5
Liège, février 1603
Besançon, Nancy, Metz, Thionville, Arlon, Bastogne… Le voyage s’annonçait long et difficile. Dès que François eut prévenu ses enfants qu’il s’absentait pour quelque temps, sans leur souffler mot des raisons de son voyage ni de l’identité de ses compagnons, ils se mirent en route. Ils louèrent des chevaux, mais les portes de Genève à peine passées, la monture de Constance s’écroula raide morte sous elle. C’était pourtant une belle bête, l’oeil vif, le paturon solide, le naseau frémissant. Le loueur se désola de cette perte qu’aucun signe ne laissait prévoir. Au grand soulagement de Quentin, peu assuré à cheval et de François qui, sans l’avouer, se ressentait encore de son évanouissement, ils se rabattirent sur une petite berline. Le vieil homme avait beau jurer qu’il se sentait capable de voyager, Constance s’inquiétait pour lui. Malgré les attentions dont elle l’entourait, il lui fallut un certain temps pour qu’il s’adresse à elle avec naturel.
– À te voir, je pourrais te prendre pour ma fille alors que tu es mon arrière-grand-mère ! C’est assez troublant. Même pour un personnage de roman !
– Je suis moi-même très émue d’être en présence de ma lointaine descendance, répliqua-t-elle avec un petit rire complice.
– Quand nous reviendrons, je te présenterai à mes enfants et petits-enfants. Sans dire qui tu es…
Le voyage fut l’occasion pour eux de passer en revue tous les événements qui avaient émaillé la vie de François. Trouvant le temps horriblement long, s’inquiétant de l’avenir, Quentin participa peu à leurs échanges. Pire encore, il se sentait exclu, réduit à un simple rôle de spectateur. François parlait, parlait… et Constance ne se lassait pas de l’écouter. Il fut d’abord question de sa nombreuse progéniture. Charles et Antoine, ses premiers-nés, des jumeaux, avaient hérité de son goût pour l’aventure. Fuyant à vingt ans le carcan genevois, ils bourlinguaient sur toutes les mers du monde. Au grand dam d’Esther, son épouse qui en avait beaucoup souffert et ne cessa de craindre pour leur vie. Aux dernières nouvelles, ils avaient quitté les colonies espagnoles d’Amérique pour suivre un certain Samuel de Champlain qui avait dans l’idée d’explorer des territoires bien plus au nord, le long d’un fleuve appelé Saint-Laurent. Sa fille Abigaïl avait épousé un Italien converti au protestantisme, l’avait suivi en Angleterre et il ne la reverrait certainement jamais. Il suggéra timidement à Constance d’aller lui rendre visite, si un jour elle passait par Londres… Quentin fut passablement vexé qu’il ne s’adressât qu’à elle et se prépara à supporter l’énumération du reste de la famille. Myriam avait épousé un aristocrate de Lausanne et lui rendait souvent visite avec ses trois petits. Samuel, vingt-six ans, et David, vingt-cinq ans, avaient repris l’imprimerie familiale qui prospérait dans une pureté tout évangélique. Quant à Daniel, le benjamin né en 1586, il lui donnait bien du fil à retordre. Il avait eu plusieurs fois maille à partir avec la justice genevoise pour trop aimer les filles et les repas fins, ce que François ne pouvait lui reprocher. Lui-même avait eu beaucoup de mal à s’habituer aux austères moeurs genevoises et sans l’amour d’Esther, il ne serait certainement pas devenu citoyen de la Jérusalem terrestre.
Quand Constance et François ne parlaient pas famille, ils parlaient cuisine, ce qui n’intéressait pas plus Quentin. Constance voulut tout savoir de l’expérience romaine de François, de son travail avec Bartolomeo Scappi, le cuisinier du pape Pie V, des nouvelles techniques culinaires, des mets en vogue… François se souvenait que Constance partageait son aversion pour la cannelle et le clou de girofle. Ils en conclurent que ce dégoût s’était transmis de génération en génération. François raconta comment il sentait toutes les fibres de son corps se hérisser en voyant Scappi plonger la main dans le pot de cannelle et arroser généreusement ses préparations. Quant au clou de girofle, il ne le supportait pas. Sa présence dans un plat lui faisait grincer des dents tout comme la cardamome à foison. Un jour où il avait divisé par deux la quantité d’épices prévue pour un plat d’anguilles braisées, le maître-queux lui avait lancé le plat à la figure. Il s’était retrouvé, telle la Méduse, pétrifié, la tête couverte d’anguilles dégoulinantes de sauce. Quant à l’omniprésence du sucre, il n’y était pas non plus favorable. Scappi en faisait un usage immodéré, l’ajoutant presque systématiquement aux recettes de viandes et de poissons. François jugeait préférable de le réserver aux mets comportant des fruits ou des laitages. Constance partageait son avis, quoique, en son temps, le sucre ait été encore une denrée assez rare. Elle lui confia que la saveur sucrée-salée, si appréciée par ses contemporains, s’obtenait grâce aux fruits secs comme les raisins, les pruneaux… François lui confirma que cette pratique était toujours d’usage mais que le sucre arrivait dorénavant en abondance, en provenance de Madère et du Brésil, ce pays d’Amérique découvert un siècle auparavant.
Quentin les écoutait d’une oreille distraite. Il souffrait de plus en plus d’être tenu à l’écart. Fulminant en silence contre le clan Savoisy, il se demandait s’il ne devait pas les planter là et se débrouiller tout seul pour rentrer au xxi e siècle. De toute évidence, si le manuscrit était retrouvé, les honneurs iraient à Constance et François. Il serait considéré comme quantité négligeable et de nouveau relégué au rang de personnage secondaire. Autant aller tenter sa chance ailleurs ! Sa seule consolation était d’être assis à côté de Constance et de profiter du moindre nid-de-poule, et dieu sait s’il y en avait, pour sentir contre lui le corps de la jeune femme. Dans l’intimité de cette petite voiture lancée sur les routes boueuses et verglacées, il évitait de songer à la fragilité de leur union. En dépit des sordides chambres d’auberge, l’amour avec elle était aussi doux et suave que les crèmes sucrées dont devaient se régaler les anges du paradis. Et ça, il aurait eu le plus grand mal à s’en passer !
– Aime-t-on toujours les sauces acides au verjus, au vinaigre et aux agrumes ? demanda Constance avec curiosité.
– Plus que jamais ! répondit François.
Et voilà ! C’était reparti ! Ces histoires de cuisine saoulaient Quentin. À quelques reprises, il avait essayé de lancer la conversation sur d’autres sujets, d’attirer leur attention sur un site admirable, un monument étonnant, une scène cocasse. Peine perdue ! Ils replongeaient avec délice dans leurs fonds de marmites et, le verbe haut, le sourire aux lèvres, l’abreuvaient de leur verbiage culinaire.
– Ne trouves-tu pas étonnant que la cuisine ait si peu changé en deux siècles ? demanda Constance.
François se gratta la tête avec vigueur, réfléchit un bon moment et déclara :
– Les bases sont les mêmes, mais il y a des nouveautés. Par exemple les légumes qui sont de plus en plus consommés…
Le regardant avec effarement, Constance s’exclama :
– Je n’arrive pas à imaginer que les seigneurs en mangent. C’est terriblement dangereux ! Ne dit-on pas que tout ce qui pousse dans ou à ras de terre est à rejeter pour les personnes de haut rang ? Il est de notoriété publique qu’oignons, ail, échalotes, navets et poireaux ne peuvent être mangés que par ceux de petite condition.
François éclata de rire.
– À Montpellier, j’ai étudié les diététiques grecque, romaine et arabe qui ont édicté ces principes, mais je peux t’assurer que les artichauts, les épinards ou les asperges et même les aubergines sont sans danger. Les cardinaux et les grands seigneurs que j’ai servis à Rome n’en sont pas morts. Et je suis à peu près persuadé que les tomates qu’on dit toxiques et qu’on cultive comme plantes d’ornement sont tout à fait comestibles. L’avenir nous le dira.

Au début, Constance essaya de noter dans son carnet quelques mets que François, la mine gourmande, lui décrivait. Mais faire tenir en équilibre une bouteille d’encre dans une voiture bringuebalante était impossible. Il lui promit qu’une fois arrivés à Liège, il lui dicterait la recette de la tourte aux asperges, de la crème de fenouil, des artichauts farcis et du gâteau d’aubergines qui avaient fait la gloire de Bartolomeo Scappi.
Au fil des jours, ils abordèrent d’autres nouveautés culinaires comme la mode des abats. Constance fut horrifiée d’apprendre qu’aux meilleures tables on servait tripes, cervelles, tétines, testicules et crêtes de coq, ris de veau, langues de moutons et que les yeux de veau étaient devenus une gourmandise très prisée. Par contre, la recette d’une nouvelle pâte, la pâte feuilletée, apprise des Arabes, la plongea dans des abîmes de ravissement. Elle se passionna pour l’usage tout nouveau des fourchettes. À tel point qu’à l’étape de Nancy, François alla lui en acheter toute une collection. Une fabriquée en Italie au manche très allongé en nacre gravée de rubans et munie de deux dents. Une autre à quatre dents, décorée d’une frise de feuilles d’acanthe en provenance d’Anvers. Et plusieurs d’un orfèvre nantais, en argent repoussé portant un dessin d’hermine. François prit le soin d’y faire figurer les initiales de Constance. Ravie, la jeune femme les étalait devant elle et s’exerçait à les manier à chaque repas.
Malgré les doutes et les craintes qu’il nourrissait à son égard, Quentin la trouvait de plus en plus émouvante. Il adorait ses enthousiasmes, ses étonnements, ses indignations. Son rire en cascade le ravissait. Si seulement elle arrêtait de parler avec François et lui accordait un peu plus d’attentions ! Il se savait éperdument amoureux même si une petite voix lui disait que c’était folie de s’amouracher d’une femme de six siècles plus vieille que lui.
La traversée des Ardennes lui parut interminable. Quentin n’aurait jamais cru que les hurlements des loups, dans le lointain, puissent être si effrayants. Il sentait ses poils se hérisser et, saisi d’une frayeur immémoriale, il tirait les rideaux de la voiture et se rencognait sur son siège, à la surprise de ses deux compagnons qui ne semblaient guère y prêter attention. Après les forêts profondes, les escarpements rocheux, ils abordèrent un vaste pays de landes, de tourbières et de forêts, inhospitalier en diable. Ils durent affronter des brouillards épais, des tempêtes de neige et sans l’habileté et la prudence de leur cocher, ils auraient pu mille fois se perdre et mourir dans ces lieux désolés. Les rares habitants de ces Hautes Fagnes étaient aussi misérables que leur terre aride et se seraient certainement empressés de les dépouiller si, par malheur, la voiture avait versé dans une des profondes ornières bordant la route. Oppressé par le ciel bas, chargé de nuages qui ne laissaient jamais voir le soleil, par l’aspect famélique et sauvage des habitants, Quentin avait hâte que ce voyage se termine. À l’approche de Liège, François les mit en garde. Sous aucun prétexte ils ne devaient dire qu’ils venaient de Genève. La principauté de Liège était un bastion de l’Église catholique. Son prince-évêque, Ernest de Bavière, avait la réputation de batailler férocement contre la progression fulgurante des théories de Calvin dans les Pays-Bas espagnols. Depuis 1581, les sept provinces du Nord avaient fait sécession et sous le nom de Provinces-Unies menaient une guerre sans merci contre l’Espagne.
Ils évoquèrent la conduite à tenir. Si le manuscrit était encore à Liège, il devait être conservé à la bibliothèque du prince-évêque. Mais sous quel prétexte leur en accorderait-on l’accès ? Constance suggéra d’approcher les cuisiniers du prince. Ils étaient les mieux placés pour avoir entendu parler du document. Peut-être l’utilisaient-ils ? Au moins, seraient-ils en terrain connu, celui de la cuisine.
– Parlez pour vous, ronchonna Quentin.
Constance le regarda avec irritation.
– Arrête de faire ta mauvaise tête, s’écria-t-elle. Depuis que nous sommes partis, tu n’as pas décoché un mot. Tu as peut-être une meilleure idée ?
Consterné par sa mauvaise foi, Quentin se tapit au fond de la voiture. Non, il n’avait pas de meilleure idée. Et il ne pouvait lui faire part de ses craintes de la perdre alors qu’il venait à peine de goûter au plaisir de leurs corps mêlés. Elle ne l’écouterait pas. Malheureux, il se tut jusqu’à l’arrivée à Liège, les laissant deviser sur la meilleure manière de lier les sauces. Constance défendait la mie de pain, François préférait le lait d’amandes.

Liège ne fit pas une excellente impression à Quentin. Pendant que ses compagnons s’extasiaient sur l’étendue de la ville, enserrée dans des collines couvertes de vignobles, il observait d’un oeil morne le fleuve se divisant en plusieurs bras, dont la couleur boueuse n’incitait guère à la franche gaieté. Ils s’installèrent dans une auberge confortable, près de la porte Saint-Léonard, sur la route de Maastricht. Le patron, un homme jovial, leur indiqua que le maître-queux du palais, un certain Lancelot de Casteau, logeait à la Toison d’Or, rue Sainte-Ursule, à deux pas de l’église des Onze Mille Vierges. Ils s’y rendirent sur-le-champ. En ce milieu d’après-midi, ils avaient toutes les chances d’y trouver le cuisinier. La maison était occupée au rez-de-chaussée par un drapier de laine qui, fort obligeamment, leur dit que le sieur Lancelot habitait au deuxième étage. La servante les installa dans une petite pièce lambrissée où régnait un grand désordre. Elle leur annonça que son maître venait juste de se réveiller de sa sieste et ne tarderait pas à les rejoindre. Étonnés de ne pas avoir eu à décliner leurs noms et la raison de leur présence, ils acquiescèrent. Une table à tréteaux et un pupitre couverts de feuilles griffonnées se faisaient face. Ils enjambèrent avec soin les livres jonchant le sol. Constance et Quentin se serrèrent sur un banc en noyer, garni de coussins de velours sombre, près de la cheminée. François prit place sur une chaise haute après l’avoir débarrassée d’une pile de papiers qu’il garda sur ses genoux. Quelques minutes plus tard, un homme de plus de soixante-dix ans, chauve comme un oeuf, le dos voûté, les mains noueuses, fit son apparition.
– Je suis bien aise de vous voir, dit-il en se dirigeant vers François qui se leva précipitamment, faisant tomber les feuilles sur le plancher. Mais si vous commencez à jeter à terre mon manuscrit, nous allons avoir des problèmes, gronda-t-il.
Constance se précipita pour ramasser les feuilles et les tendit au cuisinier avec son sourire le plus charmeur.
– Merci, bougonna le vieil homme s’adressant de nouveau à François. Alors, quand comptez-vous l’imprimer ? Je dois avouer que je suis très en retard dans l’écriture. Le manuscrit n’est pas prêt.
– Euh ! Nous ne sommes pas là pour ce manuscrit… mais pour un autre, s’embrouilla François.
Lancelot de Casteau les regarda avec surprise.
– Mais qui êtes-vous donc ? J’avais rendez-vous avec quelqu’un de chez l’imprimeur Streel. De quel manuscrit parlez-vous ?
Énervé, le vieil homme lançait des regards peu amènes aux trois compères. Une feuille avait atterri aux pieds de Quentin. Il la prit et avant de la redonner au cuisinier, commença à lire :
– Pour faire tourte blanche à la romaine : prenez une livre de fromage blanc de crème, puis prenez le blanc de six oeufs et battez longuement… Vous écrivez des recettes ? Un livre de recettes ?
Lancelot de Casteau, dont le teint virait au rouge brique, fut sur lui en deux secondes et lui arracha la feuille des mains.
– Évidemment ! Que voulez-vous que j’écrive d’autre ? Un manuel de danses de cour ? Allez-vous me dire ce que vous faites chez moi ou je vous jette dehors.
– Nous aussi nous écrivons des recettes, ou plutôt nous avons écrit, il y a quelques siècles…
Constance se tut, consciente de la bêtise qu’elle venait de dire. Le cuisinier la regarda, bouche bée.
– Il y a quelques siècles ? Voyez-vous ça ! Vous êtes une bande de déments échappés de l’hospice de Cornillon ? Partez, allez raconter vos insanités ailleurs.
François toussota et d’un ton qui se voulait rassurant, prit la parole.
– Veuillez excuser mes amis. Nous ne vous voulons aucun mal et nous sommes sains d’esprit. Nous venons d’arriver dans cette ville après un long voyage. Nous sommes à la recherche d’un manuscrit de cuisine du xiv e siècle qui a été acheté en 1500 par le prince-évêque de l’époque, Erard de la Marck. On nous a dit qu’en vertu de votre si longue et si riche expérience, vous étiez la personne idoine pour nous renseigner…
Visiblement flatté, Lancelot de Casteau se rengorgea.
– Vous parlez certainement du Viandierdu sieur Taillevent ? Bien sûr que je le connais. Mais ce n’est plus un manuscrit, c’est un livre. Il a été imprimé.
– Non, il s’agit d’un manuscrit. Écrit par mon mar… commença Constance.
Elle fut immédiatement interrompue par un violent coup de coude dans les côtes que lui infligea Quentin.
– Elle veut dire par son arrière-arrière-grand-père, précisa François.
Lancelot de Casteau leur lança de nouveau un regard inquiet et d’un geste leur montra la porte.
– Vous m’avez fait perdre assez de temps, allez-vous-en.
François revint à la charge.
– Attendez ! Vous avez dit être très en retard. Je peux vous être utile. J’ai été le secrétaire d’un très grand cuisinier italien et je l’ai aidé à rédiger son livre de cuisine. Il me dictait et je mettais en forme…
– Et de quel cuisinier s’agit-il ? l’interrompit Lancelot de Casteau.
– Bartolomeo Scappi.
Le vieux cuisinier émit un long sifflement admiratif.
– Ça alors ! J’ai acheté son livre lors de mon séjour à Bologne. Son art est immense, inégalable. Il m’a inspiré quelques recettes. Ainsi, c’est vous qui les avez rédigées ? Et vous pourriez m’aider ?
Une lueur d’espoir illumina son visage sillonné de rides.
– J’ai un peu de mal car ma mémoire n’est plus aussi bonne qu’elle était, continua-t-il, et je crains d’avoir fait bien des fautes.
Il hésita, regarda François qui lui souriait avec bienveillance et se lança :
– Je me suis aventuré à rédiger un petit recueil de cuisine. Sans faire grand embarras, j’ai désiré mettre en lumière quelques petites choses gentilles inconnues à tout un chacun. On trouvera toutes les recettes bien indiquées en poids et mesures, afin de renseigner parfaitement ceux et celles qui n’ont pas encore grande expérience dans l’art de la cuisine. Et afin qu’il ne me soit pas reproché de provoquer, par mes écrits, de trop grandes dépenses, on y trouvera aussi plusieurs recettes de petites dépenses où chacun pourra prendre ce que bon lui semble. Je ne saurais me comparer aux grands maîtres cuisiniers d’autrefois. Il s’agit d’une sorte d’initiation. Je pourrais vous payer…
François secoua la tête.
– Je ne demande rien d’autre que le plaisir de participer à votre travail. Il y a si peu de livres de cuisine en français. Rien depuis Taillevent ! Soit plus de deux siècles ! Alors que les Italiens ne cessent d’en écrire : Maître Martino 1, Bartolomeo Sacchi 2, Cristoforo Messibugo 3, Domenico Romoli, sans compter mon illustre maître Scappi 4. Vous faites oeuvre immensément utile.
Lancelot de Casteau rosit sous le compliment.
– En retour, peut-être pourriez-vous nous aider à en savoir plus sur le manuscrit qui nous a conduits jusqu’à Liège, ajouta François.
– Cela me semble équitable, acquiesça le cuisinier même si je ne vois pas trop ce que je peux faire.
La servante entra après avoir frappé deux coups timides. Confuse, elle annonça à son maître que Léonard de Streel venait d’arriver et demandait à le voir.
– Il va être très heureux de savoir que je vais bientôt pouvoir lui remettre mon manuscrit. Revoyons-nous dès demain et mettons-nous au travail.
Constance, François et Quentin se retirèrent. L’affaire n’était pas si mal engagée. Épuisés par le voyage, ils rentrèrent sans plus tarder à l’auberge, remettant au lendemain la quête du manuscrit.
***
Immédiatement, François et Lancelot de Casteau s’entendirent comme larrons en foire, chacun faisant assaut de souvenirs de banquets, de fêtes, de réussites culinaires. Confortablement installé dans un fauteuil devant la cheminée, les pieds sur un tabouret, le maître-queux dictait à François, debout devant l’écritoire, sa recette de saucisses au pot.
– Intéressant ce mélange de pommes, oignons, vin blanc, muscade et cannelle. Vous faites revenir le tout à la poêle et vous ajoutez les saucisses ? demanda François.
Constance et Quentin, debout près de la porte, lui firent signe de s’interrompre.
– Si nous voulons avancer dans notre recherche, il nous faut cette lettre d’introduction que vous nous avez promise, dit Constance en s’adressant à Lancelot de Casteau.
– Où avais-je la tête ? Bien sûr ! Je suis tellement heureux de pouvoir travailler avec M. Savoisy…
Le vieil homme se leva avec difficulté, emprunta la plume de François et d’une écriture appliquée rédigea un message qu’il tendit à Constance, une fois l’encre sèche.
– Vous verrez, le bibliothécaire n’est pas un homme facile. N’attendez pas grande aide de sa part. Et faites attention dans les rues. Elles ne sont pas sûres, même en plein jour. Il n’y a jamais eu autant de tire-laines et de voleurs. Il faut dire qu’avec ces guerres qui n’en finissent pas, les soudards espagnols, allemands, italiens ne se privent pas de piller la région.
Il émit un profond soupir et passa à la recette suivante, celle de la capilotade douce.
***
Le palais avait fière allure avec ses hautes fenêtres ouvragées et ses galeries courant le long de la cour centrale. Constance et Quentin se frayèrent un chemin parmi les étals des merciers qui encombraient le passage sous les arcades. La jeune femme regardait avec intérêt les belles aiguilles en corne, les peignes et les colifichets. Elle s’attarda auprès d’un étal proposant des bobines de fil d’or de Chypre, des soies de Lucques et de Venise, des flacons de toilette en verre gravé, des aumônières en peaux ornées de perles et de fil d’argent, des bonnets en coton translucide de Mossoul. Quentin, lui, était en arrêt devant les figures ornant le haut des colonnes. Un visage au front ridé et au regard ahuri et un autre, le nez retroussé, tirant la langue dans une horrible grimace. Il fit quelques pas et tomba sur un monstre aux oreilles pointues, aux lèvres parsemées de trous et à la langue pendante et encore un autre au sourire sardonique et aux yeux globuleux. Il eut un mouvement de recul, rejoignit Constance et la tira par le bras.
– Viens. Cet endroit me met mal à l’aise.
Elle le regarda avec surprise, reposa le peigne en ivoire qu’elle tenait en main, et le suivit. Quentin marchait, le regard rivé sur la cohorte de gnomes qui sem blaient les avertir d’un danger dont ils ne percevaient pas la gravité. Il s’arrêta net.
– N’y allons pas. C’est une mauvaise idée. Ça ne me dit rien qui vaille.
– Ne sois pas stupide ! Que veux-tu qu’il nous arrive ?
Sans dire un mot, Quentin lui montra les colonnes. Elle les observa avec attention.
– Quentin ! Ces images sont celles de fous ! Regarde, on les reconnaît à leurs capuchons, à leurs grelots, à leurs marottes… Ils ne te veulent pas de mal. Ils montrent juste que tout homme est fou et que la folie fait danser le monde.
– C’est bien ce que je disais, rétorqua sombrement Quentin.

Petit homme aux cheveux en bataille et au long nez chaussé de lunettes, le bibliothécaire était penché sur un livre en latin. Il sursauta quand il s’aperçut de la présence de Constance et Quentin.
– Que voulez-vous ? aboya-t-il. La bibliothèque est fermée aux étrangers.
– Nous venons faire une recherche pour le compte du sieur Lancelot de Casteau, susurra Constance de son ton le plus aimable.
– Le cuisinier ? Il ne doit même pas savoir lire ! Et pourquoi ne vient-il pas lui-même ?
– Il est fort occupé à l’écriture de son livre, continua Quentin en s’approchant de quelques pas et reculant tout aussitôt.
Le bibliothécaire dégageait un très désagréable fumet évoquant l’urine de rat, l’eau croupissante et la viande avariée.
– Elle est bien bonne, celle-là ! Il écrit un livre ! Il n’arrive pas à aligner deux mots et il a besoin de mon aide, c’est ça ? Vous lui direz que je méprise les arts mécaniques, que je ne m’occupe que des connaissances les plus élevées et les plus nobles.
Le vieux grincheux leur fit signe de la main de passer leur chemin et se replongea dans la lecture de son livre. Ses ongles noirs et démesurément longs crissaient sur le papier. On aurait dit des araignées se pressant vers leurs proies.
– Il s’agit d’un manuscrit très ancien, insista Constance, acheté par le prince-évêque Erard de la Marck à Bâle. Il y est question de cuisine.
– Je n’ai jamais entendu parler d’une telle chose. Il doit s’agir d’une des vieilleries entassées par mon prédécesseur, maugréa le bibliothécaire.
– Mais peut-être pourrions-nous chercher nous-mêmes, sans vous déranger…
– Certainement pas ! Je suis le seul habilité à pénétrer dans les pièces d’archives. Désolé, je ne peux rien faire pour vous. Et maintenant, laissez-moi travailler en paix.
Décontenancés, Constance et Quentin se regardèrent et s’en allèrent. Dans le couloir, Quentin laissa libre cours à sa colère.
– Quel butor ! Il se prend pour qui celui-là ?
– Il ne nous reste plus qu’à le trouver nous-mêmes, déclara Constance. Nous reviendrons de nuit.
– Tu es vraiment folle ! L’endroit doit être gardé. Et si nous nous faisons prendre ?
– Il faut courir le risque.
***
Lancelot de Casteau ne fut pas étonné du mauvais accueil que leur avait réservé le bibliothécaire.
– Je me demande parfois ce que cet horrible bonhomme a d’humain. Il est méchant comme un âne rouge, et pourtant il mange des patenôtres et chie des avés comme s’il en pleuvait. Continuellement fourré à l’église quand il daigne sortir de son trou malodorant. C’est un hypocrite dont il faut se méfier. Toujours à imaginer les mauvais tours qu’il pourra jouer à son prochain. Il passe la plupart de ses nuits dans la bibliothèque.
Constance et Quentin se lancèrent un regard désappointé.
– Quand je pense qu’il sera au banquet donné demain soir en l’honneur des échevins, je mettrais volontiers du poison dans son verre.
Quentin vit s’allumer dans le regard de Constance une vive lueur. Se réjouissait-elle à l’idée que la bibliothèque serait vide ou nourrissait-elle d’autres desseins ?
Se tournant vers François qui transcrivait la recette de veau revêtu, Lancelot de Casteau ajouta :
– La préparation de ce banquet m’angoisse. Je ne suis plus bon à rien. J’ai du mal à me baisser. Mes mains me font tellement souffrir que j’arrive à peine à tenir une poêle. Soulever une marmite devient un cauchemar. Et pourtant ! Si vous m’aviez vu le 12 décembre 1557 ! Mon plus beau banquet ! À l’occasion de la joyeuse entrée du prince-évêque, Robert de Berghes. Cent quarante-huit plats ! Un triomphe ! Je n’en prévois que quarante-deux demain soir. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même.
Le vieil homme se prit la tête entre les mains, soupira, hésita et d’une voix très affectée lança :
– Je ne vous ai pas tout dit… Je suis ruiné… Je ne dois ma survie qu’à mon gendre, Georges Libert, qui m’assure le gîte et le couvert.
– Mais vous avez été le cuisinier du palais pendant plus de cinquante ans… Comment pouvez-vous être sans ressources ? s’étonna Quentin.
– Le trésor de l’évêque me doit des sommes gigantesques. Comme maître-queux, j’ai acheté, pendant des années, les denrées pour les repas et les banquets. La mense 5épiscopale devait me rembourser deux mille florins. Malgré mes récriminations, les choses ont traîné, traîné, jusqu’au moment où je me suis retrouvé sur la paille.
– Mais c’est honteux ! s’indigna Quentin.
Lancelot de Casteau haussa les épaules en signe de fatalisme.
– La lutte du pot de terre contre le pot de fer… Si j’écris mon livre, c’est pour laver mon honneur, montrer aux générations futures tout ce que j’ai fait pour le plaisir et le renom de la cour des princes-évêques de Liège. Même si je dois payer moi-même son impression !
Le vieil homme s’essayait à sourire mais son regard brouillé de larmes trahissait son émotion.
– Croyez-vous pouvoir m’aider à préparer le banquet de demain ? demanda-t-il timidement.
– J’allais vous le proposer, déclara François. Cela me rappellera mes jeunes années. Je serai ravi de remettre la main à la pâte.
– Je peux aussi vous aider, déclara Constance d’une voix forte, j’ai travaillé pour de grands cuisiniers.
Et sans hésiter, elle ajouta : « Quentin également. »
Une lueur de gratitude éclaira le visage du cuisinier. Peut-être aurait-il été moins ravi d’apprendre que les cuisiniers en question étaient Taillevent et Maître Chiquart, morts depuis des lustres ! Quant à Quentin, son expérience à Ripaille lui ayant laissé de cuisants souvenirs, l’idée de préparer le banquet lui plaisait moyennement. Mais, une fois de plus, Constance ne lui laissait pas le choix. Il devait cependant reconnaître que leur séjour à Liège se révélait moins redoutable qu’il ne craignait. Certes, ils n’avaient pas avancé d’un pouce au sujet du manuscrit et le projet de Constance de fouiller la bibliothèque l’inquiétait, mais aucun danger majeur ne les menaçait. Et les attentions dont elle le comblait, les secrets partagés au coeur de la nuit, valaient bien de prendre quelques risques. Il ne se reconnaissait plus. Lui qui avait toujours tenu la dragée haute aux filles était réduit à faire les quatre volontés d’un petit bout de femme aux yeux émeraude, venue du fond des siècles.
François demanda à voir la liste des mets. S’ensuivit une discussion fiévreuse. François trouvait qu’il y avait trop de tourtes et pas assez de plats de poisson au troisième service. Le maître-queux campa sur ses positions et voulut à tout prix conserver la tourte verte de Crémone, la tourte de jus d’herbes, la tourte d’amandes, la tourte génoise blanche, la tourte de navets, la tourte de champignons, la tourte blanche à la romaine, la tourte de seiches fraîches. François eut gain de cause en rajoutant le pâté enragé de poisson, le poisson à la mode de Hongrie, l’esturgeon en daube, le crabe farci et les boudins de roussette.
La discussion faillit tourner à l’aigre quand François s’inquiéta du manque de bêtes à plumes dans les deux premiers services. Lancelot de Casteau, aussi cramoisi que son pourpoint, se leva d’un bond en grimaçant et tonna :
– Je connais mon métier, que diable ! Je sais que les oiseaux sont le symbole de la supériorité des princes et qu’ils doivent figurer sur leurs tables. Les bécasses, les perdrix rôties ? Les pigeons, les chapons ? Ce ne sont pas des bêtes à plumes ? Et la poule d’Inde, elle compte pour du beurre ?
Levant les mains en signe de reddition, François s’excusa :
– Je ne voulais pas vous blesser. Vous avez tout à fait raison. Personnellement, j’ai une grande réticence envers la poule d’Inde, mais elle est grandement appréciée par nos contemporains.
Ignorant de quel animal il s’agissait, Constance se pencha vers Quentin et demanda :
– Qu’appelle-t-il une poule d’Inde ?
– C’est l’ancien nom du dindon. Un gros volatile rapporté d’Amérique par les conquistadors. Je suis d’accord avec François, cette bête est immonde.
Lancelot de Casteau et François parvinrent à un accord final sur la composition des quatre services. Chaque convive y trouverait son compte, selon son goût et son état de santé. Le maître-queux, pour bien montrer qu’il ne négligeait pas les règles de la diététique, se lança dans l’énumération des choix qu’offrait son menu. Quentin n’y comprit goutte et se promit, à l’occasion, de demander des explications à François ou Constance. Puis, le maître-queux enjoignit à sa nouvelle équipe de se rendre aux cuisines du palais épiscopal où le travail avait déjà commencé.
Surpris de l’arrivée d’inconnus, les cuisiniers les regardèrent d’un sale oeil. Constance, surtout, suscita moult réactions. Une femme en cuisine ! C’était tout à fait inhabituel. Lancelot de Casteau fut obligé de rappeler que, selon lui, les dames sont souvent meilleures en cuisine que bien des hommes et que dans son livre il s’employait à leur montrer comment ordonner leurs affaires et ce qu’il faut avoir pour offrir un bon repas. Constance était une cuisinière reconnue en France et il était content de l’accueillir. Ses paroles ne mirent pas fin aux remarques désobligeantes, mais au moins se firent-elles à voix basse.
Animé d’une vigueur nouvelle, Lancelot de Casteau courait partout, surveillant les chaudrons où cuisaient lentement les potages, les tourtières recouvertes de braises, les fours où les pâtissiers cuisaient tourtes et pâtés. Il avait confié à François, en vertu de son expérience italienne, la préparation de délicates ravioles aux épinards, parmesan et cannelle ainsi que de macaronis qui seraient servis avec du beurre, du parmesan et la sempiternelle cannelle. Tout au plaisir de retrouver l’odeur de la farine et la douce élasticité des pâtes, François travaillait vite et en silence. Lancelot de Casteau le regardait faire avec satisfaction. Quand il avait vu avec quelle dextérité Constance montait les blancs en neige, il l’avait affectée à la confection des tourtes, notamment les tourtes blanches à la romaine. Voyant que Quentin ne semblait pas aussi à l’aise que ses deux compagnons, il lui demanda de rester auprès de lui et au gré de ses inquiétudes, l’envoyait vérifier si telle viande, tel légume, tel condiment était en quantité suffisante. Quentin passa la journée à courir dans les six pièces en enfilade qui constituaient la cuisine, pour rassurer le maître-queux.

Le soir, à son grand déplaisir, il se vit refuser l’accès à la couche de Constance. Gentiment mais très fermement, elle lui expliqua qu’elle avait besoin de repos pour affronter leur expédition de la nuit prochaine. Elle avait repéré qu’une des fenêtres des cuisines faisait face à la bibliothèque. Elle s’arrangerait, le lendemain, pour occuper une place à proximité de manière à guetter le moment où le bibliothécaire signalerait son départ en éteignant les feux. Ils pourraient alors se livrer à leurs recherches tant que durerait le banquet. Quentin n’eut d’autre solution que de partager le lit de François qui dormait déjà, ronflant comme un sonneur. Il passa de longues heures à suivre dans le ciel la course de la lune presque pleine. La lumière froide de l’astre, les sombres nuages qui lui cachaient sa lente progression firent naître des pensées moroses qui l’entraînèrent dans des cauchemars où Constance prenait l’apparence des gnomes grimaçants de la cour du palais épiscopal. Doigts crochus, chairs sanguinolentes, moignons épars, faces boursouflées l’accompagnèrent tout au long de la nuit.
À l’aube, ils reprirent leurs tâches. Constance s’était installée à une table près de la fenêtre stratégique. L’heure avançant, Lancelot de Casteau devenait de plus en plus anxieux, houspillant les porteurs d’eau et les bûchiers qui n’allaient pas assez vite à son goût, les hasteurs qui enfilaient n’importe comment les viandes sur les broches, les valets de chaudière qui faisaient mal la vaisselle. Même François eut droit à une volée de bois vert sous prétexte qu’il n’avait pas mis assez de beurre dans ses agnoilen 6.
– Du beurre, encore du beurre ! Il est complètement fou d’en mettre tant, maugréa François dans sa barbe. Ce ne sont plus des pâtes, ce sont des fontaines à beurre.
Commençant à en avoir assez des hurlements du maître-queux, Quentin décida de s’octroyer une petite pause et d’aller voir Constance. Après tout, il n’était pas un véritable cuisinier, il pouvait prendre quelques libertés. Et il voulait surtout effacer les mauvais souvenirs que lui avait laissés sa nuit agitée. Ses cauchemars lui collaient à la peau.
Il la trouva, tout sourire, en train de couper en lanières des blancs de seiches qu’elle pêchait dans un bouillon odorant. Sachant que la meilleure manière de s’assurer ses bonnes grâces était de parler cuisine, il demanda :
– Ôte-moi d’un doute. Comment font les gens pour manger quarante-deux plats dans un seul repas ?
Constance le regarda avec ahurissement.
– Tu ne crois tout de même pas qu’ils mangent de tous les mets ?
– C’est bien la question que je me pose.
– Mais ils en mourraient ! Ils ne prennent que ce qui correspond à leur régime de santé et uniquement ce qui est à portée de main. Ce serait très mal vu s’ils demandaient à ce qu’on leur passe un plat à l’autre bout de la table. Et maintenant, laisse-moi travailler !
Constance leva le nez de ses blancs de seiches et le regarda en souriant. Il vit scintiller dans ses yeux des petits points dorés. Il se crut transporté sous un ciel d’été où les étoiles lui promettaient d’infinis voyages. À mille lieues de ses craintes de la nuit dernière ! Qu’il cesse donc de se monter le bourrichon et de voir des dangers et des trahisons derrière chaque pilier du palais. Constance était un être fantasque, voilà tout ! C’était une femme !
– Encore une petite chose. Ces régimes de santé dont parlait Lancelot de Casteau hier… Je n’ai rien compris. Tu peux m’expliquer ? Ça a l’air affreusement compliqué.
– Ça l’est ! Un jour, un médecin du roi Charles VI m’a fait la leçon. Il disait que chaque être, qu’il soit homme, animal ou plante a une nature particulière qui correspond à chacun des éléments. Il peut être chaud comme le feu, froid comme l’air, sec comme la terre ou humide comme l’eau. Les aliments aident à maintenir l’équilibre, à faire en sorte qu’un élément ne prenne pas le dessus.
– Mais comment font-ils ?
Elle ajouta aux seiches des oignons revenus dans du beurre et de la menthe. Étonnée de l’intérêt manifesté par Quentin pour des sujets touchant à la cuisine, elle releva la tête.
– Tu veux vraiment le savoir ?
Il opina vigoureusement du chef.
– Alors, disons qu’on peut comparer l’estomac à une marmite. Il transforme ce que nous mangeons en quatre humeurs : le phlegme qui est une matière froide et humide ; la bile jaune sèche et chaude ; le sang chaud et humide ; la bile noire froide et sèche. Les humeurs augmentent ou diminuent selon l’âge et les saisons. Si par malheur l’une devient trop abondante ou trop épaisse, c’est la catastrophe. Elle s’amasse, pourrit et produit des vapeurs nocives qui se transforment en maladie.
Quentin la regardait avec un air de poisson hors de l’eau. Constance ajusta avec dextérité une abaisse de pâte sur sa tourte, souda avec soin les deux bords et passa à la préparation d’une tourte de navets.
– Mais, alors que faut-il manger ? demanda Quentin fasciné par son adresse.
– Ce sont les médecins qui établissent un régime de santé prenant en compte toutes les données propres à chacun.
Quentin émit un petit sifflement admiratif.
– Prenons par exemple le boeuf…
– Il n’y a pas plus froid et sec que le boeuf, l’interrompit Constance en agitant les mains en signe de danger. C’est une matière lourde, dense, très difficile à digérer. On peut éventuellement en faire du bouillon et laisser la viande aux domestiques. Et puis le boeuf, c’est un instrument de travail. On ne mange pas sa brouette ou sa charrue.
Quentin éclata de rire.
– Et le porc ?
Constance fit une grimace de dégoût. Aux navets caramélisés au beurre, elle ajouta du fromage frais, de la cannelle et de l’eau de rose.
– On ne se sert que du lard. La chair du porc est épouvantablement humide et produit des humeurs grossières. Elle ne saurait être servie à une table princière.
– Mais alors que mangent les princes ?
– Pourquoi me demandes-tu tout ça ? Ça t’intéresse vraiment ? Tu n’aurais pas plutôt envie d’échapper à Lancelot de Casteau quelques instants ?
Quentin nia en secouant la tête.
– Puisque tu y tiens ! continua-t-elle en souriant. L’homme de rang élevé doit se nourrir de pain de froment, de vin blanc, de blancs de poulet et de volailles.
– Et les pauvres ?
– Disons que les rustiques, les gens lourds, ceux qui effectuent des travaux pénibles, peuvent tout avaler sans que cela nuise à leur santé. Leur estomac brûle mieux les aliments. Les grosses viandes leur sont familières. Ils peuvent avaler abats, tripailles, tendons, os et nerfs et boire du vin rouge. Quant aux vraiment pauvres, on peut leur donner sans souci du vin aigre, des fruits pourris et des vieux fromages.
– Arrêtons là, si tu veux bien ! Je crois que j’ai compris le principe général.
Quentin la regarda remplir une tourtière de son mélange de navets. L’activité rosissait ses joues. Une petite mèche s’échappait de son bonnet de lin gaufré. Il s’apprêtait à la remettre en place quand il entendit Lancelot de Casteau l’appeler en rugissant. Il battit en retraite. De plus en plus agité, le maître-queux lui confia une série de tâches hétéroclites, si bien qu’il ne put approcher Constance avant la fin de l’après-midi. Il la voyait regarder fréquemment par la fenêtre aux vitres serties de plomb. Le banquet allait commencer dans deux heures. La journée était sombre. On voyait danser, dans la bibliothèque, la lueur des chandelles.
Au comble de l’anxiété, Lancelot de Casteau envoya Quentin vérifier s’il ne manquait pas d’herbes pour agrémenter les salades qui seraient servies en début de repas.
– Souviens-t’en bien : il nous faut estragon, roquette, menthe, pimprenelle, oseille, cresson alénois, feuilles et fleurs de bourrache et de buglosse.
Ignorant complètement à quoi pouvait bien ressembler la moitié de ces herbes, Quentin alla chercher de l’aide auprès de Constance. Il la trouva en train de mélanger délicatement des blancs d’oeufs avec du fromage frais. Il s’abîma dans la contemplation de la jeune femme jusqu’à ce qu’elle lui demande de lui donner le basilic et le gingembre hachés. Au regard qu’elle lui lança, avec une pointe de tendre amusement, son coeur s’emballa. Il ne pourrait plus vivre ailleurs qu’à ses côtés. D’émotion, il laissa tomber la coupelle avec le gingembre. L’un et l’autre se baissèrent pour réparer les dégâts. Leurs doigts se touchèrent, se nouèrent. Quentin la releva doucement, goûtant à la douceur de sa paume qui s’ouvrait pour lui. Leurs visages se rapprochèrent. Dans les yeux de Constance, les pétillements d’or devinrent pur éclat. Quentin effleura l’arrondi de sa joue, suivit le dessin de ses lèvres… Brusquement, la jeune femme se raidit et le repoussa. Le regard fixé sur la fenêtre, elle murmura :
– Les lumières se sont éteintes. Il nous faut y aller.
Son regard avait perdu toute douceur. Elle défit prestement son tablier qui couvrait sa jupe à fines rayures vertes et or. Désemparé, Quentin la regarda faire sans réagir. Perdu dans son rêve de félicité, il ne pensait qu’à la prendre par la main et fuir le vacarme des cuisines et les dangers qu’il sentait poindre.
– J’ai un mauvais pressentiment. N’y allons pas ! Trouvons un autre moyen.
Constance ne l’écoutait pas. Elle termina en toute hâte la tourte à la romaine, alla la porter au pâtissier qui la ferait cuire. Quand elle revint, Quentin n’avait pas bougé d’un pouce.
– Reste, si tu préfères, lui dit-elle d’une voix douce. Je ne t’en voudrai pas. Cette histoire ne concerne que moi et ma famille.
Le banquet était sur le point de commencer. N’allait-on pas remarquer leur absence ?
Haussant les épaules, toujours silencieux, Quentin saisit une des torches qu’elle avait cachées sous la table. Ils s’esquivèrent discrètement.
***
Ils traversèrent la cour et s’engouffrèrent dans l’escalier désert. Comme ils s’y attendaient, la porte de la bibliothèque était fermée à clé. Constance brandit un petit couteau de cuisine ainsi qu’une broche et s’attaqua à la serrure qui céda rapidement. Les rayons de la pleine lune éclairaient les étagères bourrées de livres. L’endroit était toujours aussi lugubre. Les relents des odeurs corporelles du bibliothécaire flottaient dans l’air. Ils traversèrent la grande pièce et pénétrèrent dans les archives. L’endroit était aussi grand que la bibliothèque, encore plus en désordre. Les étagères croulaient sous des piles de livres en mauvais état, de vieux papiers à l’encre pâlie.
– Nous n’y arriverons jamais, c’est bien trop grand, souffla Quentin. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin.
Constance parcourait la pièce, la torche haut levée.
– Ne sois pas décourageant. Nous avons la nuit devant nous, rétorqua Constance. Commençons par ce rayon-là.
Des volutes de poussière s’élevèrent quand elle souleva une liasse de papier.
– Je ne comprends rien à ces écritures, pesta Quentin en ouvrant un livre. C’est trop ancien.
– Tais-toi et cherche !
– Je te dis que notre recherche est vaine, maugréa Quentin.
Constance ne répondit pas. Elle s’entêta, passant d’une étagère à l’autre, ouvrant, feuilletant des monceaux de documents. Parfois, les papiers étaient si anciens qu’ils se désagrégeaient dès qu’elle les touchait. Une planche de bois s’écroula avec fracas. Effrayée, elle s’immobilisa. Quentin avait disparu. Elle balaya la pièce avec la torche. Elle le trouva assis par terre, les yeux dans le vague, derrière une montagne de livres bloquant le passage.
– Tu commences sérieusement à m’agacer, dit-elle. Cherche !
– Ça ne sert à rien.
– Il est là, j’en suis sûre.
Quentin soupira.
Pendant les deux heures suivantes, ils fouillèrent sans résultat. La détermination de la jeune femme faiblissait. Retourné derrière son rempart de livres avec un amas de documents à trier, Quentin la pria une nouvelle fois de cesser. Soudain, il l’appela d’une voix vibrante d’excitation.
– Hé ! Constance, viens voir. Ce manuscrit me rappelle quelque chose.
La jeune femme se fraya un passage jusqu’à lui. Il feuilletait une liasse épaisse. Elle saisit le document et sauta de joie.
– C’est lui ! C’est bien ça ! Regarde : la première phrase écrite par Jehan à mon intention : Chère amie, vous m’avez demandé, la semaine où nous nous sommes mariés, alors que vous n’aviez que quinze ans, de me montrer indulgent avec vous par égard à votre jeunesse et à votre inexpérience
Quentin voulut se relever pour la prendre dans ses bras.
– Aïe, aïe, j’ai une crampe dans le mollet, grommela-t-il.
Elle s’accroupit auprès de lui et feuilleta avidement les pages. Quentin éteignit sa torche. Dorénavant, celle de Constance suffirait. Un des feuillets tomba, il le ramassa et se mit à déchiffrer péniblement :
–  Écrire sur du papier une lettre que personne ne pourra voir à moins de chauffer la feuille… Ton mari était magicien ?
Elle éclata de rire et se releva.
– Pas le moins du monde ! Il donne aussi la recette pour conserver les roses rouges ou pour rendre le sel blanc !
– Mais là, insista Quentin, je vois : Poison pour tuer
À ce moment, la porte s’ouvrit avec fracas. Le bibliothécaire et deux gens d’armes apparurent.
Elle reposa précipitamment le manuscrit sur une pile de livres et fit face aux arrivants.
– Qu’êtes-vous en train de voler ? demanda le bibliothécaire d’une voix rogue. Gardes, emparez-vous d’elle.
– Je n’ai rien volé, répondit Constance, avançant vers eux en montrant ses mains vides.
– Vous étiez sur le point de le faire. Apportez-moi ce document. N’essayez pas de me tromper.
Constance obtempéra. Personne n’avait remarqué Quentin, caché par les piles de livres.
– Ce manuscrit m’appartient, continua Constance.
– Il est la propriété des princes-évêques de Liège, rétorqua le bibliothécaire qui le feuilletait avec curiosité.
– Il a été volé à ma famille. C’est mon mari qui l’a écrit.
– Qu’est-ce que vous me chantez là ? Regardez sur la première page : il est écrit acheté à l’imprimeur Eggiman de Bâle le 25 août 1500.Il y a cent ans ! Et vous voudriez me faire croire que votre mari en est l’auteur ! Il s’appelle Mathusalem, votre mari ! Et vous, vous me semblez bien jeunette pour avoir traversé le siècle…
– Je vous jure ! Je peux vous expliquer !
Il s’interrompit et la regarda d’un air soupçonneux.
– Vous surgissez de nulle part et je vous retrouve en train de voler un grimoire. Et vous voudriez que je vous croie ? Et l’homme qui était avec vous ce matin, où est-il ?
– Il n’est pas avec moi. Il a disparu…
– Disparu ! l’interrompit le bibliothécaire. Qu’en avez-vous fait ? Vous vous en êtes débarrassée, c’est ça ? Je commence à voir clair : vous êtes une malfaisante, une impie. Peut-être même un succube. C’est nuit de pleine lune. Et vous portez un vêtement rayé, l’étoffe du diable ! Vous êtes venue faire votre sabbat. Arrière, n’approchez pas. Gardes, saisissez-la. Faites attention qu’elle ne s’envole pas, démone qu’elle est.
Effarée, Constance fut entourée par les deux hommes qui firent un signe de croix avant de s’emparer d’elle. Elle ne résista pas et fut conduite hors de la pièce dont la porte se referma violemment. Le bibliothécaire avait pris soin d’emporter avec lui le manuscrit. Quentin se releva. Les rayons de lune le guidèrent jusqu’à la sortie. Il se maudit de ne pas être intervenu. Où la conduisait-on ? Et que voulait dire cette histoire d’esprit succube ? De sabbat ? On n’allait tout de même pas la prendre pour une sorcière… Quel imbécile il était ! Il aurait dû bondir et l’arracher des griffes de ces insensés. Puis il essaya de se convaincre que Constance ne risquait rien, qu’elle serait relâchée dans quelques heures quand ses gardes se rendraient compte de leur méprise. Cette mésaventure l’inciterait à être plus prudente, dorénavant. Il savait pertinemment qu’il se racontait des histoires et fila ventre à terre chercher de l’aide auprès de François et Lancelot de Casteau.

Il les trouva attablés devant les restes du banquet, célébrant leur succès.
– Ce canard aux châtaignes est divin, disait François, les doigts dégoulinants de sauce.
– Braisé au vin d’Espagne avec du citron frais, de la muscade, de la cannelle, mais il faut, surtout, bien penser à l’accompagner de beignets de feuilles de sauge.
– Et le pâté d’Angleterre ! De l’agneau, des pignons, de la menthe, je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon.
– Même chez Scappi ? demanda timidement le maître-queux.
– Je dois vous avouer que vous soutenez la comparaison et je me demande même si je ne préfère pas votre…
François s’interrompit en voyant apparaître Quentin, pâle et à bout de souffle.
– Tu tombes à pic, mon garçon, goûte un peu à ces délices…, reprit-il. Mais que t’arrive-t-il ?
– Oui, où étais-tu passé ? renchérit Lancelot de Casteau. Je t’ai cherché partout. Heureusement que le banquet a été une vraie réussite sinon…
Devant l’air défait de Quentin, François s’empressa de demander :
– Où est Constance ?
Quentin raconta leur malheureuse expédition. Après l’avoir copieusement réprimandé pour leur imprudence, le maître-queux affirma qu’il allait arranger ça. Il irait voir son ami Jean Curtius, riche et puissant bourgeois de Liège. Quentin le pressa pour qu’il agisse sur-le-champ mais le vieil homme se récria qu’il n’allait certainement pas le déranger à cette heure indue. Constance allait passer une nuit inconfortable à la prison de la Violette, la maison commune, mais elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Quentin insista. En guise de fin de non-recevoir, Lancelot de Casteau lui tendit une part de tourte aux navets.
***
La mine catastrophée du maître-queux quand il revint du palais Curtius alarma Quentin et François.
– Il y a un très gros problème. Votre amie est accusée de sorcellerie.
– Quoi ? s’exclamèrent en choeur Quentin et François.
– Je n’ai pas bien compris… Jean Curtius s’est renseigné… On lui a dit qu’elle avait affirmé avoir plus de cent ans.
Quentin et François se regardèrent avec inquiétude.
– Elle n’a jamais dit ça, répliqua François. C’est le bibliothécaire qui a eu cette conclusion hâtive.
Lancelot de Casteau haussa les épaules.
– Toujours est-il qu’elle est soupçonnée d’être une adepte de Satan. Depuis quelques années, les procès en sorcellerie se multiplient. Ernest de Bavière a demandé à tous ses officiers et vassaux d’extirper sorciers et sorcières du pays. Le bibliothécaire s’est enflammé, si je puis dire, pour cette cause. Il est connu pour détester les femmes. Il n’en est pas à sa première dénonciation. Il recherche dans des vieux grimoires toutes les formes de tortures…
– Taisez-vous ! s’écria Quentin. C’est monstrueux. Il faut la sortir de là. J’y vais.
– Ne fais pas l’idiot, lui enjoignit François. Tu risques toi aussi de te retrouver en prison.
– Trouvons-lui un avocat, insista Quentin d’une voix perçante.
– Aucun n’acceptera, répondit Lancelot de Casteau. Le risque est trop grand d’être accusé de complicité.
– Qu’est-ce qu’on va lui faire ?
Les deux hommes restèrent silencieux.
– La soumettre à la question, la torturer, reprit François. Qu’elle avoue ou non, le résultat sera le même : elle sera conduite au bûcher.
– Et tu dis ça calmement ! s’indigna Quentin.
– Hélas, à Montpellier, comme tu le sais, un de mes amis est passé par là. Il n’était pas accusé de sorcellerie mais de pratiquer la religion de ses ancêtres juifs et de comploter contre les catholiques.
– Oui, mais tu as réussi à l’innocenter, il me semble. Et si on essayait de convaincre le bibliothécaire qu’il s’est trompé…
– Ce serait en pure perte, répliqua le maître-queux en faisant la moue. Il prend trop de plaisir à voir souffrir ses victimes.
Quentin se boucha les oreilles et d’un coup de pied, envoya valser le pare-feu de la cheminée.
– Est-il vénal ? Peut-on le soudoyer ? demanda François.
– Il est connu pour ne pas cracher sur la quincaille, mais dans le cas présent, il n’y a aucun espoir.
Quentin se tourna vers eux et déclara d’une voix tremblante de colère :
– Cette ordure ne va pas s’en tirer comme ça. Que cela vous plaise ou non, j’y vais.
François fit un geste d’impuissance auquel Lancelot de Casteau répondit par un profond soupir.
– Je t’accompagne. Au moins pour t’empêcher de commettre quelque folie, ajouta François.

Le bibliothécaire afficha une grande surprise en voyant Quentin suivi de François.
– Vous avez réussi à échapper aux sortilèges de la sorcière ? demanda-t-il à Quentin.
– Constance n’est pas une sorcière…
– Elle affirme traverser les siècles ! l’interrompit le bibliothécaire. Que vous faut-il de plus ? Cette macrale 7vous tient par quelque charme. Depuis que l’hérésie réformée s’est répandue dans nos régions, les sorcières pullulent. Vous verrez, le monde se portera mieux quand il sera débarrassé de ces monstres. C’est écrit dans notre code criminel : les ennemis de Dieu et de ses anges qui font mourir les grains de la terre et les fruits des bois doivent périr par le feu.
Sa voix enflait, son ton montait. Il montra avec fierté une pile de livres à sa droite :
– Tout est dit dans ces livres : la Démonomanie des sorciers, le Malleus Maleficarum, le Disquisitionum Magicarum. Grâce à eux, je sais reconnaître, à coup sûr, une sorcière. Mais pourquoi venez-vous me voir ? Vous voulez partager son sort ? Vous voulez que je vous décrive par le menu ce qui l’attend ? Nous n’aurons pas longtemps à attendre les flammes purificatrices. Les procès coûtent cher et les juges ont reçu l’ordre d’aller vite en besogne.
François fit signe à Quentin qu’il était inutile d’insister. Cet homme était fou. Il ne reviendrait jamais sur son accusation. Ils tournaient les talons quand le bibliothécaire rappela Quentin.
– Eh ! vous, le petit jeune, j’ai quelques questions à vous poser. Vous avez l’air de bien la connaître, la sorcière. Vous n’avez pas remarqué, par hasard, que certains animaux mouraient sur son passage ?
Quentin le regarda d’un air ahuri. François le tirait par le bras, lui murmurant de ne pas répondre. Lui revint en mémoire le cadavre du chat aux yeux exorbités de Montpellier et le cheval raide mort de Genève.
– Ne change-t-elle pas souvent d’avis ? Ses traits ne se déforment-ils pas sous l’effet de la colère ? Ne tient-elle pas des propos venimeux ?
– Comme tout le monde ! répondit Quentin. Elle a ses humeurs.
– Ne se comporte-t-elle pas étrangement les nuits précédant la pleine lune ? Ne provoque-t-elle pas des songes maléfiques ?
Quentin se tut.
– N’a-t-elle pas sur le corps quelque signe en rapport avec le démon ?
Quentin pensa fugitivement à la petite tache en forme de croissant de lune que Constance portait au creux des reins. Ne voulant plus rien entendre, il rejoignit François qui était près de la porte.
Le bibliothécaire souriait d’un air sardonique. Se levant à moitié, il ajouta :
– J’oubliais ! Votre amie m’a rendu un grand service en retrouvant le manuscrit. Quelqu’un est venu m’en proposer une belle somme.
François et Quentin se regardèrent, stupéfaits.
– Un étranger ? demanda François. Il veut l’acheter ?
Le bibliothécaire prit un air offusqué.
– Je n’ai rien à vous dire. De toute manière, il n’est pas à vendre. Allez, disparaissez !
François et Quentin s’en allèrent d’un pas lourd. Arrivés dans la cour, ils s’assirent sur un des bancs de la galerie.
– Que cherchait-il à savoir avec ses questions stupides ? demanda Quentin.
– À rassembler des preuves contre Constance, lâcha François laconiquement.
Quentin se laissa aller en arrière et ferma les yeux. Il avait un goût amer dans la bouche. La voix aiguë du bibliothécaire résonnait dans sa tête. Les signes du démon ! Foutaises ! On n’allait pas lui farcir la tête avec ces sornettes d’un autre âge. Sorcière ! Et puis quoi encore ? Oui, Constance l’était quand il la prenait dans ses bras. Partir ! Il leur fallait partir au plus tôt. L’arracher à l’emprise de ces fous furieux et prendre le large. Il respira profondément et se tourna vers François qui l’observait avec inquiétude.
– J’ai bien peur que nous ne puissions compter que sur la divine providence, déclara le vieil homme.
Quentin regarda le ciel en brandissant le poing.
– Elle a intérêt à se manifester, et vite.
Le vieil homme l’obligea à se lever. En silence, ils prirent la direction de la rue Sainte-Ursule. Arrivés devant l’église des Onze Mille Vierges, François s’arrêta net et demanda d’une voix inquiète :
– Qui essaye de s’emparer du manuscrit ?
– Je me moque de ce maudit manuscrit, rugit Quentin. Sans lui, Constance ne serait pas en prison.
– À part nous, qui est au courant ? continua François pour lui-même.
Quentin haussa les épaules.
– Lancelot de Casteau, rétorqua-t-il sombrement quelques instants plus tard.
– Ce vieux bonhomme ? Il ne s’intéresse qu’à ses tourtes et à ses écrits. Il se moque éperdument d’un grimoire vieux de plusieurs siècles. Il veut de la cuisine moderne.
– Il cache peut-être bien son jeu, insista Quentin.
– Je n’y crois pas une seule seconde. En plus, tu l’as entendu, il n’a pas un sou vaillant.
Accablé, Quentin sombra dans un profond silence. Il ne s’était jamais senti aussi misérable.

Lancelot de Casteau se précipita à leur rencontre.
– Vous voyant si chagrinés, je vous ai obtenu le droit d’aller voir votre amie. Je lui ai préparé quelques mets, elle doit être morte de faim.
– Si elle n’est pas morte tout court, grommela Quentin.
Le maître-queux leur montra deux grands paniers regorgeant de victuailles.
– J’y ai mis boulettes de poisson, oeufs lombards, pignolates, pistachines, cannelline, tourte de poires et de coings, mouton à la mode d’Irlande, thon en daube, hochepot de veau et quelques flacons de vin de Moselle.
François et Quentin se saisirent chacun d’un panier et après s’être fait expliquer le chemin de la prison, prirent congé.
– Tu vois bien, s’exclama François, il n’a pas de mauvaises intentions.
– Sa bienveillance peut être feinte.
– Ridicule ! Il ne représente aucun danger. Nous devrions plutôt surveiller le bibliothécaire.
– Nous savons que rien ne le fera plier, répliqua Quentin d’une voix exaspérée.
François s’arrêta, posa son panier par terre, prit Quentin par les épaules et déclara :
– Réfléchis une seconde ! Si le bibliothécaire s’apprête à vendre un document qui appartient au prince-évêque, nous aurons barre sur lui. C’est un mince espoir et une piste plus qu’aléatoire mais c’est tout ce que nous avons. Et plutôt que de se morfondre…
– Tu as certainement raison. Essayons. Séparons-nous. Je vais voir Constance et toi, tu ne quittes pas le bibliothécaire d’une semelle.
***
À peine Quentin avait-il fait quelques pas en direction de la prison du Mayeur, adossée au palais, qu’il fut entouré par six gardes armés qui le ceinturèrent. L’un d’eux prit la peine de lui annoncer qu’il était en état d’arrestation pour acte de maquerellage et soupçonné d’avoir passé contrat avec le diable. Se débattant de toutes ses forces, criant son innocence, ameutant les passants, Quentin fut entraîné sans ménagement. Pour le faire taire, un des gardes lui asséna un violent coup de poing sur le crâne. Quoiqu’étourdi, il continua de résister. Un deuxième coup de poing eut raison de ses forces. Pantelant, l’oeil vague, il gravit les marches menant à la prison. Sur la droite, une petite porte aux lourdes ferrures s’ouvrit. Stupéfait, il vit sortir Constance. Une Constance fraîche et pimpante qui, l’ayant aperçu, réprima un mouvement de surprise. Il cria son nom. Reçut un nouveau coup. La jeune femme lui lança un regard où se mêlaient tristesse et regret. Elle lui adressa un vague signe d’excuse et disparut dans la foule.
Les heures qui suivirent furent pour Quentin les plus effroyables qu’il eut jamais vécues. Il fut jeté dans une geôle infecte puant les excréments. Peu de temps après, un juge vint le voir. Il lui apprit qu’une certaine Constance Savoisy avait confié de lourds secrets au bibliothécaire du prince-évêque, l’un des plus ardents défenseurs de l’Église catholique. Elle l’avait accusé de l’avoir forcée à une copulation charnelle hors mariage, de l’avoir vendue à d’autres hommes. Mais elle avait aussi dévoilé l’avoir surpris en conversation avec Satan et avoir assisté à la signature d’un contrat lui permettant de réaliser des actes surhumains et de jouir de tous les plaisirs de la chair en contrepartie de la livraison d’âmes pures et innocentes. La dite Constance Savoisy avait ajouté que pour se libérer de ce joug odieux, elle avait dû accepter de se faire passer elle-même pour une sorcière mais qu’elle était bien aise à l’idée que justice soit enfin rendue.
Anéanti, Quentin eut droit ensuite à la liste des tortures qui l’attendaient s’il n’avouait pas sur-le-champ ses crimes. Il aurait d’abord à subir la torture froide et chaude. Pour cela on le ferait s’allonger sur un chevalet et on lui ferait ingurgiter huit pintes 8d’eau froide, puis la même quantité d’eau chaude. Puis on lui mettrait les mains et les pieds dans un étau de bourrelier et on serrerait les écrous. Il serait rasé pour voir s’il portait des marques du diable. On l’attacherait de manière à ce qu’il ne puisse ni dormir ni s’asseoir et on le presserait de questions. Il perdit le fil quand il fut question de l’estrapade, des fers brûlants, des rouleaux à épines. En guise de conclusion, le juge l’assura que par mesure de clémence, le bourreau l’étranglerait avant de mettre le feu au bûcher.
Terrifié, accablé, l’esprit battant la campagne, Quentin n’était sûr que d’une chose : Constance l’avait trahi. Elle s’était servie de lui de la manière la plus honteuse. Pour récupérer le manuscrit, elle était prête à toutes les bassesses, aux pires exactions. Lui revinrent alors en mémoire les quelques lignes qu’il avait réussi à déchiffrer et où il était question de secrets et de poisons. Ce manuscrit ne cacherait-il pas d’autres maléfices derrière d’innocentes recettes de cuisine ? N’y aurait-il pas quelque magie noire ? Et si Constance était une véritable sorcière ? Quentin sentait que sa raison vacillait. Comment aurait-il pu en être autrement entre les murs de cette sinistre prison avec pour toute perspective une chambre de torture et un bûcher ?
***
Constance n’avait pas une minute à perdre. Elle savait qu’elle prenait de grands risques. Pour chasser les miasmes putrides de la geôle qui s’accrochaient à elle, elle aspira de longues goulées d’air frais. Il lui fallait à tout prix retrouver le bibliothécaire. Après qu’elle eut livré Quentin, elle avait proféré tant de compliments, tant de louanges éhontées que ce chien puant n’avait pas résisté à l’envie de lui annoncer que grâce à elle, il allait tirer une somme rondelette du manuscrit qu’elle avait retrouvé. Pour préserver son image de bon chrétien, il avait ajouté qu’en tant que fidèle paroissien de Sainte-Ursule où il passait de longues heures en dévotion, il en ferait don au chapitre de l’église. Constance n’en croyait pas un mot mais au moins savait-elle où elle aurait une chance de le rencontrer, hors de la bibliothèque.
Quand elle arriva dans l’église, il y faisait noir comme dans un four. Seuls quelques cierges brillaient près de l’autel. La nef était déserte. Arrivée au transept, elle perçut une ombre en mouvement. Elle s’en approcha prudemment. Cachée derrière un pilier, elle put voir le profil de l’homme. François ! Elle se glissa jusqu’à lui, prenant soin de se présenter de face. Elle vit s’inscrire sur son visage un immense étonnement. Il voulut parler. D’un geste rapide, elle plaqua sa main sur sa bouche. Elle lui fit signe de le suivre. Dans un recoin sombre, ils se collèrent l’un à l’autre.
– Où est Quentin ?
– Ne me pose pas de questions. Je cherche le bibliothécaire.
– Moi aussi ! Il vient d’arriver. À gauche, dans la chapelle… Il n’est pas seul…
– L’acheteur ? murmura Constance.
– Comment es-tu au courant ?
Constance mit un doigt sur ses lèvres.
La tête baissée, ils avancèrent en silence. Les deux hommes étaient agenouillés sur les dalles et parlaient avec vivacité. À pas de loup, Constance et François se rapprochèrent. Soudain, François tira sa compagne jusqu’à un pilier d’angle derrière lequel ils se cachèrent.
– C’est Thomas Delatraz. Je l’ai reconnu. Ce n’est pas possible !
– Delatraz ? hoqueta Constance. Il nous a suivis ? Depuis Genève ?
François semblait sur le point de défaillir.
– C’est impossible ! Je n’ai rien fait, rien dit…
– Chut ! Tu vas nous faire repérer.
Le bibliothécaire s’était levé et se cramponnait à Delatraz.
– Donnez-moi l’argent, glapissait-il. Vous m’avez promis trois cents florins.
– Vous rêvez ! répondit Delatraz d’une voix sardonique. Ce manuscrit appartient à ma famille depuis deux siècles. Je ne vais certainement pas payer pour le récupérer.
Rouge de colère, le bibliothécaire secouait fiévreusement la cape noire de Delatraz.
– Sans moi, vous ne l’auriez jamais retrouvé.
– Billevesées ! Vous me l’avez dit vous-même, c’est cette femme accompagnant Savoisy qui a mis la main dessus. Il m’aurait suffi de suivre ces idiots pour m’en emparer. Les Savoisy n’ont jamais su prendre soin de leurs affaires. En plus, ce sont des pleutres.
À ces mots, François se redressa. Son pied heurta un banc. Delatraz se retourna. Ils étaient découverts.
– Quelle bonne surprise ! s’exclama Delatraz, narquois. Fidèle à la tradition Savoisy, tu arrives après la bataille. Trop tard, mon ami. Le manuscrit restera entre les mains de ma famille.
Il agita le document sous le nez de François qui avait fait un pas vers lui.
– Comment avez-vous su que nous venions ici ?
– Les Delatraz ont toujours un oeil sur les Savoisy. Quand tu as quitté Genève, il a suffi de demander au loueur de voitures quelle était ta destination. Je vous ai rattrapés en chemin, voilà tout ! Imbéciles que vous êtes !
François bondit et ceintura Delatraz. Le bibliothécaire en profita pour essayer de reprendre le manuscrit. Constance qui s’était rapprochée et avait saisi un lourd candélabre lui asséna un coup sur la tête lui faisant lâcher prise et s’écrouler. Mais elle ne vit pas que Delatraz avait tiré une dague de son pourpoint. D’un geste brusque, il se libéra de l’étreinte de François, lui fit face et poussant un cri sauvage, lui enfonça l’arme dans le coeur. Constance se précipita vers François qui gisait à terre. Delatraz s’éloignait au pas de course, cachant le manuscrit sous son vêtement. François tenta de dire quelques mots, ses yeux se révulsèrent et il expira dans les bras de Constance.

Elle regarda avec horreur ses mains couvertes de sang. Toujours inanimé, le bibliothécaire émit un léger gémissement. Constance lui jeta un regard haineux. Elle lui asséna deux violentes gifles. Il bougea la tête, ouvrit des yeux vagues et murmura :
– Mon argent, où est mon argent ?
– Tu ne verras pas un liard, je peux te l’assurer. Et ça risque même de te coûter cher.
Constance brandit le chandelier.
– Si tu ne fais pas ce que je te dis, je te brise le crâne.
Le bibliothécaire roulait des yeux terrorisés.
– Oui, oui, je le ferai…
– Tu vas aller au tribunal et tu vas dire que j’ai menti au sujet de Quentin, que je ne suis qu’une pauvre folle qui a tout inventé. Je veux te voir sortir avec lui, sinon tu me retrouveras sur ton chemin et je t’arracherai les dents une à une, je te ferai manger tes tripes…
– Oui, oui, j’ai compris, l’interrompit-il. Allons-y. Allons-y.
Constance lui ordonna de transporter le cadavre de François derrière l’autel de la petite chapelle. L’abandonner ainsi lui fendait le coeur, mais il fallait avant tout sauver Quentin.
***
Les affaires furent rondement menées. Par chance, Quentin n’avait pas encore été traduit devant le tribunal. L’exécution d’une pauvre fille, qui avait avoué se transformer régulièrement en loup-garou et avoir tué des enfants avant leur baptême pour les dévorer lors des sabbats, avait retardé son interrogatoire. Le bibliothécaire sut se montrer convaincant. Il raconta la fable inventée par Constance et demanda la libération immédiate de Quentin. Au bout d’une heure, les juges qui croulaient sous les affaires de sorcellerie se laissèrent persuader. Ils avaient l’habitude des accusations portées à tort et à travers. Et surtout, le cas de Quentin ne les intéressait que modérément. D’abord, c’était un homme et ensuite, ils préféraient condamner des gens du pays de manière à marquer les esprits. Un étranger sur le bûcher n’attirerait pas les foules.
Quentin fut aussitôt libéré. Il apparut, sale et dépenaillé, l’air hagard aux côtés du bibliothécaire qui fila comme un lapin dès qu’il aperçut Constance en bas des marches. Incapable de dire un mot, Quentin regardait avec horreur la jeune femme s’approcher de lui.
– Je sais ce que tu penses, dit-elle. Tu as tort.
– Ne me touche pas ! hurla-t-il quand elle avança la main vers lui.
– Quentin, il y a eu un drame, continua-t-elle d’une voix sourde. François est mort.
Il la saisit aux épaules et la secoua violemment.
– Tu es une semeuse de mort. La mienne ne te suffisait pas ?
– Il a été assassiné. Par un Delatraz.
Sidéré, Quentin la relâcha. Se prenant la tête entre les mains, il ne vit pas les larmes qui perlaient aux paupières de Constance.
– Je t’en supplie ! Je sais que je te fais horreur, mais par amour et par respect pour François, aide-moi.
– Tu ne doutes de rien, toi ! Tu me fais porter le chapeau pour pouvoir te livrer à tes activités criminelles et tu me demandes de l’aide ! Va au diable !
Il marchait à grandes enjambées. Constance essayait de le suivre. Elle s’agrippa à lui. Il la repoussa. Elle manqua tomber.
– Je vais tout t’expliquer… Je n’ai jamais voulu ta mort. Crois-moi…
Quentin lui lança un regard lourd de mépris.
– Nous devons nous occuper du corps de François, poursuivit-elle.
Elle éclata en sanglots. Quentin accéléra son allure. Il s’arrêta net et lui lança d’un ton sifflant :
– Je te hais. Qui que tu sois. Je ne croirai plus jamais un mot sortant de ta bouche. Où est François ?
Ils prirent le chemin de Sainte-Ursule. Par petites phrases hachées, Constance lui raconta la fin tragique de leur compagnon. Quentin faisait mine de ne pas l’écouter.
– Qui me dit que ce n’est pas toi qui l’as tué ? furent les seules paroles qu’il laissa échapper.

Avec l’aide de Lancelot de Casteau, ils firent enterrer discrètement François après une courte messe à l’église Sainte-Croix. Par respect pour le défunt, Constance et Quentin s’étaient tenus à bonne distance l’un de l’autre, se gardant de ranimer la guerre qui couvait entre eux. Le vieux cuisinier était très affecté par la disparition de celui qui en quelques jours était devenu un ami précieux. Après la mise en terre, il convia Constance et Quentin à un frugal repas chez lui. Il regardait avec tristesse les feuilles éparpillées dans toute la pièce.
– Nous avions si bien commencé ! Il m’aidait à préciser ma pensée, à me souvenir de la succession des gestes à faire. Je me retrouve bien seul.
Il se tut, jeta un regard plein d’espoir à Quentin et lui demanda :
– Ne pourriez-vous pas remplacer François pour mettre en forme tout ce fatras ?
Quentin esquissa un sourire et posa une main sur l’épaule du vieillard.
– Hélas, je n’y connais rien en cuisine. Je ne pourrais que commettre des bévues.
– Permettez-moi d’insister. Comptez-vous partir bientôt ? Peut-être d’autres tâches importantes vous attendent ailleurs. Je m’aperçois d’ailleurs que je ne vous ai pas demandé d’où vous veniez.
– Notre voyage se termine. Nous n’irons nulle part. Nous allons nous séparer et…
Submergé par un immense sentiment de gâchis, Quentin s’interrompit et quitta la pièce, immédiatement suivi par Constance.
***
Quentin jetait pêle-mêle dans un sac ses quelques vêtements. Impuissante, Constance le regardait faire.
– Je savais que tu ne risquais rien…
– En me faisant passer pour un suppôt de Satan ?
– On ne condamne pas si facilement un homme. La preuve : tu es vivant. Tandis que moi…
Il prit le petit couteau de corne orné d’une tête de licorne en nacre qu’elle lui avait offert en arrivant à Liège et le jeta dans la cheminée. Lui lançant un regard glacial, il demanda :
– J’aimerais juste savoir une chose. Comment as-tu réussi à embobiner le bibliothécaire ?
– Il connaît par coeur le livre d’un certain docteur Faust 9où il est question d’un pacte entre un homme et le diable, mais il n’avait jamais vu de cas concret. Il ne se tenait plus de joie d’en avoir un sous la main…
– Moi !
– Je lui ai proposé un marché : il me laissait tranquille et je lui disais tout ce que je savais.
– Mais, bonté divine, pourquoi ?
Quentin avança vers Constance, une lueur brutale dans les yeux. Elle recula.
– Le temps était compté. Il allait vendre le manuscrit…
– Nous étions sur sa piste, François et moi. Nous aurions pu l’en empêcher.
– Je serais morte sur le bûcher avant que vous ayez eu le temps d’agir.
Quentin revêtit sa cape de voyage.
– Nos chemins se séparent, déclara-t-il. Irrémédiablement.
– Je le regrette. Profondément.
– C’est vrai, je vais te manquer, ajouta-t-il d’un ton amer. Tu n’auras plus personne à manipuler.
– Ni à aimer…
Il la regarda avec une indicible froideur.
– Tu n’aimes personne. Tu ne vis que pour cette vengeance insensée qui court à travers les siècles.
– Ne crois pas cela. J’étais prête à abandonner cette quête, mais la mort de François ne peut rester impunie. Je sais qu’une vengeance ou un tort ne peuvent pas être guéris par une autre vengeance ou un autre tort. Au contraire, ils s’aggravent mutuellement. Mais je ne peux agir autrement que de rendre justice à François.
Quentin saisit son sac, ouvrit la porte. Se retournant vers elle, il demanda :
– Que vas-tu faire ?
– Continuer mon chemin à travers les siècles et traquer les Delatraz jusqu’à ce que je retrouve le manuscrit.
– C’est de la folie !
Elle fit un pas vers lui.
– Sans toi, je ne me serais jamais lancée dans cette aventure. Ensemble, nous aurions pu…
– Ne dis plus un mot. Tout ceci ne me concerne plus. Je retourne dans mon siècle avec joie. Je ne te souhaite pas bonne chance.
– Sache qu’une part de toi restera toujours avec moi et qu’un jour, peut-être…
– Rien n’était possible entre nous et rien ne le sera jamais.
Le coeur et l’âme en miettes, il referma la porte aussi posément qu’il put.
1Auteur du Libro de arte coquinaria, vers 1450.
2Auteur du De Honesta Voluptate, vers 1470.
3Auteur de Banchetti, 1549, et de La Singolar Dottrina, 1560.
4Auteur d’ Opera, 1570.
5Revenu attribué à la table de l’évêque.
6Sortes de pâtes, voisines des ravioles.
7Sorcière.
81 pinte = 0,931 l.
9 Faustbuch, publié en Allemagne en 1587.