CHAPITRE XII
— Vous savez, Mem’La, dit Joë, vos compatriotes ont adopté le caractère d’un très mauvais cerveau, celui de Stone. Vous voyez les conséquences. La Terre connaît une vague de meurtres sans précédent. Bien entendu, vous ne voulez toujours pas contacter vos congénères.
— Impossible, refuse l’extra-solaire. Si je le faisais, je trahirais nos lois et je serais banni. Nous obéissons à une sorte de dogme et chacun d’entre nous connaît la valeur de son serment. Nous ignorons totalement les autres groupes et nous ne nous ingérerons pas dans leurs affaires. Trouvez une autre solution.
Maubry réfléchit. Il croyait à la facilité. Mais les Zikors restent intraitables, obstinés. Il sait cependant que le groupe XM.102 respectera la vie et les biens d’autrui, qu’il n’entravera pas le fonctionnement des activités terrestres. C’est une consolation.
Or, Mem’La, tout comme Joë, cherche ardemment le moyen de stopper le jeu funeste de Tot’An. Leurs deux cerveaux forment un bloc puissamment soudé.
Le transistor n’amène pas des nouvelles rassurantes. Les populations s’émeuvent, s’inquiètent de l’impuissance de la police. Déjà, certaines scènes de panique se dessinent, malgré les exhortations au calme des responsables de l’ordre. Nul ne sait où l’ennemi frappera. Personne ne se sent à l’abri, ni en aucun lieu. Vous pouvez mourir étranglé dans votre lit, à votre travail, sur la voie publique, dans un magasin. Partout, l’insécurité règne, malgré le renforcement des patrouilles de protection. Même les hauts fonctionnaires des gouvernements sont menacés.
Joë veut utiliser la force compensatrice des Zikors du groupe XM.102. La mort de Stone n’a rien arrangé, bien au contraire. La passion du mal, gravée dans le cerveau de Jen, s’est transmise dans l’esprit d’un autre groupe d’extra-solaires, qui agissent maintenant inconsciemment.
Ah ! Si les lois des Zikors étaient moins strictes ! Si Mem’La avait bien voulu entrer en contact avec ses congénères et leur expliquer que ce qu’ils faisaient était contraire aux sentiments terriens ! Oui, d’accord, cela aurait changé bien des choses.
Un mur infranchissable, une barrière d’ondes mentales, isolent chaque groupe de Zikors. Le reporter a bien essayé de contacter par télépathie les congénères de Mem’La. Ses efforts n’ont pas abouti, et il sait pourquoi. Chaque fois, il s’est heurté à un Zikor du groupe XM.102. Or, leur dose d’énergie mentale est si considérable qu’elle annihile la plus puissante pensée terrestre. Joë s’est toujours trouvé contré lorsqu’il a cherché la communication avec l’extérieur.
Cette constatation lui prouve que sa liberté n’est qu’illusoire. En fait, il dépend intégralement des extra-solaires. Ses initiatives sont contrôlées, réglementées. Une sorte de prison sans barreaux.
Il lui sera difficile, sinon impossible, de prendre le groupe XM.102 en défaut. Il ne cherche même pas à s’évader. Les ondes psychiques le stopperaient avant même qu’il n’ait parcouru un kilomètre.
Son cerveau travaille pourtant à plein rendement. Il faut absolument qu’il trouve un moyen. Lui seul est capable de mettre un terme à la vague de crimes et de vols qui déferle sur la Terre et met en échec toutes les polices du monde.
Soudain, son visage se déride. Un éclat inhabituel illumine son regard :
— J’ai peut-être une idée.
Il l’expose à Mem’La. Celui-ci approuve. L’idée semble excellente. En tout cas, rien ne coûte de l’essayer puisqu’elle ne va pas à rencontre des lois zikoriennes.
Le vaisseau de lumière quitte la Terre et, en quelques minutes, gagne Vénus. Il entre dans l’atmosphère de la planète, survole l’immense océan-Sud.
Sur l’une des faces du cube panoramique, un îlot apparaît. Des détails se précisent. Une clairière, une maison sur pivot.
— Atterrissons, halète Joë.
La boule aux milliers de facettes s’engloutit dans la végétation. Maubry conseille aux Zikors de ne pas se montrer. Puis il quitte l’astronef, marche vers la maison sur pivot où loge, il le sait, un autre condamné à perpétuité.
Mais il sait aussi que les Zikors l’accompagnent mentalement, qu’à tout moment il peut tomber sous le coup de leurs ondes psychiques. Aussi il exécutera fidèlement le plan prévu.
Il place ses mains en porte-voix à l’instant où il pénètre dans la clairière :
— Ohé ! crie-t-il.
Un homme, barbu, un peu hirsute, surgit au balcon, fronce le sourcil en apercevant ce visiteur qui tombe du ciel.
— Quoi ? Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous venu ? demanda l’autre d’un ton aigre, méfiant.
— En hélibulle, ment Maubry. Je suis journaliste et j’enquête sur les conditions d’existence des condamnés à perpétuité.
Cette explication détend l’atmosphère. Le déporté à vie grimace, montrant des dents jaunes. De profonds sillons creusent son front.
— Montez, invite-t-il.
Joë rejoint le locataire des lieux :
— On peut savoir votre nom ?
— Martez Julio. Je suis sur ce sale îlot depuis vingt ans, sans même l’espoir d’une remise de peine.
— Pourquoi avez-vous été condamné ? Il y a vingt ans, je m’excuse, j’étais encore sur les bancs de l’école.
L’homme affiche bien une soixantaine d’années. Maigre, sec, nerveux. Son exil l’a marqué. Il paraît fatigué.
— J’en ai marre de cette tôle ! gueule-t-il d’une voix rauque. Bien de vos confrères sont déjà venus m’interroger. Les enquêtes ne manquent pas sur les condamnés à perpétuité.
Maubry ramène la conversation vers son but primitif :
— Quel motif vous a amené ici ?
— Je jouais les Al Capone aux États-Unis. Ça me réussissait assez bien. Seulement, j’ai dû descendre plusieurs flics pour me tirer d’une vilaine situation. Ça n’a pas plu aux jurés.
— Gangster, alors ?
— C’est ça. Le métier se perdait déjà. Maintenant, le dernier truand doit purger sa peine sur Vénus. Vous vous rendez compte ! Plus que des gens honnêtes sur la Terre ! Vous devez drôlement vous ennuyer. Les flics aussi. À quoi servent-ils aujourd’hui ?
Joë hausse les épaules, puis se fige. Sa pensée se tend et l’autre remarque cette curieuse attitude. Il ignore qu’il en est l’enjeu.
— Hé ! Vous êtes dans la lune ? grogne-t-il ?
Le reporter prend contact avec Mem’La. Celui-ci peut lancer les ondes psychiques. Martez fera l’affaire.
Maubry frappe amicalement sur l’épaule du gangster :
— Allons, suivez-moi, soupire-t-il.
Le condamné ne rechigne pas. Il obéit, sans un mot de protestation, véritablement téléguidé par les Zikors. Ceux-ci ne pourront pas explorer son cerveau, à l’énergie trop faible. Pas encore. Mais ils le tiennent sous contrôle.
Les deux hommes regagnent l’astronef. Face à la boule de lumière, Julio ne manifeste aucune surprise. Ses yeux hagards fixent un point imprécis devant lui. Son comportement ressemble à celui d’un amnésique ou de quelqu’un abruti par un somnifère.
Martez rejoint Hobleton et Mosbi. Tous trois, plongés dans l’inconscience, vivent hors du temps.
Puis le vaisseau décolle à nouveau. Destination : l’îlot M.Z.14. Mem’La pose son prodigieux engin exactement au même endroit où Tot’An avait posé le sien.
Maubry gagne la grotte qu’il connaît bien. Il n’est pas seul. Hobleton, Mosbi et Martez l’accompagnent. Sûrement pas de bon gré, mais en psycho-guidage.
Ils pénètrent dans la caverne. Le reporter allume des lampes portatives. Hobleton et Mosbi reconnaissent le réducteur biologique mais ne tressaillant même pas. Leurs regards égarés trahissent leur parfaite docilité.
Joë ouvre le panneau de la grande éprouvette :
— Entrez là-dedans, Martez, invite-t-il.
Le gangster acquiesce. Puis le mari de Joan referme le panneau. À l’intérieur, Julio ressemble à une momie privée de réflexes.
— Réduisez-moi ce bonhomme-là, professeur.
Hobleton opère avec des gestes saccadés, mais précis. Il lance l’orage magnétique dans le gigantesque tube, concentre les miroirs paraboliques. Dans sa prison translucide, Julio perd de sa consistance et la scène impressionne Maubry. Il était passé par-là lui aussi. Ça lui rappelle de douloureux souvenirs.
Quand Martez a complètement disparu, Joë donne un ordre surprenant :
— Maintenant, rendez-lui sa taille normale.
Hobleton et Mosbi hochent gravement la tête. Ils ne comprennent pas. Mieux vaut pour eux. Aussi, ils enclenchent en sens inverse le mécanisme complexe du réducteur. Julio réapparaît.
Quand il sort de l’éprouvette, il titube, met quelques minutes à récupérer.
— Comment vous sentez-vous, Martez ? demande Joë.
— Un peu groggy. Qu’est-ce que toute cette installation ?
— Ne vous inquiétez pas. Ce serait trop long à vous expliquer. Maintenant, écoutez-moi bien. Concentrez votre pensée. Si, si… Allez-y. Évoquez de curieuses créatures. Songez aux Zikors.
Jambes écartées, bras raidis le long du corps, regard fixe, le gangster s’immobilise. Il balbutie :
— Zikors… Zikors…
Soudain, il tressaille. Ses lèvres remuent. Mais il ne bouge pas la tête, ni les membres.
— Ils me parlent, halète-t-il.
— Qui ? insiste Joë, la sueur aux tempes, car tout son plan orbite autour de ces quelques secondes cruciales.
— Les Zikors. Celui qui me contacte s’appelle Tot’An.
— Bien. Dites-lui que vous avez les mêmes idées, le même caractère que Stone.
Julio obéit encore, subjugué. Puis, épuisé par l’effort mental, il porte brusquement ses mains à sa tête. Maubry le soutient.
— Remettez-vous, Martez. Ça a marché.
— Qui est Tot’An ? Qui sont les Zikors ? Ils m’ont demandé de les rencontrer sur un point quelconque de la Terre, un lieu isolé de préférence.
Le reporter essuie son front moite. Son plan se déroule selon ses prévisions mais bien des difficultés restent à vaincre. L’essentiel était de contacter l’autre groupe d’extra-solaires.
Les quatre hommes reviennent vers l’astronef. Hobleton et Mosbi regagnent leurs couchettes et retombent en vie suspendue.
Joë rassure Julio qui, face aux Zikors, manifeste une répulsion instinctive. Car délivré des ondes psychiques, il retrouve ses propres impulsions.
— Je suis dingue, oui ou non ? Ou en plein cauchemar ?
— Ni l’un, ni l’autre, explique brièvement Maubry. Les Zikors de Mem’La ne vous veulent pas du mal. Maintenant, direction : la Sibérie.
Le lumineux engin s’extirpe de l’îlot M.Z.14, franchit les limites de l’atmosphère vénusienne. Puis il ressurgit au-dessus de l’océan glacial Arctique. Perdant de l’altitude, il se pose ensuite à l’extrême nord de la Sibérie, près du détroit de Béring. Il s’enlise dans une forêt de conifères, de façon à passer inaperçu.
Là, immergé dans le vert glauque de la végétation, comme dans un décor de fond de mer, il attend patiemment l’arrivée de Tot’An.
Le groupe Z.A.88 ne peut pas tarder. Martez, posté dans une clairière, sait dorénavant que son subconscient de médium attirera infailliblement les créatures télépathes.
À l’intérieur du vaisseau de Mem’La, Joë suit anxieusement sur le cube panoramique les péripéties du deuxième acte de son plan. Protégé par sa barrière de radiations, l’astronef est indétectable.
Maubry crispe soudain ses poings. Ses ongles lui rentrent dans les chairs. Son souffle s’accélère. Le cube montre l’image d’une boule verdâtre qui traverse le ciel polaire.
Mem’La et ses compagnons s’agglutinent autour du cube. Ils ne prendront jamais contact avec Tot’An. Joë le sait. Mais son idée consiste à utiliser les Zikors d’une autre manière.
Là-bas, dans la clairière, Martez perd son immobilité et marche résolument vers la pensée qui l’assaille. La pensée de Tot’An.
***
Agglutinés autour du parallélépipède, les quatre Zikors contemplent Julio Martez, allongé, immobile, traversé par la lumière bleue. Sur une autre face du solide, formant écran, des points lumineux sautent, coupent des lignes courbes.
Une grande satisfaction anime Tot’An :
— Cet homme n’a pas menti. Il possède un caractère et des sentiments analogues à ceux de Stone.
— Je croyais, remarque un Zikor, que chaque Terrien avait une personnalité bien définie.
— Exact, opine le chef du groupe Z.A.88. Il existe des variantes, une gamme très étendue. Analogie ne signifie pas obligatoirement copie rigoureuse. Vous comprenez ?
Il désigne l’homme couché sur le solide :
— Martez nous servira d’intermédiaire entre le monde extérieur et nous. Il connaît ses semblables mieux que nous ne les connaissons. Nous pourrons, grâce à lui, poursuivre notre partie sur l’échiquier, à l’échelle de la planète. Puisque les chercheurs ne découvrent aucune piste, nous devrons, pour rehausser l’intérêt du jeu, accumuler d’autres indices. Nous commençons à nous passionner pour les humains.
— Vous pensez que Stone volait ou tuait par jeu ? interroge un extra-solaire.
— En tout cas par manie, par habitude, par besoin. Cela revient au même. Tout son esprit était pénétré par le meurtre, le vol. Il agissait avec raffinement et quand il avait terminé, un bien-être l’envahissait. Il trouvait donc dans cette activité un certain plaisir.
Tot’An se tourne vers ses congénères :
— Et vous ?
— Nous ?
— Oui. Éprouvez-vous de la satisfaction en imitant Stone ?
— Certainement. Depuis, notre existence devient beaucoup moins monotone. Nous vivons hors du contexte habituel. C’est mieux que d’errer lamentablement dans l’espace.
À ce moment, Martez se redresse sur son séant. Il se frotte les yeux comme s’il émergeait d’un long sommeil. La lumière bleue s’est éteinte et, dans la pièce, subsiste seulement un éclairage discret irradié par les cloisons.
— Ah ! Martez…, dit Tot’An. Vous allez nous rendre un service.
Ils changent de salle, pénètrent dans celle du panoramique, se rassemblent autour du cube. Le chef du groupe Z.A.88 intercepte un rayon et une image se projette sur la face horizontale du solide.
Une place immense. Des milliers et des milliers de personnes. Trois ou quatre cent mille, pressées, serrées, bousculées. Des grappes humaines, compactes. Au centre, une large avenue, un boulevard où un cortège défile d’un air martial. Des hommes en uniforme, des véhicules.
Julio, le condamné de l’îlot DZ.22, écarquille les yeux. Un grossissement lui montre des visages. Des yeux bridés, des teints jaunâtres. Il se repère très rapidement. Cette foule abondante ne peut être réunie qu’en Chine. Pékin, très certainement.
Il regarde mieux. Les détails surgissent comme s’ils étaient à quelques mètres de lui, avec des couleurs et un relief extraordinaires. Dans une tribune, des officiels applaudissent. Il en reconnaît quelques-uns. Dans son île, malgré sa captivité, il lisait les journaux. Il a toujours été informé de ce qui se passait dans le monde.
— Pékin. Fête nationale, récite-t-il.
— Parmi ces gens, demande Tot’An, quels sont ceux les plus en vue, les plus populaires, bref, ceux que l’on connaît le mieux ?
La question étonne Martez. Il ignore totalement où le Zikor veut l’entraîner. Il s’en moque.
— Ramenez l’image sur la tribune, suggère-t-il.
Un opérateur lui obéit. Sous un dais multicolore, il dévisage les personnalités présentes de la Chine. Il les désigne, les nomme :
— Le président de la république, le chef du parti, le chef du gouvernement.
— S’ils mouraient, au même moment, tous les trois ensemble, que se passerait-il ?
Martez reste loin de la vérité :
— Ça ferait d’abord une belle panique. Puis la police mettrait tout en œuvre pour rechercher les coupables. S’ils étaient arrêtés, ils seraient immédiatement jugés et condamnés à mort.
La menace n’impressionne pas les extrasolaires. Tot’An conseille à Julio de ne pas bouger d’ici. D’ailleurs, le pauvre serait bien incapable de quitter l’astronef.
Les Zikors abandonnent la salle du panoramique, disparaissent à la vue de Martez. Sur le cube, la fête nationale chinoise poursuit ses fastes. Le défilé militaire passionne la foule, soulève l’enthousiasme.
Une pensée se brille dans le cerveau de Julio ; car les extra-solaires ont laissé une brèche dans la barrière protectrice qui entoure l’astronef.
— Martez ? Ici, Maubry. Télépathiquement, vous me comprenez ?
— Oui.
— Bien. Que font les Zikors ?
— Ils sont partis. Je suis seul, devant le panoramique qui montre la fête nationale chinoise.
Le condamné de l’îlot DZ. 22 rectifie :
— Seul… Enfin, pas exactement. Deux hommes et une femme sont allongés sur des couchettes. Ils dorment. Tot’An m’a expliqué qu’ils étaient en vie suspendue.
— La femme…, halète Joë. Elle a des cheveux noirs, des yeux verts…
— Je ne sais pas, coupe Martez. Ses yeux sont fermés. Mais c’est le genre un peu pin-up.
— Et l’un des hommes ? Un jeune ?
— Oui, plutôt. Ils dorment comme des anges.
Le reporter tarit son fluide. Julio se sent isolé, d’un coup :
— Maubry ! Maubry ! Ne me laissez pas comme ça ! Je suis enfermé dans cette boîte de métal. Qu’est-ce que je dois faire ?
Il n’insiste pas, relâche son effort mental, inutile. Ses bras s’amollissent le long de son corps maigre. Puis, soudain, le panoramique le captive. Il ne songe plus à Joë.
Le cube retrace une scène lourde de conséquences. Le plan reste fixé sur la tribune officielle. Là, c’est la panique, la confusion. Les personnages s’agitent, hurlent. L’effroi taraude leurs visages. Des policiers se précipitent.
Trois homme » s’écroulent simultanément, les yeux révulsés Leurs corps s’affaissent sur leurs sièges, leurs têtes basculent sur leurs poitrines. Comme des pantins cassés.
— Un triple meurtre ! gémit Julio, le front couvert de sueur.
Il se rappelle les questions posées par Tot’An. Ce n’est pourtant pas possible. Pékin se trouve à des milliers de kilomètres plus au sud.
Un président de la république. Un chef de parti. Un chef de gouvernement. Les personnalités les plus hautes de l’État chinois. Mortes, apparemment, devant plusieurs centaines de milliers de témoins. Mortes inexplicablement.
Sur la place, la foule devient houleuse. Des policiers tentent de la canaliser, mais elle exerce une pression énorme. Une marée montante, grondante. La nouvelle a dû se répandre comme une traînée de poudre. Maintenant, l’explosion de colère éclate. Les fanatiques exigent un châtiment imminent.
Mais le châtiment de qui ? Martez est sûr qu’il n’a vu personne se glisser auprès des trois personnalités. Les enquêteurs se trouveront devant un fameux casse-tête chinois. Sans jeu de mots.
Brusquement, Julio sursaute. Il n’a plus le temps de réfléchir car il sent une présence auprès de lui. Les quatre Zikors, réapparus par miracle, s’approchent du cube.
Tot’An tend l’un de ses tentacules vers l’image :
— Nous étions invisibles, explique-t-il. Quelle facilité ! C’est même trop facile. Comment voulez-vous que les chercheurs imaginent un instant la vérité ? Ils ne songent pas à des créatures venues du cosmos. Mais si nous nous montrons, le jeu sera faussé.
— Le jeu ? balbutie Julio, pâle comme un mort.
— Oui. Nous jouons aux énigmes. Vous nous aideriez, Martez. Nous frappions un peu à l’aveuglette. Dorénavant, nous choisirons nos futures victimes, les pions de l’échiquier, si vous voulez. Nous entreprenons une formidable partie avec la Terre. La Terre entière contre nous. Stone avait raison. Le papier monnaie, c’est purement théorique, matériel. On le vole. Il ne bouge pas entre vos mains. Mais la chair palpitante… Ça provoque une autre sensation. Nous… nous animons les masses populaires, en tuant quelqu’un. Cette fois, nous avons déclenché un mouvement de foule spectaculaire. Nous vibrons au rythme de ceux qui cherchent la vérité. Nous atteignons le tréfonds des sentiments, de la sensibilité. Nous avons l’impression, vraiment, de provoquer une réaction générale.
Figé, Julio écoute ces propos qui semblent sortir d’un cerveau atteint de folie. Mais les Zikors, au contraire, étalent leur intelligence, leur supériorité. Ils veulent marquer leur passage sur la Terre. S’immiscer véritablement dans l’intimité des Humains, guetter leurs réactions devant un problème particulier.
— Je suppose, dit Tot’An, que votre planète porte encore des personnalités aussi importantes que les trois que nous venons d’étrangler.
Le condamné de l’îlot DZ. 22 sent la pensée du Zikor qui lui mord les entrailles, comme une brûlure. Il grimace, son subconscient accaparé par les extra-solaires :
— De grands pays… Les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union Soviétique, la France, l’Inde, etc., possèdent tous des dirigeants. C’est l’échelon supérieur. Dans d’autres domaines, la science, par exemple, il existe aussi des célébrités.
— Bon, approuve le chef du groupe Z.A.88. Grâce à vous, nous posséderons des buts bien précis. C’est pourquoi nous avions besoin d’un Humain. Nos objectifs se limiteront aux personnalités les plus en vue de la planète. Si les Terriens parviennent à trouver la vérité, alors nous quitterons leur monde car le jeu n’aurait plus d’intérêt.
En sautillant, l’un des Zikors revient dans la salle du panoramique. Sa pensée s’oriente vers son chef :
— Nos trois prisonniers se sont évadés ! révèle-t-il.
— Comment ? sursaute Tot’An.
Il se précipite dans la pièce où depuis des jours, Hens, Joan et Sam dormaient paisiblement. Les couchettes sont bien là, mais vides.
— Inexplicable ! songe Tot’An, déconcerté. C’est la première fois que nous ne pouvons pas résoudre un problème.
Il pivote vers Martez :
— Vous n’avez rien remarqué pendant notre courte absence ?
— Non, rien, avoue Julio, sincère. Je suis demeuré devant le cube.
— Peut-être, suggère l’un des extra-solaires, les Terriens passent-ils à la contre-attaque, renversent-ils les rôles.
Tot’An se fige :
— Vous voulez dire que les Humains nous poseraient eux aussi des énigmes, que nous aurions à résoudre ?
De plus en plus, le pauvre Martez n’y comprend goutte. Il serait complètement dingue que ça ne l’étonnerait pas.