CHAPITRE III

La base américaine s’étend sur des kilomètres carrés. Elle comporte surtout des laboratoires, très bien équipés. N’importe quel savant du monde entier, sans distinction de race, de nationalité, de religion, peut venir ici. Il y trouve un accueil chaleureux. Il dispose des laboratoires à son gré pour y poursuivre des études, réaliser des expériences. Il a le droit de se rendre sur n’importe quel point de Vénus, sans escorte particulière, mais ceci sous sa responsabilité. Son temps de passage dans les labos n’est nullement limité.

Seule restriction inévitable, logique : l’accueil demeure en fonction de la limite des places disponibles. D’autre part, les savants ne doivent pas se livrer à des actes capables de nuire à la sécurité de leurs collègues.

En somme, une base purement scientifique. Joë et Joan s’en aperçoivent immédiatement quand ils débarquent du gros cargo spatial. Ils croisent un tas d’individus en blouse blanche. Des jeunes, des vieux, des gens de tous âges, de toutes races. C’est un peu un centre cosmopolite, où se parlent toutes les langues.

Hoker et Perry se tiennent à la disposition des reporters. Ils aident ceux-ci à transporter leur matériel dans les centres d’hébergement. Joë et Joan occupent une chambre seule, tandis que Hens couche dans un dortoir avec le correspondant local de la T.V., un certain Murray Craig.

Craig n’observe pas avec un œil bienveillant l’arrivée de ses collègues. Il exècre les envoyés spéciaux, mieux payés que lui. À côté d’eux, il se sent parfaitement inutile et se contente de la rubrique des chiens écrasés. Sa place de « permanent » n’éveille en lui aucune ambition. Il reçoit les informations toutes cuites et il n’a plus qu’à les assaisonner. En général, les papiers qu’il envoie à Washington reflètent l’ambiance de la base, son activité sans cesse renouvelée. De grands noms scientifiques transitent sur Vénus. Mais comme Craig n’est pas cameraman, ses reportages se bornent à une simple relation des faits. Pas de bandes filmées.

Pourtant, à force de patience, d’efforts, les envoyés spéciaux s’attirent la sympathie de Craig. Celui-ci se déride. Il comprend que son devoir, son intérêt, consiste à collaborer avec eux. Il se met à leur disposition. La police consent même à leur prêter une hélibulle.

Joan range ses affaires dans la penderie. Par la fenêtre, Joë regarde le paysage. À quelques centaines de mètres, l’océan bat la grève de sable fin, lèche des rochers. Une eau tiède, selon Craig, dépourvue d’animaux dangereux, excellente pour la baignade. D’ailleurs, la plage est un lieu de prédilection pour la détente, malgré les nuages fréquents qui obscurcissent le ciel.

— Dans le fond, soupire Maubry, nous nous faisons une idée très fausse de Vénus. Je m’attendais à un décor plus agressif. Sauvage, désert, certes, mais pas abominable. Sur la Terre, on découvre pire.

Au loin, à plusieurs kilomètres, s’étire une ligne sombre : la forêt. Des arbres géants, des fougères arborescentes, des lianes. Un fouillis végétal, inextricable. Une barrière qu’un homme sensé ne franchit même pas. Mais le survol est facile, grâce aux hélibulles.

Joan a revêtu un pantalon d’été, aux couleurs claires. Un chemisier bariolé. Elle a relevé ses cheveux. Bref, elle se met à l’aise comme si elle se trouvait dans une station balnéaire de Floride ou de Californie. Ses yeux s’abritent derrière des lunettes noires car la réverbération brûle la rétine.

Joë serre sa femme dans ses bras, l’embrasse. La joie rayonne sur son visage.

— Tu sais, susurre-t-il, j’ai eu peur, très peur. J’ai cru que Scriber ne te donnerait pas ton billet.

— Il a hésité. La dépense l’a fait réfléchir. Il s’est décidé quand je lui ai dit que Robeson t’envoyait ici. Concurrence, tu comprends. Il veut battre la T.V. de vitesse, comme toujours. La T.V., c’est sa hantise, son cauchemar, bien plus que ses rivaux de la presse écrite.

Maubry resserre son étreinte, triomphant. Son regard distille une certaine supériorité.

— Je te tiens, jubile-t-il. Tu ne pourras jamais plus me griller.

Elle le repousse vivement, avec une sorte de répulsion, toutes griffes dehors. Elle ressemble à une tigresse.

— Je t’ai épousé, Joë. Soit. Mais souviens-toi de nos conditions. Question travail, chacun pour soi, comme par le passé. J’adore te concurrencer et ma plus belle récompense est de faire paraître mon article avant le tien.

— Ma petite garce adorable ! bredouille Maubry, ouvrant de nouveau ses bras.

Joan va s’y jeter lorsqu’on frappe à la porte. Hoker demande si les reporters n’ont besoin de rien. Joë va répondre par la négative lorsqu’il se ravise :

— Demain matin, Hoker, nous aurions besoin d’une hélibulle. C’est possible ?

— Oui. Avec un pilote ?

— Craig sait piloter. J’espère que vous avez confiance en lui. Il vous ramènera votre taxi.

— Oh ! Craig, oui. C’est moi qui l’ai entraîné. Un excellent élève.

Le policier fronce le sourcil, ajoute :

— Où voulez-vous aller ?

Maubry lance un clin d’œil complice vers Joan. Il glisse :

— Mais sur M.Z.14. Vous croyez que nos patrons nous ont payé le voyage pour interviewer des scientifiques ?

Hoker hoche la tête, se caresse le menton.

— Jen Stone. Je vois. Sur la Terre, ils poursuivent leur petite idée. Des obstinés ! Enfin, quoi ! Nous avons été chargés, Perry et moi, de vérifier si Stone était toujours dans son îlot. Croyez-moi, c’était bien lui.

— Vous en êtes sûr ? insiste Joë.

— Depuis dix ans, nous ravitaillons les condamnés de l’océan-sud. Nous connaissons chaque exilé comme notre poche. Stone en particulier.

— Vous les ravitaillez tous les combien ?

— Chaque trimestre. Ils dressent une liste de ce dont ils ont besoin, et nous leur donnons généralement satisfaction.

Joan pulvérise un fixateur sur ses cheveux. Elle imagine les îlots perdus dans l’océan.

— En somme, la vie des condamnés à perpétuité n’est pas dépourvue d’un certain bien-être.

— Dans un sens, explique le policier. Mais deux choses leur rendent cette existence odieuse, infernale : l’inactivité et la solitude. Il faut avoir des nerfs solides. Plusieurs ont craqué. Ils sont devenus dingues. Ne les plaignons pas. Ce sont des condamnés à mort en survie et ils doivent expier leurs crimes. Ne serait-ce que pour leur ôter l’envie de recommencer, ou pour donner l’exemple aux autres.

Maubry se racle la gorge. Il a bien promis à Robeson qu’il ramènerait la clef du mystère, mais il ne sait pas très bien si son plan réussira.

— Stone nous recevra ?

— Nécessairement. Il n’a pas les moyens de vous renvoyer. Seulement je ne vous certifie pas qu’il parlera volontiers devant votre caméra.

— Nous ruserons, dit Joë qui avait déjà sa combine. Nous partirons demain matin.

— O.K., acquiesce le policier, portant la main à sa casquette dans un salut amical. Craig connaît la région. Je vous rassure, si vous l’ignorez : il n’existe pas de faune sauvage sur Vénus. Rien que d’innocents animaux dépourvus d’agressivité. Par contre, les vents constituent un danger bien plus important. Je tiens à vous mettre en garde. Nous ne pouvons pas assurer votre protection, car nous disposons d’effectifs trop peu nombreux. Nous dégageons notre responsabilité en cas d’accident.

— Je sais, opine le téléreporter. Nous avons accepté ce voyage à nos risques et périls.

Le lendemain, au matin, tandis qu’un pâle soleil éclaire le ciel, Joan, Joë, Hens et Craig quittent la base sous l’œil un peu soucieux de Hoker. Mais le règlement autorise la visite de journalistes aux condamnés. Ce qui donne une illusion de liberté totale.

Murray, aux commandes, se dirige immédiatement vers le sud. C’est un homme d’une quarantaine d’années. Il a accepté le poste de « permanent » sur Vénus parce qu’il n’exige pas des qualités exceptionnelles. D’autre part, les volontaires manquaient. Craig ne s’est pas sacrifié, mais, enfin, il a renoncé à certains privilèges que lui octroyait la civilisation terrestre. À la base, l’inactivité, l’absence de divertissements, vous encroûtent au point de contracter une flémingite chronique.

Après plusieurs heures de vol, ils atteignent l’océan-sud. La météo, au départ, leur a signalé un plafond bas, mais le vent ne devait s’élever que la nuit prochaine. Ils effectuent donc leur voyage par temps calme.

La surface de l’eau ressemble à une nappe d’huile. Craig ne s’y trompe pas. En quelques minutes, l’océan change de visage. Il secoue, bave, devient une bête en furie.

Sur la carte du bord, Murray désigne un îlot :

— Tenez. Voici M.Z.14, la tanière de Jen Stone.

L’hélibulle plafonne à un kilomètre d’altitude. Par le cockpit, Joan, Joë et Hens observent le lopin de terre à forme triangulaire, recouvert d’une végétation dense. Sauf la côte-ouest, rocheuse.

Maubry glousse de satisfaction :

— Nous pourrons facilement nous dissimuler. Vous pouvez vous poser, Craig. Stone va en faire une tête en reconnaissant la T.V. !

L’engin perd de l’altitude. Son pilote prouve qu’il a reçu des leçons profitables car il ne commet aucune erreur à l’atterrissage. Il prend contact avec le sol de la clairière, près de la maison sur pivot.

Stone, sur sa terrasse, assiste à l’arrivée des visiteurs, le sourcil froncé. Il ne reconnaît ni Hoker, ni Perry. Aussi une instinctive méfiance burine ses traits.

— Hello ! crie Joë, tête levée vers le balcon. Télévision américaine. Nous pouvons monter ?

Jen grogne une approbation. Cette visite meublera sa solitude pour un certain temps. Il suit des yeux les reporters, remarque la présence de Joan. Il ne tend pas la main à Joë qui accède le premier sur la terrasse.

— Entrez, invite-t-il, désignant la porte-fenêtre.

Craig et Hens restent au-dehors. Joë et Joan s’asseyent sur des fauteuils alors que le gangster se vautre sur le lit. Jen allume une cigarette, sans en offrir. Ça ne prive pas Maubry qui ne fume qu’exceptionnellement.

L’ironie stigmatise le visage de l’exilé :

— Vous venez pour filmer ma gueule ?

— Vous acceptez ? demande Maubry avec un certain malaise dans la voix.

— Volontiers. Je m’en balance, et j’ai l’habitude. Il y a dix ans, j’ai dû être l’homme le plus photographié de la Terre.

Joë soupire de satisfaction. Il s’attendait à plus de réticence chez Stone. Il trouve un homme compréhensif, parfaitement calme, au seuil de l’indifférence. Il paraît supporter admirablement sa solitude.

Hé ! Hens ! appelle Joë. Tu peux venir. Vous aussi, Craig.

Will entre à son tour, caméra en bandoulière. Il cherche le meilleur angle pour filmer le truand. Il met un genou au sol, braque son appareil. Un léger ronronnement apprend que la caméra fonctionne.

Craig, effacé, se planque dans un coin, hors du champ optique. La cigarette pendante au bout des lèvres, Jen se montre désabusé :

— J’attends vos questions.

Joë a préparé une série. Il ne sait pas s’il les posera toutes. Il commence par les principales :

— Naturellement, vous n’avez jamais quitté votre îlot depuis dix ans ?

Stone reste impassible, comme il l’était devant Hoker et Perry :

— L’envie d’une évasion trotte en moi. Mais je la garde dans ma tête. Illusion. Je ne sais pas si vous vous faites une idée exacte de ma situation. Une île entourée par un océan furieux. Si, par hasard, j’arrivais jusqu’à la base américaine, je me ferais immanquablement pincer.

Maubry tend son micro tandis que Joan enregistre sur son magnéto portatif.

— Nous avons interviewé votre ancienne maîtresse avant notre départ de la Terre, explique Joë.

Il feint un oubli de mémoire, se frappe le front :

— Voyons… Comment s’appelle-t-elle, déjà ? J’ai son nom sur le bout de la langue. Oui, Claudia Barte.

— Non, rectifie Stone. Claudia Wayte.

— Ah ! Oui, Wayte, répète le téléreporter en souriant. Eh bien ! votre petite amie, qui habite Miami, nous a déclaré que vous étiez passé chez elle peu avant le hold-up de la Mondiobank.

Un léger tressaillement secoue les traits de Jen mais disparaît très vite. L’homme semble habitué aux pires situations. Il possède un système nerveux parfaitement équilibré. Du sang-froid, de la volonté, de la maîtrise. Ça suffit largement à conférer une certaine intelligence même à un individu dépourvu de diplôme.

— Cette chère Claudia vieillit ! Elle me confond avec un autre. Quelqu’un se fait passer pour moi sur la Terre. Quelqu’un qui me ressemble étrangement.

Jen se lève, cherche dans un tiroir. Il revient avec un tampon encré, une feuille de papier blanc. Il explique que le tampon lui sert à rédiger les en-têtes de ses lettres. Sa griffe porte le numéro de son île : M.Z.14.

Il ouvre la boîte à tampon, appuie son pouce sur la partie encrée. Il recommence avec l’autre main. Puis il applique sa double empreinte sur le papier blanc.

En se lavant les doigts avec un produit détersif, il commente :

— Vous donnerez ce papier à Hoker, ou à Perry. Ils ont oublié cette petite formalité lors de leur dernière visite. J’apporte ainsi la preuve irréfutable que je suis bien Jen Stone, le vrai, puisque certains croient le contraire, que je suis un faux Stone.

Joë, visé, avale sa salive. Sa pomme d’Adam monte et descend plusieurs fois dans son gosier. Le papier, où s’inscrivent les empreintes, tremble dans la main de Maubry.

Le condamné revient sur son lit, éclate de rire en observant la mine déconfite du téléreporter. D’ailleurs, Joan, Hens et même Craig, devinent que la substitution de personnage s’avère utopique, dénuée de sens, quasiment impossible.

— À la base, ajoute Stone, ils possèdent le double de mes empreintes digitales. Vous pourrez vérifier.

L’ironie cingle les reporters qui se lèvent, déçus. Si Jen n’a jamais quitté son île, alors quel est l’homme qui a attaqué la Mondiobank ?

— Une dernière question, pose Joë. Clayton, vous le connaissiez ?

— Jo Clayton ?

— Oui.

Stone met les mains dans ses poches. Son mégot lui brûle les lèvres. Encore une fois, il ne sourcille pas ; comme s’il s’attendait à ces questions et comme s’il avait déjà préparé les réponses :

— Bah ! Un truand de deuxième classe. Avant ma condamnation, je lui avais confié quelques missions secondaires. Un brave type, Jo. Pourquoi me parlez-vous de lui ?

— Parce que la police l’a arrêté et l’implique dans le hold-up de la Mondiobank. Lui aussi vous a formellement reconnu.

Jen hausse les épaules, regarde l’état du ciel par les larges baies. Un air tiède pénètre dans l’habitation :

— Si vous voulez rentrer avant la nuit, grouillez-vous.

— Merci du conseil, Stone. Nous en ferons bon usage, grommelle Hens, pliant sa caméra. Nous reviendrons peut-être vous voir.

— C’est ça. Vous me ferez plaisir.

Quand les reporters regagnent leur hélibulle, ils ressentent tous la même impression. Stone s’est fichu de leur figure. Pourtant, les empreintes digitales ne constituent-elles pas une preuve formelle ? Si le gangster les a données avec un tel enthousiasme, c’est qu’il se sent sûr de lui. Très sûr.

***

La nuit surprend l’hélibulle au-dessus de l’océan-sud. Mais ni Joë, ni Craig, Hens ou Joan, ne s’affolent. Au contraire. Une sorte de satisfaction marque leurs visages. Ils ont même fait tout leur possible pour s’attarder au maximum chez Stone.

La météo prouve l’efficacité de ses satellites, dont plusieurs orbitent autour de Vénus. Le vent se lève dès la tombée de la nuit. Il souffle d’abord sans trop de violence, mais ça ne durera pas. Craig devine que la tempête arrive. Heureusement, au-dessus de cinq mille mètres, c’est le calme plat.

Les rafales chahutent un peu l’hélibulle. Dans le cockpit, les passagers s’accrochent aux poignées élastiques. En dessous, l’océan noir étire son ventre insoupçonnable, menaçant, prêt à engloutir les imprudents ou les accidentés.

— Votre coquille de noix tiendra le coup ? demande Joë, inquiet.

— Ne vous en faites pas, dit Craig, rassurant. Ces engins en ont vu d’autres. On retourne sur M.Z.14 ?

— Bien sûr. Nous n’en sommes guère éloignés. Nous faisons du surplace depuis une heure.

Craig éteint ses feux de position, par sécurité. Il convient que Stone ne s’aperçoive pas du retour de la bulle. Sinon il prendrait la chose de travers et tout le plan de Maubry serait fichu par terre.

Le véhicule fait demi-tour. Il s’abaisse jusqu’à raser les flots déjà démontés. Les vagues se brisent les unes contre les autres dans un fracas inquiétant. Leurs crêtes s’ourlent d’écume. La furie démentielle commence.

Quelque chose de sombre se profile dans les ténèbres, sous l’hélibulle.

— M.Z.14, précise Craig.

— Vous êtes sûr ? doute Hens dont la confiance envers Murray paraît limitée.

— Oui. Les appareils sont formels. Ils délimitent automatiquement n’importe quel point, sans jamais se tromper.

Craig ajoute, à l’intention plus particulière de Maubry :

— Je vous laisse sur la côte-Est ?

— Oui. Qu’en pensez-vous ?

La fierté fouette Murray. Si on lui demande un conseil, c’est qu’il sert à quelque chose. Joë semble très habile pour s’attirer la sympathie d’autrui. Or, il a besoin de Craig.

— Parfait, acquiesce celui-ci. La côte-Ouest se prolonge par une bande rocheuse. L’atterrissage serait difficile. À l’Est, au contraire, l’îlot dispose d’une plage de sable fin. Méfiez-vous quand même. Stone prend son bain précisément sur cette plage.

— Comment savez-vous tout ça ?

— Je soutire certaines confidences à Hoker et à Perry. Une certaine amitié nous lie.

La bulle se pose sur le sable. Quand Joan, Hens et Joë abandonnent le couvert du cockpit, un vent violent les assaille. Ils courbent les épaules, se tassent, se plient en deux. Une fine poussière les aveugle.

Craig aide au déchargement du matériel réuni dans plusieurs sacs en plastique, d’une étanchéité parfaite. Lorsque le dernier sac a quitté le véhicule, le pilote serre la main aux reporters. Il hurle, à cause du vent qui emporte sa voix :

— Bonne chance. Je file avant que la tornade ne se déchaîne dans toute sa violence.

Joë retient Murray par le bras. Il ressent pour le correspondant local une grande sympathie :

— Le temps devient épouvantable. Vous feriez mieux d’attendre la fin de la tourmente.

— Ça peut durer vingt-quatre heures, parfois davantage. Je ne veux pas être cloué ici. Stone pourrait apercevoir l’hélibulle. Ne vous tracassez pas pour moi. Au-dessus d’un certain plafond, le vent ne souffle pas.

Néanmoins, malgré ces paroles apaisantes, l’inquiétude burine les trois envoyés spéciaux. Ils assistent, anxieux, au décollage de Craig. Immédiatement, le vent s’empare du fragile engin, le déporte, le secoue. Que la bulle heurte un arbre ou la cime des vagues, et c’est la catastrophe.

Dans la nuit, le véhicule disparaît rapidement. Maubry, Joan et Hens ont eu l’impression que Craig prenait très vite de la hauteur afin d’échapper à l’ouragan. Il ne pleut pas encore, mais de lourds nuages roulent dans le ciel d’encre.

Ils transportent leur matériel dans la forêt, sous les arbres, à un endroit abrité du vent. Les frondaisons, les larges feuilles, les fougères géantes, bruissent autour d’eux, entretiennent un climat d’insécurité.

Joan frissonne :

— S’il pleut, nous serons trempés jusqu’aux os.

Joë tire des imperméables des sacs. Tous trois revêtent les vêtements de pluie puis ils cherchent un endroit plus vaste, plus aéré. Armés de lampes électriques à micro-piles, ils découvrent un emplacement de quelques mètres carrés, entre des fougères. Ils défrichent le sol hâtivement, arrachent des plantes, des racines.

La pluie commence à tomber, chaude, serrée. Le vent redouble mais dans la forêt, son souffle puissant se disperse, s’atténue. Sur la plage, ce doit être infernal, inhabitable.

Les deux hommes préparent la tente autogonflable. Ils déclenchent le mécanisme et automatiquement, l’abri de plastique prend forme. Une demi-sphère se tend, comme une coupole, dessinant une tache plus claire dans la nuit.

Joan aide alors son mari et Hens. Ils fixent solidement les piquets munis d’amarres magnétiques. Ce qui dispense de tout cordage. En moins de dix minutes, l’abri est ainsi dressé. À l’intérieur, un tapis de sol, épais, isolant, assure un certain confort. Trois lits de camp, également gonflables, permettront un sommeil paisible.

Un purificateur d’air combat les inconvénients d’une étanchéité trop parfaite. Malgré la tourmente, qui ne cesse pas, la nuit s’achève sans incident.

Au matin, le vent s’apaise, la pluie s’arrête. Le sol, gorgé d’eau, ressemble à une éponge. Les nuages se dispersent et un pâle rayon de soleil filtre au-dessus d’un océan encore passablement agité. D’énormes vagues s’écrasent contre la grève, griffent sauvagement le sable, se rétractent en laissant des souillures derrière elles.

Les reporters s’organisent, préparent leurs tours de ronde. Il s’agit de surveiller Stone. Aussi Hens se porte le premier volontaire. Sans trop de difficulté, il se dirige vers la maison sur pivot.

Joë lui a bien recommandé la plus extrême prudence. Le condamné doit absolument ignorer la présence des journalistes. Néanmoins, Will a emmené sa caméra, son outil de travail dont il se sépare rarement. Il espère surprendre Stone dans des attitudes inédites.

Restés seuls, Joan et Maubry dressent un bilan, pas tellement encourageant. Contrairement aux suppositions de Hoker, Stone n’a montré aucune réticence devant les questions posées.

Joë tire un papier de sa poche. Un papier blanc couvert par deux empreintes : celles de Jen. Il contemple le document, hoche la tête. Son regard s’hypnotise dans le vague :

— Ces empreintes correspondent sûrement à celles du dossier. Stone se sent très fort. Il n’est pas tombé dans le piège que je lui avais tendu à propos de Claudia Wayte, ou de Clayton. Tout prouve qu’il n’a jamais quitté son îlot, et qu’il n’y a jamais eu substitution.

Le découragement accable Maubry. Il envisage sombrement le retour à Washington. Il imagine Robeson, hurlant comme un possédé, signant son licenciement. Un reportage raté.

— Alors, la Mondiobank… bredouille Joan. Les cent mille dollars volés…

— Un type qui ressemble à Stone, qui s’ingénie à se faire passer pour lui. Même Claudia Wayte n’y a vu que du feu. Mais pourquoi tout ça ? Oui, pourquoi ? Un dingue, ou quelqu’un de diablement équilibré ?

Au bout d’une heure, Hens revient à toutes jambes, essoufflé. Il reprend haleine, explique, exalté, frappe du plat de la main sur sa caméra :

— J’ai là-dedans un document exclusif qui pourrait bien remettre tout en cause. Oui, tout. Les déclarations de Stone en particulier. Car Jen m’a mené vers un point de l’île où, selon toute vraisemblance, se cache un troublant mystère.