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Château de Ripaille, juillet 1420
– De
l’orcanète, mets de l’orcanète ! Et ne reste pas planté là ! Bouge-toi ! Il n’y a pas une minute à
perdre.
Sans hésiter,
Quentin prit sur l’étagère à sa droite un sac de cuir et en sortit
une racine de couleur sombre. Il la mit dans un mortier et la pila jusqu’à l’obtention
d’une pâte rouge-brun qui servirait à colorer un blanc-manger aux
trois couleurs. Il
s’étonnait de comprendre et d’exécuter les ordres lancés en rafale
par Jacques Savoisy. Il
avait l’étrange impression d’avoir travaillé toute sa vie dans les
cuisines du château de Ripaille, alors qu’il n’était là que depuis
deux mois. Sans doute
était-ce l’apanage des personnages de roman de pouvoir s’adapter à
toutes les situations. Et pourtant l’endroit avait tout de l’antichambre de
l’enfer. Dans une
chaleur à tomber raide, de pauvres diables s’escrimaient à tourner
des rôtissoires chargées des animaux les plus divers :
porcelets, cygnes, chevreaux, lièvres, petits oiseaux.
D’autres lavaient, coupaient,
hachaient, pilaient, des monceaux d’amandes, d’oignons, d’herbes,
dans un brouhaha enragé. Muni d’une jale 1et d’une étamine pour passer son lait d’amande, Quentin
s’approcha d’une longue table en bois. Delatraz fit mine de vouloir l’empêcher de
s’installer, mais le repoussant d’une bourrade, Quentin se fit une
place. Ce petit homme
aux cheveux filasse et à la lippe pendante lui déplaisait au plus
haut point. Jacques
Savoisy lui avait demandé de le tenir à l’oeil : cette crapule
avait tendance à subtiliser sucre et épices. Tire-au-flanc, il fallait toujours le
rappeler à l’ordre, alors que le duc de Bourgogne, Philippe le Bon
et sa nombreuse suite étaient attendus d’une heure à
l’autre. Le duc
Amédée VIII de Savoie les recevrait pendant deux jours, deux
jours de festins mais aussi de tractations
diplomatiques.
Quentin
attendait avec impatience la fin de ces réjouissances pour repartir
et apporter la bonne nouvelle : le manuscrit n’avait pas
quitté Jacques. Il
était donc fort peu probable qu’il ait quelque chose à voir avec
celui volé à Priscille au xxi e siècle. Constance pouvait dormir sur ses deux
oreilles.
Mieux
encore, cet écrit culinaire allait permettre à Jacques Savoisy de
succéder à Maître Chiquart, maître-queux en titre du duc.
Quentin n’était pas peu fier
d’avoir été l’artisan de cet heureux événement qui lui avait coûté
des trésors d’ingéniosité, de diplomatie et de
patience.
À son
arrivée à Ripaille, il avait été embauché sur-le-champ, les
festivités en l’honneur du duc de Bourgogne exigeant un surcroît de
main-d’oeuvre en cuisine. La suite avait été moins aisée. Il avait eu le plus grand mal à
s’attirer les bonnes grâces de Jacques Savoisy. S’il avait les yeux verts de sa mère
et ses cheveux châtains, ce jeune homme de vingt-six ans n’avait ni
sa vivacité, ni son caractère volontaire. D’un naturel jaloux et renfermé, il
faisait preuve parfois d’une timidité maladive. Les tentatives d’approche de Quentin
s’étaient toutes soldées par un échec. Quand il avait été question de passer commande du
bétail prévu pour les agapes, Jacques Savoisy, n’ayant que de très
vagues notions de calcul, avait trouvé en la personne de Quentin
une aide inespérée. Il
l’avait chaleureusement remercié, mais était resté fermé comme une
huître aux questions que son compagnon s’était cru autorisé à poser
sur lui et sa famille. Quentin désespérait d’accéder un jour au manuscrit quand
le jeune cuisinier lui avait confié la réception du bétail :
cent boeufs et cent trente moutons de haute graisse, cent porcelets
pour rôtir, neuf porcs bien gras pour le lard et les potages, deux
cents cabris et agneaux, cent veaux et deux mille lièvres, lapins,
perdrix, faisans, pigeons, grues, hérons… Arrivés quatre jours
avant la fête, les animaux avaient été débités sur place.
Pendant des heures, les
arrière-cours du château avaient résonné de leurs mugissements et
bêlements de terreur. Quentin s’était enfui aux premiers coups de masse
s’abattant sur le crâne des bêtes, faisant jaillir le sang et la
cervelle. Il s’était
réfugié dans un pré voisin, auprès des animaux qui, échappant
momentanément au massacre, étaient tenus en réserve au cas où les
invités décideraient de prolonger leur séjour.
Jacques
Savoisy n’en avait rien su. Tellement soulagé d’avoir échappé à l’épreuve du
comptage des animaux, il avait loué l’ardeur au travail et le sens
de l’organisation de Quentin. Ce dernier en avait profité pour lui rappeler qu’il
était promis à un brillant avenir à la cour d’Amédée de
Savoie. Jacques
Savoisy avait admis que malgré son jeune âge, son expérience et son
savoir-faire le plaçaient bien au-dessus des autres
cuisiniers. Il en
était enfin venu à parler du manuscrit confié par sa mère qu’il
conservait dans le coffre à épices dont seuls lui et Chiquart
avaient les clés. Quentin avait insisté pour le voir, arguant de son
intérêt pour les recettes nouvelles. Le jeune homme l’avait regardé de travers et
n’avait rien voulu savoir. Après avoir failli l’étrangler, Quentin avait décidé
d’employer les grands moyens. Il suffisait de subtiliser la clé du coffre pour
s’assurer de visu, comme le lui avait demandé Constance, que le manuscrit
était bien là. Malheureusement, elle était accrochée avec d’autres au
ceinturon du cuisinier qui ne le quittait jamais, même la
nuit. Qu’à cela ne
tienne ! Il
ferait sauter la serrure. Hélas, avec la préparation du banquet, il lui avait été
impossible de s’approcher du coffre aux épices.
La veille de
l’arrivée du duc de Bourgogne, harassé de travail, Jacques Savoisy
s’inquiétait de son avenir à la cour de Savoie. Quentin avait sauté sur l’occasion et
lui avait suggéré de montrer le manuscrit à Maître Chiquart.
Jacques avait tergiversé,
disant que des recettes écrites par un bourgeois de Paris
sembleraient bien fades au maître-queux d’une des plus florissantes
cours d’Europe. En
outre, le moment était mal choisi, Chiquart ne lui prêterait aucune
attention. Redoublant
d’arguments persuasifs, Quentin avait obtenu gain de cause et
proposé de l’accompagner dans cette démarche. Quand il avait découvert le manuscrit,
une liasse de fins parchemins couverts d’une écriture serrée, il
avait poussé un immense soupir de soulagement provoquant le regard
surpris de Jacques Savoisy.
Maître
Chiquart avait parcouru avec intérêt les recettes et immédiatement
conseillé au jeune cuisi nier d’en faire réaliser une belle copie
et de l’offrir à Amédée. Le duc serait flatté et accéderait d’autant plus
volontiers à la demande de son maître-queux de désigner Jacques
Savoisy à la tête des cuisines quand il ne serait plus en mesure
d’assurer son office, ce qui ne saurait tarder. Chiquart avait alors pris comme
exemple son propre livre de cuisine Le Fait de
cuisinequ’il
avait dicté à un clerc et offert au duc pour servir sa
gloire.
– Les
puissants aiment bien montrer qu’ils règnent sur les arts et les
sciences, avait-il dit. Notre duc m’a tanné pendant des années pour que je
préserve par l’écriture la mémoire des choses. J’ai refusé à moult reprises arguant
que je n’avais jamais eu de livre, écrit ou mémoire traitant de la
cuisine et que je ne saurais pas faire. Mort de peur et tout tremblant, j’ai fini par
accepter pour son bon plaisir et en comptant sur l’aide de
Dieu. J’ai dû me
débrouiller tout seul. Toi, tu as la chance d’avoir entre les mains un ouvrage
déjà écrit. Profites-en ! Notre duc n’a peut-être pas la puissance du duc de
Bourgogne, mais il a fait de la Savoie un pays qui compte parmi les
autres nations. Il va
chercher à étonner son neveu et l’art de la cuisine est un des
meilleurs moyens pour en mettre plein la vue. Les Bourguignons sont connus pour
leurs fastes. Ils
sont très forts, mais aucun de leurs cuisiniers n’a écrit de livre
de cuisine.
– Ces
recettes ne sont pas destinées à des seigneurs mais à des
bourgeois, avait rétorqué Jacques Savoisy. Peut-être n’ont-elles pas leur place
dans des cours princières.
Quentin lui
avait donné un coup dans les côtes pour qu’il cesse de se déprécier
ainsi.
Le vieux
cuisinier s’était alors gratté l’échine avec la longue cuillère en
bois qui ne le quittait jamais.
– C’est
vrai que mes recettes ne peuvent être réalisées que par des
cuisiniers au sommet de leur art et bénéficiant des moyens de
grandes maisons, avait-il ajouté d’un ton légèrement
suffisant. Mais les
tiennes peuvent plaire aussi. Vas-y ! Nous ne sommes pas si nombreux à écrire la
cuisine.
Quentin
n’avait pu assister à la fin de l’entretien. Ayant aperçu Delatraz qui traînait
près des pains de sucre, Maître Chiquart lui avait ordonné de
s’assurer que ce vaurien n’était pas en train de chaparder.
Quand il était revenu auprès
de Jacques Savoisy, le manuscrit avait retrouvé sa place dans le
coffre. Quentin aurait
bien aimé le tenir entre ses mains, ne serait-ce qu’un
instant. L’attachement
que lui portait Constance et le mal qu’il avait eu pour y avoir
accès avaient fini par en faire, à ses yeux, un objet digne de la
quête du Graal. Pourtant, le peu qu’il en avait vu lui était apparu bien
banal. Mais au moins,
son témoignage rassurerait Constance.
Pour une
fois, Jacques Savoisy s’était départi de son air chagrin et
rayonnait de bonheur.
– Je te
dois une fière chandelle, dit-il. Sans toi, je n’aurais jamais osé le montrer à
Chiquart.
– Ne me
remercie pas, répliqua Quentin avec modestie. Cela ne m’a guère coûté.
Le jeune
cuisinier avait hésité quelques instants.
– Puis-je te demander un dernier
service ? Pourrais-tu te charger de trouver un bon
copiste ? Je sais
à peine écrire mon nom… Je suis certain que tu seras meilleur juge
que moi…
Quentin
avait résisté à l’envie de lui dire de se débrouiller tout
seul. Il n’allait pas
passer sa vie à accomplir les souhaits des Savoisy, mère et
fils. Et le jeune
homme commençait à lui chauffer les oreilles avec ses hésitations
et son manque de détermination. Quant à lui, sa mission était terminée. Il n’avait plus rien à faire en
Savoie. La mine
implorante du jeune homme et surtout la curiosité de voir de plus
près ce fameux manuscrit l’avaient emporté. Ce ne serait que l’affaire de deux
jours. Quentin lui
avait promis de se rendre à Thonon, la ville voisine de Ripaille,
dès le départ du duc de Bourgogne. Il n’avait pas précisé qu’il ne remettrait pas les
pieds au château.
Leur accord
scellé, ils étaient retournés aux cuisines en pleine
ébullition.
***
Si tout
s’était bien passé pour l’arrivée des animaux de boucherie, Maître
Chiquart nourrissait de grandes inquiétudes quant aux poissons
d’eau douce. Alors que
ces 21 et 22 juillet 1420 n’étaient pas jours maigres, le
cuisinier avait souhaité préparer des plats de poisson pour les
seigneurs et dames qui ne mangeaient pas de viande pour raisons de
santé. Ils avaient
reçu des dauphins, rois des poissons de mer, des congres, des
mulets, des dorades, des sardines, des mulets, des anchois, des
langoustes, des morceaux de baleine, amenés à grands frais de Nice,
possession savoyarde. Mais les poissons du lac Léman tardaient à
arriver. Pourtant
Ripaille était au bord de ce lac éminemment
poissonneux.
– Quentin, cours au bord du lac. Va voir si tu aperçois les barques
apportant mes truites, ombles-chevaliers, perches et
feras…
Le vieil
homme roulait des yeux inquiets tout en se tapotant la main de sa
cuillère en bois.
– Maître, j’y suis allé tout à
l’heure…
– Vas-y, je te dis. Ce n’est pas normal. Ils devraient être là depuis
longtemps.
Quentin
étouffa un soupir, prévint Jacques Savoisy et sortit des
cuisines. Dans la cour
du château, on se livrait aux derniers préparatifs.
Le duc de Bourgogne avait
passé la nuit au château d’Yvoire et arriverait tout juste pour le
dîner 2. Le long
du chemin, des compagnies d’archers et d’arbalétriers, vêtus de
robes de drap de laine aux couleurs de la Savoie, rouge et blanc,
battaient la semelle dans l’attente du cortège. Il franchit le pont-levis, courut
jusqu’à la rive herbeuse. Le lac était si bleu qu’il se confondait avec le ciel
sans nuage. Quand il
était arrivé à Ripaille, Quentin avait découvert avec ravissement
cette mer intérieure. Très loin, à plusieurs lieues, on distinguait les
collines de la ville de Lausanne. Le moment n’étant pas à la contemplation, il mit
une main devant ses yeux pour se protéger des rayons du soleil et
regarda de tous côtés. De nombreuses embarcations sillonnaient le lac.
Aucune ne se dirigeait vers
le petit port de Ripaille. Voilà qui n’allait pas faire plaisir à Maître
Chiquart.
En revenant
vers les cuisines, Quentin aperçut Delatraz au coin du bâtiment en
bois qu’on avait construit pour confectionner les ouvrages de
pâtisserie abritant deux beaux fours pour faire les pâtés de chair
et de poisson, les flans, les tartes, les talmouses.
Il était en grande
conversation avec son frère qui faisait office de saucier.
Pourquoi avaient-ils quitté
les cuisines ? Quentin s’apprêtait à les rappeler à l’ordre quand il
saisit quelques mots. Il se plaqua contre un mur pour entendre la
suite.
– Ce
Savoisy n’a rien à faire ici, grommelait Delatraz. Il n’avait qu’à rester à
Paris.
– Il a
tout de même des attaches dans le pays, un oncle à Annecy qu’il a
dit, répliqua son frère.
– Et
alors ? Ça ne lui
donne pas le droit de nous voler ce qui nous revient.
Il n’est là que depuis quatre
ans et Chiquart ne jure plus que par lui. Je l’ai même entendu dire qu’il allait
le proposer au duc pour lui succéder à la tête des
cuisines.
– Il
est plutôt bon comme cuisinier, hasarda le frère. Il paraît qu’il a commencé comme
garçon de cuisine auprès de Taillevent, le queux du roi
Charles VI.
– C’est
ce qu’il dit ! Et
même s’il était cuisinier du pape, il n’a pas à nous griller la
politesse. Nous sommes
les plus anciens ici. C’est à nous que revient le titre de
maître-queux.
Le frère fit
la moue. Quentin se
rapprocha de quelques pas.
– Moi,
pour rien au monde je n’en voudrais, reprit le frère.
Trop de responsabilités, trop
de travail. Regarde ce
remue-ménage ! Trois cents personnes à nourrir, ce n’est pas
rien. Le pauvre vieux
ne dort plus depuis des semaines.
– Il en
fait trop ! Tout
n’a pas besoin d’être parfait. En tout cas, c’est un bon moyen de se faire des
sous. J’ai
compté. Il est arrivé
deux charges 3de grosses épices : gingembre de Damas et de La
Mecque, cannelle, poivre, graine de paradis et pour les menues
épices : six livres de noix de muscade, girofle, macis,
galanga, vingt-cinq livres de safran, trente pains de sucre, six
charges d’amandes, une charge de riz, trente livres d’amidon,
vingt-deux cabas 4de raisins, figues et prunes confits, un quintal
5de dattes, quarante livres de pignons. Il n’y a qu’à se servir et je t’assure
que je ne m’en suis pas privé.
Son frère
jeta un regard furtif alentour et lui fit signe de parler moins
fort. Quentin
recula.
– Je ne
vais pas laisser échapper une telle aubaine, reprit
Delatraz. Le problème,
c’est de se débarrasser de Savoisy. D’autant qu’il a chargé ce maudit Quentin, sorti
d’on ne sait où, de m’avoir à l’oeil et j’ai le plus grand mal à le
semer.
– On
pourrait les faire accuser de vol…
– C’est
sûr qu’avec ce que j’ai pris… Mais Chiquart n’y croirait pas une
seule seconde et il ne faudrait pas longtemps pour que ça me
retombe dessus. Non,
je vais frapper un grand coup. Et c’est Savoisy lui-même qui va me fournir l’arme pour
l’abattre. Je vais
avoir besoin de ton aide. Quand je serai maître-queux, tu n’auras plus à
travailler comme un boeuf.
Quentin vit
les deux hommes se frapper les mains en guise d’accord et revenir
d’un pas nonchalant vers les cuisines. Il partit en courant à la recherche de Jacques
Savoisy qu’il trouva en compagnie de Maître Chiquart.
– Alors
Quentin, ces poissons, ils arrivent ?
– Rien
en vue, Maître Chiquart.
Le vieux
cuisinier pâlit.
– Par
la grâce du benoît Saint-Esprit ! Je vais me couvrir de honte si je n’en sers
pas.
– Avec
les poissons de mer, nous avons ce qu’il faut pour aujourd’hui, le
rassura Jacques Savoisy. Pour le dîner, j’ai fait préparer du dauphin frais au
vin clairet, du brouet camelin de lotte, de l’arboulaste
6, des tourtes parmesines au thon et bien entendu, je
ferai placer dans de grands plats des mulets salés et dans d’autres
des harengs, sans compter les tartes de poisson aux fruits
confits…
Chiquart
s’était laissé tomber sur un banc et regardait Jacques Savoisy avec
lassitude.
– Tout
cela est fort bien, mais le duc a insisté sur l’absolue nécessité
de servir des poissons de notre lac. Comment veux-tu faire un banquet digne de ce nom
sans ombles-chevaliers, féras, carpes, brochets, anguilles, perches
et truites ?
Savoisy fit
un geste d’impuissance et se tourna vers
Quentin :
– Retourne au port et demande à Jeannet le Vieux
d’envoyer des barques à Séchex, à Thonon voir ce qui se
passe. Il n’y a pas eu
de tempête, les pêcheurs devraient être là.
– J’y
retourne, mais avant je souhaiterais te dire un mot,
Jacques.
Chiquart
s’était relevé péniblement et se dirigeait d’un pas pesant vers sa
chaise haute d’où il pouvait surveiller l’ensemble de la
cuisine. Savoisy fit
signe à Quentin de parler.
– Delatraz prépare un mauvais coup contre
toi.
– C’est
bien le moment ! s’exclama le cuisinier. Comme si on n’avait pas assez à faire.
Une fois le duc de Bourgogne
reparti, je demanderai à Maître Chiquart de le chasser, j’ai bien
vu qu’il manquait du safran et de la graine de
paradis.
– Il ne
s’agit pas de vol d’épices. Delatraz projette de t’empêcher de prendre la place de
Chiquart qui, selon lui, lui revient.
Jacques
Savoisy poussa un soupir d’exaspération.
– Il
n’a aucune chance. Il
est bien trop mauvais cuisinier. Quentin, je n’ai pas le temps de m’occuper de ce
vaurien. Tiens-le à
l’oeil.
Des
trompettes retentirent suivies de clameurs d’allégresse.
Le duc de Bourgogne faisait
son entrée au château de Ripaille. Quentin se précipita.
Philippe,
duc de Bourgogne, se tenait droit sur son cheval bai, splendidement
harnaché de sangles ornées de grelots et clochettes, la selle
décorée de branlants d’or et d’orfèvrerie. Sec, maigre, de taille moyenne, le duc
respirait l’autorité et la puissance. Quentin remarqua ses énormes sourcils touffus qui
se dressaient comme des cornes sur son front. Il se haussa sur la pointe des pieds
pour voir le duc Amédée que lui cachait la forêt de bannières à la
croix blanche sur fond rouge. Le contraste était saisissant. Son manteau de drap noir et son large
chapeau de paille dissimulaient difficilement sa constitution
chétive et son strabisme. Les deux hommes se donnèrent une longue accolade.
Des vivats éclatèrent.
Quand tous eurent mis pied à
terre, ils se rendirent à la chapelle pour le service divin.
Les dames seraient ensuite
conduites dans les chambres du château mises à leur disposition
pour s’y changer. Et
le banquet pourrait commencer. Quentin retourna en toute hâte s’occuper de l’entremets,
dit des hures crachant du feu, qui serait le clou du dîner. Quand les trompettes annoncèrent le
début des agapes, Jacques Savoisy vint lui demander d’aller jeter
un oeil sur le déroulement du premier service. Bien content d’échapper à la
fournaise, Quentin s’empressa de rejoindre la salle des banquets au
premier étage. Il
croisa les valets remportant les aiguières d’eau parfumée à la rose
ayant permis aux convives de se laver les mains. Il arriva à la fin du bénédicité et
vit le duc de Bourgogne, vêtu d’un pourpoint de soie violette sur
laquelle se détachait un lourd collier d’or, s’asseoir aussitôt
imité par Amédée de Savoie. Les deux seigneurs avaient droit à des chaires en noyer
pourvues d’un haut dossier et d’accotoirs ouvragés, alors que
l’assistance prenait place sur des bancs recouverts de coussins aux
armes de la Savoie. Les trois grandes tables étaient disposées en U et
couvertes de nappes damassées décorées de dentelles de
Malines. Sur les
tables trônaient des salières en étain avec couvercle à bordure
crénelée, des nefs en argent et vermeil contenant des couverts
ainsi que des assiettes de terre vernissée remplies de cerises et
de fraises qui furent prises d’assaut. Dans sa hâte à vouloir se servir, une femme à la
robe de soie cramoisie et à la haute coiffure en forme de corne
entra en collusion avec une élégante en velours vert.
La poignée de cerises
s’égara dans le décolleté de cette dernière et fut serviablement
repêchée par son voisin, au grand amusement de tous.
Quand
l’huissier de salle annonça « Chevaliers, à la viande »,
Quentin aida à enlever la fine toile blanche qui recouvrait les
mets disposés sur les buffets de la salle attenante à celle des
banquets. Entrèrent
d’abord les ménestrels puis les officiers d’armes vêtus de leur
cotte de mailles, les maîtres d’hôtel, le panetier et la procession
des grosses viandes : de belles pièces de boeuf et de mouton
servies dans de grands plats d’or, des échines, des andouilles et
des côtelettes de porc, des salaisons servies avec de la moutarde,
une porée verte, et comme potages : un brouet blanc de chapon,
un brouet d’Allemagne, un brouet de Savoie, des pâtés de boeuf
ainsi que les plats de poisson de mer. Tout semblait se dérouler à merveille.
Aucun plat n’avait été
renversé. Les convives
se jetaient sur les mets avec appétit et enthousiasme.
Quentin pouvait retourner en
cuisine et rassurer cet éternel inquiet de Jacques Savoisy.
Il ne le trouva point, pas
plus qu’il ne vit Delatraz, ce qui était plus inquiétant.
Aurait-il mis sa menace à
exécution ? Était-il en train de le tabasser dans quelque recoin
sombre du château ? Le jeune homme, tout à la préparation du banquet,
n’avait pas pris la mesure du danger. Quentin en avait plus qu’assez de lui seriner
conseils et mises en garde. Qu’il apprenne à mener sa barque tout seul !
Mais alors le visage
soucieux de Constance lui revint subitement en mémoire.
Il lui avait promis de
s’assurer que tout se passait bien à Ripaille. Ce n’était pas le moment de faillir à
sa parole.
Il sortit
dans l’arrière-cour où régnait une intense animation.
Les serviteurs et hommes
d’armes des deux ducs attendaient, eux aussi, de manger et
faisaient la queue pour accéder aux marmites fumantes pleines de
potage au pois. C’est
alors qu’il vit Delatraz s’éloigner vers les communs.
Encore un endroit où il
n’avait rien à faire, alors que le banquet battait son
plein. Quentin le
suivit. Il se
dirigeait vers les logements des serviteurs du duc.
Si Chiquart avait le droit de
loger au château, les autres s’entassaient dans des pièces sombres
et mal aérées. Les
paillasses posées à même le sol occupaient l’essentiel des
pièces. Quentin vit
Delatraz se diriger sans hésiter vers la couchette de Jacques
Savoisy, soulever la couverture de laine grossière, explorer
scrupuleusement le dessous du matelas de paille, secouer les
quelques vêtements posés à terre. Quentin comprit immédiatement ce qu’il
cherchait. Delatraz
avait dû entendre ce que Chiquart disait à Jacques Savoisy au sujet
du manuscrit. Il
voulait s’en emparer, cela ne faisait pas de doute.
Il priverait ainsi Savoisy
d’un argument capital pour prendre la suite de Maître
Chiquart. Ce n’était
pas bête. Sauf que,
de toute évidence, il ignorait où était le manuscrit.
– Tu
cherches quelque chose ? demanda Quentin d’une voix forte.
Delatraz se
releva brutalement.
– Encore en train de me surveiller !
Tu ne pourras pas dire, cette
fois, que je vole des épices. J’ai prêté à Savoisy un couteau qu’il ne m’a pas
rendu.
– La
belle excuse ! Disparais, retourne à ton travail et dis-toi qu’au
moindre mauvais coup, tu me trouveras sur ton chemin.
Delatraz fit
une révérence grotesque et siffla entre ses
dents :
– Bien
Monseigneur ! À
vos ordres Monseigneur, et il partit en ricanant.
Cette
fois-ci, Jacques Savoisy allait devoir réagir. Quentin se précipita vers les cuisines
où le cuisinier l’accueillit fraîchement.
– Où
étais-tu passé ? Ce n’est pas le moment de me fausser
compagnie.
– Delatraz…
– Je me
moque de Delatraz, l’interrompit Savoisy. Le premier service tire à sa fin et on
se prépare pour l’entremets. Où en es-tu avec tes hures de sanglier
dorées ?
– Tout
est prêt. Le peintre
n’a plus qu’à les passer à la feuille d’or.
Le cuisinier
se détendit.
– Que
voulais-tu me dire au sujet de Delatraz ?
– Il en
veut à ton manuscrit.
– Aucune chance. Il n’a pas accès au coffre aux
épices.
– N’en
sois pas si sûr. Je
l’ai entendu dresser la liste de ses larcins. Il doit avoir une clé.
– Mais
alors, il aurait déjà mis la main dessus.
– Jusqu’à présent il n’était intéressé que par le
safran et la maniguette. Et je doute qu’il sache lire. Il a entendu ce que Chiquart t’a
dit. La prochaine
fois qu’il visitera le coffre, sois bien sûr que le manuscrit lui
sautera aux yeux.
– Que
d’embarras au sujet de cette vieillerie ! pesta Jacques Savoisy.
Je n’ai pas le temps de m’en
occuper.
– Voilà qui ne ferait guère plaisir à ta mère,
répliqua Quentin d’un ton acerbe.
Le
cuisinier le regarda avec des yeux ronds.
– Tu
connais ma mère ?
Quentin se
troubla, fit un geste de dénégation et
poursuivit :
– Ne
prenons aucun risque. Donne-le-moi, j’en prendrai soin jusqu’à la fin des
festivités et dès demain je le donnerai à un copiste.
Après
s’être assuré que personne ne leur prêtait attention, Jacques
Savoisy prit une des clés du lourd trousseau qui pendait à ses
côtés et alla extraire la liasse de parchemins parmi les sacs de
cuir où étaient conservées les épices. Cacher un paquet de cette taille n’allait pas être
facile, se dit Quentin en soupirant.
– Je
ne comprends vraiment pas pourquoi tu attaches autant d’importance
à ce document, s’étonna Jacques. Mais assez de temps perdu, retourne à tes hures,
je t’envoie le peintre.
Quentin
acquiesça. Il le
cacha hâtivement sous son jaque, le coinçant dans sa
ceinture. Dès qu’il
aurait quelques instants, il ferait en sorte de mieux le
protéger. Il
rejoignit la table où l’attendaient les hures.
Pour
préparer cet entremets, Quentin s’était retrouvé devant six têtes
de sangliers dont on avait enlevé les poils et qui avaient été
lavées et flambées. Il leur avait ouvert la gueule et y avait placé un bâton
pour qu’elles restent ouvertes. Puis, il les avait mises dans de grandes chaudières avec
du vin et du sel. Il
avait dû nettoyer les deux pieds avant des sangliers et les avait
rajoutés dans le bouillon. Jacques Savoisy lui avait dit de prendre des oeufs, de
la fleur de farine et du persil à foison. Il avait broyé le persil et l’avait
mélangé avec les blancs d’oeufs et de la farine pour obtenir la
couleur verte. Pour
le jaune, il avait mélangé les jaunes d’oeufs, de la farine et du
safran. Puis il avait
embroché les hures et les avait mises à rôtir. Devenues bien sèches, il les avait
enduites à moitié de jaune et à moitié de vert.
Moussinot,
le peintre, arriva avec son matériel et les passa délicatement à la
feuille d’or. Il ne
restait plus à Quentin qu’à leur introduire dans la gueule une
chandelle de cire à deux mèches enveloppée dans du coton imbibé
d’eau-de-vie. Une
fois arrivées sur les tables, on allumerait les mèches et les hures
se mettraient à cracher un feu d’enfer.
L’artifice
fonctionna si bien que les cris de stupeur et de ravissement
parvinrent jusqu’aux cuisines. Chiquart en personne vint le féliciter et lui assura
qu’il avait un grand avenir dans le métier de cuisinier.
Il ne manqua pas de demander
s’il avait des nouvelles des poissons. Quentin lui promit de descendre aussitôt au bord
du lac. Il ne
risquait pas d’y rencontrer Delatraz à qui Jacques Savoisy avait
confié la préparation de la jance – sauce qui accompagnerait les
oiseaux et chapons du deuxième service qui s’annonçait.
Les rôtisseurs commençaient
à charger dans des plats d’or des chevreaux et des porcelets
entiers, des épaules de moutons, des longes de veau et des
poulailles à foison. Outre la jance, il y aurait de la cameline pour les
faisans, porcelets et lapins, du saupiquet pour le porc gras, du
sel menu pour les pigeons et du verjus pour les chevreaux.
La fromentée, les venaisons,
les tartes, les talmouses, les flans, les civets de lièvre, les
brouets rosés et les blancs-mangers de quatre couleurs étaient déjà
dans la salle attenante à celle du banquet, prêts à être
servis.
Un petit
peu de calme au bord du lac ne ferait pas de mal, se dit
Quentin. Il s’assit
sur le sable de la petite plage. Aucune barque ne prenait le chemin de
Ripaille. Maître
Chiquart allait friser la crise de nerfs. Il enleva son jaque qui lui
descendait à mi-cuisse et, avec la ficelle de chanvre qu’il avait
apportée, fixa le manuscrit autour de sa taille. Ce n’était guère confortable et son
aspect bedonnant pouvait alerter Delatraz, mais il n’avait pas le
choix. Dès le
lendemain, il serait débarrassé de son fardeau.
***
Le dîner
dura jusqu’à vêpres. Amédée de Savoie et Philippe de Bourgogne avaient
longuement abordé la question du traité de Troyes, signé deux mois
plus tôt 7, et ses conséquences. En instituant Henri V roi d’Angleterre,
héritier de la couronne de France à la mort de Charles VI, ce
pauvre fou bien incapable de présider aux destinées du royaume, la
donne politique avait été totalement bouleversée. La guerre qui durait depuis
quatre-vingt-trois ans allait-elle vraiment se
terminer ? Rien
n’était moins sûr. Le
dauphin Charles, qui avait dû fuir Paris quand la ville avait été
prise par les Bourguignons, en mai 1418, ne se résignerait
certainement pas à se voir dépouiller de son héritage.
D’autant qu’il pouvait
compter sur la fidélité du Berry, du Poitou, de l’Anjou, du duché
d’Orléans, de Lyon, du Dauphiné et du Languedoc. Si jeune soit-il, à dix-sept ans, il
pouvait donner bien du fil à retordre à l’alliance
anglo-bourguignonne. Amédée VIII, surnommé le Pacifique, reconnu pour
son sens de la mesure, sa piété et sa sagesse, était tout désigné
pour jouer les bons offices entre les adversaires et s’y employait
avec ardeur.
À la table
des ducs, les écuyers apportèrent l’hypocras et le panetier les
oublies. Les maîtres
d’hôtel firent venir les épices dans des drageoirs.
Après avoir pioché dans ces
boute-hors et entendu les grâces, dames et seigneurs se
retirèrent. Les
fourriers s’empressèrent d’enlever les planches et tréteaux pour
que le bal puisse avoir lieu.
Quentin ne
vit rien de ces réjouissances qui durèrent jusqu’après
minuit. Les cuisines
étaient de nouveau en surchauffe pour préparer le souper où furent
servis des rôtis de toutes sortes, des gelées, une trémolette de
perdrix, une chevrolée de cerf, des lapins en saupiquet… Personne
ne chômait. Même les
chiens étaient mis à contribution pour lécher la vaisselle avant
que les valets de chaudière ne plongent plats et écuelles dans de
grands cuviers de bois. Les bûchers apportaient de nouvelles provisions de
fagots et de bûches afin que le feu dans les cheminées soit
entretenu toute la nuit.
Quentin ne
dormit pas. Il se
coucha quelques heures, tout habillé, un couteau à portée de
main. Delatraz ne
tenta rien. Le
lendemain matin, il n’eut guère le temps de se poser de
questions. Jeannet le
Vieux entra en trombe dans la cuisine prévenir que les poissons
étaient arrivés. Le
visage de Chiquart s’illumina et frappant dans ses mains, il
ordonna à Quentin de réunir quatre hommes et de rapporter la pêche
miraculeuse. Une
charrette les attendait sur le rivage et les pêcheurs y
transportaient de grands paniers d’osier où frétillaient les
carpes, brochets, féras, truites, écrevisses tant attendus.
Il fallut ensuite écailler
et éviscérer les poissons avant de les frire et les faire
bouillir. Maître
Chiquart rayonnait de bonheur en braillant la liste des plats à
préparer : rôtis de brochets, soringues d’anguilles, tanches
lardées, brouet d’Allemagne à la féra, carpes fendues, brochets
dorés pèlerins, filets d’ablettes…
Pour les
convives préférant la viande, il y avait toutes sortes de grosses
chairs et salaisons, marmottes, oies salées, soupe de lièvre, soupe
jacobine de chapon, gravé d’oisillons, potage de navets, rôtis de
toutes manières, boussac de lapin, tourte parmesine, dodine
d’oiseaux de rivière…
Juste avant
de se mettre à préparer ses rissoles, Quentin alla jeter un oeil
sur la salle des banquets. Le décor était encore plus somptueux que la
veille. Les
tapisseries aux murs avaient été changées. Elles représentaient désormais une
chasse aux sangliers. Des herbes fraîches et des fleurs jonchaient le
carrelage vernissé. Un grand dressoir haut de six marches regorgeait de
vaisselle d’or et d’argent, de pots, flacons et aiguières de
cristal. Un dais de
fin drap d’or et de tissu noir, bordé de velours précieux aux armes
du duc, avait été installé et sur la table principale trônait la
plus belle nef du duc Amédée, en orfèvrerie ouvragée, contenant les
couverts du seigneur. Les autres convives se serviraient des couteaux reposant
dans leur gaine de cuir ornée d’or et d’argent. Devant chacun était placé un tailloir
en métal précieux sur lequel reposait une épaisse tranche de pain
bis qui recevrait les morceaux de viande. Des hanaps en argent complétaient le
décor de table.
Sachant
qu’il n’aurait plus l’occasion d’assister à un tel spectacle,
Quentin cherchait à graver dans sa mémoire le moindre détail de
l’ordonnancement d’un banquet du Moyen Âge. Le lendemain, le duc de Bourgogne
aurait repris le chemin de ses États et lui, celui menant à la
belle Constance.
Revenant à
ses rissoles, Quentin coupa en menus dés des figues, des prunes,
des dattes et les recouvrit de vin blanc. Au fromage frais, il ajouta du persil
haché menu, des pignons et du safran. Puis il mélangea le tout avec de fines lanières de
ventrêche de porc frites. Le pâtissier lui apporta de belles feuilles de
pâte. Il les découpa,
les farcit avec le mélange et les referma soigneusement.
Il regardait avec fierté ces
jolis petits pâtés quand il sentit un objet dur et pointu
s’enfoncer dans ses côtes. Collé à lui, Delatraz lui murmura à
l’oreille :
– Donne-moi le manuscrit ou je t’embroche.
Si tu cries, tu es
mort.
Quentin
continua à passer du jaune d’oeuf sur ses rissoles.
– Tu
peux toujours courir, grommela-t-il entre ses dents.
Se
retournant violemment, il réussit à se dégager et prit ses jambes à
son cou. Sous l’oeil
ébahi des autres cuisiniers, il zigzagua à travers la cuisine,
Delatraz et son frère sur les talons. Sans réfléchir, il prit l’escalier menant à la
salle des banquets. Dans l’antichambre, quatre porteurs s’apprêtaient à
soulever la litière sur laquelle reposait un monumental entremets
dit du château. Quentin
connaissait l’un d’entre eux, un jeune valet du duc avec qui il
avait noué quelques liens. Il se glissa près de lui et murmura :
– Laisse-moi ta place. Je te donnerai un demi-florin.
– Tu
es fou ! Tu n’as
pas les habits ! répondit le garçon.
Sans
ménagement, Quentin le poussa et s’empara d’un des brancards de la
litière. Le maître
d’hôtel venait de donner le signal de mise en route.
Le cortège s’ébranla.
Delatraz se dressa devant
Quentin et voulut le déloger. Il fut repoussé par un homme d’armes qui, de sa
hallebarde, lui interdit l’entrée de la salle. Il ne pourrait poursuivre Quentin
plus avant. L’apparition de l’entremets fut saluée par des
applaudissements et des cris de ravissement. Les porteurs avançaient lentement de
manière à ce que tous puissent admirer l’oeuvre. Quentin sentait sur lui des regards
interrogateurs. Ses
vêtements juraient avec la livrée rouge et blanche des trois autres
valets. Passant
devant la petite table dressée sur le côté où se tenaient deux
huissiers et deux sergents avec leurs masses d’armes bien en vue
sur la table, le visage tourné vers le duc, prêts à intervenir au
moindre signal pour s’emparer d’un fauteur de trouble, Quentin
sentit un long filet de sueur lui mouiller le dos. Les porteurs avaient ordre de
déposer l’entremets au milieu de la pièce. Quentin n’avait plus que quelques
minutes pour agir. Delatraz et son frère l’attendaient à la sortie de la
salle et n’auraient aucun mal à s’emparer de lui. Il observa attentivement
l’entremets : dans un décor peint, représentant tours,
créneaux, douves où s’ébattaient chasseurs, archers et arbalétriers
étaient disposés des hures de sanglier, un paon et un cygne revêtus
de leurs plumes, des poulets et un porcelet dorés, un brochet cuit
de trois manières accompagné de trois sauces, un canon crachant du
vin et de l’eau de rose, des pâtés de viande moulés en forme de
hérissons, lièvres, chiens de chasse, cerfs, sangliers, écrevisses,
dauphins. Pourquoi
ne pas cacher le manuscrit dans ce fatras ? Des joueurs de flûte et des
ménestrels se positionnèrent autour de la litière. Tous les regards étaient tournés
vers la table d’honneur où le duc Amédée s’était levé pour porter
un toast à son invité. Quentin profita de ces quelques instants pour détacher
le manuscrit de sa taille et le glisser prestement dans une des
tours de l’entremets. Personne ne vit son geste. Il recouvrit le haut de la tour avec un carton
peint censé représenter une forêt. Il s’esquiva sur la pointe des pieds alors que les
ménestrels entamaient une pastourelle. Les Delatraz n’étaient plus dans
l’antichambre. Où
étaient-ils donc passés ? Il lui faudrait attendre que les tables soient
desservies pour reprendre le manuscrit. Il surveillait l’entremets dont les
éléments mangeables étaient retirés et servis sur les
tables. La litière
ne tarda pas à ressembler à un champ de bataille, les arêtes de
brochet se mêlant aux plumes de cygne. Seuls les décors, dont les tours,
étaient intacts. Quand il vit les écuyers tranchants charger trois
chariots de dizaines de pièces de rôts pour le deuxième service, il
redoubla de vigilance. Les grandes bannières aux couleurs des deux ducs,
fichées sur les chariots, lui cachèrent un instant ce qui se
passait dans la salle de banquet. Les écuyers tranchants se mirent en
mouvement. Il
aperçut alors Delatraz et son frère, revêtus de la livrée du duc de
Savoie, farfouiller sous les tables, regarder derrière les
tapisseries tendues sur les murs, au-dessus des candélabres de bois
peint. Quand les
porteurs soulevèrent la litière contenant les restes de
l’entremets, Quentin les vit se faire un signe. S’appliquant à ramasser les déchets
qui tombaient à terre, les deux frères emboîtèrent le pas des
porteurs qui se dirigeaient vers une porte menant à l’arrière-cour
où les reliefs du festin seraient distribués aux pauvres.
Sang dieu !
Il ne leur faudrait que
quelques instants pour découvrir le manuscrit. Quentin sortit en trombe, bousculant
un jeune page portant un plateau de sauces accompagnant les
rôts. Le pauvre
garçon tomba en arrière et se retrouva couvert de cameline, jance
et sauce verte. Il
hurla, voulut se relever, patina dans l’immonde bouillie et
repartit les quatre fers en l’air. Quentin était déjà dans la petite cour où
s’amassaient les pauvres gens en attente de la manne
providentielle. Pour
éviter qu’ils ne s’entretuent pour un pilon ou une aile de
poulaille, un garçon de cuisine procédait au partage.
Mais Delatraz et son frère
étaient déjà debout sur la litière. Il y eut des grognements de colère, puis un gueux
famélique les apostropha :
– C’est à nous ! N’y touchez pas ! Vous êtes gras comme des oies de la
Saint-Martin !
N’y prêtant
nulle attention, les deux frères progressaient dans leurs fouilles,
écrasant des lambeaux de porcelet et pataugeant dans des restes de
pâtés. Le gueux,
bientôt suivi par d’autres, se précipita à l’assaut de la
litière. Le garçon de
cuisine tenta vainement de les écarter. Quentin se jeta dans la
bataille. Il était à
deux doigts d’atteindre la tour quand une violente douleur le plia
en deux. Un jeune
garçon venait de lui asséner un coup d’os de sanglier dans les
reins. Delatraz,
qu’une femme en haillons tentait de déloger, avait la main posée
sur la tour. Repoussant la pauvresse d’un geste violent, il décalotta
la tour, y plongea la main, poussa un cri de triomphe et s’empara
du manuscrit. Il
appela son frère qui se redressa, couvert de carapaces d’écrevisses
et tous deux s’enfuirent en direction du lac. Quentin se lança à leur
poursuite. La
douleur l’empêchait de courir aussi vite que les Delatraz.
Il pensa à Constance et
regagna du terrain. Le rivage était proche. Il vit une barque dont la voile claquait au
vent. Delatraz
n’était qu’à quelques pas de l’embarcadère. Quentin sentit ses poumons exploser
dans l’effort qu’il fit pour atteindre le frère. Ils tombèrent et roulèrent dans le
sable fin.
– Tue-le, criait Delatraz. Pas de quartier, nous avons
gagné.
Quentin
sentit une lame effleurer son front. Du sang lui coula dans les yeux.
– Vas-y, frappe-le en plein coeur, hurlait
Delatraz.
Pris d’une
rage qu’il n’avait jamais connue, Quentin chercha sous son
pourpoint gris le couteau qu’il y avait caché et le planta à
plusieurs reprises dans la gorge du malheureux qui roulait des yeux
terrorisés.
Delatraz ne
fit pas un geste pour venir en aide à son frère qui vomissait des
flots de sang. Quentin se releva d’un bond et courut le long de la
petite jetée de pierre. Souquant ferme, Delatraz était déjà loin du
bord.
– Vous
êtes maudits, toi et la famille Savoisy. Je vous retrouverai et je vous ferai
payer la mort de mon frère, hurla-t-il.
Quentin
pleurait de rage en voyant la barque s’éloigner sur le lac
étincelant. Il
n’avait aucune chance de le rattraper. Il eut un regard pour le cadavre. Comment avait-il pu tuer cet
homme ? Lui qui
avait toujours soigneusement évité les bagarres et toute forme de
violence… Curieusement, il ne ressentait ni peine ni
remords. Cette mort
lui semblait dans l’ordre des choses.
Quant au
manuscrit, il était bel et bien perdu pour la famille
Savoisy. Il ne lui
restait plus qu’à l’annoncer à Constance.
***
– Eh
bien ! Je ne
vous attendais pas de sitôt !
Quentin
s’assit lourdement sur le banc et tendit la main vers le pichet de
vin clairet. Constance s’empressa d’aller chercher un
gobelet.
– Vous
avez l’air d’un épouvantail ! Que s’est-il passé ?
– Le
manuscrit a disparu. Il a été volé.
Le gobelet
de terre vernissée se fracassa par terre. Constance darda sur Quentin un regard
flambant de colère.
– Vous
auriez dû empêcher cela. À tout prix !
– C’est ce que j’ai fait ! Un homme est mort. Je l’ai tué. J’aurais pu y rester, moi
aussi.
Quentin
souleva sa mèche et lui montra l’estafilade qui barrait son
front.
– Racontez-moi tout, demanda Constance redevenue
très calme.
Quentin ne
négligea aucun détail. Il fut pris d’un haut-le-coeur quand il lui fallut
décrire la manière dont il avait embroché le frère de
Delatraz. Elle resta
silencieuse un long moment et déclara
froidement :
– Vous
n’avez pas été à la hauteur. Jacques non plus. Quelle a été sa réaction ?
– Il a
juré ses grands dieux qu’il retrouverait ce brigand et qu’il le
tuerait de ses mains après lui avoir repris le
manuscrit.
Quentin
n’osa lui dire que les propos de son fils avaient été un tantinet
plus mesurés. Elle
dut lire dans ses pensées car elle ajouta :
– J’espère qu’il saura venger l’honneur de la
famille.
Quentin,
qui attendait quelques mots de remer ciements pour s’être
vaillamment opposé aux Delatraz, ne put s’empêcher de manifester
son agacement :
– Votre fils est sauf. C’est le principal, non ? Vous ne semblez pas en faire grand
cas.
– Vous
ne savez pas ce que vous dites.
– Alors, vous serez heureuse d’apprendre qu’il a
toutes les chances de succéder à Maître Chiquart, le cuisinier du
duc de Savoie.
Devant le
manque de réaction de Constance, il ajouta :
– Après tout, ce ne sont que des recettes de
cuisine…
– Laissez-moi seule juge, je vous prie, de la
valeur de ce manuscrit, répliqua-t-elle avec une violence
contenue. Il ne peut
être mis entre n’importe quelles mains. Et cette malédiction lancée par
Delatraz…
– Vous
n’allez pas croire à de telles sornettes, l’interrompit
Quentin.
L’air
farouche, les traits déformés par la colère, elle lui lança d’une
voix sifflante :
– Vous
ne mesurez pas la gravité d’une telle imprécation. La vengeance peut se perpétrer des
siècles durant.
La pauvre femme a l’esprit brouillé par les croyances de
ce siècle de ténèbres, se dit Quentin qui commençait à ressentir une certaine
lassitude. Il allait
lui annoncer qu’il la plantait là, elle, son manuscrit volé et sa
malédiction quand son attitude changea du tout au tout.
Son visage redevint serein,
son regard s’éclaircit et elle tendit une main timide vers
lui.
– Pardonnez-moi, je vous en prie. Je me suis conduite comme une
harpie. Je suis si
bouleversée et si effrayée. Je vous remercie du fond du coeur pour ce que vous avez
tenté. Vous avez
manqué de chance et de soutien. À deux, ce sera plus facile.
– Qu’entendez-vous par là ? demanda Quentin d’un ton empreint de
méfiance.
– Nous
allons continuer ensemble.
– Hors
de question ! rugit Quentin. Je n’ai pas l’étoffe d’un tueur.
– Qui
vous parle de tuer ? Je dois m’assurer que cette malheureuse affaire n’a pas
eu de conséquences fâcheuses pour mes descendants. Il nous suffira de vérifier qu’ils
ont retrouvé le manuscrit et que les Delatraz ont été mis hors
d’état de nuire.
– Vous
m’avez déjà fait le coup ! Vous faites preuve d’un implacable mépris, puis vous
vous montrez enjôleuse pour me demander des choses
impossibles. Comment
pourrais-je avoir confiance ?
Elle se
rapprocha de lui. Dans ses yeux couleur émeraude, Quentin vit une émotion
qui le laissa sans voix. Elle était folle à lier mais Dieu qu’elle était
belle. Il oublia dans
l’instant ses accès de colère, ses froideurs subites.
Pour cacher son trouble, il
lança négligemment :
– Ah ! j’oubliais. Je vous ai recopié quelques recettes de Maître
Chiquart. C’est une
piètre consolation, je sais, mais peut-être pourriez-vous commencer
votre propre livre de recettes.
D’un doigt
léger, elle se pencha vers lui et suivit les contours de ses
lèvres. Ce geste si
doux, si tendre lui fit fermer les yeux. Il espéra qu’un baiser viendrait
sceller l’alliance qu’il s’apprêtait, fou qu’il était, à passer
avec la jeune femme. Elle se détourna de lui et ajouta :
– La
dernière fois, je vous avais promis des gaufres. Chose promise, chose
due.
Tentant de
masquer sa déception, il s’assit devant le verre d’hypocras que
Constance lui servait.
– Quand avez-vous dit que se déroulait le deuxième
épisode de la saga Savoisy ? lui demanda-t-elle d’une voix
enjouée.
– 1556, si ma mémoire est bonne.
– Je
l’espère !