CHAPITRE PREMIER

L’hélibulle volète comme un gros papillon au-dessus de Washington. Dan consulte sa montre. Neuf heures du matin. Depuis leur départ du Q.G., dans la banlieue-sud, rien n’a attiré spécialement leur attention.

Sous eux, à trois ou quatre cents mètres, la foule grouille, navigue, s’affaire. Ça ressemble à une fourmilière. Les automobiles à turbines rugissent, malgré les silencieux, sur les autoroutes suspendues qui traversent la capitale en tous sens. Les aérotrains glissent sur leur monorail. Bref, c’est le spectacle quotidien des hommes et de leur civilisation.

— Encore une matinée de routine, objecte Dan, logeant un chewing-gum dans sa bouche.

Il mastique consciencieusement, parce qu’il n’a pas autre chose à faire, qu’à attendre, ou à regarder. Il observe le pilote du coin de l’œil, lui tend une plaquette vitaminée :

— Sers-toi, Shops.

— Merci, je préfère une cigarette.

Shops branche le pilotage automatique. Il tire un paquet de blondes de la poche de sa vareuse, en allume une, expulse quelques bouffées avec satisfaction. Dan grimace :

— Moi, je préfère le chewing-gum.

Brusquement, il sursaute comme s’il avait reçu une décharge électrique à travers le corps. Sur le tableau de bord, une lampe rouge clignote, impérative, silencieuse, comme un œil monstrueux.

— Un appel, note-t-il, perplexe. Reprends les commandes, Shops. Nous allons très certainement nous porter vers un point précis.

Il enfonce une touche. Aussitôt, miraculeusement, une voix jaillit d’un minuscule haut-parleur placé au-dessus de la lampe rouge. Une voix essoufflée, haletante, nouée par l’angoisse. Un homme affolé.

— Allô, la police ?

Dan se courbe vers le micro. Son dos s’arrondit.

— Oui. Ici patrouille volante M.T.17. Je vous écoute.

— Vite ! On attaque la Mondiobank. Les gangsters s’enfuient !

Les deux policiers, casqués, se regardent en fronçant les sourcils. La même idée traverse leur esprit. Ce ne peut être qu’un canular car il y a belle lurette qu’il n’existe plus de hold-up sur la Terre. Depuis exactement…

Le correspondant insiste. Sa voix reste oppressée.

— Je vous en prie, dépêchez-vous.

Dan parcourt des yeux le plan de Washington déplié devant lui. Il cherche un repère, ne le trouve pas, maîtrise un geste de mauvaise humeur. En fait, il y a trop de banques à Washington. Impossible de les localiser toutes en quelques secondes.

— Quelle rue ? demande-t-il, excusant son ignorance.

— 113e Rue. Je crois que, de toute façon, vous arriverez trop tard.

— Que tous vos témoins restent en place, recommande Shops. Nous serons là-bas dans trois minutes.

Dan coupe le contact. Il s’est arrêté de mastiquer et son chewing-gum forme une proéminence sous sa joue, comme une chique. Mais il s’en moque. L’appel le préoccupe davantage. Son front se plisse. Sous son casque, il réfléchit rapidement.

— 113e Rue. Oui, trois minutes suffiront.

Shops jette sa cigarette, actionne la turbine de l’hélibulle. L’engin perd son immobilité, se jette dans le vide à la vitesse d’une pierre qui tombe. Il reprend son équilibre au ras des buildings.

— Diable ! grommelle le pilote. Je croyais que nous n’aurions jamais plus à intervenir dans ce genre d’appel. Depuis l’arrestation du dernier gangster notoire, Jen Stone, les banques respiraient.

— Je le croyais aussi ! soupire Dan. Sans doute Stone a-t-il laissé des adeptes, des adeptes qui ont mûri depuis dix ans. Car la police a foutu des sacrés coups de boutoir aux gangs internationaux. Tous les pays ont adhéré à l’Interpool.

Les trois minutes s’écoulent et l’hélibulle plafonne au-dessus d’un building de trente étages, qui abrite les bureaux de la Mondiobank. Shops pose l’engin en douceur sur le toit-terrasse, puis les deux policiers s’extirpent de leur cockpit, troquent leurs casques embarrassants contre des casquettes à visière. Leurs pistolets à rayons gonflent leurs étuis à hauteur du ventre.

— Grouillons-nous, dit Dan.

Ils se précipitent vers la cage d’ascenseur ultra-rapide. En un peu plus d’une minute, ils atteignent le rez-de-chaussée, foncent dans un hall désert et se heurtent à un gardien, sanglé dans un uniforme et portant une casquette aux initiales brodées.

— Ah ! Vous voilà, explique l’homme. Monsieur le directeur m’a demandé de ne laisser entrer personne. Sauf vous, bien sûr. Vous êtes la patrouille M.T.17 ?

— Oui, grogne Shops qui n’aime pas le regard du gardien posé sur lui avec insistance.

Il désigne l’insigne qui orne sa vareuse afin d’éliminer toute équivoque.

— Ça ne se voit pas, non ? Que s’est-il passé ?

Les deux policiers pénètrent dans les locaux de la banque. Ils découvrent les employés figés derrière leurs guichets, encore sous le coup de l’émotion. La pendule du grand hall marque neuf heures quatorze.

Trois clients, au centre du local, cherchent un apaisement à leur frayeur. Leurs visages pâles, leurs traits tirés, leurs yeux hagards, trahissent un certain désarroi. L’arrivée des policiers met un terme à leurs alarmes, comme par enchantement. Les gueules se détendent, les poitrines se libèrent en soupirant. Comme si, d’un coup, Dan et Shops apportaient la fin du cauchemar.

Un homme fluet, en costume sombre, se faufile vers les représentants de l’ordre. Ses mains tremblent encore légèrement et sa face est aussi blanche que sa chemise. Il espère une protection illusoire devant un événement qu’il croyait révolu, du domaine folklorique. C’est le directeur régional de la Mondiobank.

— C’est moi qui vous ai appelés, halète-t-il. Hélas ! Les gangsters sont partis depuis cinq minutes à bord d’une voiture à turbines. À l’heure actuelle…

— Ça va, coupe sèchement Dan qui n’attend pas des félicitations. Vous avez relevé le numéro ?

— Tout s’est opéré si vite, en quelques secondes…, s’excuse le directeur. D’ailleurs, nous ne sommes pas sortis de la banque.

Dan grimace. L’absence de témoignages ne facilitera pas l’enquête. Certes, il informera son chef hiérarchique, mais il doit d’abord procéder aux premières constatations. Il tire un mini-magnétophone de sa poche, tend le micro au responsable régional de l’établissement.

— Parlez. Comment ça s’est passé ?

— Je me trouvais dans mon bureau. En conséquence, je n’ai pas assisté à l’événement. Mais le caissier…

Celui-ci s’avance, avec un visage blafard. De tous, la trouille l’a le plus secoué. Il se sentait particulièrement visé. La peur lui a extirpé plusieurs décilitres d’eau de son corps transi, lui a tordu la gorge, noué les entrailles, glacé les os. Il s’est vidé de sa substance énergétique et maintenant, il chancelle, titube. La panique ne l’abandonne pas.

Tourné vers les policiers, il raconte que la banque venait d’ouvrir ses portes. Neuf heures. Les trois premiers clients de la journée arrivaient lorsque quatre hommes entrèrent à leur tour, dégainèrent de gros revolvers d’un style ancien mais néanmoins impressionnants. L’un des inconnus verrouilla la porte, monta une garde vigilante, tandis que les autres tenaient en respect le personnel, très réduit à cause des machines électroniques qui effectuaient désormais toutes les opérations.

Celui qui paraissait être le chef s’avança vers la caisse. Il savait certainement que ce jour-là, la banque remettrait de grosses sommes d’argent à d’importants clients. Le caissier dut céder les liasses de billets jusqu’à épuisement.

Ce scénario, bien agencé, avait duré quelques secondes. Puis les gangsters s’étaient retirés, toujours menaçants, et avaient sauté dans une voiture à turbines sans que personne n’osât leur barrer le chemin.

— La surprise a été telle, glisse le directeur, que ni mes employés, ni moi-même…

Dan a le chic pour interrompre les gens. Il le fait machinalement, parce qu’il n’aime pas les paroles inutiles :

— De toute façon, vous n’auriez pas pu grand-chose. Je suppose quand même que la caméra a fonctionné.

Il s’approche de la caisse grillagée, se tourne vers le responsable des opérations monétaires. Le caissier acquiesce d’un signe de tête, précise :

— La caméra était en route lorsque les gangsters sont entrés. Je servais un client, venu retirer une modeste somme.

Dan grogne de satisfaction. Il passe de l’autre côté de la cabine grillagée, découvre la caméra, bien camouflée derrière d’innocents casiers. L’objectif de l’appareil est braqué face au guichet et filme les clients par-dessus l’épaule du caissier.

Shops aide son collègue. Il ôte le film du chargeur de la caméra automatique, pas plus grosse que le poing d’un homme, donc facilement dissimulable.

— Avec ça, dit-il, nous identifierons le chef de la bande. Vous permettez ?

Il glisse la pellicule dans sa poche. Depuis plusieurs années, toutes les caisses des banques sont équipées d’une caméra, synchronisée avec une pendule électrique. Ce système de prévention, mis en vigueur au moment du regain des hold-up, possède un succès certain et aplanit les litiges. Des fiches visuelles de chaque client sont ainsi établies et permettent un contrôle très rigoureux, une identification aisée.

Dan n’arrête pas encore son magnéto. Il pose d’autres questions :

— Les gangsters étaient quatre. Ils portaient des masques ?

— Non, assure l’un des employés. Nous avons parfaitement vu leurs visages.

— Du toupet ! grogne Shops. Ils étaient assurés de l’effet de surprise.

Il se tourne plus particulièrement vers le directeur.

— Et… le montant du vol ?

— Nous l’évaluons actuellement. Mais il doit approcher les cent mille dollars.

— Pssst ! siffle Dan. Une coquette somme… Eh bien ! j’alerte la brigade. Elle enverra des enquêteurs. En attendant, je vous conseillerais de fermer votre banque.

Les deux policiers quittent les locaux de rétablissement, regagnent leur hélibulle. Shops s’installe aux commandes.

— Sale affaire ! soupire-t-il. Cent mille dollars ! De quoi tourner la tête. Tu t’imagines tout ce qu’on peut acheter avec ça ?

— Bah ! Une paille pour des professionnels. S’il s’agit de vulgaires amateurs, alors ils doivent jubiler. Partagés en quatre, ça fait quand même vingt-cinq mille dollars chacun.

L’hélibulle décolle du toit-terrasse dans le rugissement de sa turbine. Il survole la 113e Rue où des badauds s’agglutinent. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, ensemence littéralement la ville. Dans les agences de presse, les reporters sont sûrement sur les dents. Le plus spectaculaire hold-up de la fin du siècle, alors que la race des gangsters semblait anéantie !

Shops et Dan gagnent leur Q.G., dans la banlieue-sud. Ils se posent au parking, entrent dans un bureau, établissent un rapport verbal sur magnétophone, en attendant une photocopie de leurs déclarations écrites. Ils envoient la bande à leurs supérieurs. Dès lors, ils dégagent leurs responsabilités dans l’affaire.

Pourtant, quelque chose les tenaille. Ils grimpent au onzième étage, poussent la porte des laboratoires de photo-cinéma. Shops sort le film de sa poche, l’enroule sur un projecteur. Puis, dans la salle obscure, sur un écran, ils observent avec attention le déroulement du film pris par la caméra de la Mondiobank.

L’image, mobile, en couleur, montre le dos du caissier, à son poste habituel. Puis, derrière le guichet, un homme, revolver au poing. Un homme de haute stature, large d’épaules, au faciès énergique, avec une légère calvitie sur les tempes. Des cheveux noirs. Aucun magnéto n’enregistrait sa voix.

Dan stoppe le projecteur sur l’image de l’inconnu, armé, menaçant. Il opère un grossissement. Les traits de l’homme deviennent d’une netteté frappante.

— Impossible ! glapit le chef de patrouille, rallumant le studio.

— Pourquoi ? s’étonne Shops. Ça te rappelle quelqu’un ?

— Un peu ! marmonne Dan, cherchant dans un fichier avec une fébrilité exacerbée.

Ses mains tremblantes fouillent des fiches anthropométriques, des cartes perforées destinées aux machines électroniques. Il extirpe un rectangle cartonné du lot, le tend à son collègue.

— Regarde. Tu pigeras.

Les yeux de Shops s’arrondissent de stupeur, d’étonnement. Il observe les deux photographies, qui, de face et de profil, recouvrent la fiche signalétique et permettent une identification facile.

— Jen Stone !

— Oui, Stone, répète Dan en crachant son chewing-gum dans une boîte à ordures. Or, tu le sais parfaitement, Jen Stone, le dernier gangster de la planète, a quitté la Terre depuis dix ans, avec impossibilité de retour. Même en admettant qu’il ait pu s’infiltrer à bord d’un astronef, le double contrôle, sanitaire et policier, qui s’exerce à l’arrivée des cargos, l’aurait repéré.

— Complicités, suppose Shops.

— En tout cas, soupire Dan, ça va faire un drôle de bruit à travers le monde. Toutes les polices vont se lancer aux trousses de Stone. Serait-il revenu sur Terre pour cent mille dollars ? Non, Shops. Il y a autre chose. Autre chose que nous sommes incapables de déceler.

Devant les traits figés de son camarade, le pilote fronce les sourcils. Décidément, Dan semble tourner les événements au pire.

— Ça t’inquiète à ce point ? On retrouvera Stone, sois persuadé.

— Franchement, je n’aime pas les mystères de ce genre. Jen reparaît un peu comme un fantôme, comme un double de lui-même. Or, je te défie de retrouver un fantôme, même avec la meilleure volonté du monde.

Shops allume une cigarette. Il rit, spasmodiquement. Une sorte de gloussement.

— Les cent mille dollars volés… Ils sont palpables, eux. Ça devrait te rassurer, te prouver que les gangsters étaient bien des créatures de chair.

Les deux policiers hochent la tête, un peu dépassés par les événements. Ils décident de remettre le film de la caméra à leur chef hiérarchique. Puis le signalement de Stone est communiqué à toutes les brigades des États-Unis, et même de l’étranger.

***

Vénus. Une planète parfaitement vivable si l’on ne se montre pas trop difficile. Avec des zones climatiques froides, tempérées, chaudes. Mais surtout des nuages, beaucoup de nuages chargés de vapeur d’eau. Les trois quarts de l’année sans soleil. Ou un soleil filtrant, comme à travers les frondaisons d’une forêt.

On s’imaginait jadis pas mal de choses sur Vénus. Rien de tel que la vue directe pour se faire une opinion. Pas un paradis, non. Mais pas un enfer non plus.

L’hélibulle aborde l’océan-sud. Un océan à la bedaine immense, deux fois le Pacifique, en tout cas souvent agité grâce à des vents qui secouent la surface et entraveraient une navigation habituelle. Mieux vaut ne pas se hasarder sur ces flots houleux, démontés, déchaînés. C’est ce que les hommes ont compris. Ils franchissent l’océan par-dessus, car les vents soufflent au ras du sol.

À bord de l’hélibulle, copie des engins terrestres, deux policiers. Des flics comme on en rencontre à Washington, au même uniforme. Ici, les fonctionnaires arborent la tenue d’été car le thermomètre marque trente à l’ombre. Les chemises à col ouvert sont bleutées.

Les deux hommes, casqués, scrutent les îles qui tapissent cet océan monstrueux. Des îles et encore des îles, gorgées d’une végétation tropicale, arborescente, aux fourrés inextricables. Un décor d’Amazonie. Ces agglomérats de terre entourés d’eau ressemblent à quelque gigantesque continent qu’un cataclysme aurait morcelé, fragmenté. C’est du moins la thèse des géologues.

Perry et Hoker ont des gueules d’Américains. Ils mastiquent du chewing-gum avec un calme qui détend leurs traits, apaise leurs voix. Ils ne crient pas. Ils chuchotent. Dans le cockpit parfaitement insonorisé, le hurlement de la turbine ne parvient pas. C’est un havre de silence.

— Sur la Terre, je crois qu’ils sont tombés sur la tête, remarque Hoker. Ils nous demandent de vérifier si le locataire de M.Z.14 n’a pas quitté son périmètre. Tu te rends compte ! Comment ferait-il pour s’échapper de son île ?

Il glousse avec ironie, hoche la tête. Il contemple le plan déployé devant lui, cherche M.Z.14, appuie son index sur le minuscule point numéroté.

Perry, qui pilote, hausse les épaules. Son visage, criblé de taches de rousseur, affiche un sang-froid complet. Pour l’affoler, il aurait fallu un événement diablement plus important qu’une simple mission d’inspection.

— En somme, dit-il, nous allons les rassurer et ils conviendront qu’ils se sont trompés.

Des ordres précis, impératifs, sont arrivés à la base américaine par le dernier cargo transplanétaire. Des ordres qui intéressent spécialement l’île M.Z.14. Une île comme les autres de l’océan sud.

— Tu as lu les journaux ? demande Hoker.

— Oui, comme toi. J’ai lu des conneries.

— Ils s’emballent vite. Leur imagination galope. Pourquoi n’ont-ils pas pensé un seul instant qu’il s’agissait d’un sosie, ou de quelqu’un qui ressemble à Stone ? Non. Ils s’obstinent. Ils croient fermement que c’est Jen. Or, Jen n’a pas bougé de son île. D’ailleurs, il en serait bien incapable. Non seulement il n’a pas les moyens de gagner la base, mais encore aurait-il fallu qu’il s’introduise à bord d’un vaisseau en partance. Or, tu sais, les clandestins n’ont plus guère de chance à notre époque. Ils sont repérés par les machines électroniques.

Le vent violent secoue l’hélibulle comme un prunier. Malgré ça, l’engin garde sa stabilité ce qui prouve que les constructeurs ont réalisé un exploit technique. Le ciel charrie de gros nuages, prêts à crever. Ici, la pluie tombe avec facilité, à pleins seaux. Une pluie chaude, imbibant la terre comme une éponge.

Les deux hommes transpirent sans effort. Leur peau moite colle à leurs vêtements. Soudain, Hoker tend la main en dessous de lui.

— Regarde. M.Z.14.

Il ne se trompe pas. Les calculateurs du bord ont déjà déterminé la position de l’île. Les coordonnées sont exactes et correspondent à celles de la carte. Car impossible de reconnaître ces lopins de terre grâce à des points de repère. Ils se ressemblent tous, ou à peu près.

Perry perd immédiatement de l’altitude. Le sol se rapproche à grande vitesse. La cime des arbres oscille sous le vent.

— Nous ne sommes pas venus ici depuis plusieurs mois, note le pilote. Depuis la dernière tournée de ravitaillement. Tu te souviens ?

— Oui, opine Hoker. Nous avions apporté des vivres et des médicaments à Stone.

Nichée au centre d’une clairière, une habitation apparaît. C’est une maison hémisphérique, montée sur pivot. Le locataire l’oriente selon sa fantaisie, selon les vents, le soleil. L’habitation, du type fonctionnel, convient parfaitement au climat, aux nécessités. L’acier et le verre entrent dans sa structure, apportent une solidité à toute épreuve. Au besoin, en cas de tornade, les baies vitrées s’escamotent et des rideaux métalliques assurent une protection efficace.

L’hélibulle se pose dans la clairière. Le bruit de la turbine décroît, râle, s’éteint. Les deux policiers sautent sur le sol, vérifient leurs pistolets à rayons, car les habitants des îles sont tous des condamnés à perpétuité.

— Stone ne nous a pas entendus, remarque Perry, cherchant le locataire sur sa terrasse.

Hoker s’avance le premier, gravit l’escalier, accède à la terrasse panoramique d’où l’on domine toute l’île. La maison est tournée vers le sud, dos au vent.

Les policiers entrent sans frapper. Stone est allongé sur son lit et boit un jus de fruit. Il lit, paisiblement, ne se lève même pas à l’arrivée des visiteurs. D’un ton désabusé, il demande :

— Un contrôle, à cette époque ? C’est plutôt rare.

Perry et Hoker observent Jen. Il ne change guère, malgré les années. Dix ans qu’il végète sur cette île. Quand il en sortira, ce sera dans un cercueil. Condamnation à vie. Or, il avait quarante-cinq ans au moment de son procès.

Perry tire un journal de sa poche, le jette sur le lit.

— Tiens, tu liras ça. Ça t’intéressera sûrement.

Stone reste impassible. Il ramène ses pieds sous ses fesses, marque la page de son livre, le ferme, le pose sur les draps. Il jette un coup d’œil vers le canard mais ne le touche pas.

— Bah ! Vous le savez. Plus rien ne m’intéresse.

— Voire ! glousse Hoker. On parle de toi dans la presse.

Le visage du gangster ne bronche toujours pas. On le dirait taillé dans le roc, ou dans le béton. Depuis dix ans, il s’enlise dans une sorte d’indifférence.

— On se souvient encore de moi sur la Terre ?

— Tu as été célèbre, en ton temps. Figure-toi qu’on t’accuse du hold-up de la Mondiobank, à Washington.

— C’est une plaisanterie ! grogne Jen, achevant son jus de fruit.

— Je le crois aussi, assure Hoker. La preuve, tu nous la donnes. Tu ne peux pas être ici et, en même temps, sur la Terre. Ou alors tu aurais découvert la formule du dédoublement de la personnalité.

Stone hausse les épaules, lance un regard ironique aux policiers.

— Je n’ai jamais rien compris aux formules. En tout cas, si vous venez me déranger pour des bêtises, vous auriez mieux fait de rester à votre base.

— Tu n’as pas de frère jumeau ? s’informe Perry.

— Non. Ni même de frère du tout. J’étais seul de famille. Mes vieux sont morts depuis belle lurette. Vous devriez savoir tout ça car je suppose que vous avez épluché mon dossier.

— Tu sais, plaide Hoker en hochant la tête, ton dossier n’est jamais parvenu entre nos mains. Tu nous prends pour des grosses têtes. Ou alors tu te fiches de notre gueule.

— Ça va, soupire Perry, tirant son collègue par la manche. Filons. Nous ferons notre rapport. Stone n’a pas quitté son île.

Avant de sortir, Hoker se retourne vers le condamné.

— Tu n’as besoin de rien ?

— Non, marmonne Jen. Je suis un condamné modèle et je me conforme au règlement. Il existe des dates fixes où vous prenez les commandes. Je dresserai ma liste en temps utile. Maintenant, fichez-moi la paix.

— Ne t’énerve pas, Stone, jette Perry. C’est très mauvais pour ta santé. Or, je suppose que tu veux vivre encore longtemps.

Jen se dresse d’un bond, hors du lit, crispe les poings. Son regard fulgure, foudroie les policiers. Mais il se maîtrise, se tait, car il éjecterait des injures.

Par l’immense baie vitrée, demi-sphérique, il aperçoit Perry et Hoker qui regagnent leur hélibulle. Dès que l’engin est hors de vue, il se précipite sur le journal laissé par Perry, l’ouvre, remarque immédiatement un gros titre sur cinq colonnes.

— Nom de D… ! jure-t-il.

Puis ses traits se détendent. Un sourire tiraille ses lèvres. Pourquoi se fâcherait-il ? Il faut qu’il garde son sang-froid, tout son sang-froid. Car ce qu’il lit est si extraordinaire !