5
Liège, février 1603
Besançon,
Nancy, Metz, Thionville, Arlon, Bastogne… Le voyage s’annonçait
long et difficile. Dès
que François eut prévenu ses enfants qu’il s’absentait pour quelque
temps, sans leur souffler mot des raisons de son voyage ni de
l’identité de ses compagnons, ils se mirent en route.
Ils louèrent des chevaux, mais
les portes de Genève à peine passées, la monture de Constance
s’écroula raide morte sous elle. C’était pourtant une belle bête, l’oeil vif, le paturon
solide, le naseau frémissant. Le loueur se désola de cette perte qu’aucun signe ne
laissait prévoir. Au
grand soulagement de Quentin, peu assuré à cheval et de François
qui, sans l’avouer, se ressentait encore de son évanouissement, ils
se rabattirent sur une petite berline. Le vieil homme avait beau jurer qu’il se sentait
capable de voyager, Constance s’inquiétait pour lui.
Malgré les attentions dont
elle l’entourait, il lui fallut un certain temps pour qu’il
s’adresse à elle avec naturel.
– À te
voir, je pourrais te prendre pour ma fille alors que tu es mon
arrière-grand-mère ! C’est assez troublant. Même pour un personnage de roman !
– Je
suis moi-même très émue d’être en présence de ma lointaine
descendance, répliqua-t-elle avec un petit rire
complice.
– Quand
nous reviendrons, je te présenterai à mes enfants et
petits-enfants. Sans
dire qui tu es…
Le voyage fut
l’occasion pour eux de passer en revue tous les événements qui
avaient émaillé la vie de François. Trouvant le temps horriblement long, s’inquiétant
de l’avenir, Quentin participa peu à leurs échanges.
Pire encore, il se sentait
exclu, réduit à un simple rôle de spectateur. François parlait, parlait… et Constance
ne se lassait pas de l’écouter. Il fut d’abord question de sa nombreuse
progéniture. Charles et
Antoine, ses premiers-nés, des jumeaux, avaient hérité de son goût
pour l’aventure. Fuyant
à vingt ans le carcan genevois, ils bourlinguaient sur toutes les
mers du monde. Au grand
dam d’Esther, son épouse qui en avait beaucoup souffert et ne cessa
de craindre pour leur vie. Aux dernières nouvelles, ils avaient quitté les colonies
espagnoles d’Amérique pour suivre un certain Samuel de Champlain
qui avait dans l’idée d’explorer des territoires bien plus au nord,
le long d’un fleuve appelé Saint-Laurent. Sa fille Abigaïl avait épousé un
Italien converti au protestantisme, l’avait suivi en Angleterre et
il ne la reverrait certainement jamais. Il suggéra timidement à Constance d’aller lui
rendre visite, si un jour elle passait par Londres… Quentin fut
passablement vexé qu’il ne s’adressât qu’à elle et se prépara à
supporter l’énumération du reste de la famille. Myriam avait épousé un aristocrate de
Lausanne et lui rendait souvent visite avec ses trois
petits. Samuel,
vingt-six ans, et David, vingt-cinq ans, avaient repris
l’imprimerie familiale qui prospérait dans une pureté tout
évangélique. Quant à
Daniel, le benjamin né en 1586, il lui donnait bien du fil à
retordre. Il avait eu
plusieurs fois maille à partir avec la justice genevoise pour trop
aimer les filles et les repas fins, ce que François ne pouvait lui
reprocher. Lui-même
avait eu beaucoup de mal à s’habituer aux austères moeurs
genevoises et sans l’amour d’Esther, il ne serait certainement pas
devenu citoyen de la Jérusalem terrestre.
Quand
Constance et François ne parlaient pas famille, ils parlaient
cuisine, ce qui n’intéressait pas plus Quentin. Constance voulut tout savoir de
l’expérience romaine de François, de son travail avec Bartolomeo
Scappi, le cuisinier du pape Pie V, des nouvelles techniques
culinaires, des mets en vogue… François se souvenait que Constance
partageait son aversion pour la cannelle et le clou de
girofle. Ils en
conclurent que ce dégoût s’était transmis de génération en
génération. François
raconta comment il sentait toutes les fibres de son corps se
hérisser en voyant Scappi plonger la main dans le pot de cannelle
et arroser généreusement ses préparations. Quant au clou de girofle, il ne le
supportait pas. Sa
présence dans un plat lui faisait grincer des dents tout comme la
cardamome à foison. Un
jour où il avait divisé par deux la quantité d’épices prévue pour
un plat d’anguilles braisées, le maître-queux lui avait lancé le
plat à la figure. Il
s’était retrouvé, telle la Méduse, pétrifié, la tête couverte
d’anguilles dégoulinantes de sauce. Quant à l’omniprésence du sucre, il n’y était pas
non plus favorable. Scappi en faisait un usage immodéré, l’ajoutant presque
systématiquement aux recettes de viandes et de poissons.
François jugeait préférable
de le réserver aux mets comportant des fruits ou des
laitages. Constance
partageait son avis, quoique, en son temps, le sucre ait été encore
une denrée assez rare. Elle lui confia que la saveur sucrée-salée, si appréciée
par ses contemporains, s’obtenait grâce aux fruits secs comme les
raisins, les pruneaux… François lui confirma que cette pratique
était toujours d’usage mais que le sucre arrivait dorénavant en
abondance, en provenance de Madère et du Brésil, ce pays d’Amérique
découvert un siècle auparavant.
Quentin les
écoutait d’une oreille distraite. Il souffrait de plus en plus d’être tenu à
l’écart. Fulminant en
silence contre le clan Savoisy, il se demandait s’il ne devait pas
les planter là et se débrouiller tout seul pour rentrer au
xxi e siècle. De toute évidence, si le manuscrit était retrouvé, les
honneurs iraient à Constance et François. Il serait considéré comme quantité
négligeable et de nouveau relégué au rang de personnage
secondaire. Autant
aller tenter sa chance ailleurs ! Sa seule consolation était d’être assis à côté de
Constance et de profiter du moindre nid-de-poule, et dieu sait s’il
y en avait, pour sentir contre lui le corps de la jeune
femme. Dans l’intimité
de cette petite voiture lancée sur les routes boueuses et
verglacées, il évitait de songer à la fragilité de leur
union. En dépit des
sordides chambres d’auberge, l’amour avec elle était aussi doux et
suave que les crèmes sucrées dont devaient se régaler les anges du
paradis. Et ça, il
aurait eu le plus grand mal à s’en passer !
– Aime-t-on toujours les sauces acides au verjus,
au vinaigre et aux agrumes ? demanda Constance avec curiosité.
– Plus
que jamais ! répondit François.
Et
voilà ! C’était
reparti ! Ces
histoires de cuisine saoulaient Quentin. À quelques reprises, il avait essayé
de lancer la conversation sur d’autres sujets, d’attirer leur
attention sur un site admirable, un monument étonnant, une scène
cocasse. Peine
perdue ! Ils
replongeaient avec délice dans leurs fonds de marmites et, le verbe
haut, le sourire aux lèvres, l’abreuvaient de leur verbiage
culinaire.
– Ne
trouves-tu pas étonnant que la cuisine ait si peu changé en deux
siècles ? demanda
Constance.
François se
gratta la tête avec vigueur, réfléchit un bon moment et
déclara :
– Les
bases sont les mêmes, mais il y a des nouveautés. Par exemple les légumes qui sont de
plus en plus consommés…
Le regardant
avec effarement, Constance s’exclama :
– Je
n’arrive pas à imaginer que les seigneurs en mangent.
C’est terriblement
dangereux ! Ne
dit-on pas que tout ce qui pousse dans ou à ras de terre est à
rejeter pour les personnes de haut rang ? Il est de notoriété publique
qu’oignons, ail, échalotes, navets et poireaux ne peuvent être
mangés que par ceux de petite condition.
François
éclata de rire.
– À
Montpellier, j’ai étudié les diététiques grecque, romaine et arabe
qui ont édicté ces principes, mais je peux t’assurer que les
artichauts, les épinards ou les asperges et même les aubergines
sont sans danger. Les
cardinaux et les grands seigneurs que j’ai servis à Rome n’en sont
pas morts. Et je suis
à peu près persuadé que les tomates qu’on dit toxiques et qu’on
cultive comme plantes d’ornement sont tout à fait
comestibles. L’avenir
nous le dira.
Au début,
Constance essaya de noter dans son carnet quelques mets que
François, la mine gourmande, lui décrivait. Mais faire tenir en équilibre une
bouteille d’encre dans une voiture bringuebalante était
impossible. Il lui
promit qu’une fois arrivés à Liège, il lui dicterait la recette de
la tourte aux asperges, de la crème de fenouil, des artichauts
farcis et du gâteau d’aubergines qui avaient fait la gloire de
Bartolomeo Scappi.
Au fil des
jours, ils abordèrent d’autres nouveautés culinaires comme la mode
des abats. Constance
fut horrifiée d’apprendre qu’aux meilleures tables on servait
tripes, cervelles, tétines, testicules et crêtes de coq, ris de
veau, langues de moutons et que les yeux de veau étaient devenus
une gourmandise très prisée. Par contre, la recette d’une nouvelle pâte, la pâte
feuilletée, apprise des Arabes, la plongea dans des abîmes de
ravissement. Elle se
passionna pour l’usage tout nouveau des fourchettes.
À tel point qu’à l’étape de
Nancy, François alla lui en acheter toute une collection.
Une fabriquée en Italie au
manche très allongé en nacre gravée de rubans et munie de deux
dents. Une autre à
quatre dents, décorée d’une frise de feuilles d’acanthe en
provenance d’Anvers. Et plusieurs d’un orfèvre nantais, en argent repoussé
portant un dessin d’hermine. François prit le soin d’y faire figurer les initiales de
Constance. Ravie, la
jeune femme les étalait devant elle et s’exerçait à les manier à
chaque repas.
Malgré les
doutes et les craintes qu’il nourrissait à son égard, Quentin la
trouvait de plus en plus émouvante. Il adorait ses enthousiasmes, ses étonnements, ses
indignations. Son rire
en cascade le ravissait. Si seulement elle arrêtait de parler avec François et
lui accordait un peu plus d’attentions ! Il se savait éperdument amoureux même
si une petite voix lui disait que c’était folie de s’amouracher
d’une femme de six siècles plus vieille que lui.
La traversée
des Ardennes lui parut interminable. Quentin n’aurait jamais cru que les hurlements des
loups, dans le lointain, puissent être si effrayants.
Il sentait ses poils se
hérisser et, saisi d’une frayeur immémoriale, il tirait les rideaux
de la voiture et se rencognait sur son siège, à la surprise de ses
deux compagnons qui ne semblaient guère y prêter attention.
Après les forêts profondes,
les escarpements rocheux, ils abordèrent un vaste pays de landes,
de tourbières et de forêts, inhospitalier en diable.
Ils durent affronter des
brouillards épais, des tempêtes de neige et sans l’habileté et la
prudence de leur cocher, ils auraient pu mille fois se perdre et
mourir dans ces lieux désolés. Les rares habitants de ces Hautes Fagnes étaient aussi
misérables que leur terre aride et se seraient certainement
empressés de les dépouiller si, par malheur, la voiture avait versé
dans une des profondes ornières bordant la route. Oppressé par le ciel bas, chargé de
nuages qui ne laissaient jamais voir le soleil, par l’aspect
famélique et sauvage des habitants, Quentin avait hâte que ce
voyage se termine. À
l’approche de Liège, François les mit en garde. Sous aucun prétexte ils ne devaient
dire qu’ils venaient de Genève. La principauté de Liège était un bastion de l’Église
catholique. Son
prince-évêque, Ernest de Bavière, avait la réputation de batailler
férocement contre la progression fulgurante des théories de Calvin
dans les Pays-Bas espagnols. Depuis 1581, les sept provinces du Nord avaient fait
sécession et sous le nom de Provinces-Unies menaient une guerre
sans merci contre l’Espagne.
Ils
évoquèrent la conduite à tenir. Si le manuscrit était encore à Liège, il devait être
conservé à la bibliothèque du prince-évêque. Mais sous quel prétexte leur en
accorderait-on l’accès ? Constance suggéra d’approcher les cuisiniers du
prince. Ils étaient
les mieux placés pour avoir entendu parler du document.
Peut-être
l’utilisaient-ils ? Au moins, seraient-ils en terrain connu, celui de la
cuisine.
– Parlez pour vous, ronchonna Quentin.
Constance le
regarda avec irritation.
– Arrête de faire ta mauvaise tête,
s’écria-t-elle. Depuis
que nous sommes partis, tu n’as pas décoché un mot.
Tu as peut-être une meilleure
idée ?
Consterné
par sa mauvaise foi, Quentin se tapit au fond de la voiture.
Non, il n’avait pas de
meilleure idée. Et il
ne pouvait lui faire part de ses craintes de la perdre alors qu’il
venait à peine de goûter au plaisir de leurs corps mêlés.
Elle ne l’écouterait
pas. Malheureux, il se
tut jusqu’à l’arrivée à Liège, les laissant deviser sur la
meilleure manière de lier les sauces. Constance défendait la mie de pain, François
préférait le lait d’amandes.
Liège ne fit
pas une excellente impression à Quentin. Pendant que ses compagnons
s’extasiaient sur l’étendue de la ville, enserrée dans des collines
couvertes de vignobles, il observait d’un oeil morne le fleuve se
divisant en plusieurs bras, dont la couleur boueuse n’incitait
guère à la franche gaieté. Ils s’installèrent dans une auberge confortable, près de
la porte Saint-Léonard, sur la route de Maastricht.
Le patron, un homme jovial,
leur indiqua que le maître-queux du palais, un certain Lancelot de
Casteau, logeait à la Toison d’Or, rue Sainte-Ursule, à deux pas de
l’église des Onze Mille Vierges. Ils s’y rendirent sur-le-champ. En ce milieu d’après-midi, ils avaient
toutes les chances d’y trouver le cuisinier. La maison était occupée au
rez-de-chaussée par un drapier de laine qui, fort obligeamment,
leur dit que le sieur Lancelot habitait au deuxième étage.
La servante les installa dans
une petite pièce lambrissée où régnait un grand désordre.
Elle leur annonça que son
maître venait juste de se réveiller de sa sieste et ne tarderait
pas à les rejoindre. Étonnés de ne pas avoir eu à décliner leurs noms et la
raison de leur présence, ils acquiescèrent. Une table à tréteaux et un pupitre
couverts de feuilles griffonnées se faisaient face.
Ils enjambèrent avec soin
les livres jonchant le sol. Constance et Quentin se serrèrent sur un banc en noyer,
garni de coussins de velours sombre, près de la cheminée.
François prit place sur une
chaise haute après l’avoir débarrassée d’une pile de papiers qu’il
garda sur ses genoux. Quelques minutes plus tard, un homme de plus de
soixante-dix ans, chauve comme un oeuf, le dos voûté, les mains
noueuses, fit son apparition.
– Je
suis bien aise de vous voir, dit-il en se dirigeant vers François
qui se leva précipitamment, faisant tomber les feuilles sur le
plancher. Mais si vous
commencez à jeter à terre mon manuscrit, nous allons avoir des
problèmes, gronda-t-il.
Constance se
précipita pour ramasser les feuilles et les tendit au cuisinier
avec son sourire le plus charmeur.
– Merci, bougonna le vieil homme s’adressant de
nouveau à François. Alors, quand comptez-vous l’imprimer ?
Je dois avouer que je suis
très en retard dans l’écriture. Le manuscrit n’est pas prêt.
– Euh ! Nous ne sommes pas là pour ce manuscrit… mais pour un
autre, s’embrouilla François.
Lancelot de
Casteau les regarda avec surprise.
– Mais
qui êtes-vous donc ? J’avais rendez-vous avec quelqu’un de chez l’imprimeur
Streel. De quel
manuscrit parlez-vous ?
Énervé, le
vieil homme lançait des regards peu amènes aux trois
compères. Une feuille
avait atterri aux pieds de Quentin. Il la prit et avant de la redonner au cuisinier,
commença à lire :
– Pour
faire tourte blanche à la romaine : prenez une livre de
fromage blanc de crème, puis prenez le blanc de six oeufs et battez
longuement… Vous écrivez des recettes ? Un livre de
recettes ?
Lancelot de
Casteau, dont le teint virait au rouge brique, fut sur lui en deux
secondes et lui arracha la feuille des mains.
– Évidemment ! Que voulez-vous que j’écrive d’autre ?
Un manuel de danses de
cour ? Allez-vous
me dire ce que vous faites chez moi ou je vous jette
dehors.
– Nous
aussi nous écrivons des recettes, ou plutôt nous avons écrit, il y
a quelques siècles…
Constance se
tut, consciente de la bêtise qu’elle venait de dire.
Le cuisinier la regarda,
bouche bée.
– Il y
a quelques siècles ? Voyez-vous ça ! Vous êtes une bande de déments échappés de l’hospice de
Cornillon ? Partez, allez raconter vos insanités
ailleurs.
François
toussota et d’un ton qui se voulait rassurant, prit la
parole.
– Veuillez excuser mes amis. Nous ne vous voulons aucun mal et nous
sommes sains d’esprit. Nous venons d’arriver dans cette ville après un long
voyage. Nous sommes à
la recherche d’un manuscrit de cuisine du xiv
e siècle qui a été acheté en 1500 par le
prince-évêque de l’époque, Erard de la Marck. On nous a dit qu’en vertu de votre si
longue et si riche expérience, vous étiez la personne idoine pour
nous renseigner…
Visiblement
flatté, Lancelot de Casteau se rengorgea.
– Vous
parlez certainement du Viandierdu sieur Taillevent ?
Bien sûr que je le
connais. Mais ce n’est
plus un manuscrit, c’est un livre. Il a été imprimé.
– Non,
il s’agit d’un manuscrit. Écrit par mon mar… commença Constance.
Elle fut
immédiatement interrompue par un violent coup de coude dans les
côtes que lui infligea Quentin.
– Elle
veut dire par son arrière-arrière-grand-père, précisa
François.
Lancelot de
Casteau leur lança de nouveau un regard inquiet et d’un geste leur
montra la porte.
– Vous
m’avez fait perdre assez de temps, allez-vous-en.
François
revint à la charge.
– Attendez ! Vous avez dit être très en retard.
Je peux vous être
utile. J’ai été le
secrétaire d’un très grand cuisinier italien et je l’ai aidé à
rédiger son livre de cuisine. Il me dictait et je mettais en forme…
– Et de
quel cuisinier s’agit-il ? l’interrompit Lancelot de Casteau.
– Bartolomeo Scappi.
Le vieux
cuisinier émit un long sifflement admiratif.
– Ça
alors ! J’ai
acheté son livre lors de mon séjour à Bologne. Son art est immense,
inégalable. Il m’a
inspiré quelques recettes. Ainsi, c’est vous qui les avez rédigées ?
Et vous pourriez
m’aider ?
Une lueur
d’espoir illumina son visage sillonné de rides.
– J’ai
un peu de mal car ma mémoire n’est plus aussi bonne qu’elle était,
continua-t-il, et je crains d’avoir fait bien des
fautes.
Il hésita,
regarda François qui lui souriait avec bienveillance et se
lança :
– Je me
suis aventuré à rédiger un petit recueil de cuisine.
Sans faire grand embarras,
j’ai désiré mettre en lumière quelques petites choses gentilles
inconnues à tout un chacun. On trouvera toutes les recettes bien indiquées en poids
et mesures, afin de renseigner parfaitement ceux et celles qui
n’ont pas encore grande expérience dans l’art de la cuisine.
Et afin qu’il ne me soit pas
reproché de provoquer, par mes écrits, de trop grandes dépenses, on
y trouvera aussi plusieurs recettes de petites dépenses où chacun
pourra prendre ce que bon lui semble. Je ne saurais me comparer aux grands maîtres
cuisiniers d’autrefois. Il s’agit d’une sorte d’initiation. Je pourrais vous payer…
François
secoua la tête.
– Je ne
demande rien d’autre que le plaisir de participer à votre
travail. Il y a si peu
de livres de cuisine en français. Rien depuis Taillevent ! Soit plus de deux
siècles ! Alors
que les Italiens ne cessent d’en écrire : Maître
Martino 1, Bartolomeo Sacchi 2, Cristoforo Messibugo 3, Domenico Romoli, sans compter mon illustre maître
Scappi 4. Vous
faites oeuvre immensément utile.
Lancelot de
Casteau rosit sous le compliment.
– En
retour, peut-être pourriez-vous nous aider à en savoir plus sur le
manuscrit qui nous a conduits jusqu’à Liège, ajouta
François.
– Cela
me semble équitable, acquiesça le cuisinier même si je ne vois pas
trop ce que je peux faire.
La servante
entra après avoir frappé deux coups timides. Confuse, elle annonça à son maître que
Léonard de Streel venait d’arriver et demandait à le
voir.
– Il va
être très heureux de savoir que je vais bientôt pouvoir lui
remettre mon manuscrit. Revoyons-nous dès demain et mettons-nous au
travail.
Constance,
François et Quentin se retirèrent. L’affaire n’était pas si mal engagée.
Épuisés par le voyage, ils
rentrèrent sans plus tarder à l’auberge, remettant au lendemain la
quête du manuscrit.
***
Immédiatement, François et Lancelot de Casteau
s’entendirent comme larrons en foire, chacun faisant assaut de
souvenirs de banquets, de fêtes, de réussites culinaires.
Confortablement installé dans
un fauteuil devant la cheminée, les pieds sur un tabouret, le
maître-queux dictait à François, debout devant l’écritoire, sa
recette de saucisses au pot.
– Intéressant ce mélange de pommes, oignons, vin
blanc, muscade et cannelle. Vous faites revenir le tout à la poêle et vous ajoutez
les saucisses ? demanda François.
Constance et
Quentin, debout près de la porte, lui firent signe de
s’interrompre.
– Si
nous voulons avancer dans notre recherche, il nous faut cette
lettre d’introduction que vous nous avez promise, dit Constance en
s’adressant à Lancelot de Casteau.
– Où
avais-je la tête ? Bien sûr ! Je suis tellement heureux de pouvoir travailler avec
M. Savoisy…
Le vieil
homme se leva avec difficulté, emprunta la plume de François et
d’une écriture appliquée rédigea un message qu’il tendit à
Constance, une fois l’encre sèche.
– Vous
verrez, le bibliothécaire n’est pas un homme facile.
N’attendez pas grande aide de
sa part. Et faites
attention dans les rues. Elles ne sont pas sûres, même en plein jour.
Il n’y a jamais eu autant de
tire-laines et de voleurs. Il faut dire qu’avec ces guerres qui n’en finissent pas,
les soudards espagnols, allemands, italiens ne se privent pas de
piller la région.
Il émit un
profond soupir et passa à la recette suivante, celle de la
capilotade douce.
***
Le palais
avait fière allure avec ses hautes fenêtres ouvragées et ses
galeries courant le long de la cour centrale. Constance et Quentin se frayèrent un
chemin parmi les étals des merciers qui encombraient le passage
sous les arcades. La
jeune femme regardait avec intérêt les belles aiguilles en corne,
les peignes et les colifichets. Elle s’attarda auprès d’un étal proposant des bobines de
fil d’or de Chypre, des soies de Lucques et de Venise, des flacons
de toilette en verre gravé, des aumônières en peaux ornées de
perles et de fil d’argent, des bonnets en coton translucide de
Mossoul. Quentin, lui,
était en arrêt devant les figures ornant le haut des
colonnes. Un visage au
front ridé et au regard ahuri et un autre, le nez retroussé, tirant
la langue dans une horrible grimace. Il fit quelques pas et tomba sur un monstre aux
oreilles pointues, aux lèvres parsemées de trous et à la langue
pendante et encore un autre au sourire sardonique et aux yeux
globuleux. Il eut un
mouvement de recul, rejoignit Constance et la tira par le
bras.
– Viens. Cet endroit me met mal à l’aise.
Elle le
regarda avec surprise, reposa le peigne en ivoire qu’elle tenait en
main, et le suivit. Quentin marchait, le regard rivé sur la cohorte de
gnomes qui sem blaient les avertir d’un danger dont ils ne
percevaient pas la gravité. Il s’arrêta net.
– N’y
allons pas. C’est une
mauvaise idée. Ça ne
me dit rien qui vaille.
– Ne
sois pas stupide ! Que veux-tu qu’il nous arrive ?
Sans dire
un mot, Quentin lui montra les colonnes. Elle les observa avec
attention.
– Quentin ! Ces images sont celles de fous !
Regarde, on les reconnaît à
leurs capuchons, à leurs grelots, à leurs marottes… Ils ne te
veulent pas de mal. Ils montrent juste que tout homme est fou et que la
folie fait danser le monde.
– C’est bien ce que je disais, rétorqua sombrement
Quentin.
Petit homme
aux cheveux en bataille et au long nez chaussé de lunettes, le
bibliothécaire était penché sur un livre en latin. Il sursauta quand il s’aperçut de la
présence de Constance et Quentin.
– Que
voulez-vous ? aboya-t-il. La bibliothèque est fermée aux étrangers.
– Nous
venons faire une recherche pour le compte du sieur Lancelot de
Casteau, susurra Constance de son ton le plus aimable.
– Le
cuisinier ? Il
ne doit même pas savoir lire ! Et pourquoi ne vient-il pas
lui-même ?
– Il
est fort occupé à l’écriture de son livre, continua Quentin en
s’approchant de quelques pas et reculant tout
aussitôt.
Le
bibliothécaire dégageait un très désagréable fumet évoquant l’urine
de rat, l’eau croupissante et la viande avariée.
– Elle
est bien bonne, celle-là ! Il écrit un livre ! Il n’arrive pas à aligner deux mots et il a besoin
de mon aide, c’est ça ? Vous lui direz que je méprise les arts mécaniques, que
je ne m’occupe que des connaissances les plus élevées et les plus
nobles.
Le vieux
grincheux leur fit signe de la main de passer leur chemin et se
replongea dans la lecture de son livre. Ses ongles noirs et démesurément
longs crissaient sur le papier. On aurait dit des araignées se pressant vers leurs
proies.
– Il
s’agit d’un manuscrit très ancien, insista Constance, acheté par le
prince-évêque Erard de la Marck à Bâle. Il y est question de
cuisine.
– Je
n’ai jamais entendu parler d’une telle chose. Il doit s’agir d’une des vieilleries
entassées par mon prédécesseur, maugréa le
bibliothécaire.
– Mais
peut-être pourrions-nous chercher nous-mêmes, sans vous
déranger…
– Certainement pas ! Je suis le seul habilité à pénétrer
dans les pièces d’archives. Désolé, je ne peux rien faire pour vous.
Et maintenant, laissez-moi
travailler en paix.
Décontenancés, Constance et Quentin se regardèrent et
s’en allèrent. Dans
le couloir, Quentin laissa libre cours à sa colère.
– Quel
butor ! Il se
prend pour qui celui-là ?
– Il
ne nous reste plus qu’à le trouver nous-mêmes, déclara
Constance. Nous
reviendrons de nuit.
– Tu
es vraiment folle ! L’endroit doit être gardé. Et si nous nous faisons
prendre ?
– Il
faut courir le risque.
***
Lancelot de
Casteau ne fut pas étonné du mauvais accueil que leur avait réservé
le bibliothécaire.
– Je
me demande parfois ce que cet horrible bonhomme a d’humain.
Il est méchant comme un âne
rouge, et pourtant il mange des patenôtres et chie des avés comme
s’il en pleuvait. Continuellement fourré à l’église quand il daigne sortir
de son trou malodorant. C’est un hypocrite dont il faut se méfier.
Toujours à imaginer les
mauvais tours qu’il pourra jouer à son prochain. Il passe la plupart de ses nuits dans
la bibliothèque.
Constance
et Quentin se lancèrent un regard désappointé.
– Quand je pense qu’il sera au banquet donné demain
soir en l’honneur des échevins, je mettrais volontiers du poison
dans son verre.
Quentin vit
s’allumer dans le regard de Constance une vive lueur.
Se réjouissait-elle à l’idée
que la bibliothèque serait vide ou nourrissait-elle d’autres
desseins ?
Se tournant
vers François qui transcrivait la recette de veau revêtu, Lancelot
de Casteau ajouta :
– La
préparation de ce banquet m’angoisse. Je ne suis plus bon à rien. J’ai du mal à me baisser.
Mes mains me font tellement
souffrir que j’arrive à peine à tenir une poêle. Soulever une marmite devient un
cauchemar. Et
pourtant ! Si
vous m’aviez vu le 12 décembre 1557 ! Mon plus beau banquet !
À l’occasion de la joyeuse
entrée du prince-évêque, Robert de Berghes. Cent quarante-huit
plats ! Un
triomphe ! Je
n’en prévois que quarante-deux demain soir. Je ne suis plus que l’ombre de
moi-même.
Le vieil
homme se prit la tête entre les mains, soupira, hésita et d’une
voix très affectée lança :
– Je
ne vous ai pas tout dit… Je suis ruiné… Je ne dois ma survie qu’à
mon gendre, Georges Libert, qui m’assure le gîte et le
couvert.
– Mais
vous avez été le cuisinier du palais pendant plus de cinquante ans…
Comment pouvez-vous être sans ressources ? s’étonna Quentin.
– Le
trésor de l’évêque me doit des sommes gigantesques.
Comme maître-queux, j’ai
acheté, pendant des années, les denrées pour les repas et les
banquets. La
mense 5épiscopale devait me rembourser deux mille
florins. Malgré mes
récriminations, les choses ont traîné, traîné, jusqu’au moment où
je me suis retrouvé sur la paille.
– Mais
c’est honteux ! s’indigna Quentin.
Lancelot de
Casteau haussa les épaules en signe de fatalisme.
– La
lutte du pot de terre contre le pot de fer… Si j’écris mon livre,
c’est pour laver mon honneur, montrer aux générations futures tout
ce que j’ai fait pour le plaisir et le renom de la cour des
princes-évêques de Liège. Même si je dois payer moi-même son
impression !
Le vieil
homme s’essayait à sourire mais son regard brouillé de larmes
trahissait son émotion.
– Croyez-vous pouvoir m’aider à préparer le banquet
de demain ? demanda-t-il timidement.
– J’allais vous le proposer, déclara
François. Cela me
rappellera mes jeunes années. Je serai ravi de remettre la main à la
pâte.
– Je
peux aussi vous aider, déclara Constance d’une voix forte, j’ai
travaillé pour de grands cuisiniers.
Et sans
hésiter, elle ajouta : « Quentin
également. »
Une lueur
de gratitude éclaira le visage du cuisinier. Peut-être aurait-il été moins ravi
d’apprendre que les cuisiniers en question étaient Taillevent et
Maître Chiquart, morts depuis des lustres ! Quant à Quentin, son expérience à
Ripaille lui ayant laissé de cuisants souvenirs, l’idée de préparer
le banquet lui plaisait moyennement. Mais, une fois de plus, Constance ne lui laissait
pas le choix. Il
devait cependant reconnaître que leur séjour à Liège se révélait
moins redoutable qu’il ne craignait. Certes, ils n’avaient pas avancé d’un pouce au
sujet du manuscrit et le projet de Constance de fouiller la
bibliothèque l’inquiétait, mais aucun danger majeur ne les
menaçait. Et les
attentions dont elle le comblait, les secrets partagés au coeur de
la nuit, valaient bien de prendre quelques risques.
Il ne se reconnaissait
plus. Lui qui avait
toujours tenu la dragée haute aux filles était réduit à faire les
quatre volontés d’un petit bout de femme aux yeux émeraude, venue
du fond des siècles.
François
demanda à voir la liste des mets. S’ensuivit une discussion fiévreuse.
François trouvait qu’il y
avait trop de tourtes et pas assez de plats de poisson au troisième
service. Le
maître-queux campa sur ses positions et voulut à tout prix
conserver la tourte verte de Crémone, la tourte de jus d’herbes, la
tourte d’amandes, la tourte génoise blanche, la tourte de navets,
la tourte de champignons, la tourte blanche à la romaine, la tourte
de seiches fraîches. François eut gain de cause en rajoutant le pâté enragé
de poisson, le poisson à la mode de Hongrie, l’esturgeon en daube,
le crabe farci et les boudins de roussette.
La
discussion faillit tourner à l’aigre quand François s’inquiéta du
manque de bêtes à plumes dans les deux premiers services.
Lancelot de Casteau, aussi
cramoisi que son pourpoint, se leva d’un bond en grimaçant et
tonna :
– Je
connais mon métier, que diable ! Je sais que les oiseaux sont le symbole de la
supériorité des princes et qu’ils doivent figurer sur leurs
tables. Les bécasses,
les perdrix rôties ? Les pigeons, les chapons ? Ce ne sont pas des bêtes à
plumes ? Et la
poule d’Inde, elle compte pour du beurre ?
Levant les
mains en signe de reddition, François s’excusa :
– Je
ne voulais pas vous blesser. Vous avez tout à fait raison. Personnellement, j’ai une grande
réticence envers la poule d’Inde, mais elle est grandement
appréciée par nos contemporains.
Ignorant de
quel animal il s’agissait, Constance se pencha vers Quentin et
demanda :
– Qu’appelle-t-il une poule
d’Inde ?
– C’est l’ancien nom du dindon. Un gros volatile rapporté d’Amérique
par les conquistadors. Je suis d’accord avec François, cette bête est
immonde.
Lancelot de
Casteau et François parvinrent à un accord final sur la composition
des quatre services. Chaque convive y trouverait son compte, selon son goût
et son état de santé. Le maître-queux, pour bien montrer qu’il ne négligeait
pas les règles de la diététique, se lança dans l’énumération des
choix qu’offrait son menu. Quentin n’y comprit goutte et se promit, à l’occasion,
de demander des explications à François ou Constance.
Puis, le maître-queux
enjoignit à sa nouvelle équipe de se rendre aux cuisines du palais
épiscopal où le travail avait déjà commencé.
Surpris de
l’arrivée d’inconnus, les cuisiniers les regardèrent d’un sale
oeil. Constance,
surtout, suscita moult réactions. Une femme en cuisine ! C’était tout à fait
inhabituel. Lancelot
de Casteau fut obligé de rappeler que, selon lui, les dames sont
souvent meilleures en cuisine que bien des hommes et que dans son
livre il s’employait à leur montrer comment ordonner leurs affaires
et ce qu’il faut avoir pour offrir un bon repas. Constance était une cuisinière
reconnue en France et il était content de l’accueillir.
Ses paroles ne mirent pas
fin aux remarques désobligeantes, mais au moins se firent-elles à
voix basse.
Animé d’une
vigueur nouvelle, Lancelot de Casteau courait partout, surveillant
les chaudrons où cuisaient lentement les potages, les tourtières
recouvertes de braises, les fours où les pâtissiers cuisaient
tourtes et pâtés. Il
avait confié à François, en vertu de son expérience italienne, la
préparation de délicates ravioles aux épinards, parmesan et
cannelle ainsi que de macaronis qui seraient servis avec du beurre,
du parmesan et la sempiternelle cannelle. Tout au plaisir de retrouver l’odeur
de la farine et la douce élasticité des pâtes, François travaillait
vite et en silence. Lancelot de Casteau le regardait faire avec
satisfaction. Quand
il avait vu avec quelle dextérité Constance montait les blancs en
neige, il l’avait affectée à la confection des tourtes, notamment
les tourtes blanches à la romaine. Voyant que Quentin ne semblait pas aussi à l’aise
que ses deux compagnons, il lui demanda de rester auprès de lui et
au gré de ses inquiétudes, l’envoyait vérifier si telle viande, tel
légume, tel condiment était en quantité suffisante.
Quentin passa la journée à
courir dans les six pièces en enfilade qui constituaient la
cuisine, pour rassurer le maître-queux.
Le soir, à
son grand déplaisir, il se vit refuser l’accès à la couche de
Constance. Gentiment
mais très fermement, elle lui expliqua qu’elle avait besoin de
repos pour affronter leur expédition de la nuit prochaine.
Elle avait repéré qu’une des
fenêtres des cuisines faisait face à la bibliothèque.
Elle s’arrangerait, le
lendemain, pour occuper une place à proximité de manière à guetter
le moment où le bibliothécaire signalerait son départ en éteignant
les feux. Ils
pourraient alors se livrer à leurs recherches tant que durerait le
banquet. Quentin
n’eut d’autre solution que de partager le lit de François qui
dormait déjà, ronflant comme un sonneur. Il passa de longues heures à suivre
dans le ciel la course de la lune presque pleine. La lumière froide de l’astre, les
sombres nuages qui lui cachaient sa lente progression firent naître
des pensées moroses qui l’entraînèrent dans des cauchemars où
Constance prenait l’apparence des gnomes grimaçants de la cour du
palais épiscopal. Doigts crochus, chairs sanguinolentes, moignons épars,
faces boursouflées l’accompagnèrent tout au long de la
nuit.
À l’aube,
ils reprirent leurs tâches. Constance s’était installée à une table près de la
fenêtre stratégique. L’heure avançant, Lancelot de Casteau devenait de plus
en plus anxieux, houspillant les porteurs d’eau et les bûchiers qui
n’allaient pas assez vite à son goût, les hasteurs qui enfilaient
n’importe comment les viandes sur les broches, les valets de
chaudière qui faisaient mal la vaisselle. Même François eut droit à une volée
de bois vert sous prétexte qu’il n’avait pas mis assez de beurre
dans ses agnoilen 6.
– Du
beurre, encore du beurre ! Il est complètement fou d’en mettre tant, maugréa
François dans sa barbe. Ce ne sont plus des pâtes, ce sont des fontaines à
beurre.
Commençant
à en avoir assez des hurlements du maître-queux, Quentin décida de
s’octroyer une petite pause et d’aller voir Constance.
Après tout, il n’était pas
un véritable cuisinier, il pouvait prendre quelques
libertés. Et il
voulait surtout effacer les mauvais souvenirs que lui avait laissés
sa nuit agitée. Ses
cauchemars lui collaient à la peau.
Il la
trouva, tout sourire, en train de couper en lanières des blancs de
seiches qu’elle pêchait dans un bouillon odorant. Sachant que la meilleure manière de
s’assurer ses bonnes grâces était de parler cuisine, il
demanda :
– Ôte-moi d’un doute. Comment font les gens pour manger quarante-deux
plats dans un seul repas ?
Constance
le regarda avec ahurissement.
– Tu
ne crois tout de même pas qu’ils mangent de tous les
mets ?
– C’est bien la question que je me
pose.
– Mais
ils en mourraient ! Ils ne prennent que ce qui correspond à leur régime de
santé et uniquement ce qui est à portée de main. Ce serait très mal vu s’ils
demandaient à ce qu’on leur passe un plat à l’autre bout de la
table. Et maintenant,
laisse-moi travailler !
Constance
leva le nez de ses blancs de seiches et le regarda en
souriant. Il vit
scintiller dans ses yeux des petits points dorés. Il se crut transporté sous un ciel
d’été où les étoiles lui promettaient d’infinis voyages.
À mille lieues de ses
craintes de la nuit dernière ! Qu’il cesse donc de se monter le bourrichon et de
voir des dangers et des trahisons derrière chaque pilier du
palais. Constance
était un être fantasque, voilà tout ! C’était une femme !
– Encore une petite chose. Ces régimes de santé dont parlait
Lancelot de Casteau hier… Je n’ai rien compris. Tu peux m’expliquer ?
Ça a l’air affreusement
compliqué.
– Ça
l’est ! Un jour,
un médecin du roi Charles VI m’a fait la leçon.
Il disait que chaque être,
qu’il soit homme, animal ou plante a une nature particulière qui
correspond à chacun des éléments. Il peut être chaud comme le feu, froid comme
l’air, sec comme la terre ou humide comme l’eau. Les aliments aident à maintenir
l’équilibre, à faire en sorte qu’un élément ne prenne pas le
dessus.
– Mais
comment font-ils ?
Elle ajouta
aux seiches des oignons revenus dans du beurre et de la
menthe. Étonnée de
l’intérêt manifesté par Quentin pour des sujets touchant à la
cuisine, elle releva la tête.
– Tu
veux vraiment le savoir ?
Il opina
vigoureusement du chef.
– Alors, disons qu’on peut comparer l’estomac à une
marmite. Il
transforme ce que nous mangeons en quatre humeurs : le phlegme
qui est une matière froide et humide ; la bile jaune sèche et
chaude ; le sang chaud et humide ; la bile noire froide
et sèche. Les humeurs
augmentent ou diminuent selon l’âge et les saisons.
Si par malheur l’une devient
trop abondante ou trop épaisse, c’est la catastrophe.
Elle s’amasse, pourrit et
produit des vapeurs nocives qui se transforment en
maladie.
Quentin la
regardait avec un air de poisson hors de l’eau. Constance ajusta avec dextérité une
abaisse de pâte sur sa tourte, souda avec soin les deux bords et
passa à la préparation d’une tourte de navets.
– Mais, alors que faut-il manger ?
demanda Quentin fasciné par
son adresse.
– Ce
sont les médecins qui établissent un régime de santé prenant en
compte toutes les données propres à chacun.
Quentin
émit un petit sifflement admiratif.
– Prenons par exemple le boeuf…
– Il
n’y a pas plus froid et sec que le boeuf, l’interrompit Constance
en agitant les mains en signe de danger. C’est une matière lourde, dense, très
difficile à digérer. On peut éventuellement en faire du bouillon et laisser
la viande aux domestiques. Et puis le boeuf, c’est un instrument de travail.
On ne mange pas sa brouette
ou sa charrue.
Quentin
éclata de rire.
– Et
le porc ?
Constance
fit une grimace de dégoût. Aux navets caramélisés au beurre, elle ajouta du fromage
frais, de la cannelle et de l’eau de rose.
– On
ne se sert que du lard. La chair du porc est épouvantablement humide et produit
des humeurs grossières. Elle ne saurait être servie à une table
princière.
– Mais
alors que mangent les princes ?
– Pourquoi me demandes-tu tout ça ?
Ça t’intéresse
vraiment ? Tu
n’aurais pas plutôt envie d’échapper à Lancelot de Casteau quelques
instants ?
Quentin nia
en secouant la tête.
– Puisque tu y tiens ! continua-t-elle en souriant.
L’homme de rang élevé doit
se nourrir de pain de froment, de vin blanc, de blancs de poulet et
de volailles.
– Et
les pauvres ?
– Disons que les rustiques, les gens lourds, ceux
qui effectuent des travaux pénibles, peuvent tout avaler sans que
cela nuise à leur santé. Leur estomac brûle mieux les aliments. Les grosses viandes leur sont
familières. Ils
peuvent avaler abats, tripailles, tendons, os et nerfs et boire du
vin rouge. Quant aux
vraiment pauvres, on peut leur donner sans souci du vin aigre, des
fruits pourris et des vieux fromages.
– Arrêtons là, si tu veux bien !
Je crois que j’ai compris le
principe général.
Quentin la
regarda remplir une tourtière de son mélange de navets.
L’activité rosissait ses
joues. Une petite
mèche s’échappait de son bonnet de lin gaufré. Il s’apprêtait à la remettre en place
quand il entendit Lancelot de Casteau l’appeler en
rugissant. Il battit
en retraite. De plus
en plus agité, le maître-queux lui confia une série de tâches
hétéroclites, si bien qu’il ne put approcher Constance avant la fin
de l’après-midi. Il
la voyait regarder fréquemment par la fenêtre aux vitres serties de
plomb. Le banquet
allait commencer dans deux heures. La journée était sombre. On voyait danser, dans la
bibliothèque, la lueur des chandelles.
Au comble
de l’anxiété, Lancelot de Casteau envoya Quentin vérifier s’il ne
manquait pas d’herbes pour agrémenter les salades qui seraient
servies en début de repas.
– Souviens-t’en bien : il nous faut estragon,
roquette, menthe, pimprenelle, oseille, cresson alénois, feuilles
et fleurs de bourrache et de buglosse.
Ignorant
complètement à quoi pouvait bien ressembler la moitié de ces
herbes, Quentin alla chercher de l’aide auprès de Constance.
Il la trouva en train de
mélanger délicatement des blancs d’oeufs avec du fromage
frais. Il s’abîma
dans la contemplation de la jeune femme jusqu’à ce qu’elle lui
demande de lui donner le basilic et le gingembre hachés.
Au regard qu’elle lui lança,
avec une pointe de tendre amusement, son coeur s’emballa.
Il ne pourrait plus vivre
ailleurs qu’à ses côtés. D’émotion, il laissa tomber la coupelle avec le
gingembre. L’un et
l’autre se baissèrent pour réparer les dégâts. Leurs doigts se touchèrent, se
nouèrent. Quentin la
releva doucement, goûtant à la douceur de sa paume qui s’ouvrait
pour lui. Leurs
visages se rapprochèrent. Dans les yeux de Constance, les pétillements d’or
devinrent pur éclat. Quentin effleura l’arrondi de sa joue, suivit le dessin
de ses lèvres… Brusquement, la jeune femme se raidit et le
repoussa. Le regard
fixé sur la fenêtre, elle murmura :
– Les
lumières se sont éteintes. Il nous faut y aller.
Son regard
avait perdu toute douceur. Elle défit prestement son tablier qui couvrait sa jupe à
fines rayures vertes et or. Désemparé, Quentin la regarda faire sans réagir.
Perdu dans son rêve de
félicité, il ne pensait qu’à la prendre par la main et fuir le
vacarme des cuisines et les dangers qu’il sentait
poindre.
– J’ai
un mauvais pressentiment. N’y allons pas ! Trouvons un autre moyen.
Constance
ne l’écoutait pas. Elle termina en toute hâte la tourte à la romaine, alla
la porter au pâtissier qui la ferait cuire. Quand elle revint, Quentin n’avait
pas bougé d’un pouce.
– Reste, si tu préfères, lui dit-elle d’une voix
douce. Je ne t’en
voudrai pas. Cette
histoire ne concerne que moi et ma famille.
Le banquet
était sur le point de commencer. N’allait-on pas remarquer leur
absence ?
Haussant
les épaules, toujours silencieux, Quentin saisit une des torches
qu’elle avait cachées sous la table. Ils s’esquivèrent discrètement.
***
Ils
traversèrent la cour et s’engouffrèrent dans l’escalier
désert. Comme ils s’y
attendaient, la porte de la bibliothèque était fermée à clé.
Constance brandit un petit
couteau de cuisine ainsi qu’une broche et s’attaqua à la serrure
qui céda rapidement. Les rayons de la pleine lune éclairaient les étagères
bourrées de livres. L’endroit était toujours aussi lugubre. Les relents des odeurs corporelles du
bibliothécaire flottaient dans l’air. Ils traversèrent la grande pièce et pénétrèrent
dans les archives. L’endroit était aussi grand que la bibliothèque, encore
plus en désordre. Les
étagères croulaient sous des piles de livres en mauvais état, de
vieux papiers à l’encre pâlie.
– Nous
n’y arriverons jamais, c’est bien trop grand, souffla
Quentin. Autant
chercher une aiguille dans une meule de foin.
Constance
parcourait la pièce, la torche haut levée.
– Ne
sois pas décourageant. Nous avons la nuit devant nous, rétorqua
Constance. Commençons
par ce rayon-là.
Des volutes
de poussière s’élevèrent quand elle souleva une liasse de
papier.
– Je
ne comprends rien à ces écritures, pesta Quentin en ouvrant un
livre. C’est trop
ancien.
– Tais-toi et cherche !
– Je
te dis que notre recherche est vaine, maugréa Quentin.
Constance
ne répondit pas. Elle
s’entêta, passant d’une étagère à l’autre, ouvrant, feuilletant des
monceaux de documents. Parfois, les papiers étaient si anciens qu’ils se
désagrégeaient dès qu’elle les touchait. Une planche de bois s’écroula avec
fracas. Effrayée,
elle s’immobilisa. Quentin avait disparu. Elle balaya la pièce avec la torche.
Elle le trouva assis par
terre, les yeux dans le vague, derrière une montagne de livres
bloquant le passage.
– Tu
commences sérieusement à m’agacer, dit-elle. Cherche !
– Ça
ne sert à rien.
– Il
est là, j’en suis sûre.
Quentin
soupira.
Pendant les
deux heures suivantes, ils fouillèrent sans résultat.
La détermination de la jeune
femme faiblissait. Retourné derrière son rempart de livres avec un amas de
documents à trier, Quentin la pria une nouvelle fois de
cesser. Soudain, il
l’appela d’une voix vibrante d’excitation.
– Hé ! Constance, viens voir. Ce manuscrit me rappelle quelque
chose.
La jeune
femme se fraya un passage jusqu’à lui. Il feuilletait une liasse épaisse.
Elle saisit le document et
sauta de joie.
– C’est lui ! C’est bien ça ! Regarde : la première phrase écrite par Jehan
à mon intention : Chère amie, vous m’avez demandé, la
semaine où nous nous sommes mariés, alors que vous n’aviez que
quinze ans, de me montrer indulgent avec vous par égard à votre
jeunesse et à votre inexpérience…
Quentin
voulut se relever pour la prendre dans ses bras.
– Aïe,
aïe, j’ai une crampe dans le mollet, grommela-t-il.
Elle
s’accroupit auprès de lui et feuilleta avidement les pages.
Quentin éteignit sa
torche. Dorénavant,
celle de Constance suffirait. Un des feuillets tomba, il le ramassa et se mit à
déchiffrer péniblement :
– Écrire sur du papier une lettre que
personne ne pourra voir à moins de chauffer la
feuille… Ton
mari était magicien ?
Elle éclata
de rire et se releva.
– Pas
le moins du monde ! Il donne aussi la recette pour conserver les roses
rouges ou pour rendre le sel blanc !
– Mais
là, insista Quentin, je vois : Poison pour
tuer…
À ce
moment, la porte s’ouvrit avec fracas. Le bibliothécaire et deux gens d’armes
apparurent.
Elle reposa
précipitamment le manuscrit sur une pile de livres et fit face aux
arrivants.
– Qu’êtes-vous en train de voler ?
demanda le bibliothécaire
d’une voix rogue. Gardes, emparez-vous d’elle.
– Je
n’ai rien volé, répondit Constance, avançant vers eux en montrant
ses mains vides.
– Vous
étiez sur le point de le faire. Apportez-moi ce document. N’essayez pas de me tromper.
Constance
obtempéra. Personne
n’avait remarqué Quentin, caché par les piles de
livres.
– Ce
manuscrit m’appartient, continua Constance.
– Il
est la propriété des princes-évêques de Liège, rétorqua le
bibliothécaire qui le feuilletait avec curiosité.
– Il a
été volé à ma famille. C’est mon mari qui l’a écrit.
– Qu’est-ce que vous me chantez là ?
Regardez sur la première
page : il est écrit acheté à l’imprimeur Eggiman de Bâle
le 25 août 1500.Il y a cent ans ! Et vous voudriez me faire croire que votre mari en
est l’auteur ! Il s’appelle Mathusalem, votre mari !
Et vous, vous me semblez
bien jeunette pour avoir traversé le siècle…
– Je
vous jure ! Je
peux vous expliquer !
Il
s’interrompit et la regarda d’un air soupçonneux.
– Vous
surgissez de nulle part et je vous retrouve en train de voler un
grimoire. Et vous
voudriez que je vous croie ? Et l’homme qui était avec vous ce matin, où
est-il ?
– Il
n’est pas avec moi. Il a disparu…
– Disparu ! l’interrompit le bibliothécaire. Qu’en avez-vous fait ?
Vous vous en êtes
débarrassée, c’est ça ? Je commence à voir clair : vous êtes une
malfaisante, une impie. Peut-être même un succube. C’est nuit de pleine lune. Et vous portez un vêtement rayé,
l’étoffe du diable ! Vous êtes venue faire votre sabbat. Arrière, n’approchez pas.
Gardes,
saisissez-la. Faites
attention qu’elle ne s’envole pas, démone qu’elle est.
Effarée,
Constance fut entourée par les deux hommes qui firent un signe de
croix avant de s’emparer d’elle. Elle ne résista pas et fut conduite hors de la
pièce dont la porte se referma violemment. Le bibliothécaire avait pris soin
d’emporter avec lui le manuscrit. Quentin se releva. Les rayons de lune le guidèrent jusqu’à la
sortie. Il se maudit
de ne pas être intervenu. Où la conduisait-on ? Et que voulait dire cette histoire d’esprit
succube ? De
sabbat ? On
n’allait tout de même pas la prendre pour une sorcière… Quel
imbécile il était ! Il aurait dû bondir et l’arracher des griffes de ces
insensés. Puis il
essaya de se convaincre que Constance ne risquait rien, qu’elle
serait relâchée dans quelques heures quand ses gardes se rendraient
compte de leur méprise. Cette mésaventure l’inciterait à être plus prudente,
dorénavant. Il
savait pertinemment qu’il se racontait des histoires et fila ventre
à terre chercher de l’aide auprès de François et Lancelot de
Casteau.
Il les
trouva attablés devant les restes du banquet, célébrant leur
succès.
– Ce
canard aux châtaignes est divin, disait François, les doigts
dégoulinants de sauce.
– Braisé au vin d’Espagne avec du citron frais, de
la muscade, de la cannelle, mais il faut, surtout, bien penser à
l’accompagner de beignets de feuilles de sauge.
– Et
le pâté d’Angleterre ! De l’agneau, des pignons, de la menthe, je n’ai jamais
rien mangé d’aussi bon.
– Même
chez Scappi ? demanda timidement le maître-queux.
– Je
dois vous avouer que vous soutenez la comparaison et je me demande
même si je ne préfère pas votre…
François
s’interrompit en voyant apparaître Quentin, pâle et à bout de
souffle.
– Tu
tombes à pic, mon garçon, goûte un peu à ces délices…,
reprit-il. Mais que
t’arrive-t-il ?
– Oui,
où étais-tu passé ? renchérit Lancelot de Casteau. Je t’ai cherché partout.
Heureusement que le banquet
a été une vraie réussite sinon…
Devant
l’air défait de Quentin, François s’empressa de
demander :
– Où
est Constance ?
Quentin
raconta leur malheureuse expédition. Après l’avoir copieusement réprimandé pour leur
imprudence, le maître-queux affirma qu’il allait arranger
ça. Il irait voir son
ami Jean Curtius, riche et puissant bourgeois de Liège.
Quentin le pressa pour qu’il
agisse sur-le-champ mais le vieil homme se récria qu’il n’allait
certainement pas le déranger à cette heure indue. Constance allait passer une nuit
inconfortable à la prison de la Violette, la maison commune, mais
elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Quentin insista. En guise de fin de non-recevoir,
Lancelot de Casteau lui tendit une part de tourte aux
navets.
***
La mine
catastrophée du maître-queux quand il revint du palais Curtius
alarma Quentin et François.
– Il y
a un très gros problème. Votre amie est accusée de sorcellerie.
– Quoi ? s’exclamèrent en choeur Quentin et
François.
– Je
n’ai pas bien compris… Jean Curtius s’est renseigné… On lui a dit
qu’elle avait affirmé avoir plus de cent ans.
Quentin et
François se regardèrent avec inquiétude.
– Elle
n’a jamais dit ça, répliqua François. C’est le bibliothécaire qui a eu cette conclusion
hâtive.
Lancelot de
Casteau haussa les épaules.
– Toujours est-il qu’elle est soupçonnée d’être une
adepte de Satan. Depuis quelques années, les procès en sorcellerie se
multiplient. Ernest
de Bavière a demandé à tous ses officiers et vassaux d’extirper
sorciers et sorcières du pays. Le bibliothécaire s’est enflammé, si je puis dire, pour
cette cause. Il est
connu pour détester les femmes. Il n’en est pas à sa première dénonciation.
Il recherche dans des vieux
grimoires toutes les formes de tortures…
– Taisez-vous ! s’écria Quentin. C’est monstrueux. Il faut la sortir de là. J’y vais.
– Ne
fais pas l’idiot, lui enjoignit François. Tu risques toi aussi de te retrouver
en prison.
– Trouvons-lui un avocat, insista Quentin d’une
voix perçante.
– Aucun n’acceptera, répondit Lancelot de
Casteau. Le risque
est trop grand d’être accusé de complicité.
– Qu’est-ce qu’on va lui faire ?
Les deux
hommes restèrent silencieux.
– La
soumettre à la question, la torturer, reprit François.
Qu’elle avoue ou non, le
résultat sera le même : elle sera conduite au
bûcher.
– Et
tu dis ça calmement ! s’indigna Quentin.
– Hélas, à Montpellier, comme tu le sais, un de mes
amis est passé par là. Il n’était pas accusé de sorcellerie mais de pratiquer
la religion de ses ancêtres juifs et de comploter contre les
catholiques.
– Oui,
mais tu as réussi à l’innocenter, il me semble. Et si on essayait de convaincre le
bibliothécaire qu’il s’est trompé…
– Ce
serait en pure perte, répliqua le maître-queux en faisant la
moue. Il prend trop
de plaisir à voir souffrir ses victimes.
Quentin se
boucha les oreilles et d’un coup de pied, envoya valser le pare-feu
de la cheminée.
– Est-il vénal ? Peut-on le soudoyer ? demanda François.
– Il
est connu pour ne pas cracher sur la quincaille, mais dans le cas
présent, il n’y a aucun espoir.
Quentin se
tourna vers eux et déclara d’une voix tremblante de
colère :
– Cette ordure ne va pas s’en tirer comme
ça. Que cela vous
plaise ou non, j’y vais.
François
fit un geste d’impuissance auquel Lancelot de Casteau répondit par
un profond soupir.
– Je
t’accompagne. Au
moins pour t’empêcher de commettre quelque folie, ajouta
François.
Le
bibliothécaire afficha une grande surprise en voyant Quentin suivi
de François.
– Vous
avez réussi à échapper aux sortilèges de la sorcière ?
demanda-t-il à
Quentin.
– Constance n’est pas une sorcière…
– Elle
affirme traverser les siècles ! l’interrompit le bibliothécaire. Que vous faut-il de
plus ? Cette
macrale 7vous tient par quelque charme. Depuis que l’hérésie réformée s’est
répandue dans nos régions, les sorcières pullulent.
Vous verrez, le monde se
portera mieux quand il sera débarrassé de ces monstres.
C’est écrit dans notre code
criminel : les ennemis de Dieu et de ses anges qui font mourir
les grains de la terre et les fruits des bois doivent périr par le
feu.
Sa voix
enflait, son ton montait. Il montra avec fierté une pile de livres à sa
droite :
– Tout
est dit dans ces livres : la Démonomanie des
sorciers,
le Malleus Maleficarum, le Disquisitionum
Magicarum. Grâce à
eux, je sais reconnaître, à coup sûr, une sorcière.
Mais pourquoi venez-vous me
voir ? Vous
voulez partager son sort ? Vous voulez que je vous décrive par le menu ce qui
l’attend ? Nous
n’aurons pas longtemps à attendre les flammes
purificatrices. Les
procès coûtent cher et les juges ont reçu l’ordre d’aller vite en
besogne.
François
fit signe à Quentin qu’il était inutile d’insister.
Cet homme était fou.
Il ne reviendrait jamais sur
son accusation. Ils
tournaient les talons quand le bibliothécaire rappela
Quentin.
– Eh ! vous, le petit jeune, j’ai quelques questions à vous
poser. Vous avez
l’air de bien la connaître, la sorcière. Vous n’avez pas remarqué, par hasard,
que certains animaux mouraient sur son passage ?
Quentin le
regarda d’un air ahuri. François le tirait par le bras, lui murmurant de ne pas
répondre. Lui revint
en mémoire le cadavre du chat aux yeux exorbités de Montpellier et
le cheval raide mort de Genève.
– Ne
change-t-elle pas souvent d’avis ? Ses traits ne se déforment-ils pas
sous l’effet de la colère ? Ne tient-elle pas des propos
venimeux ?
– Comme tout le monde ! répondit Quentin. Elle a ses humeurs.
– Ne
se comporte-t-elle pas étrangement les nuits précédant la pleine
lune ? Ne
provoque-t-elle pas des songes maléfiques ?
Quentin se
tut.
– N’a-t-elle pas sur le corps quelque signe en
rapport avec le démon ?
Quentin
pensa fugitivement à la petite tache en forme de croissant de lune
que Constance portait au creux des reins. Ne voulant plus rien entendre, il
rejoignit François qui était près de la porte.
Le
bibliothécaire souriait d’un air sardonique. Se levant à moitié, il
ajouta :
– J’oubliais ! Votre amie m’a rendu un grand service en
retrouvant le manuscrit. Quelqu’un est venu m’en proposer une belle
somme.
François et
Quentin se regardèrent, stupéfaits.
– Un
étranger ? demanda François. Il veut l’acheter ?
Le
bibliothécaire prit un air offusqué.
– Je
n’ai rien à vous dire. De toute manière, il n’est pas à vendre.
Allez,
disparaissez !
François et
Quentin s’en allèrent d’un pas lourd. Arrivés dans la cour, ils s’assirent sur un des
bancs de la galerie.
– Que
cherchait-il à savoir avec ses questions stupides ?
demanda
Quentin.
– À
rassembler des preuves contre Constance, lâcha François
laconiquement.
Quentin se
laissa aller en arrière et ferma les yeux. Il avait un goût amer dans la
bouche. La voix aiguë
du bibliothécaire résonnait dans sa tête. Les signes du démon !
Foutaises !
On n’allait pas lui farcir
la tête avec ces sornettes d’un autre âge. Sorcière ! Et puis quoi encore ?
Oui, Constance l’était quand
il la prenait dans ses bras. Partir ! Il leur fallait partir au plus tôt. L’arracher à l’emprise de ces fous
furieux et prendre le large. Il respira profondément et se tourna vers François qui
l’observait avec inquiétude.
– J’ai
bien peur que nous ne puissions compter que sur la divine
providence, déclara le vieil homme.
Quentin
regarda le ciel en brandissant le poing.
– Elle
a intérêt à se manifester, et vite.
Le vieil
homme l’obligea à se lever. En silence, ils prirent la direction de la rue
Sainte-Ursule. Arrivés devant l’église des Onze Mille Vierges, François
s’arrêta net et demanda d’une voix inquiète :
– Qui
essaye de s’emparer du manuscrit ?
– Je
me moque de ce maudit manuscrit, rugit Quentin. Sans lui, Constance ne serait pas en
prison.
– À
part nous, qui est au courant ? continua François pour lui-même.
Quentin
haussa les épaules.
– Lancelot de Casteau, rétorqua-t-il sombrement
quelques instants plus tard.
– Ce
vieux bonhomme ? Il ne s’intéresse qu’à ses tourtes et à ses
écrits. Il se moque
éperdument d’un grimoire vieux de plusieurs siècles.
Il veut de la cuisine
moderne.
– Il
cache peut-être bien son jeu, insista Quentin.
– Je
n’y crois pas une seule seconde. En plus, tu l’as entendu, il n’a pas un sou
vaillant.
Accablé,
Quentin sombra dans un profond silence. Il ne s’était jamais senti aussi
misérable.
Lancelot de
Casteau se précipita à leur rencontre.
– Vous
voyant si chagrinés, je vous ai obtenu le droit d’aller voir votre
amie. Je lui ai
préparé quelques mets, elle doit être morte de faim.
– Si
elle n’est pas morte tout court, grommela Quentin.
Le
maître-queux leur montra deux grands paniers regorgeant de
victuailles.
– J’y
ai mis boulettes de poisson, oeufs lombards, pignolates,
pistachines, cannelline, tourte de poires et de coings, mouton à la
mode d’Irlande, thon en daube, hochepot de veau et quelques flacons
de vin de Moselle.
François et
Quentin se saisirent chacun d’un panier et après s’être fait
expliquer le chemin de la prison, prirent congé.
– Tu
vois bien, s’exclama François, il n’a pas de mauvaises
intentions.
– Sa
bienveillance peut être feinte.
– Ridicule ! Il ne représente aucun danger. Nous devrions plutôt surveiller le
bibliothécaire.
– Nous
savons que rien ne le fera plier, répliqua Quentin d’une voix
exaspérée.
François
s’arrêta, posa son panier par terre, prit Quentin par les épaules
et déclara :
– Réfléchis une seconde ! Si le bibliothécaire s’apprête à
vendre un document qui appartient au prince-évêque, nous aurons
barre sur lui. C’est
un mince espoir et une piste plus qu’aléatoire mais c’est tout ce
que nous avons. Et
plutôt que de se morfondre…
– Tu
as certainement raison. Essayons. Séparons-nous. Je vais voir Constance et toi, tu ne quittes pas le
bibliothécaire d’une semelle.
***
À peine
Quentin avait-il fait quelques pas en direction de la prison du
Mayeur, adossée au palais, qu’il fut entouré par six gardes armés
qui le ceinturèrent. L’un d’eux prit la peine de lui annoncer qu’il était en
état d’arrestation pour acte de maquerellage et soupçonné d’avoir
passé contrat avec le diable. Se débattant de toutes ses forces, criant son innocence,
ameutant les passants, Quentin fut entraîné sans ménagement.
Pour le faire taire, un des
gardes lui asséna un violent coup de poing sur le crâne.
Quoiqu’étourdi, il continua
de résister. Un
deuxième coup de poing eut raison de ses forces. Pantelant, l’oeil vague, il gravit
les marches menant à la prison. Sur la droite, une petite porte aux lourdes ferrures
s’ouvrit. Stupéfait,
il vit sortir Constance. Une Constance fraîche et pimpante qui, l’ayant aperçu,
réprima un mouvement de surprise. Il cria son nom. Reçut un nouveau coup. La jeune femme lui lança un regard
où se mêlaient tristesse et regret. Elle lui adressa un vague signe d’excuse et
disparut dans la foule.
Les heures
qui suivirent furent pour Quentin les plus effroyables qu’il eut
jamais vécues. Il fut
jeté dans une geôle infecte puant les excréments. Peu de temps après, un juge vint le
voir. Il lui apprit
qu’une certaine Constance Savoisy avait confié de lourds secrets au
bibliothécaire du prince-évêque, l’un des plus ardents défenseurs
de l’Église catholique. Elle l’avait accusé de l’avoir forcée à une copulation
charnelle hors mariage, de l’avoir vendue à d’autres hommes.
Mais elle avait aussi
dévoilé l’avoir surpris en conversation avec Satan et avoir assisté
à la signature d’un contrat lui permettant de réaliser des actes
surhumains et de jouir de tous les plaisirs de la chair en
contrepartie de la livraison d’âmes pures et innocentes.
La dite Constance Savoisy
avait ajouté que pour se libérer de ce joug odieux, elle avait dû
accepter de se faire passer elle-même pour une sorcière mais
qu’elle était bien aise à l’idée que justice soit enfin
rendue.
Anéanti,
Quentin eut droit ensuite à la liste des tortures qui l’attendaient
s’il n’avouait pas sur-le-champ ses crimes. Il aurait d’abord à subir la torture
froide et chaude. Pour cela on le ferait s’allonger sur un chevalet et on
lui ferait ingurgiter huit pintes 8d’eau froide, puis la même quantité d’eau chaude.
Puis on lui mettrait les
mains et les pieds dans un étau de bourrelier et on serrerait les
écrous. Il serait
rasé pour voir s’il portait des marques du diable. On l’attacherait de manière à ce
qu’il ne puisse ni dormir ni s’asseoir et on le presserait de
questions. Il perdit
le fil quand il fut question de l’estrapade, des fers brûlants, des
rouleaux à épines. En
guise de conclusion, le juge l’assura que par mesure de clémence,
le bourreau l’étranglerait avant de mettre le feu au
bûcher.
Terrifié,
accablé, l’esprit battant la campagne, Quentin n’était sûr que
d’une chose : Constance l’avait trahi. Elle s’était servie de lui de la
manière la plus honteuse. Pour récupérer le manuscrit, elle était prête à toutes
les bassesses, aux pires exactions. Lui revinrent alors en mémoire les quelques lignes
qu’il avait réussi à déchiffrer et où il était question de secrets
et de poisons. Ce
manuscrit ne cacherait-il pas d’autres maléfices derrière
d’innocentes recettes de cuisine ? N’y aurait-il pas quelque magie
noire ? Et si
Constance était une véritable sorcière ? Quentin sentait que sa raison
vacillait. Comment
aurait-il pu en être autrement entre les murs de cette sinistre
prison avec pour toute perspective une chambre de torture et un
bûcher ?
***
Constance
n’avait pas une minute à perdre. Elle savait qu’elle prenait de grands
risques. Pour chasser
les miasmes putrides de la geôle qui s’accrochaient à elle, elle
aspira de longues goulées d’air frais. Il lui fallait à tout prix retrouver le
bibliothécaire. Après
qu’elle eut livré Quentin, elle avait proféré tant de compliments,
tant de louanges éhontées que ce chien puant n’avait pas résisté à
l’envie de lui annoncer que grâce à elle, il allait tirer une somme
rondelette du manuscrit qu’elle avait retrouvé. Pour préserver son image de bon
chrétien, il avait ajouté qu’en tant que fidèle paroissien de
Sainte-Ursule où il passait de longues heures en dévotion, il en
ferait don au chapitre de l’église. Constance n’en croyait pas un mot mais au moins
savait-elle où elle aurait une chance de le rencontrer, hors de la
bibliothèque.
Quand elle
arriva dans l’église, il y faisait noir comme dans un four.
Seuls quelques cierges
brillaient près de l’autel. La nef était déserte. Arrivée au transept, elle perçut une ombre en
mouvement. Elle s’en
approcha prudemment. Cachée derrière un pilier, elle put voir le profil de
l’homme. François ! Elle se glissa jusqu’à lui, prenant soin de se présenter
de face. Elle vit
s’inscrire sur son visage un immense étonnement. Il voulut parler. D’un geste rapide, elle plaqua sa
main sur sa bouche. Elle lui fit signe de le suivre. Dans un recoin sombre, ils se
collèrent l’un à l’autre.
– Où
est Quentin ?
– Ne
me pose pas de questions. Je cherche le bibliothécaire.
– Moi
aussi ! Il vient
d’arriver. À gauche,
dans la chapelle… Il n’est pas seul…
– L’acheteur ? murmura Constance.
– Comment es-tu au courant ?
Constance
mit un doigt sur ses lèvres.
La tête
baissée, ils avancèrent en silence. Les deux hommes étaient agenouillés sur les dalles
et parlaient avec vivacité. À pas de loup, Constance et François se
rapprochèrent. Soudain, François tira sa compagne jusqu’à un pilier
d’angle derrière lequel ils se cachèrent.
– C’est Thomas Delatraz. Je l’ai reconnu. Ce n’est pas
possible !
– Delatraz ? hoqueta Constance. Il nous a suivis ? Depuis Genève ?
François
semblait sur le point de défaillir.
– C’est impossible ! Je n’ai rien fait, rien
dit…
– Chut ! Tu vas nous faire repérer.
Le
bibliothécaire s’était levé et se cramponnait à
Delatraz.
– Donnez-moi l’argent, glapissait-il.
Vous m’avez promis trois
cents florins.
– Vous
rêvez ! répondit
Delatraz d’une voix sardonique. Ce manuscrit appartient à ma famille depuis deux
siècles. Je ne vais
certainement pas payer pour le récupérer.
Rouge de
colère, le bibliothécaire secouait fiévreusement la cape noire de
Delatraz.
– Sans
moi, vous ne l’auriez jamais retrouvé.
– Billevesées ! Vous me l’avez dit vous-même, c’est cette femme
accompagnant Savoisy qui a mis la main dessus. Il m’aurait suffi de suivre ces
idiots pour m’en emparer. Les Savoisy n’ont jamais su prendre soin de leurs
affaires. En plus, ce
sont des pleutres.
À ces mots,
François se redressa. Son pied heurta un banc. Delatraz se retourna. Ils étaient découverts.
– Quelle bonne surprise ! s’exclama Delatraz, narquois.
Fidèle à la tradition
Savoisy, tu arrives après la bataille. Trop tard, mon ami. Le manuscrit restera entre les mains de ma
famille.
Il agita le
document sous le nez de François qui avait fait un pas vers
lui.
– Comment avez-vous su que nous venions
ici ?
– Les
Delatraz ont toujours un oeil sur les Savoisy. Quand tu as quitté Genève, il a suffi
de demander au loueur de voitures quelle était ta
destination. Je vous
ai rattrapés en chemin, voilà tout ! Imbéciles que vous
êtes !
François
bondit et ceintura Delatraz. Le bibliothécaire en profita pour essayer de reprendre
le manuscrit. Constance qui s’était rapprochée et avait saisi un lourd
candélabre lui asséna un coup sur la tête lui faisant lâcher prise
et s’écrouler. Mais
elle ne vit pas que Delatraz avait tiré une dague de son
pourpoint. D’un geste
brusque, il se libéra de l’étreinte de François, lui fit face et
poussant un cri sauvage, lui enfonça l’arme dans le coeur.
Constance se précipita vers
François qui gisait à terre. Delatraz s’éloignait au pas de course, cachant le
manuscrit sous son vêtement. François tenta de dire quelques mots, ses yeux se
révulsèrent et il expira dans les bras de Constance.
Elle
regarda avec horreur ses mains couvertes de sang. Toujours inanimé, le bibliothécaire
émit un léger gémissement. Constance lui jeta un regard haineux. Elle lui asséna deux violentes
gifles. Il bougea la
tête, ouvrit des yeux vagues et murmura :
– Mon
argent, où est mon argent ?
– Tu
ne verras pas un liard, je peux te l’assurer. Et ça risque même de te coûter
cher.
Constance
brandit le chandelier.
– Si
tu ne fais pas ce que je te dis, je te brise le crâne.
Le
bibliothécaire roulait des yeux terrorisés.
– Oui,
oui, je le ferai…
– Tu
vas aller au tribunal et tu vas dire que j’ai menti au sujet de
Quentin, que je ne suis qu’une pauvre folle qui a tout
inventé. Je veux te
voir sortir avec lui, sinon tu me retrouveras sur ton chemin et je
t’arracherai les dents une à une, je te ferai manger tes
tripes…
– Oui,
oui, j’ai compris, l’interrompit-il. Allons-y. Allons-y.
Constance
lui ordonna de transporter le cadavre de François derrière l’autel
de la petite chapelle. L’abandonner ainsi lui fendait le coeur, mais il fallait
avant tout sauver Quentin.
***
Les
affaires furent rondement menées. Par chance, Quentin n’avait pas encore été traduit
devant le tribunal. L’exécution d’une pauvre fille, qui avait avoué se
transformer régulièrement en loup-garou et avoir tué des enfants
avant leur baptême pour les dévorer lors des sabbats, avait retardé
son interrogatoire. Le bibliothécaire sut se montrer convaincant.
Il raconta la fable inventée
par Constance et demanda la libération immédiate de Quentin.
Au bout d’une heure, les
juges qui croulaient sous les affaires de sorcellerie se laissèrent
persuader. Ils
avaient l’habitude des accusations portées à tort et à
travers. Et surtout,
le cas de Quentin ne les intéressait que modérément.
D’abord, c’était un homme et
ensuite, ils préféraient condamner des gens du pays de manière à
marquer les esprits. Un étranger sur le bûcher n’attirerait pas les
foules.
Quentin fut
aussitôt libéré. Il
apparut, sale et dépenaillé, l’air hagard aux côtés du
bibliothécaire qui fila comme un lapin dès qu’il aperçut Constance
en bas des marches. Incapable de dire un mot, Quentin regardait avec horreur
la jeune femme s’approcher de lui.
– Je
sais ce que tu penses, dit-elle. Tu as tort.
– Ne
me touche pas ! hurla-t-il quand elle avança la main vers
lui.
– Quentin, il y a eu un drame, continua-t-elle
d’une voix sourde. François est mort.
Il la
saisit aux épaules et la secoua violemment.
– Tu
es une semeuse de mort. La mienne ne te suffisait pas ?
– Il a
été assassiné. Par un
Delatraz.
Sidéré,
Quentin la relâcha. Se prenant la tête entre les mains, il ne vit pas les
larmes qui perlaient aux paupières de Constance.
– Je
t’en supplie ! Je sais que je te fais horreur, mais par amour et par
respect pour François, aide-moi.
– Tu
ne doutes de rien, toi ! Tu me fais porter le chapeau pour pouvoir te livrer à
tes activités criminelles et tu me demandes de l’aide !
Va au
diable !
Il marchait
à grandes enjambées. Constance essayait de le suivre. Elle s’agrippa à lui.
Il la repoussa.
Elle manqua
tomber.
– Je
vais tout t’expliquer… Je n’ai jamais voulu ta mort.
Crois-moi…
Quentin lui
lança un regard lourd de mépris.
– Nous
devons nous occuper du corps de François,
poursuivit-elle.
Elle éclata
en sanglots. Quentin
accéléra son allure. Il s’arrêta net et lui lança d’un ton
sifflant :
– Je
te hais. Qui que tu
sois. Je ne croirai
plus jamais un mot sortant de ta bouche. Où est François ?
Ils prirent
le chemin de Sainte-Ursule. Par petites phrases hachées, Constance lui raconta la
fin tragique de leur compagnon. Quentin faisait mine de ne pas l’écouter.
– Qui
me dit que ce n’est pas toi qui l’as tué ? furent les seules paroles qu’il
laissa échapper.
Avec l’aide
de Lancelot de Casteau, ils firent enterrer discrètement François
après une courte messe à l’église Sainte-Croix. Par respect pour le défunt, Constance
et Quentin s’étaient tenus à bonne distance l’un de l’autre, se
gardant de ranimer la guerre qui couvait entre eux.
Le vieux cuisinier était
très affecté par la disparition de celui qui en quelques jours
était devenu un ami précieux. Après la mise en terre, il convia Constance et Quentin à
un frugal repas chez lui. Il regardait avec tristesse les feuilles éparpillées
dans toute la pièce.
– Nous
avions si bien commencé ! Il m’aidait à préciser ma pensée, à me souvenir de la
succession des gestes à faire. Je me retrouve bien seul.
Il se tut,
jeta un regard plein d’espoir à Quentin et lui
demanda :
– Ne
pourriez-vous pas remplacer François pour mettre en forme tout ce
fatras ?
Quentin
esquissa un sourire et posa une main sur l’épaule du
vieillard.
– Hélas, je n’y connais rien en cuisine.
Je ne pourrais que commettre
des bévues.
– Permettez-moi d’insister. Comptez-vous partir
bientôt ? Peut-être d’autres tâches importantes vous attendent
ailleurs. Je
m’aperçois d’ailleurs que je ne vous ai pas demandé d’où vous
veniez.
– Notre voyage se termine. Nous n’irons nulle part.
Nous allons nous séparer
et…
Submergé
par un immense sentiment de gâchis, Quentin s’interrompit et quitta
la pièce, immédiatement suivi par Constance.
***
Quentin
jetait pêle-mêle dans un sac ses quelques vêtements.
Impuissante, Constance le
regardait faire.
– Je
savais que tu ne risquais rien…
– En
me faisant passer pour un suppôt de Satan ?
– On
ne condamne pas si facilement un homme. La preuve : tu es vivant.
Tandis que moi…
Il prit le
petit couteau de corne orné d’une tête de licorne en nacre qu’elle
lui avait offert en arrivant à Liège et le jeta dans la
cheminée. Lui lançant
un regard glacial, il demanda :
– J’aimerais juste savoir une chose.
Comment as-tu réussi à
embobiner le bibliothécaire ?
– Il
connaît par coeur le livre d’un certain docteur Faust
9où il est question d’un pacte entre un homme et le
diable, mais il n’avait jamais vu de cas concret. Il ne se tenait plus de joie d’en
avoir un sous la main…
– Moi !
– Je
lui ai proposé un marché : il me laissait tranquille et je lui
disais tout ce que je savais.
– Mais, bonté divine, pourquoi ?
Quentin
avança vers Constance, une lueur brutale dans les yeux.
Elle recula.
– Le
temps était compté. Il allait vendre le manuscrit…
– Nous
étions sur sa piste, François et moi. Nous aurions pu l’en empêcher.
– Je
serais morte sur le bûcher avant que vous ayez eu le temps
d’agir.
Quentin
revêtit sa cape de voyage.
– Nos
chemins se séparent, déclara-t-il. Irrémédiablement.
– Je
le regrette. Profondément.
– C’est vrai, je vais te manquer, ajouta-t-il d’un
ton amer. Tu n’auras
plus personne à manipuler.
– Ni à
aimer…
Il la
regarda avec une indicible froideur.
– Tu
n’aimes personne. Tu
ne vis que pour cette vengeance insensée qui court à travers les
siècles.
– Ne
crois pas cela. J’étais prête à abandonner cette quête, mais la mort de
François ne peut rester impunie. Je sais qu’une vengeance ou un tort ne peuvent pas
être guéris par une autre vengeance ou un autre tort.
Au contraire, ils
s’aggravent mutuellement. Mais je ne peux agir autrement que de rendre justice à
François.
Quentin
saisit son sac, ouvrit la porte. Se retournant vers elle, il
demanda :
– Que
vas-tu faire ?
– Continuer mon chemin à travers les siècles et
traquer les Delatraz jusqu’à ce que je retrouve le
manuscrit.
– C’est de la folie !
Elle fit un
pas vers lui.
– Sans
toi, je ne me serais jamais lancée dans cette aventure.
Ensemble, nous aurions
pu…
– Ne
dis plus un mot. Tout
ceci ne me concerne plus. Je retourne dans mon siècle avec joie. Je ne te souhaite pas bonne
chance.
– Sache qu’une part de toi restera toujours avec
moi et qu’un jour, peut-être…
– Rien
n’était possible entre nous et rien ne le sera jamais.
Le coeur et
l’âme en miettes, il referma la porte aussi posément qu’il
put.