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Quand Jean-François vint annoncer à Chloé qu’ils passeraient l’après-midi chez Ramponneau, au Tambour Royal, la petite eut un mouvement de recul. Du jaune tirant sur le vert au rouge violacé strié de mauve, le visage de son père présentait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il ne put faire autrement que lui expliquer qu’il avait dû mettre en fuite un rôdeur. Elle le plaignit, puis s’étonna :
– Mais, tu as toujours dit que les cabarets étaient des lieux mal famés.
– Ramponneau c’est Ramponneau ! Le meilleur monde s’y retrouve le dimanche.
En chantonnant « on va à la Courtille, on va à la Courtille », la petite courut s’enfermer dans sa chambre pour choisir les vêtements qu’elle porterait pour cette grande occasion. Jean-François leva les yeux au ciel. Il se serait bien passé de cette sortie pour rester au lit et tenter de chasser à coup de punch brûlant son mal de tête et la fièvre qu’il sentait monter.
Il proposa à Menon de se joindre à eux. Le nez dans ses casseroles, fredonnant un air à la mode, le vieux cuisinier fit signe que non. Quand il releva la tête, il le regarda avec effarement.
– Ouh là ! La tête ! On dirait que tu es passé dans un presse-viande.
Jean-François lui resservit l’histoire du rôdeur et insista pour qu’il les accompagnât.
– C’est gentil, mais je mets la touche finale à mon nouveau dessert. Delphine m’a inspiré une petite merveille. Je pense pouvoir lui servir demain.
Jean-François se garda de lui dire que demain, il aurait bien d’autres choses à faire que de se préoccuper de Delphine. Quand ils rentreraient de chez Ramponneau, il lui annoncerait leur départ et les nouvelles responsabilités qui lui incomberaient.
– Fais comme il te plaît, mais surtout n’ouvre à personne, ajouta Jean-François.
– Je n’en ai pas l’intention. J’ai besoin de calme et de sérénité pour créer.

Jean-François alla chercher un fiacre place du Palais-Royal et embarqua sa petite famille. Malgré les observations de sa mère, Chloé avait tenu à porter sa robe à panier en taffetas de soie ornée de guirlandes d’oeillets roses. Maïette, elle, avait revêtu une robe de velours grenat, un manchon assorti bordé de fourrure et un mantelet sombre. Quant à Jean-François, il n’avait pas fait d’effort vestimentaire particulier, se contentant de son habit et de sa veste de drap marron.
Le printemps semblait vouloir montrer le bout de son nez après des semaines de froidure, de pluie et de gel. Le ciel était d’un bleu éclatant et les Parisiens se pressaient dans les rues, ravis de cette promesse de douceur.
Une fois passée la barrière de Belleville, commençait la campagne avec ses vergers et ses jardins potagers. Le Tambour Royal, célèbre cabaret de la Basse-Courtille, se situait au coin du chemin des Moulins qui menait au village de Belleville. De la caserne des Gardes Françaises, rue du Faubourg du Temple, sortaient des militaires qui ralliaient le cabaret pour boire des chopines de guinguet, ce méchant petit vin vert qui enivrait si vite. Des dizaines de voitures, charrettes de paysans, carrosses armoriés, fiacres loués à l’heure, stationnaient devant le Tambour Royal. D’autres déposaient leurs occupants et repartaient. Jean-François paya le cocher qui l’assura qu’il n’aurait aucun mal à trouver une voiture quand ils voudraient rejoindre Paris. Il y avait la queue pour entrer et ils durent patienter entre une vendeuse de harengs empestant la marée et deux jeunes bourgeois qui se pinçaient le nez en faisant mine de s’éventer. Voyant leur manège, la femme s’écria :
– Eh ! Si le populaire vous dérange, retournez donc à la niche. On est là pour se payer du bon temps, pas pour être gracieux comme un fagot d’épines.
Ils pénétrèrent dans une immense salle pleine de monde, longée au fond par un comptoir où trônait une femme d’environ trente-cinq ans aux joues pleines, au nez pointu, coiffée d’un bonnet à deux rangs de mousseline, un fichu de cou à carreaux émergeant d’un tablier de toile blanche. Elle houspillait un serveur tout en surveillant la salle de ses petits yeux vifs.
– Mme Ramponneau, je suppose, dit Maïette. Elle m’a l’air bien vulgaire.
– Ramponneau a bâti sa fortune en vendant d’infâmes piquettes pour trois fois rien. Il ne faut pas s’attendre à quoi que ce soit d’élégant.
En effet, le sol était de terre battue, les immenses tables de bois grossier. Assis au coude à coude sur des bancs branlants, levant leurs verres et réclamant d’autres brocs de vin, les clients ne semblaient pas s’en formaliser.
– Je crois que c’est lui, là-bas près de la cheminée, indiqua Jean-François en montrant un homme fluet, au long nez et à la perruque blond filasse. Montons à l’étage, nous bénéficierons du spectacle mais nous serons plus au calme.
Ils y trouvèrent les mêmes tables et bancs à peine rabotés. Ils s’installèrent au bord de la rambarde sous un lustre à six branches aux bobèches de cuivre et non loin d’un poêle en fonte. Il y avait un bruit du diable. Chloé faisait mine de se boucher les oreilles mais regardait avidement autour d’elle :
– Regardez, regardez, il y a un chien qui pisse sur la robe en soie d’une dame ! Et là-bas, un homme en train de vomir… C’est dégoûtant !
Et elle se pencha de plus belle au-dessus de la rambarde. Jean-François eut toutes les peines du monde à passer commande. Quand enfin il attrapa un serveur à l’air exténué, il lui commanda du vin de Pouilly, de la limonade et trois assiettes de matelote d’anguilles dont le fumet arrivait jusqu’à l’étage.
– Dommage que nous ne soyons pas en été, dit Jean-François, les jardins sont très agréables. Il y a des violoneux et les gens dansent sous les charmilles.
Maïette ne desserrait pas les dents. De toute évidence, le lieu lui déplaisait souverainement. Elle tenait son mouchoir près de son nez et toutes les cinq minutes l’arrosait de quelques gouttes d’eau de Cologne. Le pichet de vin leur fut rapidement apporté, mais ils durent attendre une bonne heure la matelote qui arriva presque froide.
– Pouah ! fit Chloé. Je n’en veux pas. N’y aurait-il pas des petits pains à la reine avec un peu de jambon de Westphalie ?
– Mange et tais-toi, rugit Jean-François.
La petite piqua du nez dans son assiette, chipota, porta deux bouchées à ses lèvres, reposa sa cuillère et retourna à son observation de la salle.
– Ne pourrions-nous pas rentrer ? demanda Maïette d’une voix mourante.
– Oublierais-tu ce qui nous attend ?
Il recommanda du vin de Pouilly qui eut l’heureux effet d’assommer à moitié Maïette. Elle n’avait pas touché à sa matelote figée dans la graisse. Quant à lui, entre ses blessures, son rhume, l’anxiété, l’attitude de sa femme et sa fille, il était d’humeur massacrante. Il finit le pichet de vin et plongea lui aussi dans une douce somnolence.
***
Un serveur le secoua brutalement.
– Monsieur, votre fille…
– Quoi ma fille !
– Elle a des ennuis, je crois… en bas… près de la porte…
Jean-François bondit sur ses pieds, suivi de Maïette qui avait recouvré ses esprits. Ils dévalèrent l’escalier et trouvèrent Chloé, terrorisée, entourée de quatre jeunes gens qui tiraient sur les rubans de sa robe. L’un d’entre eux l’avait prise par les épaules et s’apprêtait à ouvrir la porte. Jean-François l’attrapa par le col et lui fit lâcher sa fille.
– Oh là ! petit morveux ! Ne touche pas à cette jeune fille !
– Eh ! mon brave ! Nous ne lui voulons rien de mal. C’est elle qui a répondu à nos appels. Elle veut s’amuser et nous aussi.
Chloé s’était réfugiée dans les bras de sa mère et pleurait à chaudes larmes.
L’un des jeunes gens toisa Jean-François en riant.
– Gardez un oeil sur votre basse-cour. Cette oiselle, ondulant du croupion, ne demande qu’à savoir comment user du coq.
Jean-François leva le bras que l’autre retint.
– Ne vous avisez pas de me frapper. Je suis le marquis de Lansac. Vous vous retrouveriez à la Bastille avant d’avoir eu le temps de dire un Pater Noster.
Jean-François le regarda avec colère, tourna les talons et entraîna sa femme et sa fille. Il paya ce qu’il devait et sans un mot les poussa vers la porte. Une fois dehors, il laissa éclater sa colère :
– Chloé, es-tu folle ? As-tu vraiment répondu à leur invite ?
En sanglotant, la petite expliqua qu’elle avait remarqué les sourires qu’ils lui lançaient, puis les gestes qui la conviaient à venir les rejoindre. Elle n’avait pas pensé à mal. Maïette et lui étaient presque endormis. Elle s’ennuyait. Elle était descendue. Au début, ils avaient été gentils. Puis ils s’étaient enhardis et avaient commencé à lui toucher la figure, les bras et même les seins. Elle avait voulu s’échapper. Mais ils s’étaient levés, avaient mis une main sur sa bouche pour l’empêcher de crier. Elle avait eu si peur !
– Tant mieux, ça te servira de leçon, cria son père. Nous aussi, nous avons eu une peur bleue.
Maïette tremblait de tous ses membres.
– Regarde dans quel état tu as mis ta mère.
– J’ai cru… j’ai cru qu’ils étaient revenus et que le piège se refermait sur nous… balbutia Maïette.
– De quel piège veux-tu parler, maman ? demanda Chloé d’une toute petite voix.
– Ne t’occupe pas de ça, répondit son père. Dorénavant, tu ne t’éloigneras pas de plus de deux pas de nous.
– Même à la maison ? hasarda Chloé étonnée.
– Nous allons quitter la maison pour un certain temps. Dès demain matin.
– Oh non ! Je ne veux pas. Je ne veux pas quitter mes amies, répliqua Chloé boudeuse.
– Tu feras ce qu’on te dit de faire. Il faut que nous partions, c’est tout.
– C’est à cause du manuscrit de Diderot ?
Jean-François regarda sa fille avec stupeur.
– Tu es au courant ? Comment ?
– Je vous ai entendus vous disputer. Maman te disait que tu étais un lâche et tu lui disais qu’elle était folle.
– Et tu en as parlé à quelqu’un ?
– Non, je ne crois pas, dit-elle d’un ton hésitant.
– Ça veut dire que tu en as parlé. À qui ? À Delphine ?
– Non, pas à elle…
– Alors à qui ?
– Je t’assure, je n’en ai parlé à personne… dit-elle en se remettant à pleurer. Sauf à M. d’Hémery qui s’inquiétait pour vous.
Jean-François se tourna vers Maïette :
– Un des mystères est résolu. Chloé était la mouche.
Les sanglots de la petite redoublèrent. Elle regarda son père en faisant de grands signes de dénégation.
– Inutile de la presser de questions. Le mal est fait. Et ce qu’elle a subi aujourd’hui est beaucoup plus grave. Rentrons, si tu le veux bien, conclut Maïette d’un ton las en prenant sa fille par la main.