6
Versailles, été 2010
À sa grande surprise, le retour à son roman d’origine se passa sans encombre. Quentin regagna la page 86 où l’auteur le décrivait sous son meilleur jour : drôle, disert, spirituel… Comme quoi, ces voyages dans le temps, une fois qu’on les maîtrisait, se passaient comme sur des roulettes. A priori, personne ne s’était aperçu de son absence, ce qui confirma l’insignifiance de son rôle. S’il en fut vaguement vexé, au moins n’aurait-il pas à subir de questions embarrassantes, ce qui lui convenait parfaitement. Il n’avait aucune envie de raconter où il était allé, ce qu’il avait fait, qui il avait rencontré… Le soulagement qu’il éprouvait d’avoir échappé aux manoeuvres de Constance lui permit, dans un premier temps, de faire bonne figure auprès des autres personnages. N’ayant plus à se méfier, à chaque instant, de ce qui allait lui tomber sur le coin du nez, il réussit même à se montrer bon camarade et à nouer des liens presque cordiaux avec l’héroïne. Priscille, qui jusqu’à présent l’avait superbement ignoré, se découvrit un intérêt subit pour lui. Elle s’inquiétait de ses opinions, l’interrogeait sur ses goûts. Si elle se montrait parfois à la limite de l’indiscrétion, Quentin ne s’en formalisait pas. En comparaison avec Constance, elle lui paraissait bien inoffensive. Pourtant, elle avait assassiné son directeur de thèse. Pour un manuscrit ! C’était vraiment une Savoisy ! Et à ce titre, Quentin entendait bien garder une certaine distance. Échaudé par la mésaventure de Montpellier, il n’allait certainement pas chercher à s’immiscer dans l’histoire au risque d’en bouleverser le déroulement. Secondaire il était, secondaire il resterait. Il observait les allées et venues de Priscille d’un oeil froid, mais ne pouvait s’empêcher de ressentir une légère émotion quand elle parlait de la dynastie Savoisy. Une émotion vite réprimée quand il repensait à ce qu’il avait vécu à Liège.
Il aurait besoin de temps pour digérer cette malheureuse aventure. Profondément choqué d’avoir été utilisé sans vergogne, il se remémora tous les faits prouvant que Constance avait tout calculé : l’avoir envoyé à Ripaille alors qu’elle aurait pu y aller elle-même, son refus d’être à lui à Montpellier pour ensuite se jeter dans ses bras à Genève lorsqu’elle avait senti quelques réticences de sa part… Il se posait toujours des questions sur ses rapports ambigus avec les sciences occultes. Chacun sait que cuisine et magie ont de tout temps fait bon ménage. Sa dextérité à manier les potions dans la boutique d’Anicette, la mort du chat puis du cheval, tout cela n’avait-il pas à voir avec quelque pouvoir maléfique ? Quant à l’avoir dénoncé comme un suppôt de Satan, c’était à peine croyable ! Que serait-il arrivé si le bibliothécaire n’était pas revenu sur ses accusations ? Il l’avait échappé belle. La duplicité de Constance l’épouvantait, sa mauvaise foi l’écoeurait. Menteuse, fourbe, hypocrite, sournoise, perfide, machiavélique, Quentin n’avait pas de mots assez durs pour la qualifier.
Ayant jeté son feu, son courroux se transforma en acrimonie. Au ressentiment succéda l’aigreur. L’indignation était toujours bien présente.

Mais au fil du temps, l’ennui s’insinua en lui. Le xxi e siècle le désespérait. Les rêves lui semblaient mesquins, les débats médiocres, les sentiments étriqués. Le bruit et la fureur des siècles passés lui manquaient. On s’étripait, certes, mais le verbe haut. On se défiait, oui, mais avec panache. Bien vite, il s’aperçut que sa déprime était alimentée par une autre absence. L’aventure. Une aventure qui lui avait enfin donné le premier rôle. Il y avait pris goût et n’avait qu’une envie : revenir au-devant de la scène. L’auteur avait, semble-t-il, mis en chantier un nouveau livre, mais rien n’indiquait qu’il fasse appel à lui. Quentin filait un mauvais coton.
En corollaire, il s’aperçut qu’il n’arrivait plus à manger de plats surgelés, de kebabs, de big macs. Il s’essaya même à refaire une recette de Lancelot de Casteau : le poulet au citron. Il se souvenait qu’il fallait le faire braiser avec du romarin, de la marjolaine, de la muscade, du verjus et un citron confit. Lui qui n’avait jamais mis les pieds dans une épicerie fine, parcourut Paris à la recherche du fameux verjus. Quand il en trouva, il en acheta vingt bouteilles. Étonné, le vendeur lui demanda s’il tenait un restaurant. Le résultat fut loin d’être parfait, mais le temps d’un dîner, il retrouva les saveurs douces et acides qu’il avait partagées avec Constance. Il aurait bien aimé préparer du brochet à la mode de Hongrie, du thon à la moutarde, du gigot de mouton à la mode d’Irlande, mais il était incapable de se souvenir avec précision des ingrédients. Il se mit en quête de tous les ouvrages traitant de cuisine ancienne. Avec bonheur, il découvrit des centaines de recettes et ne quitta plus guère sa minuscule cuisine, maniant le fouet, le pilon, la cuillère en bois… Il prit quelques kilos. Priscille lui en fit la remarque. Sa nostalgie des siècles passés n’en diminua pas pour autant.
Et un jour, il finit par reconnaître que Constance lui manquait cruellement. Elle lui en avait fait voir de toutes les couleurs, l’avait fait tourner en bourrique, avait failli causer sa mort. Mais que la vie était morne sans elle ! Ses jours et ses nuits étaient peuplés de tendres souvenirs, d’éblouissantes images de son corps offert à ses caresses, d’émois et de sensations perdus. Sans elle, le temps était devenu un objet étrange, informe, mou, pâteux, bancal. Il ne s’y retrouvait pas.
Il repensa aux événements de Liège. Peut-être l’avait-il jugée trop rapidement. Peut-être s’était-il laisser aveugler par l’ambiance délétère de la ville ? Il ne lui pardonnait certainement pas, mais peut-être aurait-il dû écouter ses explications. Peut-être avait-elle dit vrai. Peut-être ne souhaitait-elle pas sa mort. Il ne le saurait jamais.
Tout retour vers le passé était exclu, mais le sort de Constance ne le laissait pas indifférent. Il se mit à dévorer la suite des aventures de la famille Savoisy. Il s’aperçut très vite que si elle s’était rendue en 1683 à Versailles, elle avait perdu son temps. Benjamin, l’arrière-petit-fils de François, un charmant garçon quoiqu’un peu benêt, ignorait tout du manuscrit. À vingt-cinq ans, doté d’une délicieuse épouse, Ninon, bouquetière attitrée de la princesse Palatine, il accomplissait avec sérieux son travail de garçon-jardinier, sous la houlette de Jean-Baptiste de La Quintinie, directeur du potager du Roy 1. À part ses nuits écourtées pour cause de pleurs de bébé, sa difficulté à assumer sa condition de père, ses rêves de voyages lointains, le jeune homme se portait comme un charme et ne suscitait aucune animosité, à part celle d’un ancien prétendant de Ninon… Il n’ignorait pas que son arrière-grand-père François était mort dans d’étranges circonstances à Liège. Une missive anonyme annonçant son décès était arrivée en avril 1603. Mais rien de plus. Benjamin ne s’était jamais vraiment intéressé aux histoires de famille et avait quitté Genève dès qu’il avait pu. Voilà qui n’avait pas dû beaucoup aider Constance ! Il y avait bien, dans le roman, ce curieux saccage de la melonnière qui avait mis le potager en émoi, puis des meurtres, mais rien qui menaçât Benjamin et encore moins qui soit lié au conflit entre les familles Savoisy et Delatraz. Constance avait dû trouver le temps long ! D’autant que la connaissant, elle n’avait guère dû apprécier l’atmosphère confinée de la cour du Roi soleil et l’hypocrisie des courtisans. Il était prêt à parier qu’elle les avait jugés sales et grossiers.

Sachant que c’était bien illusoire mais y puisant un certain réconfort, Quentin commença lui-même à fréquenter le potager du roi. Émerveillé par ce lieu clos de murs, entre la cathédrale Saint-Louis et l’étang des Suisses, il musardait dans les allées séparant les quatre grands carrés où s’épanouissaient fleurs et légumes. À l’idée que Constance avait foulé cette terre, il se prit à imaginer ses réactions devant le spectacle de cette nature foisonnante. Elle avait dû être épouvantée de voir que les légumes et les fruits étaient devenus tellement à la mode que le roi de France avait jugé bon de faire aménager à leur intention un jardin de plus de vingt-cinq arpents 2. Mais peut-être y avait-elle pris goût. Avait-elle applaudi aux efforts de La Quintinie de produire des fraises en mars, des asperges en décembre et des pois en avril pour contenter le royal gosier ? Benjamin l’avait peut-être convertie à l’usage effréné des herbes potagères. S’était-elle intéressée quand il lui avait dit que parmi les dix-sept variétés de salades cultivées, le monarque adorait la petite rouge et la Perpignanne, mais lui préférait la Bellegarde et la Crêpe blonde ? Quentin en doutait. Lui était conquis. Il n’avait jamais connu un endroit aussi paradisiaque, aussi évocateur. Il n’avait aucun mal à se figurer l’activité du potager au temps où Constance l’avait fréquenté. Il imaginait les jardiniers, de l’aube au coucher du soleil, sous leurs grands chapeaux de paille, des sabots aux pieds, porter les cruches d’eau entre le bassin central et les plates-bandes, ratisser les allées, récolter les pois, les fèves, les haricots, les herbes qui partaient aussitôt dans de grandes hottes en osier pour les cuisines du château.
Curieux des recettes qu’avait bien pu noter Constance en cette fin du xvii e siècle, Quentin s’essaya au potage aux culs d’artichauts, oeufs à la négligence, betteraves au beurre roux, concombres farcis… Avait-elle aimé ? Elle s’était certainement réjouie de constater que les cuisiniers français employaient de moins en moins d’épices, jugeant cet usage démodé et quasiment barbare. Leur préférence allait dorénavant aux herbes potagères. Ciboulette, persil, cerfeuil remplaçaient le gingembre, le safran, la cardamome, la can nelle. Seule la muscade survivait. Par contre, Quentin était à peu près certain que l’arrivée en masse des sauces au beurre et à la crème n’avait pas dû lui plaire, elle qui aimait tant la verdeur des jus d’agrumes, du verjus, du vinaigre et la douceur du lait d’amande ! Lui-même n’était que partiellement convaincu. Par moments, cette cuisine lui semblait aussi lourde que le château de Versailles et aussi pompeuse que son roi assoiffé de gloire. Mais peut-être était-ce dû à son exaspération de ne trouver aucun sens à sa vie.
En explorant le livre de recettes d’un certain Pierre de Lune, il découvrit, néanmoins, une petite merveille, un canard à la sauce douce, qu’il ne se lassait pas de préparer. Constance l’avait-elle goûté ? Il aurait aimé partager avec elle le croquant de la peau, la suavité des dattes avivée par le citron ! Un subtil délice où la pistache et un soupçon de cannelle faisaient danser les goûts !

Quentin devint tellement assidu au potager, qu’il finit par appeler les jardiniers par leurs prénoms. Il leur posait des questions incongrues, leur disait que c’était un miracle que ce potager ait survécu à travers les siècles, leur rendait grâce pour leur travail. Qu’il fût pris pour un timbré ne le dérangeait pas. Les lumières douces et vives, les senteurs fraîches, les rencontres avec des papillons et des coccinelles lui faisaient oublier son chagrin et son sentiment d’inutilité. Les jardiniers ne se formalisaient pas de sa présence d’autant qu’il n’hésitait pas à leur donner un coup de main pour porter les cagettes, désherber les allées… et leur apportait régulièrement le fruit de ses essais culinaires.
Chaque été, le potager du roi avait coutume d’organiser de courtes représentations théâtrales mettant en scène les fastes de la vie à Versailles. Effet du hasard ? Coup de pouce du destin ? Le thème de l’année portait sur les débats homériques auxquels s’étaient livrés les cuisiniers du Grand Siècle. Par livres interposés, ils n’avaient cessé de s’insulter copieusement, de s’assassiner mutuellement pour cause de nouvelle cuisine. Quentin assista à une de ces saynètes où le sieur Rolland, auteur de L’Art de bien traiter, paru en 1674, vilipendait ses confrères.
Au bord du bassin, se tenait le sieur Rolland : grand et sec comme un pendu d’été avec une perruque foisonnante à boucles brunes, des rubans pendant de son col, de sa ceinture et de ses chausses. Il portait même des souliers à talons rouges comme les aristocrates, ornés de noeuds en ailes de moulin. Personne n’aurait pu croire que cet homme passait sa vie entre poêles et marmites ! Il était accompagné d’une jeune femme vêtue d’une robe aux manches fendues et un devantier en soie brodé de fleurs sur fond crème ainsi qu’un bonnet à la Fontanges garni de dentelles.
– Monsieur Rolland, demanda la jeune femme, vous qui êtes au firmament des cuisiniers de ce siècle, que pouvez-vous nous dire de vos illustres prédécesseurs ?
Rolland se gratta vigoureusement la tête, ce qui eut pour effet de faire glisser sa perruque sur ses yeux. Il la rajusta prestement. Des rires éclatèrent dans le public.
– Mais pourquoi, que diable, s’intéresser à des pratiques d’un autre âge ? Au moment où la cuisine française renaît de ses cendres, je ne saurais vous parler des horribles cuisines gothiques des temps anciens ! Imaginez que dans la première partie de ce siècle, aucun imprimeur ne s’est donné la peine de sortir un livre de cuisine.
Le cuisinier fronçait les sourcils et son ton s’était fait véhément.
– La cuisine ne s’écrivait pas, mais elle existait quand même ! rétorqua la jeune femme surprise par la soudaine colère de Rolland.
– Certes ! Mais de la manière la plus fruste qui soit ! Et à vrai dire ce n’est pas le sieur La Varenne et son soi-disant Cuisinier françois 3qui a arrangé les choses avec ses absurdités et dégoûtantes leçons. Il a leurré et endormi la sotte et ignorante populace en lui faisant passer ses productions comme autant d’infaillibles vérités. Non que je veuille tout à fait le détruire et le désapprouver, mais il y a dans son livre tant de bassesses et tant de ridicules manières que nous voyons peu de chapitres où nous ne trouvions des dégoûts, de la confusion et des fautes insupportables. Des galimafrées des temps anciens, des extravagantes finesses, des nouveautés imaginaires, des inventions chimériques qui font injure au mangeur !
– Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère, fit remarquer la jeune femme.
D’un regard assassin, Rolland la condamna au silence.
– Avez-vous déjà goûté à sa tête de veau frite ? C’est à en rire ou plutôt pleurer de compassion.
Encouragé par la grimace de dégoût de la jeune femme, il continua :
– Ne frémissez-vous pas au récit de potages de citrouille et d’herbes sans beurre, de grenouilles au safran ? De poulet d’Inde farci à la framboise, de gras-double en ragoût, de foie de chevreuil en omelette, de ramequins de suie de cheminée et d’ail, de tripes de morue fricassées ?
Les traits déformés par la rage, la perruque de guingois, battant des bras comme un moulin à vent, le cuisinier allait et venait à grandes enjambées. Sidérée par une telle harangue, la jeune femme ne pipait mot.
– Une infinité de gueuseries impensables dans un climat épuré comme le nôtre, où la propreté, la délicatesse et le bon goût sont l’objet et la matière de nos plus solides empressements.
– Les anciens cuisiniers avaient, eux aussi, le souci de servir des mets susceptibles de convenir aux personnes de qualité, objecta la jeune femme, visiblement agacée par l’outrecuidance du cuisinier.
Rolland la regarda avec commisération et poursuivit d’une voix radoucie :
– Ce n’est pas un entassement confus de montagnes de rôts et d’entremets bizarrement servis, c’est bien plutôt le choix exquis des viandes, la finesse de leur assaisonnement, la propreté de leur service, leur quantité proportionnée au nombre de gens qui contribuent essentiellement à la bonté et l’ornement d’un repas. C’est cette ingénieuse diversité qui satisfait les sens.
Ayant, semble-t-il, épuisé sa réserve de colère, Rolland se fendit d’un large sourire. Profitant de l’accalmie, la jeune femme s’empressa de demander :
– On m’a parlé d’un de vos vieux amis, M. de Bonnefons, auteur lui aussi de livres renommés. Savez-vous si je pourrais le rencontrer ?
– Ah ! ce cher Nicolas ! Il se fait bien vieux et il vous faudra aller chez lui, du côté de Saint-Leu, à plusieurs lieues de Versailles. Il a écrit deux petits bijoux : Les Délices de la campagne 4et Le Jardinier françois 5. Il est l’apôtre de la cuisine naturelle, sans afféteries. Il ne cesse de répéter qu’un potage de santé doit être un bon potage de bourgeois, bien nourri de bonnes viandes, bien choisies et sans hachis, champignons, épices et autres ingrédients. Que celui au chou sente entièrement le chou ; aux poireaux, le poireau ; aux navets les navets et ainsi des autres. Voilà la meilleure définition de la nouvelle cuisine !
Les comédiens donnèrent ensuite lecture de quelques recettes et le public s’égailla dans les allées du potager. Quentin s’assit sur le rebord de pierre du grand bassin, plongea une main dans l’eau fraîche. Une idée venait de lui traverser l’esprit. Monter des pièces de théâtre avec la cuisine pour héroïne… Mettre en scène les cuisiniers… d’Apicius le Romain à Ferran Adrià le Catalan… Gourmandise et truculence, le public serait au rendez-vous. Il en était sûr. Surtout si on lui offrait, en prime, une petite dégustation des mets d’époque. Et lui, pourrait enfin se consacrer à son véritable métier : comédien. Muni du petit carnet qui ne le quittait jamais, il alla s’installer dans l’herbe derrière une rangée de poiriers Duchesse d’Angoulêmeet commença à écrire fiévreusement.
– Quentin ! Quelle surprise !
Priscille se tenait devant lui, l’air jovial.
– J’ignorais que tu t’intéressais aux jardins potagers, continua-t-elle. Sais-tu qu’un de mes ancêtres y a travaillé ? Il a élucidé une sombre histoire de meurtres visant à déposséder La Quintinie des secrets de culture de primeurs qu’il avait mis au point.
Quentin ne répondit pas et se plongea dans l’observation d’une limace s’attaquant à un jeune plant de bettes.
– Je t’ai vu assister au spectacle. Je croyais que tu te fichais royalement de la cuisine.
Son visage s’était légèrement crispé. Quentin se redressa.
– Et alors ?
– Tu es un type bizarre. Tu caches quelque chose et je n’aime pas ta manière de fouiner derrière mon dos.
Voilà qui était direct ! Décidément, la jeune génération Savoisy n’avait pas gagné en affabilité.
– Je sais que tu t’es absenté du roman. Je cherche, moi aussi, à le faire, mais je n’ai pas encore compris comment procéder.
Alors là, ma petite, tu peux toujours te brosser pour que je te le dise, pensa Quentin. Il ouvrit de grands yeux étonnés, et d’un geste large des mains signifia qu’il ne voyait vraiment pas de quoi elle voulait parler.
– Je suis sur le point de découvrir ce qu’est devenu le manuscrit perdu par ma famille. Il ne me manque que quelques éléments. Il me les faut si je veux que l’auteur me reprenne, pour le prochain roman. Toi, de toute façon, tu n’as aucune chance.
Quentin se retint d’éclater de rire. Ainsi, elle le voyait comme un rival ! Elle pensait qu’il voulait lui piquer sa place. Elle n’avait pas complètement tort. Sauf que c’était de l’histoire ancienne. Maintenant qu’il avait un projet bien à lui, il n’avait pas l’intention de perdre son temps à courir après ce satané manuscrit qui lui avait attiré tant d’ennuis. Qu’elle aille au diable, elle aussi !
– Très bien ! Je vois que tu ne veux rien me dire. Je trouverai bien le moyen d’explorer le temps. Et je peux t’assurer que si quelqu’un essaye de se mettre en travers de mon chemin, je n’hésiterai pas à l’éliminer.
Quentin pensa à l’abominable description du directeur de thèse passé sous les roues du TGV. Cette punaise était capable de tout. C’était de famille. Il fut pris d’une soudaine inquiétude pour Constance. S’il y avait confrontation entre elle et Priscille, cette dernière aurait le dessus, Quentin en était persuadé. Constance serait si émue d’être en présence de la petite dernière du clan Savoisy qu’elle ne se méfierait pas. Il fallait la prévenir de toute urgence. Priscille aux dents longues finirait bien par trouver une faille pour remonter le temps. Une course de vitesse s’engageait.

Pour contrecarrer Priscille et l’empêcher d’agir, Quentin devait savoir ce qu’elle savait. Il eut l’idée de se plonger dans la thèse dont elle parlait tant dans le roman. Bonne pioche ! Comme par hasard, elle portait sur la disparition des manuscrits culinaires au cours des siècles. Il apprit ainsi que le Fait de cuisinede Maître Chiquart, retrouvé à la bibliothèque cantonale du Valais, en Suisse, n’avait été dévoilé au public qu’en 1985. Quant à l’ Ouverture de cuisinede Lancelot de Casteau, sa diffusion avait été très faible. Le seul exemplaire connu avait disparu en 1795, quand les Français avaient bombardé le château du baron de Villenfagne, à Düsseldorf. Le seul ? Pas tout à fait. En 1958, un inconnu était arrivé à la bibliothèque royale de Bruxelles, le livre à la main et en avait obtenu trois mille francs belges. Quentin se promit d’aller jeter un oeil sur la réédition de 1983 pour, enfin, se préparer les délicieuses saucisses au pot et le pâté enragé dont il gardait un souvenir ému. Mais il y avait plus urgent.
Il découvrit, grâce aux écrits de Priscille, que le manuscrit du mari de Constance, intitulé le Mesnagier de Paris, avait été rapporté en France en 1748, au terme de l’occupation de Bruxelles par les armées du maréchal de Saxe. Puis, on perdait de nouveau sa trace. Cette nouvelle le bouleversa. Bruxelles n’était pas loin de Liège. Quand Delatraz s’était emparé du manuscrit, en 1603, peut-être n’était-il pas retourné à Genève. Les Flandres, les Pays-Bas étaient en guerre. Avait-il péri dans une échauffourée ? Se l’était-il fait voler à son tour ? Il apparut clairement à Quentin que Priscille tenterait à tout prix de se rendre à Bruxelles en 1748. Il devint nerveux, irritable et se mit à lire manuels et traités historiques. En tant que personnage de roman, il avait accès à tous les livres des librairies et bibliothèques. Il lui suffisait de se glisser entre deux pages et le tour était joué. Déjà incollable sur tout ce qui touchait à la littérature culinaire, il s’attaqua à l’année 1748, fouillant dans tous les écrits concernant Bruxelles et son occupation par le maréchal de Saxe. Un faisceau d’indices le conduisit à s’intéresser à Justine Favart. Elle avait quitté précipitamment la ville, cette année-là. Plus connue sous le nom de Mlle Chantilly, Justine était l’épouse de Charles-Simon Favart, auteur d’opéras-comiques, qui était devenu directeur du théâtre de la Monnaie à Bruxelles après avoir dirigé le théâtre aux Armées. Tout concordait ! Il ne restait plus à Quentin qu’à s’introduire dans un livre traitant des Favart. Hélas, ils étaient très peu nombreux et il rata tous ses essais de départ. En outre, la prudence s’imposait : la guerre de succession d’Autriche faisait rage et il n’avait aucune envie de se retrouver sur quelque champ de bataille. En désespoir de cause, il se décida à passer par Cythère assiégée, opéra composé par Favart cette année-là. Ce n’était pas sans risques. Se glisser entre deux paragraphes d’un livre, se cacher derrière une phrase était relativement aisé. S’accrocher à une portée l’était moins. À chaque instant, on pouvait lâcher prise et se fracasser on ne sait où.
1Voir Meurtres au potager du Roy, Livre de Poche, 2010.
29 hectares.
3Publié en 1651.
4Publié en 1654.
5Publié en 1651.