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Château de Ripaille, juillet 1420
– De l’orcanète, mets de l’orcanète ! Et ne reste pas planté là ! Bouge-toi ! Il n’y a pas une minute à perdre.
Sans hésiter, Quentin prit sur l’étagère à sa droite un sac de cuir et en sortit une racine de couleur sombre. Il la mit dans un mortier et la pila jusqu’à l’obtention d’une pâte rouge-brun qui servirait à colorer un blanc-manger aux trois couleurs. Il s’étonnait de comprendre et d’exécuter les ordres lancés en rafale par Jacques Savoisy. Il avait l’étrange impression d’avoir travaillé toute sa vie dans les cuisines du château de Ripaille, alors qu’il n’était là que depuis deux mois. Sans doute était-ce l’apanage des personnages de roman de pouvoir s’adapter à toutes les situations. Et pourtant l’endroit avait tout de l’antichambre de l’enfer. Dans une chaleur à tomber raide, de pauvres diables s’escrimaient à tourner des rôtissoires chargées des animaux les plus divers : porcelets, cygnes, chevreaux, lièvres, petits oiseaux. D’autres lavaient, coupaient, hachaient, pilaient, des monceaux d’amandes, d’oignons, d’herbes, dans un brouhaha enragé. Muni d’une jale 1et d’une étamine pour passer son lait d’amande, Quentin s’approcha d’une longue table en bois. Delatraz fit mine de vouloir l’empêcher de s’installer, mais le repoussant d’une bourrade, Quentin se fit une place. Ce petit homme aux cheveux filasse et à la lippe pendante lui déplaisait au plus haut point. Jacques Savoisy lui avait demandé de le tenir à l’oeil : cette crapule avait tendance à subtiliser sucre et épices. Tire-au-flanc, il fallait toujours le rappeler à l’ordre, alors que le duc de Bourgogne, Philippe le Bon et sa nombreuse suite étaient attendus d’une heure à l’autre. Le duc Amédée VIII de Savoie les recevrait pendant deux jours, deux jours de festins mais aussi de tractations diplomatiques.
Quentin attendait avec impatience la fin de ces réjouissances pour repartir et apporter la bonne nouvelle : le manuscrit n’avait pas quitté Jacques. Il était donc fort peu probable qu’il ait quelque chose à voir avec celui volé à Priscille au xxi e siècle. Constance pouvait dormir sur ses deux oreilles.
Mieux encore, cet écrit culinaire allait permettre à Jacques Savoisy de succéder à Maître Chiquart, maître-queux en titre du duc. Quentin n’était pas peu fier d’avoir été l’artisan de cet heureux événement qui lui avait coûté des trésors d’ingéniosité, de diplomatie et de patience.
À son arrivée à Ripaille, il avait été embauché sur-le-champ, les festivités en l’honneur du duc de Bourgogne exigeant un surcroît de main-d’oeuvre en cuisine. La suite avait été moins aisée. Il avait eu le plus grand mal à s’attirer les bonnes grâces de Jacques Savoisy. S’il avait les yeux verts de sa mère et ses cheveux châtains, ce jeune homme de vingt-six ans n’avait ni sa vivacité, ni son caractère volontaire. D’un naturel jaloux et renfermé, il faisait preuve parfois d’une timidité maladive. Les tentatives d’approche de Quentin s’étaient toutes soldées par un échec. Quand il avait été question de passer commande du bétail prévu pour les agapes, Jacques Savoisy, n’ayant que de très vagues notions de calcul, avait trouvé en la personne de Quentin une aide inespérée. Il l’avait chaleureusement remercié, mais était resté fermé comme une huître aux questions que son compagnon s’était cru autorisé à poser sur lui et sa famille. Quentin désespérait d’accéder un jour au manuscrit quand le jeune cuisinier lui avait confié la réception du bétail : cent boeufs et cent trente moutons de haute graisse, cent porcelets pour rôtir, neuf porcs bien gras pour le lard et les potages, deux cents cabris et agneaux, cent veaux et deux mille lièvres, lapins, perdrix, faisans, pigeons, grues, hérons… Arrivés quatre jours avant la fête, les animaux avaient été débités sur place. Pendant des heures, les arrière-cours du château avaient résonné de leurs mugissements et bêlements de terreur. Quentin s’était enfui aux premiers coups de masse s’abattant sur le crâne des bêtes, faisant jaillir le sang et la cervelle. Il s’était réfugié dans un pré voisin, auprès des animaux qui, échappant momentanément au massacre, étaient tenus en réserve au cas où les invités décideraient de prolonger leur séjour.
Jacques Savoisy n’en avait rien su. Tellement soulagé d’avoir échappé à l’épreuve du comptage des animaux, il avait loué l’ardeur au travail et le sens de l’organisation de Quentin. Ce dernier en avait profité pour lui rappeler qu’il était promis à un brillant avenir à la cour d’Amédée de Savoie. Jacques Savoisy avait admis que malgré son jeune âge, son expérience et son savoir-faire le plaçaient bien au-dessus des autres cuisiniers. Il en était enfin venu à parler du manuscrit confié par sa mère qu’il conservait dans le coffre à épices dont seuls lui et Chiquart avaient les clés. Quentin avait insisté pour le voir, arguant de son intérêt pour les recettes nouvelles. Le jeune homme l’avait regardé de travers et n’avait rien voulu savoir. Après avoir failli l’étrangler, Quentin avait décidé d’employer les grands moyens. Il suffisait de subtiliser la clé du coffre pour s’assurer de visu, comme le lui avait demandé Constance, que le manuscrit était bien là. Malheureusement, elle était accrochée avec d’autres au ceinturon du cuisinier qui ne le quittait jamais, même la nuit. Qu’à cela ne tienne ! Il ferait sauter la serrure. Hélas, avec la préparation du banquet, il lui avait été impossible de s’approcher du coffre aux épices.

La veille de l’arrivée du duc de Bourgogne, harassé de travail, Jacques Savoisy s’inquiétait de son avenir à la cour de Savoie. Quentin avait sauté sur l’occasion et lui avait suggéré de montrer le manuscrit à Maître Chiquart. Jacques avait tergiversé, disant que des recettes écrites par un bourgeois de Paris sembleraient bien fades au maître-queux d’une des plus florissantes cours d’Europe. En outre, le moment était mal choisi, Chiquart ne lui prêterait aucune attention. Redoublant d’arguments persuasifs, Quentin avait obtenu gain de cause et proposé de l’accompagner dans cette démarche. Quand il avait découvert le manuscrit, une liasse de fins parchemins couverts d’une écriture serrée, il avait poussé un immense soupir de soulagement provoquant le regard surpris de Jacques Savoisy.
Maître Chiquart avait parcouru avec intérêt les recettes et immédiatement conseillé au jeune cuisi nier d’en faire réaliser une belle copie et de l’offrir à Amédée. Le duc serait flatté et accéderait d’autant plus volontiers à la demande de son maître-queux de désigner Jacques Savoisy à la tête des cuisines quand il ne serait plus en mesure d’assurer son office, ce qui ne saurait tarder. Chiquart avait alors pris comme exemple son propre livre de cuisine Le Fait de cuisinequ’il avait dicté à un clerc et offert au duc pour servir sa gloire.
– Les puissants aiment bien montrer qu’ils règnent sur les arts et les sciences, avait-il dit. Notre duc m’a tanné pendant des années pour que je préserve par l’écriture la mémoire des choses. J’ai refusé à moult reprises arguant que je n’avais jamais eu de livre, écrit ou mémoire traitant de la cuisine et que je ne saurais pas faire. Mort de peur et tout tremblant, j’ai fini par accepter pour son bon plaisir et en comptant sur l’aide de Dieu. J’ai dû me débrouiller tout seul. Toi, tu as la chance d’avoir entre les mains un ouvrage déjà écrit. Profites-en ! Notre duc n’a peut-être pas la puissance du duc de Bourgogne, mais il a fait de la Savoie un pays qui compte parmi les autres nations. Il va chercher à étonner son neveu et l’art de la cuisine est un des meilleurs moyens pour en mettre plein la vue. Les Bourguignons sont connus pour leurs fastes. Ils sont très forts, mais aucun de leurs cuisiniers n’a écrit de livre de cuisine.
– Ces recettes ne sont pas destinées à des seigneurs mais à des bourgeois, avait rétorqué Jacques Savoisy. Peut-être n’ont-elles pas leur place dans des cours princières.
Quentin lui avait donné un coup dans les côtes pour qu’il cesse de se déprécier ainsi.
Le vieux cuisinier s’était alors gratté l’échine avec la longue cuillère en bois qui ne le quittait jamais.
– C’est vrai que mes recettes ne peuvent être réalisées que par des cuisiniers au sommet de leur art et bénéficiant des moyens de grandes maisons, avait-il ajouté d’un ton légèrement suffisant. Mais les tiennes peuvent plaire aussi. Vas-y ! Nous ne sommes pas si nombreux à écrire la cuisine.
Quentin n’avait pu assister à la fin de l’entretien. Ayant aperçu Delatraz qui traînait près des pains de sucre, Maître Chiquart lui avait ordonné de s’assurer que ce vaurien n’était pas en train de chaparder. Quand il était revenu auprès de Jacques Savoisy, le manuscrit avait retrouvé sa place dans le coffre. Quentin aurait bien aimé le tenir entre ses mains, ne serait-ce qu’un instant. L’attachement que lui portait Constance et le mal qu’il avait eu pour y avoir accès avaient fini par en faire, à ses yeux, un objet digne de la quête du Graal. Pourtant, le peu qu’il en avait vu lui était apparu bien banal. Mais au moins, son témoignage rassurerait Constance.
Pour une fois, Jacques Savoisy s’était départi de son air chagrin et rayonnait de bonheur.
– Je te dois une fière chandelle, dit-il. Sans toi, je n’aurais jamais osé le montrer à Chiquart.
– Ne me remercie pas, répliqua Quentin avec modestie. Cela ne m’a guère coûté.
Le jeune cuisinier avait hésité quelques instants.
– Puis-je te demander un dernier service ? Pourrais-tu te charger de trouver un bon copiste ? Je sais à peine écrire mon nom… Je suis certain que tu seras meilleur juge que moi…
Quentin avait résisté à l’envie de lui dire de se débrouiller tout seul. Il n’allait pas passer sa vie à accomplir les souhaits des Savoisy, mère et fils. Et le jeune homme commençait à lui chauffer les oreilles avec ses hésitations et son manque de détermination. Quant à lui, sa mission était terminée. Il n’avait plus rien à faire en Savoie. La mine implorante du jeune homme et surtout la curiosité de voir de plus près ce fameux manuscrit l’avaient emporté. Ce ne serait que l’affaire de deux jours. Quentin lui avait promis de se rendre à Thonon, la ville voisine de Ripaille, dès le départ du duc de Bourgogne. Il n’avait pas précisé qu’il ne remettrait pas les pieds au château.
Leur accord scellé, ils étaient retournés aux cuisines en pleine ébullition.
***
Si tout s’était bien passé pour l’arrivée des animaux de boucherie, Maître Chiquart nourrissait de grandes inquiétudes quant aux poissons d’eau douce. Alors que ces 21 et 22 juillet 1420 n’étaient pas jours maigres, le cuisinier avait souhaité préparer des plats de poisson pour les seigneurs et dames qui ne mangeaient pas de viande pour raisons de santé. Ils avaient reçu des dauphins, rois des poissons de mer, des congres, des mulets, des dorades, des sardines, des mulets, des anchois, des langoustes, des morceaux de baleine, amenés à grands frais de Nice, possession savoyarde. Mais les poissons du lac Léman tardaient à arriver. Pourtant Ripaille était au bord de ce lac éminemment poissonneux.
– Quentin, cours au bord du lac. Va voir si tu aperçois les barques apportant mes truites, ombles-chevaliers, perches et feras…
Le vieil homme roulait des yeux inquiets tout en se tapotant la main de sa cuillère en bois.
– Maître, j’y suis allé tout à l’heure…
– Vas-y, je te dis. Ce n’est pas normal. Ils devraient être là depuis longtemps.
Quentin étouffa un soupir, prévint Jacques Savoisy et sortit des cuisines. Dans la cour du château, on se livrait aux derniers préparatifs. Le duc de Bourgogne avait passé la nuit au château d’Yvoire et arriverait tout juste pour le dîner 2. Le long du chemin, des compagnies d’archers et d’arbalétriers, vêtus de robes de drap de laine aux couleurs de la Savoie, rouge et blanc, battaient la semelle dans l’attente du cortège. Il franchit le pont-levis, courut jusqu’à la rive herbeuse. Le lac était si bleu qu’il se confondait avec le ciel sans nuage. Quand il était arrivé à Ripaille, Quentin avait découvert avec ravissement cette mer intérieure. Très loin, à plusieurs lieues, on distinguait les collines de la ville de Lausanne. Le moment n’étant pas à la contemplation, il mit une main devant ses yeux pour se protéger des rayons du soleil et regarda de tous côtés. De nombreuses embarcations sillonnaient le lac. Aucune ne se dirigeait vers le petit port de Ripaille. Voilà qui n’allait pas faire plaisir à Maître Chiquart.
En revenant vers les cuisines, Quentin aperçut Delatraz au coin du bâtiment en bois qu’on avait construit pour confectionner les ouvrages de pâtisserie abritant deux beaux fours pour faire les pâtés de chair et de poisson, les flans, les tartes, les talmouses. Il était en grande conversation avec son frère qui faisait office de saucier. Pourquoi avaient-ils quitté les cuisines ? Quentin s’apprêtait à les rappeler à l’ordre quand il saisit quelques mots. Il se plaqua contre un mur pour entendre la suite.
– Ce Savoisy n’a rien à faire ici, grommelait Delatraz. Il n’avait qu’à rester à Paris.
– Il a tout de même des attaches dans le pays, un oncle à Annecy qu’il a dit, répliqua son frère.
– Et alors ? Ça ne lui donne pas le droit de nous voler ce qui nous revient. Il n’est là que depuis quatre ans et Chiquart ne jure plus que par lui. Je l’ai même entendu dire qu’il allait le proposer au duc pour lui succéder à la tête des cuisines.
– Il est plutôt bon comme cuisinier, hasarda le frère. Il paraît qu’il a commencé comme garçon de cuisine auprès de Taillevent, le queux du roi Charles VI.
– C’est ce qu’il dit ! Et même s’il était cuisinier du pape, il n’a pas à nous griller la politesse. Nous sommes les plus anciens ici. C’est à nous que revient le titre de maître-queux.
Le frère fit la moue. Quentin se rapprocha de quelques pas.
– Moi, pour rien au monde je n’en voudrais, reprit le frère. Trop de responsabilités, trop de travail. Regarde ce remue-ménage ! Trois cents personnes à nourrir, ce n’est pas rien. Le pauvre vieux ne dort plus depuis des semaines.
– Il en fait trop ! Tout n’a pas besoin d’être parfait. En tout cas, c’est un bon moyen de se faire des sous. J’ai compté. Il est arrivé deux charges 3de grosses épices : gingembre de Damas et de La Mecque, cannelle, poivre, graine de paradis et pour les menues épices : six livres de noix de muscade, girofle, macis, galanga, vingt-cinq livres de safran, trente pains de sucre, six charges d’amandes, une charge de riz, trente livres d’amidon, vingt-deux cabas 4de raisins, figues et prunes confits, un quintal 5de dattes, quarante livres de pignons. Il n’y a qu’à se servir et je t’assure que je ne m’en suis pas privé.
Son frère jeta un regard furtif alentour et lui fit signe de parler moins fort. Quentin recula.
– Je ne vais pas laisser échapper une telle aubaine, reprit Delatraz. Le problème, c’est de se débarrasser de Savoisy. D’autant qu’il a chargé ce maudit Quentin, sorti d’on ne sait où, de m’avoir à l’oeil et j’ai le plus grand mal à le semer.
– On pourrait les faire accuser de vol…
– C’est sûr qu’avec ce que j’ai pris… Mais Chiquart n’y croirait pas une seule seconde et il ne faudrait pas longtemps pour que ça me retombe dessus. Non, je vais frapper un grand coup. Et c’est Savoisy lui-même qui va me fournir l’arme pour l’abattre. Je vais avoir besoin de ton aide. Quand je serai maître-queux, tu n’auras plus à travailler comme un boeuf.
Quentin vit les deux hommes se frapper les mains en guise d’accord et revenir d’un pas nonchalant vers les cuisines. Il partit en courant à la recherche de Jacques Savoisy qu’il trouva en compagnie de Maître Chiquart.
– Alors Quentin, ces poissons, ils arrivent ?
– Rien en vue, Maître Chiquart.
Le vieux cuisinier pâlit.
– Par la grâce du benoît Saint-Esprit ! Je vais me couvrir de honte si je n’en sers pas.
– Avec les poissons de mer, nous avons ce qu’il faut pour aujourd’hui, le rassura Jacques Savoisy. Pour le dîner, j’ai fait préparer du dauphin frais au vin clairet, du brouet camelin de lotte, de l’arboulaste 6, des tourtes parmesines au thon et bien entendu, je ferai placer dans de grands plats des mulets salés et dans d’autres des harengs, sans compter les tartes de poisson aux fruits confits…
Chiquart s’était laissé tomber sur un banc et regardait Jacques Savoisy avec lassitude.
– Tout cela est fort bien, mais le duc a insisté sur l’absolue nécessité de servir des poissons de notre lac. Comment veux-tu faire un banquet digne de ce nom sans ombles-chevaliers, féras, carpes, brochets, anguilles, perches et truites ?
Savoisy fit un geste d’impuissance et se tourna vers Quentin :
– Retourne au port et demande à Jeannet le Vieux d’envoyer des barques à Séchex, à Thonon voir ce qui se passe. Il n’y a pas eu de tempête, les pêcheurs devraient être là.
– J’y retourne, mais avant je souhaiterais te dire un mot, Jacques.
Chiquart s’était relevé péniblement et se dirigeait d’un pas pesant vers sa chaise haute d’où il pouvait surveiller l’ensemble de la cuisine. Savoisy fit signe à Quentin de parler.
– Delatraz prépare un mauvais coup contre toi.
– C’est bien le moment ! s’exclama le cuisinier. Comme si on n’avait pas assez à faire. Une fois le duc de Bourgogne reparti, je demanderai à Maître Chiquart de le chasser, j’ai bien vu qu’il manquait du safran et de la graine de paradis.
– Il ne s’agit pas de vol d’épices. Delatraz projette de t’empêcher de prendre la place de Chiquart qui, selon lui, lui revient.
Jacques Savoisy poussa un soupir d’exaspération.
– Il n’a aucune chance. Il est bien trop mauvais cuisinier. Quentin, je n’ai pas le temps de m’occuper de ce vaurien. Tiens-le à l’oeil.
Des trompettes retentirent suivies de clameurs d’allégresse. Le duc de Bourgogne faisait son entrée au château de Ripaille. Quentin se précipita.
Philippe, duc de Bourgogne, se tenait droit sur son cheval bai, splendidement harnaché de sangles ornées de grelots et clochettes, la selle décorée de branlants d’or et d’orfèvrerie. Sec, maigre, de taille moyenne, le duc respirait l’autorité et la puissance. Quentin remarqua ses énormes sourcils touffus qui se dressaient comme des cornes sur son front. Il se haussa sur la pointe des pieds pour voir le duc Amédée que lui cachait la forêt de bannières à la croix blanche sur fond rouge. Le contraste était saisissant. Son manteau de drap noir et son large chapeau de paille dissimulaient difficilement sa constitution chétive et son strabisme. Les deux hommes se donnèrent une longue accolade. Des vivats éclatèrent. Quand tous eurent mis pied à terre, ils se rendirent à la chapelle pour le service divin. Les dames seraient ensuite conduites dans les chambres du château mises à leur disposition pour s’y changer. Et le banquet pourrait commencer. Quentin retourna en toute hâte s’occuper de l’entremets, dit des hures crachant du feu, qui serait le clou du dîner. Quand les trompettes annoncèrent le début des agapes, Jacques Savoisy vint lui demander d’aller jeter un oeil sur le déroulement du premier service. Bien content d’échapper à la fournaise, Quentin s’empressa de rejoindre la salle des banquets au premier étage. Il croisa les valets remportant les aiguières d’eau parfumée à la rose ayant permis aux convives de se laver les mains. Il arriva à la fin du bénédicité et vit le duc de Bourgogne, vêtu d’un pourpoint de soie violette sur laquelle se détachait un lourd collier d’or, s’asseoir aussitôt imité par Amédée de Savoie. Les deux seigneurs avaient droit à des chaires en noyer pourvues d’un haut dossier et d’accotoirs ouvragés, alors que l’assistance prenait place sur des bancs recouverts de coussins aux armes de la Savoie. Les trois grandes tables étaient disposées en U et couvertes de nappes damassées décorées de dentelles de Malines. Sur les tables trônaient des salières en étain avec couvercle à bordure crénelée, des nefs en argent et vermeil contenant des couverts ainsi que des assiettes de terre vernissée remplies de cerises et de fraises qui furent prises d’assaut. Dans sa hâte à vouloir se servir, une femme à la robe de soie cramoisie et à la haute coiffure en forme de corne entra en collusion avec une élégante en velours vert. La poignée de cerises s’égara dans le décolleté de cette dernière et fut serviablement repêchée par son voisin, au grand amusement de tous.
Quand l’huissier de salle annonça « Chevaliers, à la viande », Quentin aida à enlever la fine toile blanche qui recouvrait les mets disposés sur les buffets de la salle attenante à celle des banquets. Entrèrent d’abord les ménestrels puis les officiers d’armes vêtus de leur cotte de mailles, les maîtres d’hôtel, le panetier et la procession des grosses viandes : de belles pièces de boeuf et de mouton servies dans de grands plats d’or, des échines, des andouilles et des côtelettes de porc, des salaisons servies avec de la moutarde, une porée verte, et comme potages : un brouet blanc de chapon, un brouet d’Allemagne, un brouet de Savoie, des pâtés de boeuf ainsi que les plats de poisson de mer. Tout semblait se dérouler à merveille. Aucun plat n’avait été renversé. Les convives se jetaient sur les mets avec appétit et enthousiasme. Quentin pouvait retourner en cuisine et rassurer cet éternel inquiet de Jacques Savoisy. Il ne le trouva point, pas plus qu’il ne vit Delatraz, ce qui était plus inquiétant. Aurait-il mis sa menace à exécution ? Était-il en train de le tabasser dans quelque recoin sombre du château ? Le jeune homme, tout à la préparation du banquet, n’avait pas pris la mesure du danger. Quentin en avait plus qu’assez de lui seriner conseils et mises en garde. Qu’il apprenne à mener sa barque tout seul ! Mais alors le visage soucieux de Constance lui revint subitement en mémoire. Il lui avait promis de s’assurer que tout se passait bien à Ripaille. Ce n’était pas le moment de faillir à sa parole.
Il sortit dans l’arrière-cour où régnait une intense animation. Les serviteurs et hommes d’armes des deux ducs attendaient, eux aussi, de manger et faisaient la queue pour accéder aux marmites fumantes pleines de potage au pois. C’est alors qu’il vit Delatraz s’éloigner vers les communs. Encore un endroit où il n’avait rien à faire, alors que le banquet battait son plein. Quentin le suivit. Il se dirigeait vers les logements des serviteurs du duc. Si Chiquart avait le droit de loger au château, les autres s’entassaient dans des pièces sombres et mal aérées. Les paillasses posées à même le sol occupaient l’essentiel des pièces. Quentin vit Delatraz se diriger sans hésiter vers la couchette de Jacques Savoisy, soulever la couverture de laine grossière, explorer scrupuleusement le dessous du matelas de paille, secouer les quelques vêtements posés à terre. Quentin comprit immédiatement ce qu’il cherchait. Delatraz avait dû entendre ce que Chiquart disait à Jacques Savoisy au sujet du manuscrit. Il voulait s’en emparer, cela ne faisait pas de doute. Il priverait ainsi Savoisy d’un argument capital pour prendre la suite de Maître Chiquart. Ce n’était pas bête. Sauf que, de toute évidence, il ignorait où était le manuscrit.
– Tu cherches quelque chose ? demanda Quentin d’une voix forte.
Delatraz se releva brutalement.
– Encore en train de me surveiller ! Tu ne pourras pas dire, cette fois, que je vole des épices. J’ai prêté à Savoisy un couteau qu’il ne m’a pas rendu.
– La belle excuse ! Disparais, retourne à ton travail et dis-toi qu’au moindre mauvais coup, tu me trouveras sur ton chemin.
Delatraz fit une révérence grotesque et siffla entre ses dents :
– Bien Monseigneur ! À vos ordres Monseigneur, et il partit en ricanant.
Cette fois-ci, Jacques Savoisy allait devoir réagir. Quentin se précipita vers les cuisines où le cuisinier l’accueillit fraîchement.
– Où étais-tu passé ? Ce n’est pas le moment de me fausser compagnie.
– Delatraz…
– Je me moque de Delatraz, l’interrompit Savoisy. Le premier service tire à sa fin et on se prépare pour l’entremets. Où en es-tu avec tes hures de sanglier dorées ?
– Tout est prêt. Le peintre n’a plus qu’à les passer à la feuille d’or.
Le cuisinier se détendit.
– Que voulais-tu me dire au sujet de Delatraz ?
– Il en veut à ton manuscrit.
– Aucune chance. Il n’a pas accès au coffre aux épices.
– N’en sois pas si sûr. Je l’ai entendu dresser la liste de ses larcins. Il doit avoir une clé.
– Mais alors, il aurait déjà mis la main dessus.
– Jusqu’à présent il n’était intéressé que par le safran et la maniguette. Et je doute qu’il sache lire. Il a entendu ce que Chiquart t’a dit. La prochaine fois qu’il visitera le coffre, sois bien sûr que le manuscrit lui sautera aux yeux.
– Que d’embarras au sujet de cette vieillerie ! pesta Jacques Savoisy. Je n’ai pas le temps de m’en occuper.
– Voilà qui ne ferait guère plaisir à ta mère, répliqua Quentin d’un ton acerbe.
Le cuisinier le regarda avec des yeux ronds.
– Tu connais ma mère ?
Quentin se troubla, fit un geste de dénégation et poursuivit :
– Ne prenons aucun risque. Donne-le-moi, j’en prendrai soin jusqu’à la fin des festivités et dès demain je le donnerai à un copiste.
Après s’être assuré que personne ne leur prêtait attention, Jacques Savoisy prit une des clés du lourd trousseau qui pendait à ses côtés et alla extraire la liasse de parchemins parmi les sacs de cuir où étaient conservées les épices. Cacher un paquet de cette taille n’allait pas être facile, se dit Quentin en soupirant.
– Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu attaches autant d’importance à ce document, s’étonna Jacques. Mais assez de temps perdu, retourne à tes hures, je t’envoie le peintre.
Quentin acquiesça. Il le cacha hâtivement sous son jaque, le coinçant dans sa ceinture. Dès qu’il aurait quelques instants, il ferait en sorte de mieux le protéger. Il rejoignit la table où l’attendaient les hures.

Pour préparer cet entremets, Quentin s’était retrouvé devant six têtes de sangliers dont on avait enlevé les poils et qui avaient été lavées et flambées. Il leur avait ouvert la gueule et y avait placé un bâton pour qu’elles restent ouvertes. Puis, il les avait mises dans de grandes chaudières avec du vin et du sel. Il avait dû nettoyer les deux pieds avant des sangliers et les avait rajoutés dans le bouillon. Jacques Savoisy lui avait dit de prendre des oeufs, de la fleur de farine et du persil à foison. Il avait broyé le persil et l’avait mélangé avec les blancs d’oeufs et de la farine pour obtenir la couleur verte. Pour le jaune, il avait mélangé les jaunes d’oeufs, de la farine et du safran. Puis il avait embroché les hures et les avait mises à rôtir. Devenues bien sèches, il les avait enduites à moitié de jaune et à moitié de vert.
Moussinot, le peintre, arriva avec son matériel et les passa délicatement à la feuille d’or. Il ne restait plus à Quentin qu’à leur introduire dans la gueule une chandelle de cire à deux mèches enveloppée dans du coton imbibé d’eau-de-vie. Une fois arrivées sur les tables, on allumerait les mèches et les hures se mettraient à cracher un feu d’enfer.
L’artifice fonctionna si bien que les cris de stupeur et de ravissement parvinrent jusqu’aux cuisines. Chiquart en personne vint le féliciter et lui assura qu’il avait un grand avenir dans le métier de cuisinier. Il ne manqua pas de demander s’il avait des nouvelles des poissons. Quentin lui promit de descendre aussitôt au bord du lac. Il ne risquait pas d’y rencontrer Delatraz à qui Jacques Savoisy avait confié la préparation de la jance – sauce qui accompagnerait les oiseaux et chapons du deuxième service qui s’annonçait. Les rôtisseurs commençaient à charger dans des plats d’or des chevreaux et des porcelets entiers, des épaules de moutons, des longes de veau et des poulailles à foison. Outre la jance, il y aurait de la cameline pour les faisans, porcelets et lapins, du saupiquet pour le porc gras, du sel menu pour les pigeons et du verjus pour les chevreaux. La fromentée, les venaisons, les tartes, les talmouses, les flans, les civets de lièvre, les brouets rosés et les blancs-mangers de quatre couleurs étaient déjà dans la salle attenante à celle du banquet, prêts à être servis.
Un petit peu de calme au bord du lac ne ferait pas de mal, se dit Quentin. Il s’assit sur le sable de la petite plage. Aucune barque ne prenait le chemin de Ripaille. Maître Chiquart allait friser la crise de nerfs. Il enleva son jaque qui lui descendait à mi-cuisse et, avec la ficelle de chanvre qu’il avait apportée, fixa le manuscrit autour de sa taille. Ce n’était guère confortable et son aspect bedonnant pouvait alerter Delatraz, mais il n’avait pas le choix. Dès le lendemain, il serait débarrassé de son fardeau.
***
Le dîner dura jusqu’à vêpres. Amédée de Savoie et Philippe de Bourgogne avaient longuement abordé la question du traité de Troyes, signé deux mois plus tôt 7, et ses conséquences. En instituant Henri V roi d’Angleterre, héritier de la couronne de France à la mort de Charles VI, ce pauvre fou bien incapable de présider aux destinées du royaume, la donne politique avait été totalement bouleversée. La guerre qui durait depuis quatre-vingt-trois ans allait-elle vraiment se terminer ? Rien n’était moins sûr. Le dauphin Charles, qui avait dû fuir Paris quand la ville avait été prise par les Bourguignons, en mai 1418, ne se résignerait certainement pas à se voir dépouiller de son héritage. D’autant qu’il pouvait compter sur la fidélité du Berry, du Poitou, de l’Anjou, du duché d’Orléans, de Lyon, du Dauphiné et du Languedoc. Si jeune soit-il, à dix-sept ans, il pouvait donner bien du fil à retordre à l’alliance anglo-bourguignonne. Amédée VIII, surnommé le Pacifique, reconnu pour son sens de la mesure, sa piété et sa sagesse, était tout désigné pour jouer les bons offices entre les adversaires et s’y employait avec ardeur.
À la table des ducs, les écuyers apportèrent l’hypocras et le panetier les oublies. Les maîtres d’hôtel firent venir les épices dans des drageoirs. Après avoir pioché dans ces boute-hors et entendu les grâces, dames et seigneurs se retirèrent. Les fourriers s’empressèrent d’enlever les planches et tréteaux pour que le bal puisse avoir lieu.
Quentin ne vit rien de ces réjouissances qui durèrent jusqu’après minuit. Les cuisines étaient de nouveau en surchauffe pour préparer le souper où furent servis des rôtis de toutes sortes, des gelées, une trémolette de perdrix, une chevrolée de cerf, des lapins en saupiquet… Personne ne chômait. Même les chiens étaient mis à contribution pour lécher la vaisselle avant que les valets de chaudière ne plongent plats et écuelles dans de grands cuviers de bois. Les bûchers apportaient de nouvelles provisions de fagots et de bûches afin que le feu dans les cheminées soit entretenu toute la nuit.

Quentin ne dormit pas. Il se coucha quelques heures, tout habillé, un couteau à portée de main. Delatraz ne tenta rien. Le lendemain matin, il n’eut guère le temps de se poser de questions. Jeannet le Vieux entra en trombe dans la cuisine prévenir que les poissons étaient arrivés. Le visage de Chiquart s’illumina et frappant dans ses mains, il ordonna à Quentin de réunir quatre hommes et de rapporter la pêche miraculeuse. Une charrette les attendait sur le rivage et les pêcheurs y transportaient de grands paniers d’osier où frétillaient les carpes, brochets, féras, truites, écrevisses tant attendus. Il fallut ensuite écailler et éviscérer les poissons avant de les frire et les faire bouillir. Maître Chiquart rayonnait de bonheur en braillant la liste des plats à préparer : rôtis de brochets, soringues d’anguilles, tanches lardées, brouet d’Allemagne à la féra, carpes fendues, brochets dorés pèlerins, filets d’ablettes…
Pour les convives préférant la viande, il y avait toutes sortes de grosses chairs et salaisons, marmottes, oies salées, soupe de lièvre, soupe jacobine de chapon, gravé d’oisillons, potage de navets, rôtis de toutes manières, boussac de lapin, tourte parmesine, dodine d’oiseaux de rivière…
Juste avant de se mettre à préparer ses rissoles, Quentin alla jeter un oeil sur la salle des banquets. Le décor était encore plus somptueux que la veille. Les tapisseries aux murs avaient été changées. Elles représentaient désormais une chasse aux sangliers. Des herbes fraîches et des fleurs jonchaient le carrelage vernissé. Un grand dressoir haut de six marches regorgeait de vaisselle d’or et d’argent, de pots, flacons et aiguières de cristal. Un dais de fin drap d’or et de tissu noir, bordé de velours précieux aux armes du duc, avait été installé et sur la table principale trônait la plus belle nef du duc Amédée, en orfèvrerie ouvragée, contenant les couverts du seigneur. Les autres convives se serviraient des couteaux reposant dans leur gaine de cuir ornée d’or et d’argent. Devant chacun était placé un tailloir en métal précieux sur lequel reposait une épaisse tranche de pain bis qui recevrait les morceaux de viande. Des hanaps en argent complétaient le décor de table.
Sachant qu’il n’aurait plus l’occasion d’assister à un tel spectacle, Quentin cherchait à graver dans sa mémoire le moindre détail de l’ordonnancement d’un banquet du Moyen Âge. Le lendemain, le duc de Bourgogne aurait repris le chemin de ses États et lui, celui menant à la belle Constance.

Revenant à ses rissoles, Quentin coupa en menus dés des figues, des prunes, des dattes et les recouvrit de vin blanc. Au fromage frais, il ajouta du persil haché menu, des pignons et du safran. Puis il mélangea le tout avec de fines lanières de ventrêche de porc frites. Le pâtissier lui apporta de belles feuilles de pâte. Il les découpa, les farcit avec le mélange et les referma soigneusement. Il regardait avec fierté ces jolis petits pâtés quand il sentit un objet dur et pointu s’enfoncer dans ses côtes. Collé à lui, Delatraz lui murmura à l’oreille :
– Donne-moi le manuscrit ou je t’embroche. Si tu cries, tu es mort.
Quentin continua à passer du jaune d’oeuf sur ses rissoles.
– Tu peux toujours courir, grommela-t-il entre ses dents.
Se retournant violemment, il réussit à se dégager et prit ses jambes à son cou. Sous l’oeil ébahi des autres cuisiniers, il zigzagua à travers la cuisine, Delatraz et son frère sur les talons. Sans réfléchir, il prit l’escalier menant à la salle des banquets. Dans l’antichambre, quatre porteurs s’apprêtaient à soulever la litière sur laquelle reposait un monumental entremets dit du château. Quentin connaissait l’un d’entre eux, un jeune valet du duc avec qui il avait noué quelques liens. Il se glissa près de lui et murmura :
– Laisse-moi ta place. Je te donnerai un demi-florin.
– Tu es fou ! Tu n’as pas les habits ! répondit le garçon.
Sans ménagement, Quentin le poussa et s’empara d’un des brancards de la litière. Le maître d’hôtel venait de donner le signal de mise en route. Le cortège s’ébranla. Delatraz se dressa devant Quentin et voulut le déloger. Il fut repoussé par un homme d’armes qui, de sa hallebarde, lui interdit l’entrée de la salle. Il ne pourrait poursuivre Quentin plus avant. L’apparition de l’entremets fut saluée par des applaudissements et des cris de ravissement. Les porteurs avançaient lentement de manière à ce que tous puissent admirer l’oeuvre. Quentin sentait sur lui des regards interrogateurs. Ses vêtements juraient avec la livrée rouge et blanche des trois autres valets. Passant devant la petite table dressée sur le côté où se tenaient deux huissiers et deux sergents avec leurs masses d’armes bien en vue sur la table, le visage tourné vers le duc, prêts à intervenir au moindre signal pour s’emparer d’un fauteur de trouble, Quentin sentit un long filet de sueur lui mouiller le dos. Les porteurs avaient ordre de déposer l’entremets au milieu de la pièce. Quentin n’avait plus que quelques minutes pour agir. Delatraz et son frère l’attendaient à la sortie de la salle et n’auraient aucun mal à s’emparer de lui. Il observa attentivement l’entremets : dans un décor peint, représentant tours, créneaux, douves où s’ébattaient chasseurs, archers et arbalétriers étaient disposés des hures de sanglier, un paon et un cygne revêtus de leurs plumes, des poulets et un porcelet dorés, un brochet cuit de trois manières accompagné de trois sauces, un canon crachant du vin et de l’eau de rose, des pâtés de viande moulés en forme de hérissons, lièvres, chiens de chasse, cerfs, sangliers, écrevisses, dauphins. Pourquoi ne pas cacher le manuscrit dans ce fatras ? Des joueurs de flûte et des ménestrels se positionnèrent autour de la litière. Tous les regards étaient tournés vers la table d’honneur où le duc Amédée s’était levé pour porter un toast à son invité. Quentin profita de ces quelques instants pour détacher le manuscrit de sa taille et le glisser prestement dans une des tours de l’entremets. Personne ne vit son geste. Il recouvrit le haut de la tour avec un carton peint censé représenter une forêt. Il s’esquiva sur la pointe des pieds alors que les ménestrels entamaient une pastourelle. Les Delatraz n’étaient plus dans l’antichambre. Où étaient-ils donc passés ? Il lui faudrait attendre que les tables soient desservies pour reprendre le manuscrit. Il surveillait l’entremets dont les éléments mangeables étaient retirés et servis sur les tables. La litière ne tarda pas à ressembler à un champ de bataille, les arêtes de brochet se mêlant aux plumes de cygne. Seuls les décors, dont les tours, étaient intacts. Quand il vit les écuyers tranchants charger trois chariots de dizaines de pièces de rôts pour le deuxième service, il redoubla de vigilance. Les grandes bannières aux couleurs des deux ducs, fichées sur les chariots, lui cachèrent un instant ce qui se passait dans la salle de banquet. Les écuyers tranchants se mirent en mouvement. Il aperçut alors Delatraz et son frère, revêtus de la livrée du duc de Savoie, farfouiller sous les tables, regarder derrière les tapisseries tendues sur les murs, au-dessus des candélabres de bois peint. Quand les porteurs soulevèrent la litière contenant les restes de l’entremets, Quentin les vit se faire un signe. S’appliquant à ramasser les déchets qui tombaient à terre, les deux frères emboîtèrent le pas des porteurs qui se dirigeaient vers une porte menant à l’arrière-cour où les reliefs du festin seraient distribués aux pauvres. Sang dieu ! Il ne leur faudrait que quelques instants pour découvrir le manuscrit. Quentin sortit en trombe, bousculant un jeune page portant un plateau de sauces accompagnant les rôts. Le pauvre garçon tomba en arrière et se retrouva couvert de cameline, jance et sauce verte. Il hurla, voulut se relever, patina dans l’immonde bouillie et repartit les quatre fers en l’air. Quentin était déjà dans la petite cour où s’amassaient les pauvres gens en attente de la manne providentielle. Pour éviter qu’ils ne s’entretuent pour un pilon ou une aile de poulaille, un garçon de cuisine procédait au partage. Mais Delatraz et son frère étaient déjà debout sur la litière. Il y eut des grognements de colère, puis un gueux famélique les apostropha :
– C’est à nous ! N’y touchez pas ! Vous êtes gras comme des oies de la Saint-Martin !
N’y prêtant nulle attention, les deux frères progressaient dans leurs fouilles, écrasant des lambeaux de porcelet et pataugeant dans des restes de pâtés. Le gueux, bientôt suivi par d’autres, se précipita à l’assaut de la litière. Le garçon de cuisine tenta vainement de les écarter. Quentin se jeta dans la bataille. Il était à deux doigts d’atteindre la tour quand une violente douleur le plia en deux. Un jeune garçon venait de lui asséner un coup d’os de sanglier dans les reins. Delatraz, qu’une femme en haillons tentait de déloger, avait la main posée sur la tour. Repoussant la pauvresse d’un geste violent, il décalotta la tour, y plongea la main, poussa un cri de triomphe et s’empara du manuscrit. Il appela son frère qui se redressa, couvert de carapaces d’écrevisses et tous deux s’enfuirent en direction du lac. Quentin se lança à leur poursuite. La douleur l’empêchait de courir aussi vite que les Delatraz. Il pensa à Constance et regagna du terrain. Le rivage était proche. Il vit une barque dont la voile claquait au vent. Delatraz n’était qu’à quelques pas de l’embarcadère. Quentin sentit ses poumons exploser dans l’effort qu’il fit pour atteindre le frère. Ils tombèrent et roulèrent dans le sable fin.
– Tue-le, criait Delatraz. Pas de quartier, nous avons gagné.
Quentin sentit une lame effleurer son front. Du sang lui coula dans les yeux.
– Vas-y, frappe-le en plein coeur, hurlait Delatraz.
Pris d’une rage qu’il n’avait jamais connue, Quentin chercha sous son pourpoint gris le couteau qu’il y avait caché et le planta à plusieurs reprises dans la gorge du malheureux qui roulait des yeux terrorisés.

Delatraz ne fit pas un geste pour venir en aide à son frère qui vomissait des flots de sang. Quentin se releva d’un bond et courut le long de la petite jetée de pierre. Souquant ferme, Delatraz était déjà loin du bord.
– Vous êtes maudits, toi et la famille Savoisy. Je vous retrouverai et je vous ferai payer la mort de mon frère, hurla-t-il.
Quentin pleurait de rage en voyant la barque s’éloigner sur le lac étincelant. Il n’avait aucune chance de le rattraper. Il eut un regard pour le cadavre. Comment avait-il pu tuer cet homme ? Lui qui avait toujours soigneusement évité les bagarres et toute forme de violence… Curieusement, il ne ressentait ni peine ni remords. Cette mort lui semblait dans l’ordre des choses.
Quant au manuscrit, il était bel et bien perdu pour la famille Savoisy. Il ne lui restait plus qu’à l’annoncer à Constance.
***
– Eh bien ! Je ne vous attendais pas de sitôt !
Quentin s’assit lourdement sur le banc et tendit la main vers le pichet de vin clairet. Constance s’empressa d’aller chercher un gobelet.
– Vous avez l’air d’un épouvantail ! Que s’est-il passé ?
– Le manuscrit a disparu. Il a été volé.
Le gobelet de terre vernissée se fracassa par terre. Constance darda sur Quentin un regard flambant de colère.
– Vous auriez dû empêcher cela. À tout prix !
– C’est ce que j’ai fait ! Un homme est mort. Je l’ai tué. J’aurais pu y rester, moi aussi.
Quentin souleva sa mèche et lui montra l’estafilade qui barrait son front.
– Racontez-moi tout, demanda Constance redevenue très calme.
Quentin ne négligea aucun détail. Il fut pris d’un haut-le-coeur quand il lui fallut décrire la manière dont il avait embroché le frère de Delatraz. Elle resta silencieuse un long moment et déclara froidement :
– Vous n’avez pas été à la hauteur. Jacques non plus. Quelle a été sa réaction ?
– Il a juré ses grands dieux qu’il retrouverait ce brigand et qu’il le tuerait de ses mains après lui avoir repris le manuscrit.
Quentin n’osa lui dire que les propos de son fils avaient été un tantinet plus mesurés. Elle dut lire dans ses pensées car elle ajouta :
– J’espère qu’il saura venger l’honneur de la famille.
Quentin, qui attendait quelques mots de remer ciements pour s’être vaillamment opposé aux Delatraz, ne put s’empêcher de manifester son agacement :
– Votre fils est sauf. C’est le principal, non ? Vous ne semblez pas en faire grand cas.
– Vous ne savez pas ce que vous dites.
– Alors, vous serez heureuse d’apprendre qu’il a toutes les chances de succéder à Maître Chiquart, le cuisinier du duc de Savoie.
Devant le manque de réaction de Constance, il ajouta :
– Après tout, ce ne sont que des recettes de cuisine…
– Laissez-moi seule juge, je vous prie, de la valeur de ce manuscrit, répliqua-t-elle avec une violence contenue. Il ne peut être mis entre n’importe quelles mains. Et cette malédiction lancée par Delatraz…
– Vous n’allez pas croire à de telles sornettes, l’interrompit Quentin.
L’air farouche, les traits déformés par la colère, elle lui lança d’une voix sifflante :
– Vous ne mesurez pas la gravité d’une telle imprécation. La vengeance peut se perpétrer des siècles durant.
La pauvre femme a l’esprit brouillé par les croyances de ce siècle de ténèbres, se dit Quentin qui commençait à ressentir une certaine lassitude. Il allait lui annoncer qu’il la plantait là, elle, son manuscrit volé et sa malédiction quand son attitude changea du tout au tout. Son visage redevint serein, son regard s’éclaircit et elle tendit une main timide vers lui.
– Pardonnez-moi, je vous en prie. Je me suis conduite comme une harpie. Je suis si bouleversée et si effrayée. Je vous remercie du fond du coeur pour ce que vous avez tenté. Vous avez manqué de chance et de soutien. À deux, ce sera plus facile.
– Qu’entendez-vous par là ? demanda Quentin d’un ton empreint de méfiance.
– Nous allons continuer ensemble.
– Hors de question ! rugit Quentin. Je n’ai pas l’étoffe d’un tueur.
– Qui vous parle de tuer ? Je dois m’assurer que cette malheureuse affaire n’a pas eu de conséquences fâcheuses pour mes descendants. Il nous suffira de vérifier qu’ils ont retrouvé le manuscrit et que les Delatraz ont été mis hors d’état de nuire.
– Vous m’avez déjà fait le coup ! Vous faites preuve d’un implacable mépris, puis vous vous montrez enjôleuse pour me demander des choses impossibles. Comment pourrais-je avoir confiance ?
Elle se rapprocha de lui. Dans ses yeux couleur émeraude, Quentin vit une émotion qui le laissa sans voix. Elle était folle à lier mais Dieu qu’elle était belle. Il oublia dans l’instant ses accès de colère, ses froideurs subites. Pour cacher son trouble, il lança négligemment :
– Ah ! j’oubliais. Je vous ai recopié quelques recettes de Maître Chiquart. C’est une piètre consolation, je sais, mais peut-être pourriez-vous commencer votre propre livre de recettes.
D’un doigt léger, elle se pencha vers lui et suivit les contours de ses lèvres. Ce geste si doux, si tendre lui fit fermer les yeux. Il espéra qu’un baiser viendrait sceller l’alliance qu’il s’apprêtait, fou qu’il était, à passer avec la jeune femme. Elle se détourna de lui et ajouta :
– La dernière fois, je vous avais promis des gaufres. Chose promise, chose due.
Tentant de masquer sa déception, il s’assit devant le verre d’hypocras que Constance lui servait.
– Quand avez-vous dit que se déroulait le deuxième épisode de la saga Savoisy ? lui demanda-t-elle d’une voix enjouée.
– 1556, si ma mémoire est bonne.
– Je l’espère !
1Récipient de cuisine.
2Déjeuner.
3Une charge = 146 kilos.
4Grands paniers en osier.
5Un quintal = 50 kilos.
6Sorte d’omelette.
7Le 21 mai 1420.