
révérence et débité une phrase de remerciement à leur hôte, Chloé
fut confiée à une domestique. Un valet ouvrit en grand les portes de la salle à
manger, contiguë au petit salon. Le froid étant encore vif, un bon feu ronflait
dans le grand poêle en faïence.
Voltaire
invita Maïette à s’asseoir à sa droite, ce qui ne manqua pas de
provoquer un pli d’amertume au coin de la bouche de Mme
Denis. Maïette n’en
avait cure. Malgré ses
soucis, elle entendait bien profiter de la moindre seconde passée à
cette table. Une table
mise avec beaucoup de soin : nappes à yeux de perdrix,
porcelaine de Meissen dorée et argenterie rococo. Des carafes de cristal remplies de vin
garnis saient deux rafraîchissoirs de chaque côté de la
table. Trois
domestiques se tenaient en retrait, la serviette sur le bras et se
précipitaient dès que le verre d’un convive était
vide.
Intimidée,
Maïette était bien incapable de se mêler à la conversation qui
roulait sur des sujets genevois. Assise en face de Théodore Tronchin, le médecin de
Voltaire, Delphine arborait un air suffisant qui tranchait avec la
bonne humeur des convives. À ses côtés, Jean-Robert Tronchin, frère du docteur et
banquier de Voltaire, s’était vite aperçu qu’il n’en tirerait pas
un mot et conversait avec M. et Mme Pictet, dont la propriété jouxtait les
Délices. Restant, elle
aussi, sur son quant-à-soi, Mme Denis semblait vouloir disputer la
palme de la mauvaise humeur à Delphine.
S’apercevant
du silence de Maïette, Voltaire se pencha gentiment vers
elle :
– Laissons nos petites histoires locales.
Genève est un lieu digne
d’intérêt, mais vous n’y avez point d’attache.
– Ne
croyez pas cela, se lança-t-elle. La famille de mon mari est originaire
d’ici. Les Savoisy,
imprimeurs…
– Quelle coïncidence ! s’exclama Voltaire. Je les connais bien. Je leur ai confié des petits travaux,
mais je me dois de rester fidèle aux frères Cramer.
Jean-Robert
Tronchin partit d’un grand éclat de rire.
– Mon
cher Voltaire ! Vous n’hésitez guère à faire cocus les
Cramer !
Ne tenant
pas compte de cette interruption, Voltaire
continua :
– Les
Savoisy ont une bonne réputation, quoique comme tous les gens de ce
métier ils se livrent à la contrefaçon, n’hésitant pas à
s’approprier des textes qui appartiennent à d’autres
imprimeurs.
Et Maïette
fut de nouveau exclue de la conversation. Elle lança un regard à Delphine qui
semblait se morfondre. Peut-être était-elle souffrante, quoiqu’elle eût l’air
en parfaite santé. Elle lui parlerait après le souper. Toujours décidée à jouir de
l’inestimable compagnie du philosophe, Maïette dégustait à petites
bouchées un sublime pâté de perdrix. Voltaire se tourna de nouveau vers
elle.
– Votre
beau-frère est un cuisinier hors pair. Je me réjouis de l’avoir à mon service même si je
n’en profite guère. Je
suis affligé d’une mauvaise patraque qu’il faut raccommoder tous
les jours. Buvez donc
du vin de Champagne pendant que je bois du lait, mangez des turbots
et des perdrix alors que je suis réduit à une aile de
poulet. Ah que les
grosses gélinottes sont bonnes, mais qu’elles sont difficiles à
digérer.
– Vous
exagérez ! s’exclama le docteur Tronchin. Si vous n’abusiez pas des lavements,
si vous n’ingurgitiez pas ces quantités phénoménales de
casse 2, votre digestion serait meilleure.
– Voilà, mon cher Tronchin, un sujet de philosophie
pratique. La manière
dont on digère décide presque toujours de notre manière de
penser. Personne
n’ignore que notre caractère et notre tour d’esprit dépendent
absolument de la garde-robe 3. Savez-vous que mes domestiques me surnomment
Chie-en-pot-la-perruque ? Mais revenons à ce dindon aux truffes de Ferney, tendre
comme un pigeonneau et gros comme l’évêque de Genève dont vous
venez de vous resservir pour la troisième fois.
Le docteur
Tronchin fit signe à un valet de remplir son verre.
Voltaire
regardait avec plaisir son petit monde s’animer dans la lueur
ambrée des chandelles. Les paroles accompagnées du tintement des verres en
cristal et du cliquetis des couverts en argent le comblaient de
satisfaction. Il
sourit à Maïette avant de déclarer :
– Le
goût est un don fait par la nature à tous les êtres vivants.
Sans le goût, aucun animal ne
penserait à se nourrir, rien ne serait plus insupportable que de
manger et de boire, si Dieu n’avait attaché à cette action autant
de plaisir que de besoin. Quant au superflu, il n’y a rien de plus
nécessaire !
– Voilà
qui est bien dit, affirma M. Pictet en faisant mine d’applaudir. Mais, mon cher ami, vous serez
d’accord avec moi pour affirmer que certains peuples sont dépourvus
de goût. Ainsi les
Anglais…
– Ne
croyez pas cela, l’interrompit Voltaire. On y mange la meilleure viande au
monde. Les aloyaux
qu’ils appellent roast-beef valent bien la poule au pot.
Par contre, je n’ai jamais pu
me faire au pissat d’âne qu’on prend pour du vin à la cour du roi
de Prusse. La table de
Frédéric était aussi bonne qu’elle pouvait l’être dans un pays où
il n’y a ni gibier, ni poularde, ni viande de boucherie
passable.
Il dégusta
lentement son verre de vin de Beaune avant de
poursuivre.
– J’étais bien incapable de manger les cornichons
au vinaigre, les pâtés d’anguilles épicés, le boeuf mariné dans
l’eau-de-vie dont raffolait mon hôte. Quant à sa déplorable habitude de mélanger à son
café du champagne ou de la moutarde… pouah… Par contre, les repas à
Sans-Souci 4étaient assortis d’une grande liberté de parole.
Le roi avait de l’esprit et
en faisait avoir. Jamais on ne parla en aucun lieu du monde avec tant de
liberté de toutes les superstitions des hommes, et jamais elles ne
furent traitées avec tant de plaisanteries.
Le banquier
Tronchin se tourna vers le philosophe.
– Un
jour, dit-il avec un léger sourire, vous m’avez montré l’incroyable
hommage qu’il a rendu à son cuisinier Noël, lui décernant les
titres de Newton dans l’art de la marmite, de César en fait de
lèchefrite…
– Il
est vrai que ses pâtés de foie gras étaient fort honorables mais de
là à lui consacrer un poème de cent trente-sept vers !
Et de terminer en
disant : « Je ne ris point ; vraiment monsieur Noël,
vos grands talents vous rendront immortel. »
Toute
l’assemblée éclata de rire sauf Delphine que ni les bons mots, ni
les excellents mets ne déridaient. De plus en plus gênée de l’attitude de son amie,
Maïette lui jetait des coups d’oeil furtifs et s’aperçut qu’à
plusieurs reprises, le docteur Tronchin l’observait avec
attention.
– L’Europe se sert de nos cuisiniers, continua
Voltaire, de nos tailleurs, de nos perruquiers, on en conclut que
nos lois sont bonnes ! Je suis de l’avis d’un Anglais qui disait que toutes les
origines, tous les droits, tous les établissements, ressemblent au
plum-pudding : le premier n’y mit que de la farine, un second
y ajouta des oeufs, un troisième du sucre, un quatrième des raisins
et ainsi se forma le plum-pudding ! La religion ne doit pas plus être une
affaire d’État que la manière de faire la cuisine. Il doit être permis de prier Dieu à
sa mode, comme de manger suivant son goût ; et pourvu qu’on
soit soumis aux lois, l’estomac et la conscience doivent avoir une
liberté entière.
– Voilà qui est bien philosophique.
Mais que pensez-vous des
querelles autour de la nouvelle cuisine ? demanda Jean-Robert
Tronchin.
– Je
n’y entends pas grand-chose ! Je suis un vieux garçon-cuisinier qui a fourni des
myriades de petits pâtés si vous voulez bien que je nomme ainsi mes
écrits, assaisonnés de railleries qui sont tous de la nouvelle
cuisine.
– Oui
mais, insista Tronchin, les grands maîtres-queux disent que de nos
jours, la cuisine est plus simple, plus propre et plus
savante.
À la
surprise générale, Delphine darda un regard assassin sur
l’assemblée et s’écria :
– Je
vous interdis de dire du mal de la cuisine ancienne.
Elle n’était ni sale, ni
ignorante. Qui
êtes-vous pour proférer de telles inepties ?
Tous les
yeux se tournèrent vers la jeune femme. La violence de son ton, sa véhémence
laissèrent la compagnie pantoise. Le docteur Tronchin fut le premier à
réagir :
– Vous
n’avez pas touché à votre assiette, dit-il en la regardant avec
intensité. Seriez-vous malade ?
Encore
bouche bée, Maïette faisait des signes à son amie afin qu’elle
s’excuse. Prostrée,
Delphine regardait fixement son assiette. Habitué aux débats houleux, Voltaire
ne semblait pas troublé outre mesure.
– Tronchin est le plus docte et le meilleur des
médecins, lança-t-il d’un ton enjoué. Toute l’Europe vient se soigner chez lui.
Vous ne sauriez être en de
meilleures mains. Au
fait, mon cher Tronchin, la marquise d’Épinay est-elle contente des
soins que vous lui prodiguez ?
Soulagés,
les convives s’empressèrent de commenter l’état de santé de la
célèbre patiente du bon docteur.
Maïette
suivait la conversation d’une oreille distraite. L’esclandre de Delphine la plongeait
dans des abîmes de réflexion. Le docteur Tronchin avait raison : elle était
malade. Ses nerfs
avaient dû lâcher. Maïette le comprenait fort bien. Elle regrettait de ne pas lui avoir
ouvert sa porte, avant le dîner. Sans doute, voulait-elle lui confier ses
maux. Toute à sa
fierté d’être reçue par Voltaire, Maïette avait ignoré son amie qui
s’était involontairement trouvée mêlée aux drames du café de
l’Arbre Sec. Il n’en
restait pas moins qu’elle ne pouvait se conduire avec tant de
désinvolture et d’agressivité. Elle avait hâte que le souper finisse. Ce fameux Tronchin avait l’air de
connaître son affaire. Peut-être pourrait-il quelque chose pour
Delphine. Quoi qu’il
en soit, elles ne pouvaient demeurer plus longtemps chez M.
de Voltaire.
Maïette ne supporterait pas
que son amie cause un nouveau scandale. Quelle suite donner à leur séjour à
Genève ? Jérémie ne semblait guère avoir envie de garder le
manuscrit. Elle
pensa un instant le confier aux cousins de son mari, mais remettre
un texte inédit d’un des plus grands penseurs de l’époque à des
imprimeurs serait agiter un gigot de mouton sous le nez d’une meute
de chiens affamés. Ils ne résisteraient pas à l’envie de le publier dès
qu’ils l’auraient en mains. Elle se résolut à parler à M. de Voltaire en personne.
Elle lui demanderait de
conserver le document. Il ne pourrait certainement pas refuser.
Chloé et elle seraient
alors libres de rentrer à Paris. À condition de le faire savoir à
Jean-François. L’excitation de son arrivée aux Délices lui avait fait
oublier que son mari était en train de veiller un moribond.
Elle s’en voulut amèrement
et c’est à peine si elle toucha à la délicieuse glace aux
châtaignes servie avec des biscuits de Turquie aux
pistaches. L’éclat
de Delphine n’avait en rien entamé la bonne humeur des invités qui
prirent congé dans une joyeuse ambiance, promettant de se revoir
bientôt. Voltaire
rattrapa Jean-Robert Tronchin sur le pas de la porte.
– Tronchin, dites-moi, avec cette maudite
guerre 5, vaut-il mieux acheter le sucre en Hollande ou en
France ? C’est
une bagatelle, je le sais, mais j’aime l’économie dans une grande
maison, cela donne l’air d’un père de famille. Et pourriez-vous nous faire venir un
tonneau d’huile d’olive bien verte, sentant bien
l’olive.
– Encore ?
– Que
voulez-vous, ma nièce mange beaucoup de salade…
Le banquier
se mit à rire et acquiesça d’un signe de tête. Maïette, restée en retrait,
s’approcha de Voltaire et lui demanda de lui accorder un bref
entretien.
– Bien
volontiers. Laissez-moi demander à Agathe de nous apporter un peu de
café dans mon bureau.
Delphine,
qui attendait Maïette pour rejoindre leurs chambres, pâlit en
voyant son amie emboîter le pas au Grand Homme. Elle tourna les talons et s’en
fut. Maïette
hésita. Elle devait
d’abord mettre le manuscrit de Diderot en sécurité.