14
Dans le plus
grand secret, Jean-François prépara leur départ. Il alla aux Porcherons où personne ne
le connaissait louer une confortable berline qui viendrait les
prendre lundi à l’aube. Il avertirait Menon dimanche soir du rôle qu’il lui
réservait. Le plus
urgent était de faire provision de glace. Le charretier se fit tirer
l’oreille 1disant que, cette fois, il n’avait pas intérêt à le
faire poireauter pour rien. Le samedi matin, peu après huit heures, ils se mirent en
route pour Gentilly. La
Bièvre était libérée de ses glaces, mais il restait quelques
parcelles de marécages où des enfants se livraient à des glissades,
pourchassés par des tâcherons qui récoltaient les dernières
plaques. Les glacières
étaient repérables aux monticules de terre qui les
couronnaient. Comme
d’habitude, Jean-François demanda à pénétrer dans les puits
maçonnés pour choisir la plus belle neige.
– Un
privilège réservé à nos meilleurs clients ! Allez-y, vous savez où c’est, lui dit
le préposé, je ne vous accompagne pas.
– Merci
Marceau. Restez bien au
chaud, je n’en ai pas pour longtemps.
Jean-François
se hâta le long d’un petit chemin boueux. Dans la première glacière, la neige
était sale et il se dirigea vers la deuxième. Sa torche à la main, il descendit les
quelques marches menant à un étroit couloir. Il observa à travers la grille l’état
de la neige : elle était de meilleure qualité.
Des pas se firent entendre
dans le couloir. Marceau devait avoir quelque chose à lui
dire.
– J’ai
trouvé ce qu’il me faut, lui cria Jean-François. Je vais prendre celle-là.
Vous pouvez prévenir le
charretier de venir jusqu’ici.
Deux hommes
se jetèrent sur lui et le plaquèrent à terre. Sa torche s’éteignit. Ses assaillants lui maintinrent les
bras dans le dos.
– Si tu
veux avoir la vie sauve, Savoisy, il va falloir nous remettre le
manuscrit, lui hurla à l’oreille l’un des hommes.
– Mais
je ne l’ai pas !
– Balivernes. On sait que tu l’as. Et tu vas nous le donner. À moins que tu veuilles qu’on s’occupe de ta jolie
petite fille.
– Ne
touchez pas à Chloé !
– Un
morceau de choix. Une
jeune vierge comme je les aime. Je laisse ta femme à mon camarade qui aime les fruits
mûrs.
Jean-François tenta d’échapper à leur emprise mais ils
accentuèrent la torsion de ses bras, lui arrachant un
gémissement.
– Nous
savons que tu seras raisonnable. Et nous allons, de notre côté, nous montrer bons
princes. Quelqu’un
viendra à cinq heures au café de l’Arbre Sec. Le mot de passe est on ne peut plus
simple : manuscrit ! Tu remettras le paquet et tu n’entendras plus jamais
parler de nous. En
attendant, pour que tu aies les idées bien claires, on va te
laisser mariner un petit moment au frais.
Jean-François entendit la grille s’ouvrir dans un
grincement sinistre. Les hommes le traînèrent et le firent basculer dans la
glacière. En tombant,
sa tête heurta violemment le rebord. Tentant de se relever, il s’enfonça jusqu’à
mi-cuisses dans la neige. L’obscurité était complète. Il réussit à s’agripper à la paroi, mais elle
était si bien maçonnée qu’elle n’offrait aucune prise.
Il n’y avait pourtant pas
plus d’une toise pour atteindre le rebord. Le temps que Marceau, ne le voyant pas
revenir, s’en inquiète, il était condamné à patauger dans la
neige. Le froid
commença à le gagner, il ne sentait plus ses pieds.
Du sang coulait de son cuir
chevelu. Pour se
réchauffer, il se frictionna la poitrine. Sans grand résultat. Il allait attraper la mort.
Il se mit à crier tout en
sachant que personne ne l’entendrait. L’image de Chloé ne quittait pas son
esprit. Sa petite
fille, si innocente, menacée d’abominables sévices… Que jamais ces
monstres ne s’approchent d’elle ! Il s’appliqua à rester aussi calme que
possible. Le temps
semblait s’être arrêté. Que faisait Marceau ?
***
Soudain, il
vit la lueur d’une torche.
– Ici ! Au secours ! Venez me chercher ! hurla-t-il.
Quelques
secondes plus tard, le visage de Marceau apparut au-dessus de la
cuve.
– C’est-y pas Dieu possible ! Vous voilà en mauvaise
posture.
– Sortez-moi de là ! Je gèle !
– Bougez pas. Je vous fais passer une échelle.
Les doigts
gourds, Jean-François empoigna l’instrument de sa délivrance et,
péniblement, se hissa barreau par barreau.
– Vous
êtes couvert de sang, s’exclama Marceau. Que vous est-il
arrivé ?
– J’ai
glissé, murmura Jean-François en claquant des dents.
– Venez
vite vous mettre au chaud dans ma cabane. C’est pas banal votre
affaire.
En le
soutenant, il l’entraîna à l’extérieur, lui racontant que le
charretier avait fini par s’impatienter. Il était venu le voir pour lui
demander s’il allait attendre encore longtemps. Marceau avait convenu qu’il ne fallait
pas deux heures pour faire le tour des glacières et s’était mis à
sa recherche.
Quand le
charretier les vit arriver, il se précipita vers Jean-François en
criant :
– Dites
donc Savoisy ! C’est une habitude de me faire attendre…
Il
s’interrompit en voyant l’état pitoyable de son client et aida
Marceau à l’installer devant le poêle à bois. Jean-François tremblait de tous ses
membres. Le gardien
lui fit enlever ses vêtements, l’enroula dans une couverture de
laine rêche et le frictionna avec vigueur.
– Vous
aurez de la chance si vous n’attrapez pas un flux de poitrine,
répétait-il toutes les cinq secondes.
Le
charretier, qui avait retrouvé sa méchante humeur,
demanda :
– Bon,
je fais quoi, moi ? Je charge ou j’attends le dégel ?
– Chargez ! ordonna Jean-François d’une voix presque
inaudible.
Après une
demi-heure de frictions, un semblant de chaleur revint dans son
corps. Ses pieds
restaient glacés, mais il pouvait bouger les orteils.
– Je
vais vous prêter des vêtements secs et si vous voulez un
conseil : une fois rentré chez vous, ne bougez pas de votre
lit.
Jean-François pensa qu’hélas, il n’aurait pas cette
chance.
Le
charretier revint en bougonnant :
– Voilà, c’est fait ! Vous avez mis un beau désordre.
La neige est pleine de traces
de sang. La prochaine
fois, vous trouverez quelqu’un d’autre que moi.
Le retour
fut un calvaire pour Jean-François. Le peu de chaleur qu’il avait emmagasiné
s’échappait au contact de l’air froid. Il suppliait le charretier d’aller plus
vite.
– Prenez les rênes si ça vous chante !
On est en plein dans les
embarras de midi. Si
vous n’aviez pas fait le mariole aux glacières, on serait rentrés
depuis longtemps.
Ils
s’arrêtèrent rue Montmartre pour déposer la neige dans la glacière
personnelle de Jean-François. Il fut pris de violents frissons en voyant le charretier
pelleter la neige striée de filets de sang. Il le paya grassement.
L’homme le remercia à
peine. Jean-François
repartit à pied pour le café de l’Arbre Sec, suscitant des regards
étonnés. Certains
passants s’écartaient en voyant cet homme agité de frissons,
serrant convulsivement une couverture autour de lui.
De quelle maladie pouvait-il
bien souffrir ? Une épidémie était si vite arrivée !
Son arrivée
au café fut saluée par les cris de Maïette qui accourut vers
lui.
– Mon
Dieu ! Tu es
blessé ! Et quel
accoutrement ! Qu’est-il arrivé ?
Jean-François lui fit signe de le suivre et monta
jusqu’à leur chambre. Il ferma la porte et entreprit de ranimer le feu dans la
cheminée.
– Donne-moi mes vêtements les plus chauds ou je
vais mourir. Vite !
De la grande
armoire en noyer, Maïette sortit des chaussettes de coton, un
justaucorps en drap de laine et une pelisse au col de fourrure
noire.
– Vas-tu me dire enfin ce qui t’est
arrivé ?
Tout en
s’habillant, Jean-François lui raconta le guet-apens et les
exigences de ses assaillants. Elle poussa un cri quand il fut question des menaces
concernant Chloé.
– Qui
était-ce ? demanda-t-elle, s’accroupissant pour l’aider à enfiler
ses chaussettes.
– Aucune idée. Je n’ai pas pu voir leurs visages. D’Hémery m’avait prévenu que les
Jésuites seraient à l’affût des documents de Diderot.
Ce sont sûrement leurs hommes
de main.
– Il
faut partir sur-le-champ.
Jean-François regarda sa femme avec
accablement.
– Tu
n’as pas bien compris ! Ils ne vont pas nous lâcher. Toi et Chloé serez leurs prochaines
victimes. Je m’en suis
sorti parce qu’ils ont besoin de moi pour leur donner le manuscrit,
mais je te prie de croire que ces hommes n’hésiteront pas à vous
molester. Si tu les
avais entendus parler de Chloé…
Submergé par
la colère, Jean-François se tut quelques instants et
reprit :
– Je
leur donnerai le manuscrit tout à l’heure. M. Diderot lui-même serait
d’accord. Je m’en
expliquerai avec lui.
– Laisse-moi lui envoyer un message, le supplia
Maïette.
– Fais
comme bon te semble, lui répondit Jean-François d’un ton
las. En attendant, je
vais prendre un peu de repos.
Il se coucha
tout habillé et demanda à Maïette de le couvrir avec tous les
édredons et couvertures qu’elle pourrait trouver.
***
Quand il se
releva, trois heures plus tard, les tremblements de ses membres
avaient cessé. Une
affreuse douleur lui vrillait la tête. Il fit quelques pas vacillants avant de se laisser
tomber dans le vieux fauteuil à oreilles devant la cheminée.
Ce n’était pas le moment de
flancher. Il se rendit
dans la cuisine où Menon l’accueillit
joyeusement :
– Mais
où étais-tu passé ? Je voulais te faire goûter le dessert au caramel que
j’ai mis au point pour Delphine.
– Plus
tard, plus tard, répondit Jean-François d’une voix rauque en
repoussant la petite assiette que lui tendait son ami.
– Tu as
un chat dans la gorge ? Prends une cuillère de miel, ça passera, conseilla Menon
d’un ton guilleret.
– Fiche-moi la paix, je te dis !
Jean-François se saisit d’une sarbotière, l’emporta dans
l’arrière-cuisine et retira le document enveloppé dans sa toile
cirée. Il le glissa
dans sa ceinture et rabattit son gilet avec soin. Son mal de tête empirait de minute en
minute et il avait le plus grand mal à tenir debout.
Il se résolut à aller
s’asseoir au café. Les
clients s’étonnèrent de le voir ainsi attablé, lui qui d’habitude
ne restait pas inactif plus de dix secondes. Il répondit que, pour une fois, il
avait décidé de se faire servir un punch qu’il dégusterait comme
tout un chacun. En le
lui apportant, Maïette lui souffla que Diderot était
introuvable. Il était
peut-être parti à Langres : son père était au plus mal.
Jean-François lui ordonna de
remonter à leur appartement et de ne plus en bouger.
Des fois que la remise des
documents se passe mal…
1Se
faire prier, être réticent.