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Dans le plus grand secret, Jean-François prépara leur départ. Il alla aux Porcherons où personne ne le connaissait louer une confortable berline qui viendrait les prendre lundi à l’aube. Il avertirait Menon dimanche soir du rôle qu’il lui réservait. Le plus urgent était de faire provision de glace. Le charretier se fit tirer l’oreille 1disant que, cette fois, il n’avait pas intérêt à le faire poireauter pour rien. Le samedi matin, peu après huit heures, ils se mirent en route pour Gentilly. La Bièvre était libérée de ses glaces, mais il restait quelques parcelles de marécages où des enfants se livraient à des glissades, pourchassés par des tâcherons qui récoltaient les dernières plaques. Les glacières étaient repérables aux monticules de terre qui les couronnaient. Comme d’habitude, Jean-François demanda à pénétrer dans les puits maçonnés pour choisir la plus belle neige.
– Un privilège réservé à nos meilleurs clients ! Allez-y, vous savez où c’est, lui dit le préposé, je ne vous accompagne pas.
– Merci Marceau. Restez bien au chaud, je n’en ai pas pour longtemps.
Jean-François se hâta le long d’un petit chemin boueux. Dans la première glacière, la neige était sale et il se dirigea vers la deuxième. Sa torche à la main, il descendit les quelques marches menant à un étroit couloir. Il observa à travers la grille l’état de la neige : elle était de meilleure qualité. Des pas se firent entendre dans le couloir. Marceau devait avoir quelque chose à lui dire.
– J’ai trouvé ce qu’il me faut, lui cria Jean-François. Je vais prendre celle-là. Vous pouvez prévenir le charretier de venir jusqu’ici.
Deux hommes se jetèrent sur lui et le plaquèrent à terre. Sa torche s’éteignit. Ses assaillants lui maintinrent les bras dans le dos.
– Si tu veux avoir la vie sauve, Savoisy, il va falloir nous remettre le manuscrit, lui hurla à l’oreille l’un des hommes.
– Mais je ne l’ai pas !
– Balivernes. On sait que tu l’as. Et tu vas nous le donner. À moins que tu veuilles qu’on s’occupe de ta jolie petite fille.
– Ne touchez pas à Chloé !
– Un morceau de choix. Une jeune vierge comme je les aime. Je laisse ta femme à mon camarade qui aime les fruits mûrs.
Jean-François tenta d’échapper à leur emprise mais ils accentuèrent la torsion de ses bras, lui arrachant un gémissement.
– Nous savons que tu seras raisonnable. Et nous allons, de notre côté, nous montrer bons princes. Quelqu’un viendra à cinq heures au café de l’Arbre Sec. Le mot de passe est on ne peut plus simple : manuscrit ! Tu remettras le paquet et tu n’entendras plus jamais parler de nous. En attendant, pour que tu aies les idées bien claires, on va te laisser mariner un petit moment au frais.
Jean-François entendit la grille s’ouvrir dans un grincement sinistre. Les hommes le traînèrent et le firent basculer dans la glacière. En tombant, sa tête heurta violemment le rebord. Tentant de se relever, il s’enfonça jusqu’à mi-cuisses dans la neige. L’obscurité était complète. Il réussit à s’agripper à la paroi, mais elle était si bien maçonnée qu’elle n’offrait aucune prise. Il n’y avait pourtant pas plus d’une toise pour atteindre le rebord. Le temps que Marceau, ne le voyant pas revenir, s’en inquiète, il était condamné à patauger dans la neige. Le froid commença à le gagner, il ne sentait plus ses pieds. Du sang coulait de son cuir chevelu. Pour se réchauffer, il se frictionna la poitrine. Sans grand résultat. Il allait attraper la mort. Il se mit à crier tout en sachant que personne ne l’entendrait. L’image de Chloé ne quittait pas son esprit. Sa petite fille, si innocente, menacée d’abominables sévices… Que jamais ces monstres ne s’approchent d’elle ! Il s’appliqua à rester aussi calme que possible. Le temps semblait s’être arrêté. Que faisait Marceau ?
***
Soudain, il vit la lueur d’une torche.
– Ici ! Au secours ! Venez me chercher ! hurla-t-il.
Quelques secondes plus tard, le visage de Marceau apparut au-dessus de la cuve.
– C’est-y pas Dieu possible ! Vous voilà en mauvaise posture.
– Sortez-moi de là ! Je gèle !
– Bougez pas. Je vous fais passer une échelle.
Les doigts gourds, Jean-François empoigna l’instrument de sa délivrance et, péniblement, se hissa barreau par barreau.
– Vous êtes couvert de sang, s’exclama Marceau. Que vous est-il arrivé ?
– J’ai glissé, murmura Jean-François en claquant des dents.
– Venez vite vous mettre au chaud dans ma cabane. C’est pas banal votre affaire.
En le soutenant, il l’entraîna à l’extérieur, lui racontant que le charretier avait fini par s’impatienter. Il était venu le voir pour lui demander s’il allait attendre encore longtemps. Marceau avait convenu qu’il ne fallait pas deux heures pour faire le tour des glacières et s’était mis à sa recherche.
Quand le charretier les vit arriver, il se précipita vers Jean-François en criant :
– Dites donc Savoisy ! C’est une habitude de me faire attendre…
Il s’interrompit en voyant l’état pitoyable de son client et aida Marceau à l’installer devant le poêle à bois. Jean-François tremblait de tous ses membres. Le gardien lui fit enlever ses vêtements, l’enroula dans une couverture de laine rêche et le frictionna avec vigueur.
– Vous aurez de la chance si vous n’attrapez pas un flux de poitrine, répétait-il toutes les cinq secondes.
Le charretier, qui avait retrouvé sa méchante humeur, demanda :
– Bon, je fais quoi, moi ? Je charge ou j’attends le dégel ?
– Chargez ! ordonna Jean-François d’une voix presque inaudible.
Après une demi-heure de frictions, un semblant de chaleur revint dans son corps. Ses pieds restaient glacés, mais il pouvait bouger les orteils.
– Je vais vous prêter des vêtements secs et si vous voulez un conseil : une fois rentré chez vous, ne bougez pas de votre lit.
Jean-François pensa qu’hélas, il n’aurait pas cette chance.
Le charretier revint en bougonnant :
– Voilà, c’est fait ! Vous avez mis un beau désordre. La neige est pleine de traces de sang. La prochaine fois, vous trouverez quelqu’un d’autre que moi.
Le retour fut un calvaire pour Jean-François. Le peu de chaleur qu’il avait emmagasiné s’échappait au contact de l’air froid. Il suppliait le charretier d’aller plus vite.
– Prenez les rênes si ça vous chante ! On est en plein dans les embarras de midi. Si vous n’aviez pas fait le mariole aux glacières, on serait rentrés depuis longtemps.
Ils s’arrêtèrent rue Montmartre pour déposer la neige dans la glacière personnelle de Jean-François. Il fut pris de violents frissons en voyant le charretier pelleter la neige striée de filets de sang. Il le paya grassement. L’homme le remercia à peine. Jean-François repartit à pied pour le café de l’Arbre Sec, suscitant des regards étonnés. Certains passants s’écartaient en voyant cet homme agité de frissons, serrant convulsivement une couverture autour de lui. De quelle maladie pouvait-il bien souffrir ? Une épidémie était si vite arrivée !
Son arrivée au café fut saluée par les cris de Maïette qui accourut vers lui.
– Mon Dieu ! Tu es blessé ! Et quel accoutrement ! Qu’est-il arrivé ?
Jean-François lui fit signe de le suivre et monta jusqu’à leur chambre. Il ferma la porte et entreprit de ranimer le feu dans la cheminée.
– Donne-moi mes vêtements les plus chauds ou je vais mourir. Vite !
De la grande armoire en noyer, Maïette sortit des chaussettes de coton, un justaucorps en drap de laine et une pelisse au col de fourrure noire.
– Vas-tu me dire enfin ce qui t’est arrivé ?
Tout en s’habillant, Jean-François lui raconta le guet-apens et les exigences de ses assaillants. Elle poussa un cri quand il fut question des menaces concernant Chloé.
– Qui était-ce ? demanda-t-elle, s’accroupissant pour l’aider à enfiler ses chaussettes.
– Aucune idée. Je n’ai pas pu voir leurs visages. D’Hémery m’avait prévenu que les Jésuites seraient à l’affût des documents de Diderot. Ce sont sûrement leurs hommes de main.
– Il faut partir sur-le-champ.
Jean-François regarda sa femme avec accablement.
– Tu n’as pas bien compris ! Ils ne vont pas nous lâcher. Toi et Chloé serez leurs prochaines victimes. Je m’en suis sorti parce qu’ils ont besoin de moi pour leur donner le manuscrit, mais je te prie de croire que ces hommes n’hésiteront pas à vous molester. Si tu les avais entendus parler de Chloé…
Submergé par la colère, Jean-François se tut quelques instants et reprit :
– Je leur donnerai le manuscrit tout à l’heure. M. Diderot lui-même serait d’accord. Je m’en expliquerai avec lui.
– Laisse-moi lui envoyer un message, le supplia Maïette.
– Fais comme bon te semble, lui répondit Jean-François d’un ton las. En attendant, je vais prendre un peu de repos.
Il se coucha tout habillé et demanda à Maïette de le couvrir avec tous les édredons et couvertures qu’elle pourrait trouver.
***
Quand il se releva, trois heures plus tard, les tremblements de ses membres avaient cessé. Une affreuse douleur lui vrillait la tête. Il fit quelques pas vacillants avant de se laisser tomber dans le vieux fauteuil à oreilles devant la cheminée. Ce n’était pas le moment de flancher. Il se rendit dans la cuisine où Menon l’accueillit joyeusement :
– Mais où étais-tu passé ? Je voulais te faire goûter le dessert au caramel que j’ai mis au point pour Delphine.
– Plus tard, plus tard, répondit Jean-François d’une voix rauque en repoussant la petite assiette que lui tendait son ami.
– Tu as un chat dans la gorge ? Prends une cuillère de miel, ça passera, conseilla Menon d’un ton guilleret.
– Fiche-moi la paix, je te dis !
Jean-François se saisit d’une sarbotière, l’emporta dans l’arrière-cuisine et retira le document enveloppé dans sa toile cirée. Il le glissa dans sa ceinture et rabattit son gilet avec soin. Son mal de tête empirait de minute en minute et il avait le plus grand mal à tenir debout. Il se résolut à aller s’asseoir au café. Les clients s’étonnèrent de le voir ainsi attablé, lui qui d’habitude ne restait pas inactif plus de dix secondes. Il répondit que, pour une fois, il avait décidé de se faire servir un punch qu’il dégusterait comme tout un chacun. En le lui apportant, Maïette lui souffla que Diderot était introuvable. Il était peut-être parti à Langres : son père était au plus mal. Jean-François lui ordonna de remonter à leur appartement et de ne plus en bouger. Des fois que la remise des documents se passe mal…
1Se faire prier, être réticent.