CHAPITRE II
Joë habite maintenant la 273e Rue depuis qu’il a épousé Joan. Joë, c’est-à-dire Maubry, le reporter de la T.V. américaine rendu célèbre par ses diverses enquêtes mouvementées, où il a toujours joué un rôle très important{1}.
Ce matin-là, il arrive à la Maison de la T.V., vaste ensemble ultra-moderne dans la banlieue-nord de Washington. Il s’oriente dans les rues de cette cité de la Technique, par habitude, se glisse dans un dédale de couloirs, tous semblables mais heureusement numérotés. Il parvient dans son bureau, scrute son courrier. Des lettres d’admirateurs, d’admiratrices, de quoi rendre Joan jalouse. Puis aussi des critiques, des articles de presse pas toujours aimables.
À peine assis, le visiophone sonne. Joë enfonce le contact, se penche vers l’écran. C’est une opératrice du Central.
— Monsieur Maubry ? Le patron vous demande.
— Robeson ?
— Oui. Tâchez de ne pas trop le faire attendre.
— D’accord, j’y vais tout de suite.
Il adresse un gracieux sourire à la standardiste, coupe la communication. Il connaît Robeson depuis dix ans. Autant dire comme sa poche. C’est un homme impulsif, bourré d’initiatives, et qui n’aime pas patienter. Il a été bombardé directeur des informations générales. Son activité couvre donc un vaste domaine, du simple fait divers aux plus grandes catastrophes en passant par les découvertes scientifiques.
Il exige de ses reporters une conscience professionnelle exemplaire. Il élimine les incapables, ceux qui ne possèdent pas le don du métier dans la peau. En revanche, il donne le meilleur de lui-même, paie de sa personne, et reconnaît les qualités de ses employés. Sauf quand la colère le suffoque. Dans ces moments-là, il foutrait tout le monde à la porte.
Quand Joë entre dans le bureau du patron, il ne ressent aucun complexe. Robeson lui a toujours dit, répété, au début de sa carrière, qu’il avait l’étoffe d’un téléreporter. Aussi Maubry joue un peu sur du velours. Il se sent protégé par l’ombre de son directeur.
Manuel Robeson tend la main par-dessus sa table de travail surchargée de paperasses, comme à l’accoutumée. Il mâchonne un gros cigare, car c’est son point faible. Il ne peut pas travailler s’il ne fume pas.
— Ah ! Bonjour, Maubry. Je vais vous aiguiller sur une affaire. Asseyez-vous donc.
Il ressemble à un ours. Ventru, énorme, adipeux, avec de grosses lunettes depuis que sa vue baisse. Il attend que Joë se cale dans le fauteuil. En début de journée, il est calme, extraordinairement familial.
— Vous avez entendu parler de Jen Stone ?
— Oui, acquiesce Maubry. Son procès a fait sensation il y a dix ans.
— Stone purge sa peine sur Vénus. Perpétuité. La peine de mort étant abolie, on n’a rien trouvé de mieux que d’envoyer les condamnés à vie sur Vénus, depuis l’installation de bases sur cette planète. J’avoue que c’est une méthode élégante de s’en débarrasser. Croyez-moi, ils ont le temps de réfléchir, de faire leur mea-culpa sur leur îlot perdu dans l’immense océan-sud. Je me demande même si ce n’est pas pis que la mort.
— Vous voulez que j’enquête sur le sort des condamnés à perpétuité ? glisse Joë avec désinvolture.
Robeson abat son poing sur la table. Le meuble tremble, car les poings du patron pourraient assommer un bœuf. Son œil étincelant se vrille sur son employé. Sa voix se charge d’une certaine sécheresse. Il n’apprécie guère les plaisanteries.
— Je parle de Jen Stone. Du hold-up de la Mondiobank, si vous voulez. Vous allez m’approfondir ça.
Maubry se caresse le menton, hoche la tête.
— L’enquête effectuée sur Vénus condamne les premières hypothèses. Stone n’a pas bougé de son refuge. C’est donc parfaitement idiot d’admettre…
— Débrouillez-vous ! coupe Robeson.
Voilà. Le grand mot est lâché, comme un spasme. Le terme revient à chaque mission. Débrouillez-vous ! L’essentiel consiste à ramener un reportage intéressant. Peu importe la façon dont le reporter s’y prendra.
— Stone n’a pas de frère jumeau, ajoute le directeur, ni même de frère tout court. C’est clair.
— Un sosie…, argue Joë qui tente de dissuader son patron.
— Eh bien ! retrouvez-le. Moi je veux bien. Mais certains détails, notamment le film pris par la caméra de la banque, ne laissent aucun doute. Il s’agissait bien de Jen Stone.
— Et ses trois complices ?
— Des inconnus. Stone n’était pas assez bête pour renouer avec ses anciens truands.
Maubry se dresse. Du poing, il frappe son front jusqu’à ce que les coups lui résonnent dans le crâne.
— Enfin, si Stone était sur Vénus ?
Robeson se fâche. Son visage bouffi se colore. La crise arrive et Joë n’insiste plus. Sinon le gros va gueuler comme un diable.
— Fichez le camp, Maubry, et obéissez ! hurle le directeur des informations générales. Ce n’est pas de ma faute si, depuis plusieurs semaines, je suis assailli de coups de téléphone, de lettres, me demandant des précisions sur le hold-up de la Mondiobank, si c’était bien Stone, ou pas. Le public réclame à cor et à cri, des éclaircissements. Mon devoir, le vôtre aussi, est de satisfaire les téléspectateurs qui paient une redevance. Voilà pourquoi j’exige une enquête sur cette affaire.
Il désigne la porte d’un index inflexible, ajoute, courroucé :
— Ne reparaissez devant moi que lorsque vous aurez un élément concret. Filez !
Joë se rapetisse. Il sait que lorsque Robe-son a donné un ordre, il ne se rétracte jamais. Aussi il tourne les talons, promet qu’il fera tout son possible. Il quitte le bureau directorial, abruti par la voix tonitruante de son patron. Au bar de la Maison, il boit un Cutty Sark. L’alcool le réconforte et le barman, qui connaît bien Maubry, sourit doucement.
— Je parie que vous venez de recevoir un savon ! Le vieux ne ménage pas ses cordes vocales, mais il n’a encore jamais attrapé une extinction de voix.
Joë paie son verre puis se dirige vers le service des archives. Il cherche dans le dossier de Stone. Il retrouve des coupures de journaux, des microbandes enregistrées, des photos. Il contemple le gangster, le compare avec l’homme filmé par la caméra de la Mondiobank. Les clichés ont normalement dix ans de différence. S’il s’agit du même personnage, Stone aurait plutôt grossi, avec l’âge, et sa calvitie se serait légèrement accentuée. Mais les traits restent identiques. Cette ressemblance frappante fait penser à un frère jumeau. Jen n’en a pas. C’est bien ce qui épaissit le mystère.
Maubry relève une adresse, donne plusieurs coups de fil. Il prend le stratobus pour Miami, en Floride. Il a demandé au caméraman Will Hens de l’accompagner.
Hens a déjà travaillé avec Joë. C’est un gars sympathique, qui adore son métier. Sa jeunesse le rend un peu exubérant, boute-en-train. Malgré ça, ses films sont remarquables. Il connaît les meilleurs angles de prise de vues. Question technique, chapeau.
Dans le stratobus, à cinquante mille mètres d’altitude, il demande :
— Où va-t-on ?
— Chez Claudia Wayte, l’ancienne maîtresse de Stone. Elle habitait Washington. Mais, depuis l’exil de Jen, elle a choisi de se retirer à Miami. Stone lui a laissé un bon paquet de dollars.
— La police l’a déjà interrogée. Elle affirme qu’elle n’a pas vu Stone depuis dix ans.
— Sans doute. Mais Jen lui écrit. Ils échangent des correspondances. Et puis, Will, il faut bien commencer notre enquête quelque part.
À Miami, la Télé locale met une voiture à turbines à la disposition des deux reporteurs. Maubry et Jens embarquent leur matériel, caméra, magnéto, microphone. Au volant, Joë se dirige vers la périphérie de la ville. De somptueuses villas se succèdent. Ici, le terrain et les maisons coûtent très cher. Généralement, ce n’est pas le paradis des pouilleux.
La voiture stoppe dans une impasse, devant une villa peut-être plus discrète que les autres. Discrète, parce que son prix de revient semble inférieur à celui de ses voisines. Claudia Wayte n’a pas voulu épater la galerie. Elle a choisi le confort, mais pas le super-luxe, l’inutile.
Néanmoins, une piscine occupe le jardin. Claudia, sur une chaise longue, n’attend évidemment pas les visiteurs. Quand elle reconnaît la T.V., elle esquisse un geste de recul. Ses mains tremblent un peu et se jettent en avant, dans un réflexe de protection illusoire.
— Laissez-moi tranquille ! proteste-t-elle.
Elle sait les reporters tenaces, obstinés. Elle regarde Hens qui arme sa caméra portative. La technique ayant évolué, le matériel s’est considérablement allégé. Plus de câbles, de fils encombrants.
Joë tient son magnéto à l’épaule. Dans sa main droite, un micro.
— Rassurez-vous, nous ne vous importunerons pas longtemps. Mais mon directeur m’a dit qu’il me flanquerait à la porte si je ne vous interviewais pas. Vous décidez donc de ma carrière.
Le bluff marche magnifiquement. Claudia Wayte tombe dans le panneau, car il s’agit d’une nature sensible. De plus, Maubry ne semble pas un ogre. Plutôt joli garçon.
Elle ouvre son portail, introduit le loup dans la bergerie. Hens filme copieusement, ne se gêne pas. La fille, à quarante ans, reste agréable. Un corps encore souple, mince, entretenu par une culture physique adéquate. Pas une poche sous les yeux noirs, profonds. Pas une ride, ou du moins quelques soupçons, sur les joues satinées. Une chevelure de jais, opulente, soyeuse. Une robe qui colle et sculpte les formes. Des lèvres charnues, rouges. Stone ne choisissait pas des mochetés et avait du goût.
Joë tend son micro. Il marche à côté de Claudia Wayte :
— La police vous a interrogée ?
— Oui. J’ai reçu la visite des inspecteurs. Naturellement, je ne sais rien.
— Vous croyez qu’il ne s’agissait pas de Jen ?
Elle se rassied dans sa chaise longue, lorgne vers la caméra braquée et se raidit. On la devine nerveuse. Ses mains continuent à trembler.
— Puisque Jen n’a pas quitté Vénus ! gémit-elle.
— D’accord. Mais il pourrait y avoir substitution.
Elle sursaute. Tout ce qui touche Jen l’électrise. Elle regrette déjà d’avoir accueilli les reporters mais ne sait comment s’en débarrasser. Comme des hippocampes collent aux coques des navires, les journalistes s’accrochent à elle, la meurtrissent moralement, lui ressuscitent un passé douloureux. Depuis dix ans, elle goûtait enfin la tranquillité.
— Une substitution ? répète-t-elle, hagarde. Que voulez-vous dire ?
— Deux hommes peuvent se ressembler. Admettons qu’il y ait eu un échange, sur Vénus. À l’insu de la police, bien sûr.
Claudia se fige. Son imagination galope. Ses ongles se crispent aux accoudoirs de sa chaise longue. Un frisson agite son corps. Elle n’avait pas envisagé cette éventualité. Pourtant, elle l’admet. Cet innocent reporter paraît même diablement intelligent. Détiendrait-il certains indices ?
— Alors ? insiste durement Maubry, l’œil vrillé sur sa proie.
Soudain, Claudia Wayte se dresse. Elle s’agite, tremble des pieds à la tête comme si elle avait froid. L’émotion la terrasse. Depuis le hold-up de la Mondiobank, elle vit dans une anxiété extrême. Ses nerfs sont à bout. Elle se tient la tête du plat de ses mains, comprime ses tempes. Son crâne bouillonne, semble éclater. Oui, qu’il éclate, et le cauchemar prendrait fin.
— Arrêtez ! Arrêtez cette caméra ! hurle-t-elle.
Joë adresse un signe impératif à Hens. Celui-ci acquiesce d’un geste, stoppe sa prise de vues. Il met son appareil en bandoulière et commente :
— Vous voyez, je vous obéis. Cette scène ne passera pas sur les écrans de T.V.
Claudia se détend, pleure. Son visage s’inonde de larmes et cette soudaine attitude désarçonne un peu les reporters. Ceux-ci aident la malheureuse à s’allonger dans sa chaise.
— Là, ça ira mieux, assure Maubry. Restez calme. Pourquoi vous mettre dans un tel état à cause de Stone, si vous ne l’avez vraiment pas revu depuis dix ans ?
Elle pleurniche dans son mouchoir.
— J’ai menti. J’ai revu Jen peu avant le hold-up de la Mondiobank.
Les deux reporters respirent un bon coup, car l’air leur manque. Ils en apprennent de belles. Joë a tellement voulu bluffer qu’il extirpe la vérité. Mais tout ça tient-il debout ?
— Ici ?
— Oui, ici. Oh ! C’était bien lui. Ça m’a fait un tel choc que je me suis évanouie. Vous comprenez que, depuis ce moment-là, mes nerfs sont ébranlés.
— Pourquoi n’avez-vous pas dit la vérité à la police ?
Les joues de Claudia se creusent. Son regard étincelle, comme si elle avait la fièvre. Sa voix se brise.
— Vous ne pensez quand même pas que j’allais vendre Jen ! Mais quand vous avez suggéré cette histoire de substitution, mes nerfs ont craqué. Excusez-moi.
Elle reprend lentement son sang-froid. Ses yeux se sèchent, comme la rosée sèche sous le vent. Les larmes taries, elle offre des traits plus détendus mais encore crispés. La crise peut revenir.
Joë traque son interlocutrice. Il la conduit aux abois. C’est un jeu cruel dans lequel il excelle.
— Jen vous a expliqué comment il avait pu s’échapper de Vénus ?
— Non. Il n’a pas répondu à mes questions. J’ai senti qu’il détenait un grave secret et il ne s’est pas confié à moi. Il m’a simplement assuré qu’il ferait payer très cher à tous ceux qui s’étaient associés pour l’envoyer sur Vénus. Il m’a aussi avoué que cet exil solitaire était pis que la mort.
Maubry soupire. Il n’attend plus aucune confidence de Claudia Wayte. Elle ne sait rien d’autre. En somme, peu de choses, mais des éléments de qualité.
— Reposez-vous maintenant, conseille Joë. Nous vous laissons tranquille.
Avec effort, elle redresse la tête. L’inquiétude taraude sa face, anémie son teint, voile son regard.
— Vous ne direz rien à la police ?
— Rien, assure Maubry. Parce que, dans notre profession, nous ne sommes pas des donneurs. Nous jouons le jeu. Chacun pour soi.
Les deux reporters regagnent hâtivement leur voiture. Hens place sa caméra sur le siège arrière.
— Claudia Wayte nous a monté un canular. Elle n’a pas pu voir Jen puisqu’il se trouvait sur Vénus. Quant à ta petite histoire de substitution, laisse-moi rire. Comment Stone aurait-il fait pour passer à travers les opérations de contrôle, d’abord au départ, puis à l’arrivée sur Terre ? Hein, explique-moi un peu. Les flics l’auraient reconnu.
Joë s’installe au volant, hausse les épaules. Il met la turbine en marche, gagne l’autoroute qui conduit vers le centre de Miami. Il n’y comprend rien. L’affaire prend la tournure d’un vrai casse-tête chinois. Ou d’un tour d’illusion.
***
Dans la salle dix-neuf, au Q.G. de la police, l’inspecteur Scall tient une conférence de presse. Il a invité les représentants des principaux journaux américains. Une foule de reporters, de photographes, avide de sensationnel, s’entasse sur les bancs, s’agite. Un brouhaha émane de cette ambiance survoltée. Tout le monde sait que Scall parlera de Jen Stone.
En effet, il parle. Posément, dosant ses mots, n’avouant que ce qu’il veut, que ce qu’il juge bon d’offrir en pâture à son auditoire affamé. Il se taille un succès certain, redresse la tête, bombe le torse. Il joue les vedettes devant la caméra de Hens.
Car la T.V. a reçu aussi une invitation. Scall ne pouvait pas faire autrement et c’est même vers la T.V. que l’inspecteur se tourne. Il sera le premier à se regarder sur le petit écran, car l’émission passera en différé.
Scall annonce que ses services ont procédé à l’arrestation d’un nommé Jo Clayton. Pas un inconnu pour les fichiers anthropométriques. Quelques condamnations, pour des bagatelles. En somme, pas un seigneur dans sa spécialité. Plutôt un truand de seconde classe.
L’inspecteur tient son auditoire en haleine. Il corse le suspense lorsqu’il apprend que Clayton faisait partie des quatre individus qui avaient attaqué la Mondiobank. Les employés de la banque, confrontés avec lui, l’ont formellement reconnu.
Scall passe sur les circonstances de l’arrestation. Au micro, à la tribune, il ressemble de plus en plus à un orateur en train de prononcer un discours politique. Il révèle que Clayton, interrogé, a certifié que le chef de bande était bien Jen Stone.
Un chahut spontané secoue la salle. Les journalistes commentent la nouvelle avec animosité. Un certain scepticisme burine des visages. Sur d’autres se reflète une grande perplexité. Enfin, des âmes sensibles se demandent s’ils ne nagent pas en plein merveilleux, en plein rêve, ou en plein cauchemar. Le doute, la panique, l’inquiétude, se mêlent et suscitent diverses réactions. Les flashes crépitent en direction de Scall, aveuglé.
Celui-ci met un terme à la conférence. Mais les journalistes se ruent vers lui, se bousculent. C’est une cohue indescriptible.
— Inspecteur ! Inspecteur ! Des précisions, s’il vous plaît…
Joë joue des coudes. Il se faufile au premier rang et par chance, Scall le reconnaît. Il vient vers lui. Cette préférence provoque un certain tumulte, des protestations. Enfin, le silence s’installe, les oreilles se dressent. Scall parlera pour tout le monde, finalement.
Hens, juché sur un banc, filme ce qu’il peut. Il aperçoit à peine l’inspecteur, noyé dans la masse des reporters. Les images refléteront bien l’ambiance survoltée qui règne ici.
Maubry tend son micro.
— Clayton est sûr qu’il ne s’agissait pas d’un sosie ?
— Sûr. Il avait déjà travaillé pour Stone. Des missions sans envergure. Néanmoins, il connaissait bien certaines attitudes de Jen. C’est pourquoi il a pu l’identifier sans difficulté.
— Il sait comment Stone a pu quitter Vénus ?
Scall sourit.
— Non, ce serait trop beau. Jen ne s’est confié à personne. Pas même à sa maîtresse, Claudia Wayte. Vous pensez bien que nous avons interrogé tous ceux qui, jadis, avaient approché Stone de près.
— Ça n’a pas paru bizarre à Clayton ?
— Clayton a cru que Jen s’était évadé. Il ne savait pas encore, à ce moment, les résultats de l’enquête sur Vénus.
— Et maintenant qu’il sait ?
— Il n’y comprend rien.
L’inspecteur se dégage, non sans effort, de la marée humaine. Il s’extirpe littéralement des mains qui l’agrippent, ne répond plus à aucune question. Mais il ouvre une porte au fond de la salle dix-neuf. Un homme entre, menottes aux poignets, encadré par deux policemen athlétiques.
— Jo Clayton, présente-t-il. Je vous permets de le photographier.
Les flashes crépitent, une fois de plus. Des éclairs de magnésium fulgurent et Clayton tente de se camoufler le visage avec ses bras repliés. Ses menottes le gênent. De toute manière, sa gueule paraîtra dans les journaux, en première page, et sur les écrans de T.V.
Des questions sont adressées au prisonnier, mais Scall met un terme définitif à la conférence, malgré les protestations des reporters. Clayton disparaît avec ses gardes du corps.
Du coup, la meute affamée n’a plus rien à se mettre sous la dent. Elle reflue, plutôt en désordre, vers la sortie. C’est la ruée vers les salles de rédaction.
Joë et Hens rejoignent leur voiture, au parking. Avec un peu d’habileté, les monteurs pourront préparer le film pour le bulletin d’informations de midi.
Dès son retour à la Maison de la T.V., Maubry demande audience auprès de Robeson. Il développe devant son patron les révélations faites par Scall.
Le directeur allume un cigare.
— Personne n’y comprend rien ! grommelle-t-il. Les déclarations de Jo Clayton, ce complice de second ordre, ne font qu’épaissir un mystère déjà passablement embrouillé.
Joë expose l’idée qu’il mûrit depuis quelques jours. Il s’attend à une explosion mais tant pis.
— Donnez-moi un billet pour Vénus, patron, et je vous ramène quelque chose de sensationnel.
Robeson s’étrangle. Il tousse, crache une volute de fumée. Son visage devient presque violet.
— Vénus ! Vous voulez ma ruine !
— Ce n’est pas vous qui payez, mais la Maison.
— C’est la même chose. Je dois rendre des comptes. Le voyage coûte une petite fortune.
Joë soupire.
— Alors, ne vous désolez pas si je ne vous livre que de plats reportages. L’énigme de toute l’affaire se situe sur Vénus. Pas sur la Terre. Ne l’oubliez pas. Le vrai Stone s’est échappé. Chercher comment, c’est mon but.
Robeson reprend son calme. Il contemple son reporter avec ironie.
— Tiens ! Tiens ! Maubry. Je croyais que vous n’admettiez pas la possibilité d’une évasion.
— Après les déclarations de Claudia Wayte et de Jo Clayton, ma conviction s’est ébranlée fortement. Je maintiens mon idée de substitution. En conséquence, l’homme qui occuperait actuellement l’îlot M.Z.14 ne serait pas Jen Stone, mais quelqu’un qui lui ressemble. Si nous parvenions à prouver cette substitution, l’énigme serait résolue. La police ne détient encore aucune preuve.
Le directeur expulse une bouffée. Il calcule mentalement le prix de deux billets pour Vénus. Le total l’affole un peu. Il grince des dents.
— Je comprends. Battez la police de vitesse et le transport sera rentable. Car naturellement, vous emmenez Hens.
Joë acquiesce. Robeson marque une dernière hésitation.
— Je me lance dans des frais inconsidérés. Mais c’est bien parce que j’ai confiance en vous, Maubry. Si jamais vous ne me ramenez pas la clef du mystère, je vous flanque à la porte, avec Hens. Même avec vos dix ans de carrière derrière vous ! Tenez-vous-le pour dit.
Il allonge la main vers l’interphone, appelle sa secrétaire.
— Retenez deux places pour le prochain cargo en partance pour Vénus. Oui, Vénus ! Ça vous étonne ?
Il relève le contacteur, hausse les épaules.
— C’est la première fois que je vous envoie aussi loin, Maubry. Tâchez d’en faire bon usage.
— Merci, patron, jubile Joë, le visage inondé d’un sourire de triomphe.
Il sort en vitesse du bureau directorial, file chez lui, dans la 273e Rue. Il trouve Joan en train de taper un article.
— Tu travailles ? Montre un peu.
Joan se fâche. Elle voile de ses deux mains le papier qui dépasse du rouleau de la machine à écrire. Elle minaude :
— Secret, mon chou. C’est un article sur Jen Stone. Je rafraîchis la mémoire de mes lecteurs. Tu le liras quand il paraîtra dans le Star-Tribune.
— Du réchauffé, grimace Joë en embrassant sa femme. Demande plutôt à Scriber, ton rédacteur en chef, s’il ne te paierait pas un déplacement sur Vénus. Je tiens à t’emmener avec moi.
Joan croit que son mari est dingue. Puis, sérieusement, elle exige des explications. Maubry développe alors le plan qu’il a échafaudé.