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Versailles, été 2010
À sa grande
surprise, le retour à son roman d’origine se passa sans
encombre. Quentin
regagna la page 86 où l’auteur le décrivait sous son meilleur
jour : drôle, disert, spirituel… Comme quoi, ces voyages dans
le temps, une fois qu’on les maîtrisait, se passaient comme sur des
roulettes. A priori,
personne ne s’était aperçu de son absence, ce qui confirma
l’insignifiance de son rôle. S’il en fut vaguement vexé, au moins n’aurait-il pas à
subir de questions embarrassantes, ce qui lui convenait
parfaitement. Il
n’avait aucune envie de raconter où il était allé, ce qu’il avait
fait, qui il avait rencontré… Le soulagement qu’il éprouvait
d’avoir échappé aux manoeuvres de Constance lui permit, dans un
premier temps, de faire bonne figure auprès des autres
personnages. N’ayant
plus à se méfier, à chaque instant, de ce qui allait lui tomber sur
le coin du nez, il réussit même à se montrer bon camarade et à
nouer des liens presque cordiaux avec l’héroïne. Priscille, qui jusqu’à présent l’avait
superbement ignoré, se découvrit un intérêt subit pour lui.
Elle s’inquiétait de ses
opinions, l’interrogeait sur ses goûts. Si elle se montrait parfois à la limite de
l’indiscrétion, Quentin ne s’en formalisait pas. En comparaison avec Constance, elle
lui paraissait bien inoffensive. Pourtant, elle avait assassiné son directeur de
thèse. Pour un
manuscrit ! C’était vraiment une Savoisy ! Et à ce titre, Quentin entendait bien
garder une certaine distance. Échaudé par la mésaventure de Montpellier, il n’allait
certainement pas chercher à s’immiscer dans l’histoire au risque
d’en bouleverser le déroulement. Secondaire il était, secondaire il resterait.
Il observait les allées et
venues de Priscille d’un oeil froid, mais ne pouvait s’empêcher de
ressentir une légère émotion quand elle parlait de la dynastie
Savoisy. Une émotion
vite réprimée quand il repensait à ce qu’il avait vécu à
Liège.
Il aurait
besoin de temps pour digérer cette malheureuse aventure.
Profondément choqué d’avoir
été utilisé sans vergogne, il se remémora tous les faits prouvant
que Constance avait tout calculé : l’avoir envoyé à Ripaille
alors qu’elle aurait pu y aller elle-même, son refus d’être à lui à
Montpellier pour ensuite se jeter dans ses bras à Genève
lorsqu’elle avait senti quelques réticences de sa part… Il se
posait toujours des questions sur ses rapports ambigus avec les
sciences occultes. Chacun sait que cuisine et magie ont de tout temps fait
bon ménage. Sa
dextérité à manier les potions dans la boutique d’Anicette, la mort
du chat puis du cheval, tout cela n’avait-il pas à voir avec
quelque pouvoir maléfique ? Quant à l’avoir dénoncé comme un suppôt de Satan,
c’était à peine croyable ! Que serait-il arrivé si le bibliothécaire n’était pas
revenu sur ses accusations ? Il l’avait échappé belle. La duplicité de Constance l’épouvantait, sa
mauvaise foi l’écoeurait. Menteuse, fourbe, hypocrite, sournoise, perfide,
machiavélique, Quentin n’avait pas de mots assez durs pour la
qualifier.
Ayant jeté
son feu, son courroux se transforma en acrimonie. Au ressentiment succéda
l’aigreur. L’indignation était toujours bien présente.
Mais au fil
du temps, l’ennui s’insinua en lui. Le xxi e siècle le désespérait. Les rêves lui semblaient mesquins, les débats
médiocres, les sentiments étriqués. Le bruit et la fureur des siècles passés lui
manquaient. On
s’étripait, certes, mais le verbe haut. On se défiait, oui, mais avec panache.
Bien vite, il s’aperçut que sa
déprime était alimentée par une autre absence. L’aventure. Une aventure qui lui avait enfin donné le premier
rôle. Il y avait pris
goût et n’avait qu’une envie : revenir au-devant de la
scène. L’auteur avait,
semble-t-il, mis en chantier un nouveau livre, mais rien
n’indiquait qu’il fasse appel à lui. Quentin filait un mauvais coton.
En
corollaire, il s’aperçut qu’il n’arrivait plus à manger de plats
surgelés, de kebabs, de big macs. Il s’essaya même à refaire une recette de Lancelot
de Casteau : le poulet au citron. Il se souvenait qu’il fallait le faire braiser
avec du romarin, de la marjolaine, de la muscade, du verjus et un
citron confit. Lui qui
n’avait jamais mis les pieds dans une épicerie fine, parcourut
Paris à la recherche du fameux verjus. Quand il en trouva, il en acheta vingt
bouteilles. Étonné, le
vendeur lui demanda s’il tenait un restaurant. Le résultat fut loin d’être parfait,
mais le temps d’un dîner, il retrouva les saveurs douces et acides
qu’il avait partagées avec Constance. Il aurait bien aimé préparer du brochet à la mode
de Hongrie, du thon à la moutarde, du gigot de mouton à la mode
d’Irlande, mais il était incapable de se souvenir avec précision
des ingrédients. Il se
mit en quête de tous les ouvrages traitant de cuisine
ancienne. Avec
bonheur, il découvrit des centaines de recettes et ne quitta plus
guère sa minuscule cuisine, maniant le fouet, le pilon, la cuillère
en bois… Il prit quelques kilos. Priscille lui en fit la remarque. Sa nostalgie des siècles passés n’en
diminua pas pour autant.
Et un jour,
il finit par reconnaître que Constance lui manquait
cruellement. Elle lui
en avait fait voir de toutes les couleurs, l’avait fait tourner en
bourrique, avait failli causer sa mort. Mais que la vie était morne sans
elle ! Ses jours
et ses nuits étaient peuplés de tendres souvenirs, d’éblouissantes
images de son corps offert à ses caresses, d’émois et de sensations
perdus. Sans elle, le
temps était devenu un objet étrange, informe, mou, pâteux,
bancal. Il ne s’y
retrouvait pas.
Il repensa
aux événements de Liège. Peut-être l’avait-il jugée trop rapidement.
Peut-être s’était-il laisser
aveugler par l’ambiance délétère de la ville ?
Il ne lui pardonnait
certainement pas, mais peut-être aurait-il dû écouter ses
explications. Peut-être avait-elle dit vrai. Peut-être ne souhaitait-elle pas sa
mort. Il ne le saurait
jamais.
Tout retour
vers le passé était exclu, mais le sort de Constance ne le laissait
pas indifférent. Il se
mit à dévorer la suite des aventures de la famille Savoisy.
Il s’aperçut très vite que si
elle s’était rendue en 1683 à Versailles, elle avait perdu son
temps. Benjamin,
l’arrière-petit-fils de François, un charmant garçon quoiqu’un peu
benêt, ignorait tout du manuscrit. À vingt-cinq ans, doté d’une délicieuse épouse,
Ninon, bouquetière attitrée de la princesse Palatine, il
accomplissait avec sérieux son travail de garçon-jardinier, sous la
houlette de Jean-Baptiste de La Quintinie, directeur du potager du
Roy 1. À part
ses nuits écourtées pour cause de pleurs de bébé, sa difficulté à
assumer sa condition de père, ses rêves de voyages lointains, le
jeune homme se portait comme un charme et ne suscitait aucune
animosité, à part celle d’un ancien prétendant de Ninon… Il
n’ignorait pas que son arrière-grand-père François était mort dans
d’étranges circonstances à Liège. Une missive anonyme annonçant son décès était
arrivée en avril 1603. Mais rien de plus. Benjamin ne s’était jamais vraiment intéressé aux
histoires de famille et avait quitté Genève dès qu’il avait
pu. Voilà qui n’avait
pas dû beaucoup aider Constance ! Il y avait bien, dans le roman, ce curieux saccage
de la melonnière qui avait mis le potager en émoi, puis des
meurtres, mais rien qui menaçât Benjamin et encore moins qui soit
lié au conflit entre les familles Savoisy et Delatraz.
Constance avait dû trouver le
temps long ! D’autant que la connaissant, elle n’avait guère dû
apprécier l’atmosphère confinée de la cour du Roi soleil et
l’hypocrisie des courtisans. Il était prêt à parier qu’elle les avait jugés sales et
grossiers.
Sachant que
c’était bien illusoire mais y puisant un certain réconfort, Quentin
commença lui-même à fréquenter le potager du roi. Émerveillé par ce lieu clos de murs,
entre la cathédrale Saint-Louis et l’étang des Suisses, il
musardait dans les allées séparant les quatre grands carrés où
s’épanouissaient fleurs et légumes. À l’idée que Constance avait foulé cette terre, il
se prit à imaginer ses réactions devant le spectacle de cette
nature foisonnante. Elle avait dû être épouvantée de voir que les légumes et
les fruits étaient devenus tellement à la mode que le roi de France
avait jugé bon de faire aménager à leur intention un jardin de plus
de vingt-cinq arpents 2. Mais
peut-être y avait-elle pris goût. Avait-elle applaudi aux efforts de La Quintinie de
produire des fraises en mars, des asperges en décembre et des pois
en avril pour contenter le royal gosier ? Benjamin l’avait peut-être convertie à
l’usage effréné des herbes potagères. S’était-elle intéressée quand il lui avait dit que
parmi les dix-sept variétés de salades cultivées, le monarque
adorait la petite rouge et la Perpignanne, mais lui préférait la
Bellegarde et la Crêpe blonde ? Quentin en doutait. Lui était conquis. Il n’avait jamais connu un endroit aussi
paradisiaque, aussi évocateur. Il n’avait aucun mal à se figurer l’activité du potager
au temps où Constance l’avait fréquenté. Il imaginait les jardiniers, de
l’aube au coucher du soleil, sous leurs grands chapeaux de paille,
des sabots aux pieds, porter les cruches d’eau entre le bassin
central et les plates-bandes, ratisser les allées, récolter les
pois, les fèves, les haricots, les herbes qui partaient aussitôt
dans de grandes hottes en osier pour les cuisines du
château.
Curieux des
recettes qu’avait bien pu noter Constance en cette fin du
xvii e siècle, Quentin s’essaya au potage aux culs
d’artichauts, oeufs à la négligence, betteraves au beurre roux,
concombres farcis… Avait-elle aimé ? Elle s’était certainement réjouie de
constater que les cuisiniers français employaient de moins en moins
d’épices, jugeant cet usage démodé et quasiment barbare.
Leur préférence allait
dorénavant aux herbes potagères. Ciboulette, persil, cerfeuil remplaçaient le gingembre,
le safran, la cardamome, la can nelle. Seule la muscade survivait. Par contre, Quentin était à peu près
certain que l’arrivée en masse des sauces au beurre et à la crème
n’avait pas dû lui plaire, elle qui aimait tant la verdeur des jus
d’agrumes, du verjus, du vinaigre et la douceur du lait
d’amande ! Lui-même n’était que partiellement convaincu.
Par moments, cette cuisine
lui semblait aussi lourde que le château de Versailles et aussi
pompeuse que son roi assoiffé de gloire. Mais peut-être était-ce dû à son
exaspération de ne trouver aucun sens à sa vie.
En explorant
le livre de recettes d’un certain Pierre de Lune, il découvrit,
néanmoins, une petite merveille, un canard à la sauce douce, qu’il
ne se lassait pas de préparer. Constance l’avait-elle goûté ? Il aurait aimé partager avec elle le
croquant de la peau, la suavité des dattes avivée par le
citron ! Un
subtil délice où la pistache et un soupçon de cannelle faisaient
danser les goûts !
Quentin
devint tellement assidu au potager, qu’il finit par appeler les
jardiniers par leurs prénoms. Il leur posait des questions incongrues, leur disait que
c’était un miracle que ce potager ait survécu à travers les
siècles, leur rendait grâce pour leur travail. Qu’il fût pris pour un timbré ne le
dérangeait pas. Les
lumières douces et vives, les senteurs fraîches, les rencontres
avec des papillons et des coccinelles lui faisaient oublier son
chagrin et son sentiment d’inutilité. Les jardiniers ne se formalisaient pas de sa
présence d’autant qu’il n’hésitait pas à leur donner un coup de
main pour porter les cagettes, désherber les allées… et leur
apportait régulièrement le fruit de ses essais
culinaires.
Chaque été,
le potager du roi avait coutume d’organiser de courtes
représentations théâtrales mettant en scène les fastes de la vie à
Versailles. Effet du
hasard ? Coup de
pouce du destin ? Le thème de l’année portait sur les débats homériques
auxquels s’étaient livrés les cuisiniers du Grand Siècle.
Par livres interposés, ils
n’avaient cessé de s’insulter copieusement, de s’assassiner
mutuellement pour cause de nouvelle cuisine. Quentin assista à une de ces saynètes
où le sieur Rolland, auteur de L’Art de bien
traiter, paru
en 1674, vilipendait ses confrères.
Au bord du
bassin, se tenait le sieur Rolland : grand et sec comme un
pendu d’été avec une perruque foisonnante à boucles brunes, des
rubans pendant de son col, de sa ceinture et de ses
chausses. Il portait
même des souliers à talons rouges comme les aristocrates, ornés de
noeuds en ailes de moulin. Personne n’aurait pu croire que cet homme passait sa vie
entre poêles et marmites ! Il était accompagné d’une jeune femme vêtue d’une robe
aux manches fendues et un devantier en soie brodé de fleurs sur
fond crème ainsi qu’un bonnet à la Fontanges garni de
dentelles.
– Monsieur Rolland, demanda la jeune femme, vous
qui êtes au firmament des cuisiniers de ce siècle, que pouvez-vous
nous dire de vos illustres prédécesseurs ?
Rolland se
gratta vigoureusement la tête, ce qui eut pour effet de faire
glisser sa perruque sur ses yeux. Il la rajusta prestement. Des rires éclatèrent dans le
public.
– Mais
pourquoi, que diable, s’intéresser à des pratiques d’un autre
âge ? Au moment
où la cuisine française renaît de ses cendres, je ne saurais vous
parler des horribles cuisines gothiques des temps
anciens ! Imaginez que dans la première partie de ce siècle, aucun
imprimeur ne s’est donné la peine de sortir un livre de
cuisine.
Le cuisinier
fronçait les sourcils et son ton s’était fait
véhément.
– La
cuisine ne s’écrivait pas, mais elle existait quand
même ! rétorqua
la jeune femme surprise par la soudaine colère de
Rolland.
– Certes ! Mais de la manière la plus fruste qui soit !
Et à vrai dire ce n’est pas
le sieur La Varenne et son soi-disant Cuisinier
françois 3qui a arrangé les choses avec ses absurdités et
dégoûtantes leçons. Il
a leurré et endormi la sotte et ignorante populace en lui faisant
passer ses productions comme autant d’infaillibles vérités.
Non que je veuille tout à
fait le détruire et le désapprouver, mais il y a dans son livre
tant de bassesses et tant de ridicules manières que nous voyons peu
de chapitres où nous ne trouvions des dégoûts, de la confusion et
des fautes insupportables. Des galimafrées des temps anciens, des extravagantes
finesses, des nouveautés imaginaires, des inventions chimériques
qui font injure au mangeur !
– Vous
n’y allez pas avec le dos de la cuillère, fit remarquer la jeune
femme.
D’un regard
assassin, Rolland la condamna au silence.
– Avez-vous déjà goûté à sa tête de veau
frite ? C’est à
en rire ou plutôt pleurer de compassion.
Encouragé
par la grimace de dégoût de la jeune femme, il
continua :
– Ne
frémissez-vous pas au récit de potages de citrouille et d’herbes
sans beurre, de grenouilles au safran ? De poulet d’Inde farci à la framboise,
de gras-double en ragoût, de foie de chevreuil en omelette, de
ramequins de suie de cheminée et d’ail, de tripes de morue
fricassées ?
Les traits
déformés par la rage, la perruque de guingois, battant des bras
comme un moulin à vent, le cuisinier allait et venait à grandes
enjambées. Sidérée par
une telle harangue, la jeune femme ne pipait mot.
– Une
infinité de gueuseries impensables dans un climat épuré comme le
nôtre, où la propreté, la délicatesse et le bon goût sont l’objet
et la matière de nos plus solides empressements.
– Les
anciens cuisiniers avaient, eux aussi, le souci de servir des mets
susceptibles de convenir aux personnes de qualité, objecta la jeune
femme, visiblement agacée par l’outrecuidance du
cuisinier.
Rolland la
regarda avec commisération et poursuivit d’une voix
radoucie :
– Ce
n’est pas un entassement confus de montagnes de rôts et d’entremets
bizarrement servis, c’est bien plutôt le choix exquis des viandes,
la finesse de leur assaisonnement, la propreté de leur service,
leur quantité proportionnée au nombre de gens qui contribuent
essentiellement à la bonté et l’ornement d’un repas.
C’est cette ingénieuse
diversité qui satisfait les sens.
Ayant,
semble-t-il, épuisé sa réserve de colère, Rolland se fendit d’un
large sourire. Profitant de l’accalmie, la jeune femme s’empressa de
demander :
– On
m’a parlé d’un de vos vieux amis, M. de Bonnefons, auteur lui aussi de livres
renommés. Savez-vous
si je pourrais le rencontrer ?
– Ah ! ce cher Nicolas ! Il se fait bien vieux et il vous faudra aller chez
lui, du côté de Saint-Leu, à plusieurs lieues de Versailles.
Il a écrit deux petits
bijoux : Les Délices de la campagne
4et Le Jardinier françois 5. Il est
l’apôtre de la cuisine naturelle, sans afféteries. Il ne cesse de répéter qu’un potage de
santé doit être un bon potage de bourgeois, bien nourri de bonnes
viandes, bien choisies et sans hachis, champignons, épices et
autres ingrédients. Que celui au chou sente entièrement le chou ; aux
poireaux, le poireau ; aux navets les navets et ainsi des
autres. Voilà la
meilleure définition de la nouvelle cuisine !
Les
comédiens donnèrent ensuite lecture de quelques recettes et le
public s’égailla dans les allées du potager. Quentin s’assit sur le rebord de
pierre du grand bassin, plongea une main dans l’eau fraîche.
Une idée venait de lui
traverser l’esprit. Monter des pièces de théâtre avec la cuisine pour
héroïne… Mettre en scène les cuisiniers… d’Apicius le Romain à
Ferran Adrià le Catalan… Gourmandise et truculence, le public
serait au rendez-vous. Il en était sûr. Surtout si on lui offrait, en prime, une petite
dégustation des mets d’époque. Et lui, pourrait enfin se consacrer à son véritable
métier : comédien. Muni du petit carnet qui ne le quittait jamais, il alla
s’installer dans l’herbe derrière une rangée de poiriers
Duchesse
d’Angoulêmeet
commença à écrire fiévreusement.
– Quentin ! Quelle surprise !
Priscille se
tenait devant lui, l’air jovial.
– J’ignorais que tu t’intéressais aux jardins
potagers, continua-t-elle. Sais-tu qu’un de mes ancêtres y a
travaillé ? Il a
élucidé une sombre histoire de meurtres visant à déposséder La
Quintinie des secrets de culture de primeurs qu’il avait mis au
point.
Quentin ne
répondit pas et se plongea dans l’observation d’une limace
s’attaquant à un jeune plant de bettes.
– Je
t’ai vu assister au spectacle. Je croyais que tu te fichais royalement de la
cuisine.
Son visage
s’était légèrement crispé. Quentin se redressa.
– Et
alors ?
– Tu es
un type bizarre. Tu
caches quelque chose et je n’aime pas ta manière de fouiner
derrière mon dos.
Voilà qui
était direct ! Décidément, la jeune génération Savoisy n’avait pas
gagné en affabilité.
– Je
sais que tu t’es absenté du roman. Je cherche, moi aussi, à le faire, mais je n’ai
pas encore compris comment procéder.
Alors là, ma petite, tu peux toujours te brosser pour
que je te le dise, pensa Quentin. Il ouvrit de grands yeux étonnés, et d’un geste large
des mains signifia qu’il ne voyait vraiment pas de quoi elle
voulait parler.
– Je
suis sur le point de découvrir ce qu’est devenu le manuscrit perdu
par ma famille. Il ne
me manque que quelques éléments. Il me les faut si je veux que l’auteur me reprenne, pour
le prochain roman. Toi, de toute façon, tu n’as aucune chance.
Quentin se
retint d’éclater de rire. Ainsi, elle le voyait comme un rival !
Elle pensait qu’il voulait
lui piquer sa place. Elle n’avait pas complètement tort. Sauf que c’était de l’histoire
ancienne. Maintenant
qu’il avait un projet bien à lui, il n’avait pas l’intention de
perdre son temps à courir après ce satané manuscrit qui lui avait
attiré tant d’ennuis. Qu’elle aille au diable, elle aussi !
– Très
bien ! Je vois
que tu ne veux rien me dire. Je trouverai bien le moyen d’explorer le temps.
Et je peux t’assurer que si
quelqu’un essaye de se mettre en travers de mon chemin, je
n’hésiterai pas à l’éliminer.
Quentin
pensa à l’abominable description du directeur de thèse passé sous
les roues du TGV. Cette punaise était capable de tout.
C’était de famille.
Il fut pris d’une soudaine
inquiétude pour Constance. S’il y avait confrontation entre elle et Priscille,
cette dernière aurait le dessus, Quentin en était persuadé.
Constance serait si émue
d’être en présence de la petite dernière du clan Savoisy qu’elle ne
se méfierait pas. Il
fallait la prévenir de toute urgence. Priscille aux dents longues finirait bien par
trouver une faille pour remonter le temps. Une course de vitesse
s’engageait.
Pour
contrecarrer Priscille et l’empêcher d’agir, Quentin devait savoir
ce qu’elle savait. Il
eut l’idée de se plonger dans la thèse dont elle parlait tant dans
le roman. Bonne
pioche ! Comme
par hasard, elle portait sur la disparition des manuscrits
culinaires au cours des siècles. Il apprit ainsi que le Fait de
cuisinede
Maître Chiquart, retrouvé à la bibliothèque cantonale du Valais, en
Suisse, n’avait été dévoilé au public qu’en 1985. Quant à l’ Ouverture de
cuisinede
Lancelot de Casteau, sa diffusion avait été très faible.
Le seul exemplaire connu
avait disparu en 1795, quand les Français avaient bombardé le
château du baron de Villenfagne, à Düsseldorf. Le seul ? Pas tout à fait. En 1958, un inconnu était arrivé à la
bibliothèque royale de Bruxelles, le livre à la main et en avait
obtenu trois mille francs belges. Quentin se promit d’aller jeter un oeil sur la
réédition de 1983 pour, enfin, se préparer les délicieuses
saucisses au pot et le pâté enragé dont il gardait un souvenir
ému. Mais il y avait
plus urgent.
Il
découvrit, grâce aux écrits de Priscille, que le manuscrit du mari
de Constance, intitulé le Mesnagier de
Paris, avait
été rapporté en France en 1748, au terme de l’occupation de
Bruxelles par les armées du maréchal de Saxe. Puis, on perdait de nouveau sa
trace. Cette nouvelle
le bouleversa. Bruxelles n’était pas loin de Liège. Quand Delatraz s’était emparé du
manuscrit, en 1603, peut-être n’était-il pas retourné à
Genève. Les Flandres,
les Pays-Bas étaient en guerre. Avait-il péri dans une échauffourée ?
Se l’était-il fait voler à
son tour ? Il
apparut clairement à Quentin que Priscille tenterait à tout prix de
se rendre à Bruxelles en 1748. Il devint nerveux, irritable et se mit à lire manuels et
traités historiques. En tant que personnage de roman, il avait accès à tous
les livres des librairies et bibliothèques. Il lui suffisait de se glisser entre
deux pages et le tour était joué. Déjà incollable sur tout ce qui touchait à la
littérature culinaire, il s’attaqua à l’année 1748, fouillant dans
tous les écrits concernant Bruxelles et son occupation par le
maréchal de Saxe. Un
faisceau d’indices le conduisit à s’intéresser à Justine
Favart. Elle avait
quitté précipitamment la ville, cette année-là. Plus connue sous le nom de Mlle
Chantilly, Justine était l’épouse de Charles-Simon Favart, auteur
d’opéras-comiques, qui était devenu directeur du théâtre de la
Monnaie à Bruxelles après avoir dirigé le théâtre aux
Armées. Tout
concordait ! Il
ne restait plus à Quentin qu’à s’introduire dans un livre traitant
des Favart. Hélas,
ils étaient très peu nombreux et il rata tous ses essais de
départ. En outre, la
prudence s’imposait : la guerre de succession d’Autriche
faisait rage et il n’avait aucune envie de se retrouver sur quelque
champ de bataille. En
désespoir de cause, il se décida à passer par Cythère
assiégée, opéra
composé par Favart cette année-là. Ce n’était pas sans risques. Se glisser entre deux paragraphes d’un
livre, se cacher derrière une phrase était relativement
aisé. S’accrocher à
une portée l’était moins. À chaque instant, on pouvait lâcher prise et se
fracasser on ne sait où.