LE CARNET DE CUISINE DE CONSTANCE
moyen âge
Contrairement aux idées reçues, la cuisine du Moyen Âge est légère, acidulée, colorée, facile et rapide à réaliser. Quelques principes de base :
Des épices à foison,qui ne sont pas là pour masquer d’éventuels goûts faisandés ! Les gourmands médiévaux adorent gingembre, muscade, safran, cannelle, clou de girofle, cardamome… pour leur saveur, leur exotisme, et le statut social que confère leur usage abondant.
Oublier beurre et crème.Le Moyen Âge préfère le clair à l’onctueux et l’acide au doux. Les liaisons se font avec des amandes broyées, de la mie de pain, de l’oeuf dur, mais en aucun cas avec du beurre ou de la crème.
Privilégier l’acide et l’aigre-doux.Les cuisiniers font un grand usage de vinaigre, de jus d’agrumes et surtout de verjus (jus de raisin vert). Sa saveur acidulée donne une note de fraîcheur inégalable aux plats de viandes et de poissons. On peut le remplacer par du vinaigre allongé d’eau, mais il est possible de s’en procurer dans des épiceries fines et sur internet. Pour les saveurs aigres-douces, fort appréciées, on ajoute des fruits secs : pruneaux, figues, raisins, dattes ainsi que du sucre.
Mettre de la couleur.Pour le mangeur médiéval, le repas s’apparente à un spectacle et rien de tel qu’un mets azuré ou doré pour mettre en appétit. Safran pour le jaune, gingembre et riz pour le blanc, santal pour le rouge, persil, oseille pour le vert et le tour est joué !
Ne pas chercher les légumes :selon les règles diététiques complexes de l’époque, les légumes ont mauvaise presse. Poussant sous ou à ras de terre, on les accuse de tous les maux. Par contre, les herbes aromatiques occupent une place de premier plan. Ail, persil, sauge, menthe, hysope, roquette, fenouil, cerfeuil… sont employés pour leur saveur mais aussi pour leurs propriétés médicinales, comparables à celles des épices quoique moins puissantes. Et n’oublions pas que tomates, courgettes, maïs, pommes de terre, ne sont pas encore arrivés d’Amérique !

L’organisation d’un repas médiéval :
Dans les descriptions d’époque, les repas moyenâgeux apparaissent comme un enchevêtrement de plats de poissons et de viandes, sucrés et salés, sans aucun ordre apparent, mais, avec un peu de bonne volonté, on arrive à tirer quelques grandes lignes :
Première assiette :l’apéro, comme toutes les autres parties du repas, est sous surveillance médicale et l’hypocras, incontournable ! Il tient son nom d’Hippocrate, père de la médecine. Il s’agit d’un vin auquel on ajoute du sucre et des épices. Censé conforter l’appétit et assurer une bonne digestion, on l’accompagne de fruits de saison, de charcuterie, de petits pâtés, de toasts.
Des potages, par centaines !Viennent ensuite les innombrables potages qui sont en fait des poissons et des viandes en sauce, du plus simple au plus complexe, du potage clair au ragoût appelé brouet.
Le rostou rôti : les viandes rôties, chevreau, porcelet, épaule de mouton sont à l’honneur, mais on se régale surtout de volailles : oies, chapons, faisans, perdrix, pigeons… Les grands oiseaux comme les hérons, cygnes et paons ne sont servis que sur les tables les plus huppées. Les jours maigres, carpes, soles, saumons, turbots, brochets, esturgeons, anguilles remplacent viandes de boucherie et gibier. Rarement de boeuf dans un banquet : sa viande est jugée bien trop vulgaire et donc malsaine. Et puis, ce ne serait guère malin de manger un outil de travail indispensable.
Le rostest accompagné d’une multitude de sauces : jance, cameline, aillée, sauce verte, moutarde… Les épices qui les composent sont censées contrebalancer les effets nocifs (supposés) des viandes.
En guise d’ entremets : des tourtes et des pâtés au poisson, à la viande, aux fruits et aux quelques légumes admis comme l’épinard, les herbes, les blettes.
Le dessert :les repas se terminent par des confitures, des compotes, des fruits, des fromages, des pâtisseries fines comme les gaufres. La dariole, qui existe encore de nos jours, est une merveille de simplicité et de saveur. Avant de prendre congé, on sert des « boute-hors » : dragées, coriandre, gingembre, oranges, cédrats confits accompagnés d’hypocras rouge.
la renaissance
On retrouve les grandes caractéristiques de la cuisine médiévale : omniprésence des épices (muscade, cannelle, safran, clou de girofle, gingembre…), et prédilection pour l’aigre-doux grâce à l’adjonction de jus d’agrumes, de vinaigre, de groseilles, de câpres, de verjus et l’utilisation de fruits secs et de sucre.
Mais le monde change, les explorateurs découvrent de nouveaux continents, les hommes de science et de lettres donnent naissance à l’humanisme. Et l’Italie donne le ton !
Les légumes deviennent à la mode,grâce au goût des Italiens pour les productions maraîchères et au savoir- faire de leurs jardiniers qui cultivent de nouveaux légumes comme le chou-fleur, le haricot vert, le fenouil doux, l’artichaut. Même si Montaigne, lors de son voyage en Italie, s’étonne qu’on puisse manger des fèves crues, des petits pois et des artichauts presque crus !
L’apparition des pâtes.Contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas Marco Polo qui les a rapportées de Chine. Les pâtes sont d’origine arabe et se sont diffusées à partir de la Sicile dès le Moyen Âge. Gênes en est très vite devenue la capitale. Fraîches ou sèches, faites avec de la fleur de farine, de l’eau, du sel et des oeufs, elles peuvent être farcies de mille manières. Maccaronis, lasagnes, tortelli et ravioli commencent leur carrière triomphale, tout en restant encore l’apanage des familles aisées ! Comme on les aime fondantes et moelleuses, le temps de cuisson peut aller jusqu’à deux heures…
Un goût immodéré pour le sucre !Avec les plantations de canne à sucre dans les îles de la Méditerranée, puis à Madère et Sao Tomé, la production explose. Le sucre passe du statut de médicament à celui de friandise et devient une des attractions des banquets. C’est ainsi qu’en 1574, Henri III, roi de France, séjourne quelques jours à Venise et se voit offrir un déjeuner uniquement composé de sucre : « Les nappes, les serviettes, les assiettes, les couverts, le pain étaient de sucre, d’une imitation si parfaite, que le roi demeura agréablement surpris, lorsque la serviette, qu’il croyait de toile, se rompit entre ses mains. » Nostradamus, qui est aussi médecin, publie en 1555 le premier livre consacré à la préparation de confitures et qui devient un véritable best-seller !
Livres de cuisine.Là aussi, la domination des Italiens est indéniable. Au xvi e siècle, plus de cinquante ouvrages sont publiés en Italie, alors que la France n’en produit aucun jusqu’à la moitié du xvii e siècle. Parmi ces livres, celui de Bartolomeo Scappi, édité en 1570, est le plus émi nent et le plus abouti. Dans ses mille recettes, il fait la part belle aux légumes, aux pâtes, aux poissons et surtout au veau dont il utilise toutes les parties, y compris les yeux. Il est le premier à donner la recette de la pâte feuilletée (d’origine arabe) et celle du couscous.
Un autre cuisinier de premier ordre, Lancelot de Casteau, officiant à Liège, témoigne pour le nord de l’Europe des changements culinaires initiés par les Italiens. Les recettes contenues dans son Ouverture de cuisine, publiée en 1604, diffèrent au moins sur un point de celles de Bartolomeo Scappi : l’utilisation forcenée du beurre.
Nouveaux raffinements :François I erfait fabriquer des assiettes en argent qui vont sonner le glas des tranchoirs, ces épaisses tranches de pain sur lesquelles on posait les viandes. La fourchette n’est pas encore en usage, loin s’en faut, mais on se tient mieux à table. Érasme publie en 1530 un manuel de civilité où il est dit qu’« on ne peut avaler de grands morceaux comme un chien. On ne peut ni guetter l’assiette de son voisin, ni critiquer ce qui est servi, ni en évaluer le prix, ni picorer dans l’assiette d’autrui, ni gober bruyamment le vin comme le cheval à la bride, ni mettre des quantités telles dans la bouche que les deux joues soient gonflées comme une cornemuse, ni faire du bruit en mangeant comme une truie. »
Les nouveautés américaines :parmi les produits arrivés d’Amérique au début du xvi e siècle, seul le dindon connaît un succès culinaire quasi immédiat. Il se substitue au cygne, au héron et au paon, très appréciés pour leur aspect spectaculaire, et offre une chair de bien meilleure qualité !
Le haricot s’implante en douceur et dès le deuxième tiers du xvi e siècle prend la place de l’antique phaseolen Italie, puis en France. Via l’Italie, le maïs arrive en Bresse à la fin du xvi e siècle et non en Aquitaine comme on le croit habituellement. On l’adopte avec réticence. Ses prodigieux ren dements l’assimilent à un « don de Dieu » mais la pellagre, maladie provoquée par une trop forte consommation, en fait la « part du diable ».
La tomate et la pomme de terre, arrivées en Espagne dans la première partie du xvi e siècle, puis diffusées en Italie, seront attentivement observées par les botanistes qui concluront, fort justement, à leur appartenance à la famille des solanées, dont certaines comme la morelle, la belladone, la jusquiame sont mortelles. Ce qui vaudra aux deux futures stars de rester cantonnées plus de deux siècles au rayon des plantes ornementales.
au xvii e  siècle
Un roi curieux, gourmand, puissant. Une cour aimant le spectacle, à l’affût des nouveautés et prête à toutes les extravagances. Des sciences agronomiques en progrès. Un commerce florissant… Les conditions sont réunies pour que la haute cuisine connaisse un nouvel essor.
Depuis le milieu du xv e siècle, les cuisiniers français n’avaient guère brillé, laissant la première place à leurs confrères italiens. À partir de 1650, tout change. En s’opposant violemment à l’ancienne cuisine, ils reprennent la main et font naître un goût nouveau.
Avec le bouquet garni, le roux, le boeuf à la mode, le poisson au bleu, cette cuisine nous est beaucoup plus familière que celles du Moyen Âge et de la Renaissance. Moins exotique, elle est tout aussi savoureuse.
Le maître mot : le naturel.Foin des épices orientales qui cachent la saveur des aliments ! Place aux herbes aromatiques des jardins européens. Persil, ciboulette, thym, romarin, sarriette, estragon, cerfeuil, basilic, laurier rem placent cannelle, gingembre, macis et cardamome. Seule la muscade réussit à passer le cap !
Plus question de mélanges sucré-salé, considérés comme le comble de l’horreur. Les « sauces douces » qui alliaient épices et fruits secs sont reléguées au magasin des antiquités. Dorénavant seuls les fruits, les oeufs, les laitages pourront être sucrés. Les Français en profitent pour commencer à reléguer les plats sucrés en fin de repas, sans toutefois rompre définitivement avec l’habitude d’alterner, au service des entremets, plats sucrés et plats salés.
Le goût pour l’aigre ou l’acide est remplacé par celui du doux et de l’onctueux. Les sauces au verjus, aux agrumes ou au vinaigre commencent à disparaître. Le beurre et la crème entrent en force dans la cuisine.
Les cuissons raccourcissent : les asperges doivent être croquantes, certaines viandes peuvent être saignantes.
Les légumes et les fruits ont la pêche.Commencée à la Renaissance, à l’exemple des Italiens, la mode des légumes bat son plein. Jugés néfastes, voire dangereux dans la diététique ancienne, les légumes prennent place sur les tables des gens de qualité. Louis XIV est le premier à manifester ce nouvel engouement. Au potager du roi, son jardinier en chef, La Quintinie, met tout en oeuvre afin de satisfaire le royal appétit pour les artichauts, asperges, concombres, champignons, pois verts, choux-fleurs, concombres, salades et herbettes… La folie des primeurs qui agite Versailles gagne Paris. La corporation des jardiniers y emploie plus de six mille personnes. On se rue sur le navet de Vaugirard, l’oseille de Belleville, le haricot gris de Bagnolet… Dans leurs maisons des champs, aristocrates et grands bourgeois plantent à tour de bras légumes et arbres fruitiers.
Les fruits, eux aussi, envahissent les tables. Le fruit royal est sans conteste la poire. Parmi les centaines de variétés qu’il cite, La Quintinie établit le palmarès suivant : la Bon-Chrétien d’hiver, puis la Beurré, ensuite la Vigourlé, l’Ambrette, la Rousselet… Les pommes sont moins considérées, à tel point que La Quintinie n’en retient que sept pouvant faire l’objet d’une attention des jardiniers et des gourmands. Par contre, melons et figues, péchés mignons de Louis XIV, viennent au premier rang des préoccupations de La Quintinie.
Le goût pour les garnitures.On multiplie à l’envi les petites choses : câpres, anchois, tranches d’agrumes, crêtes et testicules de coq, truffes, ris de veau, écrevisses qui parfois contredisent le discours des cuisiniers proposant une cuisine « naturelle ».
Les eaux florales : eau de rose, de fleur d’oranger sont plus que jamais à la mode. S’y ajoutent le musc et l’ambre en quantité astronomique.
Techniques nouvelles :
– Le roux : mélange de beurre et de farine cuite permettant de faire des sauces.
– Les fonds, les coulis, les sauces émulsionnées, les essences.
– Le bouquet garni qu’on appelait alors « paquet ».
– La crème pâtissière, les meringues.
Thé, café, chocolat.Les Français découvrent les nouvelles boissons exotiques. Si le thé ne fait guère recette, café et chocolat font fureur. Certains médecins voient dans leur noirceur la main du diable et mettent en garde contre les terribles maladies qu’ils peuvent provoquer, mais d’autres y voient, au contraire, un médicament à tous les maux.
C’est aussi le début des « caffés » dont le plus célèbre est celui de Procope, ouvert en 1686. On en comptera plusieurs milliers à Paris, avant la Révolution.
Disparitions/apparitions.Certains mets autrefois réputés fort délicats comme le phoque, la baleine, le cygne, le paon disparaissent totalement des tables.
La pomme de terre fait son apparition dans des livres de cuisine anglais. Quant à la tomate, il en est fait mention pour la première fois dans un livre d’un cuisinier napolitain en 1694.
Service à la française.Le fameux service à la françaisequi est en vigueur depuis le Moyen Âge et perdurera jusqu’à la moitié du xix e siècle est régi par des principes géométriques de symétrie destinés à assurer équilibre et harmonie. Si les livres de cuisine abordent de manière très précise les plans de table, ce n’est pas pour placer les convives mais les mets sur la table. Un repas peut être composé de plusieurs centaines de plats répartis en quatre ou cinq services. À chaque service, les nombreux plats ne sont pas apportés successivement mais posés tous ensemble sur la table. Bien entendu, personne ne mange de tout. On se contente de ce qui est à portée de main, à moins de demander à un serviteur d’en quérir d’autres mais ce serait alors faire preuve de mauvaise éducation. La grande diversité de mets permet à chacun de manger ce qu’il aime et ce qui convient à son état de santé.
au siècle des lumières
La révolution culinaire commencée au milieu du xvii e siècle en France se poursuit tout au long du xviii e siècle. Les épices, sauf la muscade, ont complètement disparu, le beurre a définitivement triomphé et il n’est plus question de mets sucrés-salés. Le raffinement supplante l’abondance. Les cuisiniers français sont demandés dans toutes les cours européennes.
La cuisine s’embourgeoise.Si la bourgeoisie souhaite toujours imiter les grands seigneurs, ces derniers s’entichent du mode de vie bourgeois. Il devient du dernier chic de jouir des délices de la conversation et de la bonne chère dans l’intimité d’une salle à manger, pièce nouvellement dévolue aux repas. La Cuisinière bourgeoise, publiée par Menon en 1746, est un des plus beaux succès de librairie de l’époque.
Les grands seigneurs aux fourneaux !La mode lancée par le Régent et ses amis de jouer aux cuisiniers amateurs connaît son apogée sous le règne de Louis XV. Les femmes qui entourent le roi ont aussi laissé des souvenirs gastronomiques. Son épouse, Marie Leczinska, est une fieffée gourmande. Elle adore les huîtres dont elle peut manger quinze douzaines et surtout des petits pâtés en pâte feuilletée qui sont nommés « bouchées à la Reine » en son honneur. Elle a de qui tenir : son père, Stanislas, roi de Pologne et duc de Lorraine, entretient à Nancy une escouade de cuisiniers et de pâtissiers et se régale de l’ancêtre du baba au rhum.
Quand vient le temps des maîtresses, la frénésie culinaire est à son comble. La marquise de Pompadour adore les truffes, le chocolat ambré « échauffant les esprits et les passions » ainsi que le champagne qui coule à flots lors des soupers royaux. On lui doit, ou du moins à ses cuisiniers, les filets de sole à la Pompadour (aux truffes et aux champignons), les asperges du même nom servies avec une sauce au beurre, à la muscade et au verjus. Le filet de volaille (ou de boeuf) en Bellevue est créé pour elle, du nom de son château de la Celle. Il s’agit d’une viande froide enrobée de gelée au madère, parfaite pour les soupers tardifs.
La dernière favorite, Mme du Barry, a coutume de préparer pour son royal amant des mets aphrodisiaques : oeufs de vanneaux, asperges, artichauts… La comtesse a la peau si blanche qu’on donne son nom à bon nombre de recettes où le blanc domine, notamment de délicates préparations de choux-fleurs. Dans son château de Louveciennes, elle fait installer une table qui monte des cuisines, dressée et garnie, de manière à bénéficier de la plus grande inti mité. Car, on le sait bien, la table et le lit ont toujours fait bon ménage !
Querelles de cuisiniers.Déjà au xvii e siècle, les querelles entre cuisiniers avaient défrayé la chronique. Par livres interposés, ils s’étaient copieusement insultés, chacun se déclarant plus moderne que l’autre. Le conflit sur la nouvelle cuisine reprend en 1735 avec la publication du Cuisinier moderne.Son auteur, Vincent La Chapelle, dit pis que pendre de François Massialot, un de ses illustres prédécesseurs. Tout en lui empruntant plus d’un tiers de ses recettes !
Quatre ans plus tard, François Marin, protégé de la Pompadour, remet le feu aux poudres avec la publication des Dons de Comus. Ses deux préfaciers, les pères Brumoy et Bougeant, des Jésuites, expliquent que « la cuisine moderne est établie sur les fondements de l’ancienne, avec moins d’embarras, moins d’appareil et autant de variété. Elle est plus simple, plus propre et plus savante. L’ancienne cuisine était fort compliquée et d’un détail extraordinaire. La cuisine moderne est une espèce de chimie. » Cet avis n’a pas l’heur de plaire à tous et s’ensuit une série d’écrits tournant en dérision cette nouvelle cuisine.
Cuisine et philosophie.Ces débats font écho à ceux qui agitent les intellectuels de la deuxième moitié du xviii e siècle. La cuisine devient un objet scientifique et philosophique. Elle doit obéir aux lois de la nature et de la raison. Le chevalier de Jaucourt lui consacre un chapitre dans l’ Encyclopédie, où il ne jure que par les temps anciens, où les hommes se nourrissaient de laitages, de légumes et de fruits. Pour lui, les créations culinaires modernes ne font que dénaturer la bonne chère et ne sont qu’invites à la luxure. Il va jusqu’à conclure que les ragoûts sont des espèces de poison.
Il rejoint en cela l’opinion de Jean-Jacques Rousseau qui déteste la sophistication des gourmets, le superflu, les apprêts inutiles et prône la simplicité de la nature, gage de vertu et de bonheur. Du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable dégustés dans un cadre champêtre près d’une source vive, sur l’herbe verdoyante et fraîche et où chacun serait servi par tous, voilà son repas idéal. Les saveurs fortes lui sont insupportables. Selon lui, les vins capiteux, les boissons fermentées, les sauces et les assaisonnements sont à bannir. Il s’emporte contre la viande dont le goût n’est pas naturel à l’homme, fustige les carnivores cruels et féroces comme le sont, selon lui, les Esquimaux, le plus sauvage de tous les peuples, et part en guerre contre les fruits et les légumes produits hors de leur saison naturelle.
Nous sommes loin du luxe et du raffinement qu’aime tant Voltaire : « l’aubergiste de l’Europe » tient table ouverte dans sa propriété des Délices à Genève puis, à partir de 1760, dans son château de Ferney. Des centaines de convives défilent et se régalent des traits d’esprit du philosophe mais aussi des chères les plus savoureuses et des meilleurs vins.
Quant à Diderot, il n’y a pas plus solide mangeur ! Ayant failli mourir de faim dans sa jeunesse, il met les bouchées doubles et n’hésite pas à avouer « Je suis un glouton », avec pour conséquence de mémorables indigestions. Le 30 juillet 1784, très malade, il mange « une soupe de mouton bouilli et de la chicorée », et meurt en s’apprêtant à goûter à une compote de cerises.
Les grands cuisiniers de l’époque ont beau ne jurer que par la simplicité et le naturel, les mets qu’ils proposent sont souvent d’une complication extrême et nécessitent une multitude d’ingrédients coûteux, ce qui rend la préparation d’un repas xviii e siècle assez périlleuse. Mais il faut saluer l’incroyable inventivité des pâtissiers et des confiseurs qui utilisent fleurs et fruits pour confectionner gâteaux, sirops, glaces et bonbons. Les arts de la table atteignent des sommets grâce aux porcelainiers, orfèvres et verriers.
En France, la production de livres de cuisine reste une affaire d’hommes alors qu’en Angleterre, depuis le xvi e siècle, des femmes se sont mises à en écrire.
glaces et sorbets
Non, glaces et sorbets ne sont pas nés dans le Grand Nord. Inutile d’aller chercher des recettes chez les Esquimaux et autres Lapons. Ce sont les peuples du Sud qui furent les premiers à expérimenter les délices du frais, du froid, du glacé.
Antiques glacières.On dit qu’Abraham fut le premier à goûter à un verre de lait de chèvre mélangé à de la neige. Une chose est sûre : des glacières existaient deux mille ans avant notre ère dans la vallée de l’Euphrate. La technique de la récolte de neige et de son enfouissement pour la conserver s’améliorera au cours des siècles, mais le règne de la neige naturelle durera jusqu’à l’invention de la glace artificielle en 1859. Alexandre le Grand, paraît-il, pendant le siège de Pétra se fit servir de délicieux mélanges de vin, de fruits et de miel mis à rafraîchir dans des fosses remplies de neige. Même si la pratique de boire glacé était dénoncée par Hippocrate, Grecs et Romains améliorèrent les recettes et Néron fut certainement le premier à offrir à ses invités un dessert composé de fruits écrasés, de miel et de neige. Neige qui venait alors par bateau de l’Etna et du Vésuve.
Premiers sorbets.Les invasions barbares vont interrompre en Occident l’histoire de la glace qui va devenir une spécialité arabe. À Bagdad, les califes se délectent de « sharâbs » : sirops de fruits et de fleurs mélangés avec du sucre et de la glace. Au Caire, en 1049, « il est de règle de livrer tous les jours à l’office du sultan quatorze charges de chameaux de neige ».
Si le sorbet est plaisir de prince, il est aussi gourmandise du peuple grâce aux nombreux marchands ambulants qui proposent de la « neige ». L’art du sorbet se transmet en Sicile où les Arabes se servent des neiges de l’Etna pour concocter de délicieux mélanges. Puis en Andalousie où se crée une corporation de marchands de glace qui vont la chercher dans la Sierra Nevada et la rapportent à Séville, Grenade et Cordoue cassée en blocs et protégée par des copeaux de bois, du sel et des sacs de jute. Il était de règle de boire froid dans le royaume arabo-andalou, mais le sorbet est aussi un médicament, prôné par les médecins arabes. Ainsi le sorbet au citron « coupe la soif et allège le ventre », et il est recommandé contre la jaunisse.
Le sorbet et l’Occident.Les Croisés avaient fait connaissance avec le sorbet dans leurs pérégrinations en terres arabes, mais la mode n’avait pas pris. Il faut attendre la Renaissance pour que vienne le goût du froid. Les Espagnols et les Italiens furent les premiers à faire rafraîchir le vin dans de la glace ou à le mélanger avec de la « neige ». Ce qui provoqua moult polémiques sur les dangers de « boire à la glace ». Hérésie pour ceux qui pensaient que le vin se transformait immédiatement en sang et devait donc être bu chaud. Certains médecins rappellent les préceptes de Galien (médecin grec du ii e siècle) : « L’eau de neige est dure, elle empêche la digestion et la liberté de l’urine, elle suscite des convulsions et donne des saignées de nez. »
Sorbets florentins.En 1538, lors de la signature d’un traité de paix à Nice, le pape offre à François I erdu vin rafraîchi à la neige. Cette nouvelle pratique va vite se diffuser, d’autant que la mode est à l’Italie. Catherine de Médicis, devenue reine de France, a connu les festivités de la cour des Médicis à Florence, notamment un concours de plats les plus inattendus où se distingua un certain Ruggieri en créant de véritables monuments en crème glacée.
Un autre Florentin, Bernardo Buontalenti, fit beaucoup pour l’art de la glace. Peintre et sculpteur de talent, cuisinier à ses heures et organisateur de fêtes et de spectacles à la cour, il s’illustra en régalant de glaces les trois cents convives du mariage de Marie de Médicis et Henri IV. En Italie, le sorbet n’est pas qu’une fantaisie de cour. Dès le début du xvii eil commence à courir les rues de Florence et de Venise avec les botteghe delle acque e dei ghiacci(boutiques d’eau et de glaces).
Le triomphe de Procope.En France, le succès public vient avec Francesco Procopio dei Coltelli dit Procope, un Sicilien qui ouvre en 1686 à Paris un salon de café à l’image de ceux qui venaient de se créer à Vienne. On y sert du café, du chocolat, des boissons fruitées et fleuries et les fameuses glaces qui font fureur. Malgré les mises en garde de certains pour qui l’usage de la glace « est pernicieux, mortifère et cause d’étranges accidents au corps humain : elle y fait naître des coliques, des tremblements, des convulsions horribles… » ( L’Art de bien traiter, 1674).
En 1750, le sieur Dubuisson, successeur de Procope, trouve le « moyen de conserver pour l’hyver les fruits d’été et d’automne », ce qui lui permet d’en servir toute l’année. À la veille de la Révolution, le Café Procope proposait quatre-vingts sortes de glaces : ananas, girofle, truffes, noix de cajou, safran, ambre, pistache, amande, citron, orange, menthe, violette, jasmin, jonquilles, oeillets, cédrat, bergamote, bigarade, grenade, prunes, raisin, noix… et ils étaient plus de deux cent cinquante limonadiers à vendre « les glaces de fruits et de fleurs ». Voltaire, Rousseau, Diderot, Buffon ont fait partie des adeptes, tout comme Danton et Robespierre.
Sorbetière et nouveautés.La sorbetière que l’on dit inventée par les Chinois devient un ustensile classique des familles bourgeoises au xviii e siècle et les grands cuisiniers rivalisent de créativité pour inventer de nouvelles recettes. Louis XV adorait la glace aux macarons et, paraît-il, la faisait lui-même.
En 1720, à Chantilly, on servit « des neiges d’espèce nouvelle. C’était une mousse de crème fouettée, qu’on avait glacée ensuite par les procédés ordinaires. Il y en avait de toutes les formes et de toutes les couleurs. Cette nouveauté plut beaucoup ; elle devint de mode à Paris et y porta le nom de glaces à la Chantilly » (Le Grand d’Aussy, 1780).
Les moules à glace prennent les formes les plus diverses. Dans l’ Encyclopédie, Diderot cite : « moule d’asperge, de hure de sanglier, de saumon, de grenade, d’écrevisse ». On crée des tasses spéciales « à glace » ou « à mousse » en porcelaine de Sèvres ou en verre.
Au xix e siècle les glaces entrent dans les meilleurs restaurants qui rivalisent d’inventions. Ainsi la pêche melba est créée par Escoffier pour une célèbre cantatrice : Nellie Melba. Mais elles prennent aussi le chemin des rues avec l’apparition à la fin du siècle des premiers marchands ambulants.
La consécration.La première machine à fabriquer des glaçons est présentée en 1859 à l’Exposition universelle de Londres. En 1890, un immigré italien invente aux États-Unis le cornet de glace. Cette fois-ci, la glace est prête pour faire le tour du monde et elle ne va pas s’en priver. Devenue universelle et quotidienne, elle conserve pourtant une grande part de magie : douceur fraîche d’été, marchands ambulants et cornets craquants.