LE CARNET
DE CUISINE DE CONSTANCE
moyen âge
Contrairement
aux idées reçues, la cuisine du Moyen Âge est légère, acidulée,
colorée, facile et rapide à réaliser. Quelques principes de base :
Des épices à foison,qui ne sont pas là pour masquer d’éventuels goûts
faisandés ! Les
gourmands médiévaux adorent gingembre, muscade, safran, cannelle,
clou de girofle, cardamome… pour leur saveur, leur exotisme, et le
statut social que confère leur usage abondant.
Oublier beurre et crème.Le Moyen Âge préfère le clair à
l’onctueux et l’acide au doux. Les liaisons se font avec des amandes broyées, de la mie
de pain, de l’oeuf dur, mais en aucun cas avec du beurre ou de la
crème.
Privilégier l’acide et
l’aigre-doux.Les
cuisiniers font un grand usage de vinaigre, de jus d’agrumes et
surtout de verjus (jus de raisin vert). Sa saveur acidulée donne une note de fraîcheur
inégalable aux plats de viandes et de poissons. On peut le remplacer par du vinaigre
allongé d’eau, mais il est possible de s’en procurer dans des
épiceries fines et sur internet. Pour les saveurs aigres-douces, fort appréciées, on
ajoute des fruits secs : pruneaux, figues, raisins, dattes
ainsi que du sucre.
Mettre de la couleur.Pour le mangeur médiéval, le repas s’apparente à
un spectacle et rien de tel qu’un mets azuré ou doré pour mettre en
appétit. Safran pour
le jaune, gingembre et riz pour le blanc, santal pour le rouge,
persil, oseille pour le vert et le tour est
joué !
Ne pas chercher les
légumes :selon les règles diététiques complexes de l’époque, les
légumes ont mauvaise presse. Poussant sous ou à ras de terre, on les accuse de tous
les maux. Par contre,
les herbes aromatiques occupent une place de premier plan.
Ail, persil, sauge, menthe,
hysope, roquette, fenouil, cerfeuil… sont employés pour leur saveur
mais aussi pour leurs propriétés médicinales, comparables à celles
des épices quoique moins puissantes. Et n’oublions pas que tomates, courgettes, maïs,
pommes de terre, ne sont pas encore arrivés
d’Amérique !
L’organisation d’un repas
médiéval :
Dans les
descriptions d’époque, les repas moyenâgeux apparaissent comme un
enchevêtrement de plats de poissons et de viandes, sucrés et salés,
sans aucun ordre apparent, mais, avec un peu de bonne volonté, on
arrive à tirer quelques grandes lignes :
Première assiette :l’apéro, comme toutes les autres
parties du repas, est sous surveillance médicale et l’hypocras,
incontournable ! Il tient son nom d’Hippocrate, père de la
médecine. Il s’agit
d’un vin auquel on ajoute du sucre et des épices. Censé conforter l’appétit et assurer
une bonne digestion, on l’accompagne de fruits de saison, de
charcuterie, de petits pâtés, de toasts.
Des potages, par centaines !Viennent ensuite les innombrables
potages qui sont en fait des poissons et des viandes en sauce, du
plus simple au plus complexe, du potage clair au ragoût
appelé brouet.
Le rostou rôti : les viandes rôties, chevreau, porcelet, épaule
de mouton sont à l’honneur, mais on se régale surtout de
volailles : oies, chapons, faisans, perdrix, pigeons… Les
grands oiseaux comme les hérons, cygnes et paons ne sont servis que
sur les tables les plus huppées. Les jours maigres, carpes, soles, saumons, turbots,
brochets, esturgeons, anguilles remplacent viandes de boucherie et
gibier. Rarement de
boeuf dans un banquet : sa viande est jugée bien trop vulgaire
et donc malsaine. Et
puis, ce ne serait guère malin de manger un outil de travail
indispensable.
Le
rostest accompagné d’une multitude de sauces : jance,
cameline, aillée, sauce verte, moutarde… Les épices qui les
composent sont censées contrebalancer les effets nocifs (supposés)
des viandes.
En guise
d’ entremets : des tourtes et des pâtés au poisson, à la
viande, aux fruits et aux quelques légumes admis comme l’épinard,
les herbes, les blettes.
Le dessert :les repas se terminent par des confitures, des
compotes, des fruits, des fromages, des pâtisseries fines comme les
gaufres. La dariole,
qui existe encore de nos jours, est une merveille de simplicité et
de saveur. Avant de
prendre congé, on sert des « boute-hors » : dragées,
coriandre, gingembre, oranges, cédrats confits accompagnés
d’hypocras rouge.
la renaissance
On retrouve
les grandes caractéristiques de la cuisine médiévale :
omniprésence des épices (muscade, cannelle, safran, clou de
girofle, gingembre…), et prédilection pour l’aigre-doux grâce à
l’adjonction de jus d’agrumes, de vinaigre, de groseilles, de
câpres, de verjus et l’utilisation de fruits secs et de
sucre.
Mais le
monde change, les explorateurs découvrent de nouveaux continents,
les hommes de science et de lettres donnent naissance à
l’humanisme. Et
l’Italie donne le ton !
Les légumes deviennent à la mode,grâce au goût des Italiens pour les
productions maraîchères et au savoir- faire de leurs jardiniers qui
cultivent de nouveaux légumes comme le chou-fleur, le haricot vert,
le fenouil doux, l’artichaut. Même si Montaigne, lors de son voyage en Italie,
s’étonne qu’on puisse manger des fèves crues, des petits pois et
des artichauts presque crus !
L’apparition des pâtes.Contrairement à ce que l’on croit, ce
n’est pas Marco Polo qui les a rapportées de Chine.
Les pâtes sont d’origine
arabe et se sont diffusées à partir de la Sicile dès le Moyen
Âge. Gênes en est très
vite devenue la capitale. Fraîches ou sèches, faites avec de la fleur de farine,
de l’eau, du sel et des oeufs, elles peuvent être farcies de mille
manières. Maccaronis,
lasagnes, tortelli et ravioli commencent leur carrière triomphale,
tout en restant encore l’apanage des familles aisées !
Comme on les aime fondantes
et moelleuses, le temps de cuisson peut aller jusqu’à deux
heures…
Un goût immodéré pour le
sucre !Avec les plantations de canne à sucre dans les îles de
la Méditerranée, puis à Madère et Sao Tomé, la production
explose. Le sucre
passe du statut de médicament à celui de friandise et devient une
des attractions des banquets. C’est ainsi qu’en 1574, Henri III, roi de France,
séjourne quelques jours à Venise et se voit offrir un déjeuner
uniquement composé de sucre : « Les nappes, les
serviettes, les assiettes, les couverts, le pain étaient de sucre,
d’une imitation si parfaite, que le roi demeura agréablement
surpris, lorsque la serviette, qu’il croyait de toile, se rompit
entre ses mains. » Nostradamus, qui est aussi médecin, publie
en 1555 le premier livre consacré à la préparation de confitures et
qui devient un véritable best-seller !
Livres de cuisine.Là aussi, la domination des Italiens est
indéniable. Au
xvi e siècle, plus de cinquante ouvrages sont
publiés en Italie, alors que la France n’en produit aucun jusqu’à
la moitié du xvii e siècle. Parmi ces livres, celui de Bartolomeo Scappi, édité en
1570, est le plus émi nent et le plus abouti. Dans ses mille recettes, il fait la
part belle aux légumes, aux pâtes, aux poissons et surtout au veau
dont il utilise toutes les parties, y compris les yeux.
Il est le premier à donner la
recette de la pâte feuilletée (d’origine arabe) et celle du
couscous.
Un autre
cuisinier de premier ordre, Lancelot de Casteau, officiant à Liège,
témoigne pour le nord de l’Europe des changements culinaires
initiés par les Italiens. Les recettes contenues dans son Ouverture de
cuisine,
publiée en 1604, diffèrent au moins sur un point de celles de
Bartolomeo Scappi : l’utilisation forcenée du
beurre.
Nouveaux raffinements :François I erfait fabriquer des assiettes en argent qui vont sonner
le glas des tranchoirs, ces épaisses tranches de pain sur
lesquelles on posait les viandes. La fourchette n’est pas encore en usage, loin s’en
faut, mais on se tient mieux à table. Érasme publie en 1530 un manuel de civilité où il
est dit qu’« on ne peut avaler de grands morceaux comme un
chien. On ne peut ni
guetter l’assiette de son voisin, ni critiquer ce qui est servi, ni
en évaluer le prix, ni picorer dans l’assiette d’autrui, ni gober
bruyamment le vin comme le cheval à la bride, ni mettre des
quantités telles dans la bouche que les deux joues soient gonflées
comme une cornemuse, ni faire du bruit en mangeant comme une
truie. »
Les nouveautés américaines :parmi les produits arrivés d’Amérique
au début du xvi e siècle, seul le dindon connaît un succès
culinaire quasi immédiat. Il se substitue au cygne, au héron et au paon, très
appréciés pour leur aspect spectaculaire, et offre une chair de
bien meilleure qualité !
Le haricot
s’implante en douceur et dès le deuxième tiers du
xvi e siècle prend la place de l’antique
phaseolen Italie, puis en France. Via l’Italie, le maïs arrive en Bresse à la fin
du xvi e siècle et non en Aquitaine comme on le croit
habituellement. On
l’adopte avec réticence. Ses prodigieux ren dements l’assimilent à un « don
de Dieu » mais la pellagre, maladie provoquée par une trop
forte consommation, en fait la « part du
diable ».
La tomate et
la pomme de terre, arrivées en Espagne dans la première partie
du xvi e siècle, puis diffusées en Italie, seront
attentivement observées par les botanistes qui concluront, fort
justement, à leur appartenance à la famille des solanées, dont
certaines comme la morelle, la belladone, la jusquiame sont
mortelles. Ce qui
vaudra aux deux futures stars de rester cantonnées plus de deux
siècles au rayon des plantes ornementales.
au xvii e siècle
Un roi
curieux, gourmand, puissant. Une cour aimant le spectacle, à l’affût des nouveautés
et prête à toutes les extravagances. Des sciences agronomiques en progrès.
Un commerce florissant… Les
conditions sont réunies pour que la haute cuisine connaisse un
nouvel essor.
Depuis le
milieu du xv e siècle, les cuisiniers français n’avaient
guère brillé, laissant la première place à leurs confrères
italiens. À partir de
1650, tout change. En
s’opposant violemment à l’ancienne cuisine, ils reprennent la main
et font naître un goût nouveau.
Avec le
bouquet garni, le roux, le boeuf à la mode, le poisson au bleu,
cette cuisine nous est beaucoup plus familière que celles du Moyen
Âge et de la Renaissance. Moins exotique, elle est tout aussi
savoureuse.
Le maître mot : le naturel.Foin des épices orientales qui cachent
la saveur des aliments ! Place aux herbes aromatiques des jardins
européens. Persil,
ciboulette, thym, romarin, sarriette, estragon, cerfeuil, basilic,
laurier rem placent cannelle, gingembre, macis et cardamome.
Seule la muscade réussit à
passer le cap !
Plus
question de mélanges sucré-salé, considérés comme le comble de
l’horreur. Les
« sauces douces » qui alliaient épices et fruits secs
sont reléguées au magasin des antiquités. Dorénavant seuls les fruits, les
oeufs, les laitages pourront être sucrés. Les Français en profitent pour
commencer à reléguer les plats sucrés en fin de repas, sans
toutefois rompre définitivement avec l’habitude d’alterner, au
service des entremets, plats sucrés et plats salés.
Le goût pour
l’aigre ou l’acide est remplacé par celui du doux et de
l’onctueux. Les sauces
au verjus, aux agrumes ou au vinaigre commencent à
disparaître. Le beurre
et la crème entrent en force dans la cuisine.
Les cuissons
raccourcissent : les asperges doivent être croquantes,
certaines viandes peuvent être saignantes.
Les légumes et les fruits ont la
pêche.Commencée
à la Renaissance, à l’exemple des Italiens, la mode des légumes bat
son plein. Jugés
néfastes, voire dangereux dans la diététique ancienne, les légumes
prennent place sur les tables des gens de qualité. Louis XIV est le premier à
manifester ce nouvel engouement. Au potager du roi, son jardinier en chef, La Quintinie,
met tout en oeuvre afin de satisfaire le royal appétit pour les
artichauts, asperges, concombres, champignons, pois verts,
choux-fleurs, concombres, salades et herbettes… La folie des
primeurs qui agite Versailles gagne Paris. La corporation des jardiniers y
emploie plus de six mille personnes. On se rue sur le navet de Vaugirard, l’oseille de
Belleville, le haricot gris de Bagnolet… Dans leurs maisons des
champs, aristocrates et grands bourgeois plantent à tour de bras
légumes et arbres fruitiers.
Les fruits,
eux aussi, envahissent les tables. Le fruit royal est sans conteste la poire.
Parmi les centaines de
variétés qu’il cite, La Quintinie établit le palmarès
suivant : la Bon-Chrétien d’hiver, puis la Beurré, ensuite la
Vigourlé, l’Ambrette, la Rousselet… Les pommes sont moins
considérées, à tel point que La Quintinie n’en retient que sept
pouvant faire l’objet d’une attention des jardiniers et des
gourmands. Par contre,
melons et figues, péchés mignons de Louis XIV, viennent au
premier rang des préoccupations de La Quintinie.
Le goût pour les garnitures.On multiplie à l’envi les
petites
choses :
câpres, anchois, tranches d’agrumes, crêtes et testicules de coq,
truffes, ris de veau, écrevisses qui parfois contredisent le
discours des cuisiniers proposant une cuisine
« naturelle ».
Les eaux
florales : eau de rose, de fleur d’oranger sont plus que
jamais à la mode. S’y
ajoutent le musc et l’ambre en quantité astronomique.
Techniques nouvelles :
– Le
roux : mélange de beurre et de farine cuite permettant de
faire des sauces.
– Les
fonds, les coulis, les sauces émulsionnées, les
essences.
– Le
bouquet garni qu’on appelait alors
« paquet ».
– La
crème pâtissière, les meringues.
Thé, café, chocolat.Les Français découvrent les nouvelles boissons
exotiques. Si le thé
ne fait guère recette, café et chocolat font fureur.
Certains médecins voient
dans leur noirceur la main du diable et mettent en garde contre les
terribles maladies qu’ils peuvent provoquer, mais d’autres y
voient, au contraire, un médicament à tous les maux.
C’est aussi
le début des « caffés » dont le plus célèbre est celui de
Procope, ouvert en 1686. On en comptera plusieurs milliers à Paris, avant la
Révolution.
Disparitions/apparitions.Certains mets autrefois réputés fort
délicats comme le phoque, la baleine, le cygne, le paon
disparaissent totalement des tables.
La pomme de
terre fait son apparition dans des livres de cuisine
anglais. Quant à la
tomate, il en est fait mention pour la première fois dans un livre
d’un cuisinier napolitain en 1694.
Service à la française.Le fameux service à la
françaisequi
est en vigueur depuis le Moyen Âge et perdurera jusqu’à la moitié
du xix e siècle est régi par des principes
géométriques de symétrie destinés à assurer équilibre et
harmonie. Si les
livres de cuisine abordent de manière très précise les plans de
table, ce n’est pas pour placer les convives mais les mets sur la
table. Un repas peut
être composé de plusieurs centaines de plats répartis en quatre ou
cinq services. À
chaque service, les nombreux plats ne sont pas apportés
successivement mais posés tous ensemble sur la table.
Bien entendu, personne ne
mange de tout. On se
contente de ce qui est à portée de main, à moins de demander à un
serviteur d’en quérir d’autres mais ce serait alors faire preuve de
mauvaise éducation. La grande diversité de mets permet à chacun de manger ce
qu’il aime et ce qui convient à son état de santé.
au siècle des lumières
La
révolution culinaire commencée au milieu du xvii e siècle en France se poursuit tout au long
du xviii e siècle. Les épices, sauf la muscade, ont complètement disparu,
le beurre a définitivement triomphé et il n’est plus question de
mets sucrés-salés. Le
raffinement supplante l’abondance. Les cuisiniers français sont demandés dans toutes
les cours européennes.
La cuisine s’embourgeoise.Si la bourgeoisie souhaite toujours
imiter les grands seigneurs, ces derniers s’entichent du mode de
vie bourgeois. Il
devient du dernier chic de jouir des délices de la conversation et
de la bonne chère dans l’intimité d’une salle à manger, pièce
nouvellement dévolue aux repas. La Cuisinière
bourgeoise,
publiée par Menon en 1746, est un des plus beaux succès de
librairie de l’époque.
Les grands seigneurs aux
fourneaux !La mode lancée par le Régent et ses amis de jouer aux
cuisiniers amateurs connaît son apogée sous le règne de
Louis XV. Les
femmes qui entourent le roi ont aussi laissé des souvenirs
gastronomiques. Son
épouse, Marie Leczinska, est une fieffée gourmande.
Elle adore les huîtres dont
elle peut manger quinze douzaines et surtout des petits pâtés en
pâte feuilletée qui sont nommés « bouchées à la Reine »
en son honneur. Elle
a de qui tenir : son père, Stanislas, roi de Pologne et duc de
Lorraine, entretient à Nancy une escouade de cuisiniers et de
pâtissiers et se régale de l’ancêtre du baba au rhum.
Quand vient
le temps des maîtresses, la frénésie culinaire est à son
comble. La marquise
de Pompadour adore les truffes, le chocolat ambré « échauffant
les esprits et les passions » ainsi que le champagne qui coule
à flots lors des soupers royaux. On lui doit, ou du moins à ses cuisiniers, les
filets de sole à la Pompadour (aux truffes et aux champignons), les
asperges du même nom servies avec une sauce au beurre, à la muscade
et au verjus. Le
filet de volaille (ou de boeuf) en Bellevue est créé pour elle, du
nom de son château de la Celle. Il s’agit d’une viande froide enrobée de gelée au
madère, parfaite pour les soupers tardifs.
La dernière
favorite, Mme du Barry, a coutume de préparer pour son royal amant
des mets aphrodisiaques : oeufs de vanneaux, asperges,
artichauts… La comtesse a la peau si blanche qu’on donne son nom à
bon nombre de recettes où le blanc domine, notamment de délicates
préparations de choux-fleurs. Dans son château de Louveciennes, elle fait installer
une table qui monte des cuisines, dressée et garnie, de manière à
bénéficier de la plus grande inti mité. Car, on le sait bien, la table et le
lit ont toujours fait bon ménage !
Querelles de cuisiniers.Déjà au xvii e siècle, les querelles entre cuisiniers
avaient défrayé la chronique. Par livres interposés, ils s’étaient copieusement
insultés, chacun se déclarant plus moderne que l’autre.
Le conflit sur la nouvelle
cuisine reprend en 1735 avec la publication du Cuisinier
moderne.Son
auteur, Vincent La Chapelle, dit pis que pendre de François
Massialot, un de ses illustres prédécesseurs. Tout en lui empruntant plus d’un
tiers de ses recettes !
Quatre ans
plus tard, François Marin, protégé de la Pompadour, remet le feu
aux poudres avec la publication des Dons de
Comus.
Ses deux préfaciers, les
pères Brumoy et Bougeant, des Jésuites, expliquent que « la
cuisine moderne est établie sur les fondements de l’ancienne, avec
moins d’embarras, moins d’appareil et autant de variété.
Elle est plus simple, plus
propre et plus savante. L’ancienne cuisine était fort compliquée et d’un détail
extraordinaire. La
cuisine moderne est une espèce de chimie. » Cet avis n’a pas
l’heur de plaire à tous et s’ensuit une série d’écrits tournant en
dérision cette nouvelle cuisine.
Cuisine et philosophie.Ces débats font écho à ceux qui
agitent les intellectuels de la deuxième moitié du
xviii e siècle. La cuisine devient un objet scientifique et
philosophique. Elle
doit obéir aux lois de la nature et de la raison. Le chevalier de Jaucourt lui consacre
un chapitre dans l’ Encyclopédie, où il ne jure que par les temps
anciens, où les hommes se nourrissaient de laitages, de légumes et
de fruits. Pour lui,
les créations culinaires modernes ne font que dénaturer la bonne
chère et ne sont qu’invites à la luxure. Il va jusqu’à conclure que
les
ragoûts sont des espèces de poison.
Il rejoint
en cela l’opinion de Jean-Jacques Rousseau qui déteste la
sophistication des gourmets, le superflu, les apprêts inutiles et
prône la simplicité de la nature, gage de vertu et de
bonheur. Du laitage,
des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable
dégustés dans un cadre champêtre près d’une source vive, sur
l’herbe verdoyante et fraîche et où chacun serait servi par tous,
voilà son repas idéal. Les saveurs fortes lui sont insupportables.
Selon lui, les vins
capiteux, les boissons fermentées, les sauces et les
assaisonnements sont à bannir. Il s’emporte contre la viande dont le goût n’est pas
naturel à l’homme, fustige les carnivores cruels et féroces comme
le sont, selon lui, les Esquimaux, le plus sauvage de tous les
peuples, et part en guerre contre les fruits et les légumes
produits hors de leur saison naturelle.
Nous sommes
loin du luxe et du raffinement qu’aime tant Voltaire :
« l’aubergiste de l’Europe » tient table ouverte dans sa
propriété des Délices à Genève puis, à partir de 1760, dans son
château de Ferney. Des centaines de convives défilent et se régalent des
traits d’esprit du philosophe mais aussi des chères les plus
savoureuses et des meilleurs vins.
Quant à
Diderot, il n’y a pas plus solide mangeur ! Ayant failli mourir de faim dans sa
jeunesse, il met les bouchées doubles et n’hésite pas à avouer
« Je suis un glouton », avec pour conséquence de
mémorables indigestions. Le 30 juillet 1784, très malade, il mange
« une soupe de mouton bouilli et de la chicorée », et
meurt en s’apprêtant à goûter à une compote de
cerises.
Les grands
cuisiniers de l’époque ont beau ne jurer que par la simplicité et
le naturel, les mets qu’ils proposent sont souvent d’une
complication extrême et nécessitent une multitude d’ingrédients
coûteux, ce qui rend la préparation d’un repas xviii e siècle assez périlleuse. Mais il faut saluer l’incroyable
inventivité des pâtissiers et des confiseurs qui utilisent fleurs
et fruits pour confectionner gâteaux, sirops, glaces et
bonbons. Les arts de
la table atteignent des sommets grâce aux porcelainiers, orfèvres
et verriers.
En France,
la production de livres de cuisine reste une affaire d’hommes alors
qu’en Angleterre, depuis le xvi e siècle, des femmes se sont mises à en
écrire.
glaces et sorbets
Non, glaces
et sorbets ne sont pas nés dans le Grand Nord. Inutile d’aller chercher des recettes
chez les Esquimaux et autres Lapons. Ce sont les peuples du Sud qui furent les premiers
à expérimenter les délices du frais, du froid, du
glacé.
Antiques glacières.On dit qu’Abraham fut le premier à goûter à un
verre de lait de chèvre mélangé à de la neige. Une chose est sûre : des
glacières existaient deux mille ans avant notre ère dans la vallée
de l’Euphrate. La
technique de la récolte de neige et de son enfouissement pour la
conserver s’améliorera au cours des siècles, mais le règne de la
neige naturelle durera jusqu’à l’invention de la glace artificielle
en 1859. Alexandre le
Grand, paraît-il, pendant le siège de Pétra se fit servir de
délicieux mélanges de vin, de fruits et de miel mis à rafraîchir
dans des fosses remplies de neige. Même si la pratique de boire glacé était dénoncée
par Hippocrate, Grecs et Romains améliorèrent les recettes et Néron
fut certainement le premier à offrir à ses invités un dessert
composé de fruits écrasés, de miel et de neige. Neige qui venait alors par bateau de
l’Etna et du Vésuve.
Premiers sorbets.Les invasions barbares vont interrompre en
Occident l’histoire de la glace qui va devenir une spécialité
arabe. À Bagdad, les
califes se délectent de « sharâbs » : sirops de
fruits et de fleurs mélangés avec du sucre et de la glace.
Au Caire, en 1049, « il
est de règle de livrer tous les jours à l’office du sultan quatorze
charges de chameaux de neige ».
Si le
sorbet est plaisir de prince, il est aussi gourmandise du peuple
grâce aux nombreux marchands ambulants qui proposent de la
« neige ». L’art du sorbet se transmet en Sicile où les Arabes se
servent des neiges de l’Etna pour concocter de délicieux
mélanges. Puis en
Andalousie où se crée une corporation de marchands de glace qui
vont la chercher dans la Sierra Nevada et la rapportent à Séville,
Grenade et Cordoue cassée en blocs et protégée par des copeaux de
bois, du sel et des sacs de jute. Il était de règle de boire froid dans le royaume
arabo-andalou, mais le sorbet est aussi un médicament, prôné par
les médecins arabes. Ainsi le sorbet au citron « coupe la soif et allège
le ventre », et il est recommandé contre la
jaunisse.
Le sorbet et l’Occident.Les Croisés avaient fait connaissance
avec le sorbet dans leurs pérégrinations en terres arabes, mais la
mode n’avait pas pris. Il faut attendre la Renaissance pour que vienne le goût
du froid. Les
Espagnols et les Italiens furent les premiers à faire rafraîchir le
vin dans de la glace ou à le mélanger avec de la
« neige ». Ce qui provoqua moult polémiques sur les dangers de
« boire à la glace ». Hérésie pour ceux qui pensaient que le vin se
transformait immédiatement en sang et devait donc être bu
chaud. Certains
médecins rappellent les préceptes de Galien (médecin grec du
ii e siècle) : « L’eau de neige est
dure, elle empêche la digestion et la liberté de l’urine, elle
suscite des convulsions et donne des saignées de
nez. »
Sorbets florentins.En 1538, lors de la signature d’un traité de paix
à Nice, le pape offre à François I erdu
vin rafraîchi à la neige. Cette nouvelle pratique va vite se diffuser, d’autant
que la mode est à l’Italie. Catherine de Médicis, devenue reine de France, a connu
les festivités de la cour des Médicis à Florence, notamment un
concours de plats les plus inattendus où se distingua un certain
Ruggieri en créant de véritables monuments en crème
glacée.
Un autre
Florentin, Bernardo Buontalenti, fit beaucoup pour l’art de la
glace. Peintre et
sculpteur de talent, cuisinier à ses heures et organisateur de
fêtes et de spectacles à la cour, il s’illustra en régalant de
glaces les trois cents convives du mariage de Marie de Médicis et
Henri IV. En Italie, le sorbet n’est pas qu’une fantaisie
de cour. Dès le début
du xvii eil commence à courir les rues de Florence et de
Venise avec les botteghe delle acque e dei
ghiacci(boutiques d’eau et de glaces).
Le triomphe de Procope.En France, le succès public vient
avec Francesco Procopio dei Coltelli dit Procope, un Sicilien qui
ouvre en 1686 à Paris un salon de café à l’image de ceux qui
venaient de se créer à Vienne. On y sert du café, du chocolat, des boissons fruitées et
fleuries et les fameuses glaces qui font fureur. Malgré les mises en garde de certains
pour qui l’usage de la glace « est pernicieux, mortifère et
cause d’étranges accidents au corps humain : elle y fait
naître des coliques, des tremblements, des convulsions
horribles… » ( L’Art de bien
traiter,
1674).
En 1750, le
sieur Dubuisson, successeur de Procope, trouve le « moyen de
conserver pour l’hyver les fruits d’été et d’automne », ce qui
lui permet d’en servir toute l’année. À la veille de la Révolution, le Café Procope
proposait quatre-vingts sortes de glaces : ananas, girofle,
truffes, noix de cajou, safran, ambre, pistache, amande, citron,
orange, menthe, violette, jasmin, jonquilles, oeillets, cédrat,
bergamote, bigarade, grenade, prunes, raisin, noix… et ils étaient
plus de deux cent cinquante limonadiers à vendre « les glaces
de fruits et de fleurs ». Voltaire, Rousseau, Diderot, Buffon ont fait partie des
adeptes, tout comme Danton et Robespierre.
Sorbetière et nouveautés.La sorbetière que l’on dit inventée
par les Chinois devient un ustensile classique des familles
bourgeoises au xviii e siècle et les grands cuisiniers rivalisent
de créativité pour inventer de nouvelles recettes. Louis XV adorait la glace aux
macarons et, paraît-il, la faisait lui-même.
En 1720, à
Chantilly, on servit « des neiges d’espèce nouvelle.
C’était une mousse de crème
fouettée, qu’on avait glacée ensuite par les procédés
ordinaires. Il y en
avait de toutes les formes et de toutes les couleurs.
Cette nouveauté plut
beaucoup ; elle devint de mode à Paris et y porta le nom de
glaces à la Chantilly » (Le Grand d’Aussy, 1780).
Les moules
à glace prennent les formes les plus diverses. Dans l’ Encyclopédie, Diderot cite : « moule d’asperge, de hure de
sanglier, de saumon, de grenade, d’écrevisse ».
On crée des tasses spéciales
« à glace » ou « à mousse » en porcelaine de
Sèvres ou en verre.
Au
xix e siècle les glaces entrent dans les meilleurs
restaurants qui rivalisent d’inventions. Ainsi la pêche melba est créée par
Escoffier pour une célèbre cantatrice : Nellie Melba.
Mais elles prennent aussi le
chemin des rues avec l’apparition à la fin du siècle des premiers
marchands ambulants.
La consécration.La première machine à fabriquer des glaçons est
présentée en 1859 à l’Exposition universelle de Londres.
En 1890, un immigré italien
invente aux États-Unis le cornet de glace. Cette fois-ci, la glace est prête
pour faire le tour du monde et elle ne va pas s’en priver.
Devenue universelle et
quotidienne, elle conserve pourtant une grande part de magie :
douceur fraîche d’été, marchands ambulants et cornets
craquants.