CHAPITRE VII

Hobleton achève la lecture du mot que vient de lui remettre Sam. Assis derrière son bureau, il hoche la tête. Son front dégarni, son collier de barbe grise, lui donnent un aspect sévère, doctoral. Obscur savant noyé dans la masse, il n’en poursuit pas moins des travaux personnels qui pourraient bien, un jour, changer la face du monde. Un nouveau nez de Cléopâtre, en quelque sorte.

— Eric me détaille les symptômes ressentis par Jen. Vous étiez avec lui lorsqu’il a eu sa crise ?

— Oui, approuve Sam Fallas. Vous croyez que Jen perdra la raison ?

Le professeur ne répond pas. Il se lève, traverse son bureau, entre dans son laboratoire. Il s’approche d’un appareil identique à celui de la grotte, sur M.Z. 14. Une réplique parfaite.

Il sait que Stone se trouve à l’intérieur du réducteur. À l’état microbien, nageant dans un soluté noirâtre. Il a retiré les quelques gouttes du liquide introduit par les soins de Mosbi sous le bras de Sam.

Il met en route un processus contraire. Le même appareil peut dématérialiser ou rematérialiser de la matière vivante par un système d’inversion.

Dans l’éprouvette géante, l’orage magnétique se déchaîne. Les électrodes crépitent, les rayonnements se concentrent grâce aux miroirs. Puis Stone surgit du néant. D’abord flou, vaporeux. Une masse floconneuse, comme un nuage. Lentement, il se matérialise. C’est toujours un spectacle ahurissant, extraordinaire, que Sam observe avec l’angoisse dans la gorge. Cela dépasse même l’imagination. Or, Hobleton tient ses travaux secrets. Il travaille pour lui, pour lui seul. Pas pour la société. Il vit retiré dans une somptueuse villa de la banlieue-Ouest de Washington, un peu écœuré des désillusions contractées envers ses confrères. Aigri, il s’est replié sur lui-même.

Un seul l’a compris. Eric Mosbi. Il est devenu son aide, son bras droit. Un véritable collaborateur, sincère, dévoué, comme Hobleton n’en a jamais rencontré. Un peu désintéressé aussi, passionné par la science.

Quand Stone a retrouvé son aspect normal après les quelques minutes inévitables de réadaptation, le professeur le convoque dans son bureau. Jen était déjà sur le point de sortir. Une mission urgente l’attend. Abattre Rudy Clesse de plusieurs balles de revolver.

— Asseyez-vous, Jen, invite le savant, désignant un fauteuil.

Malgré leur amitié réciproque, les deux hommes ne se tutoient pas. D’ailleurs, ils appartiennent à des souches sociales différentes. Ils n’ont pas reçu non plus la même éducation. Une bonne quinzaine d’années les séparent. Stone éprouve un certain respect, une certaine admiration pour Hobleton.

— Dites-moi, Jen. J’aimerais approfondir les symptômes que vous ressentez, par crises. Parlez-moi un peu des « Voix » que vous percevez.

— Ah ! Sam vous a mis au courant. À vrai dire, il ne s’agit pas de voix, mais d’une véritable pensée. Un contact, si vous voulez.

— Télépathique ?

— Oui, ça doit être ça. Des gens me parlent. Des gens étranges dont j’ignore la forme, le degré d’intelligence. Les Zikors. Ils désirent vraiment me connaître.

Le savant se caresse la barbe. Il scrute son ami d’un œil attentif. Pour l’instant, il se contente d’un interrogatoire :

— Curieux. Vous, Jen… Vous leur parlez aussi ?

— Je crois. Mentalement, bien sûr. Je leur explique que je suis sur Vénus, que mes compatriotes possèdent une civilisation très développée. Mais je ne comprends pas pourquoi je suis le seul à contacter les Zikors télépathiquement.

Hobleton se lève, marche vers Stone, lui tape sur l’épaule :

— Venez. Nous en aurons le cœur net. Je vais vous soumettre à un électroencéphalogramme.

L’inquiétude taraude le regard du gangster. Ses poings se crispent. On se demande s’il ne va pas piquer une crise. Il se maîtrise, se calme. Il prend la chose du bon côté :

— Comme Eric, vous me croyez fou.

Le professeur hausse les épaules. Il ne donne habituellement pas son diagnostic à la légère. Il emmène son ami dans le labo, l’assied sur un fauteuil surmonté d’un casque truffé d’électrodes. Stone se retrouve harnaché, rivé à son siège par des bracelets métalliques. Le casque à électrodes coiffe sa tête.

Puis le savant libère l’énergie électrique. Des oscillateurs inscrivent sur un graphique les réactions du cerveau à diverses impulsions. Au bout d’un quart d’heure, la séance se termine.

Hobleton libère Stone de son siège. Déjà, il a étudié le graphique et maintenant, il peut rassurer son patient :

— L’électroencéphalogramme ne révèle aucune lésion de votre cerveau. Tranquillisez-vous. Vous ne sombrerez pas dans la folie.

Ce diagnostic laisse une certaine inquiétude chez le gangster :

— Ces crises télépathiques…

— Elles sont réelles. Vous entrez en contact avec des créatures extraterrestres : les Zikors. Je n’explique pas autrement vos symptômes.

Le regard de Jen se dilate. S’il n’est pas dingue, il le deviendra sûrement. Car il entre en pleine anticipation. Or, ce n’est pas son genre. Il préfère garder les deux pieds sur terre.

Sa mâchoire se crispe :

— Il faut que ça arrive à moi. Pourquoi pas à un autre ?

Hobleton offre un verre d’alcool à Stone. Le pauvre en a besoin car son esprit se tourmente. Il vit une drôle d’aventure.

— Je ne vois qu’une solution, Jen. Le fait d’être dématérialisé, réduit biologiquement en ultra-molécules, donne probablement à l’homme une faculté nouvelle : celle de la perception extra-sensorielle.

— Un sixième sens ?

— Si vous voulez. Il vous permet d’entrer en contact télépathique avec des créatures qui possèdent, elles aussi, cette faculté. Entre vous, s’échange donc un dialogue. Vous devenez un cerveau réceptif.

Sam, dans tout ce charabia, n’y comprend pas grand-chose. Il se contente d’écouter. Il devine cependant que des événements très importants se préparent. Or, cela n’entrait pas dans le cadre des expériences tentées par Hobleton. Ce serait plutôt une conséquence.

Stone tend la main au savant :

— Au revoir, professeur. Laissons les Zikors de côté, voulez-vous. Je m’en balance. J’ai du travail. Or, je ne possède que quelques jours devant moi.

— Si vous désirez vous venger, Jen, soupire Hobleton, je ne peux pas vous en empêcher. C’est votre affaire. Moi je vous rends service en vous permettant de quitter votre prison vénusienne. D’ailleurs, je vous dois beaucoup. Vous m’avez aidé financièrement dans mes recherches.

— Bah ! N’en parlons pas, fait Stone.

— Si, je le souligne. Il serait navrant que votre obstination vous entraîne à votre perte. En jouant avec le feu, vous pourriez vous brûler. Or, je ne ressuscite pas les cadavres.

Jen n’entend pas cette recommandation. Il poursuit son idée. Quand il quitte le professeur, il songe à Rudy Clesse. Il le revoit, dix ans auparavant, gras, adipeux, ventru. Un porc. Il a voté la condamnation à perpétuité. Ils l’ont tous votée. Or, pourtant, Stone n’avait jamais tué personne. Il avait fauché, d’accord, cambriolé des banques à main armée. Mais il évitait le meurtre partout où c’était possible. C’est le tribunal qui le pousse à devenir un assassin. Et quand on a déjà descendu un commissaire, on ne risque plus guère en fermant définitivement la bouche à un juré.

Rudy Clesse est découvert mort, dans un bois, quarante-huit heures plus tard, la poitrine trouée de six balles. Un chargeur complet. Dans la poche de la victime, les enquêteurs trouvent un billet signé de Stone, s’accusant du meurtre.

Sam et Jen roulent vers Miami, en automobile à turbines. Fallas conduit. De temps à autre, il observe son compagnon et s’aperçoit que Stone semble satisfait. Il y a une heure à peine, les deux hommes avaient attiré Rudy Clesse dans un guet-apens.

Fallas, ami de Jen depuis des années, allume une cigarette :

— Que tu te venges, c’est normal. Mais que tu signes tes crimes, ça devient une folle témérité.

— Je me délecte, explique le gangster. Je nargue la police justement parce que je me sens invulnérable. Comment pourrais-je tuer quelqu’un à Washington tout en étant sur Vénus ?

— Un jour, les flics découvriront la machination.

— Sûrement. Ça me rapportera une nouvelle condamnation à perpétuité. Qu’est-ce que j’en ai à foutre ?

Sam n’insiste pas. Il sait qu’il ne convaincra pas son ami. D’ailleurs, Stone ajoute :

— Et puis, je tiens à ce qu’on sache que l’assassin, c’est moi. Pas un autre. Question d’honnêteté, de vanité si tu veux. Si je ne signais pas mes crimes, jamais la police ne penserait à moi.

Soudain, le gangster touche le bras du conducteur. Sa main se crispe. Son regard fixe la route.

— Arrête-toi, Sam. N’importe où, mais arrête-toi.

Fallas comprend que Stone entre dans une nouvelle crise. Il veut bien croire que son ami n’est pas fou, mais n’empêche, il n’en mène pas large. Nul ne sait les réactions Imprévisibles d’un individu en transes.

Aussi, le conducteur obéit. Il se range au bord de la route, où il ne gêne pas la circulation. La turbine stoppée, le silence écrase le véhicule.

Rivé à son siège, le cou tendu, le buste légèrement penché en avant, le regard au-delà du pare-brise, l’amant de Claudia Wayte ressemble à une statue, tous sens bandés.

— Sam…, hoquette-t-il. Les Zikors ont atterri sur Vénus.

Le pauvre Sam fait une drôle de trombine. Cette révélation ne le rassure pas. Doublement. Ou Stone dit la vérité, ou il déraille complètement. Il tente d’influencer le médium :

— Hé ! Jen. Réveille-toi. Tu t’es endormi !

Il le pousse même du coude. Mais Stone riposte sèchement :

— Laisse-moi. Je ne dors pas. Les Zikors me parlent. Mais je ne les vois toujours pas. Ils se sont posés à la pointe-nord de l’îlot M.14.

— Ton îlot ? répète Fallas, plus pâle qu’un mort.

— Oui. Ça ne m’étonne pas. Ils ont déterminé avec une précision admirable le lieu où je me trouvais. Cette performance traduit un haut degré de civilisation. Je dois retourner sur Vénus pour les rencontrer. Ils m’attendront. Je leur explique que je suis actuellement sur la Terre.

Sam feint de croire son collègue :

— Et… qu’espèrent-ils, en te rencontrant ? Ils possèdent un programme ?

— Je ne sais pas, dit Jen. Le flux télépathique tarit à grande vitesse. Déjà, il s’éloigne, insaisissable. Je ne capte plus rien.

Il perd son immobilité, se frotte vigoureusement les yeux comme pour chasser un mauvais cauchemar. Il demande une cigarette et fume quelques secondes en silence.

— Je ne peux pas retourner sur Vénus avant le courrier régulier. Tant pis. Ils m’attendent, là-bas. Je ne suis pas du tout inquiet car je suis certain que nous nous entendrons très bien. Je sais que je ne suis pas dingue. Hobleton me l’a assuré. Alors, les Zikors, j’y crois dur comme fer.

Fallas remet en route la turbine :

— Tu vas à Miami ou chez Hobleton ?

— Chez Claudia, comme convenu. Pourquoi changerais-je mes plans ?

Sam hausse les épaules. Il croyait que Jen s’empresserait de raconter sa « perception » à Hobleton. Il préférait Claudia. C’était son droit.

— Tu vas la mettre au courant ? Elle ignore tout de tes crises.

Il ricane, évoque un corps que le ressac a rejeté sur la grève, près de la base américaine, sur Vénus :

— Tu sais, Jen. Le gars de la télévision locale, Murray Craig. Il ne parlera plus. J’avais oublié de t’en informer.

— Tu l’as buté ?

— Oui. Les flics doivent se demander comment il est mort. Dans mon genre, je suis aussi un spécialiste.

L’atmosphère se détend à bord de la voiture. Dans une heure, ils seront à Miami. Et là, Stone espère prendre quelques heures de vraies vacances.

Joan et Hens retiennent leur souffle. Tapis dans un fourré, ils éprouvent une sorte de vertige, une crainte interne, une appréhension sans cesse grandissante. Ils n’ont encore jamais rien observé de semblable.

La luminosité, dégagée par l’astronef inconnu, tarit lentement. Les multiples facettes – elles sont des millions – qui composent la sphère perdent de leur éclat. Des facettes taillées, polies dans une masse étrange, un métal inhabituel.

La boule mesure plusieurs mètres de diamètre. Elle repose, enlisée dans la forêt, immergée dans la végétation qui s’est refermée sur elle. Détail curieux, étonnant, au passage de l’engin, les frondaisons n’ont subi aucune calcination. Cette luminosité verdâtre, d’une brillance exceptionnelle, ne proviendrait-elle pas d’une source d’énergie ?

Qui dit énergie dit chaleur. De la chaleur à la calcination, il n’y a qu’un pas, vite franchi. C’est ce qu’essaient de définir les reporters, avec bien de difficulté.

Ils ne ressentent aucun rayonnement calorique. Ils notent l’absence de tuyère. La sphère paraît découpée dans une masse compacte. Bref, bien des points restent dans l’ombre. Tout, pratiquement. À commencer par l’origine des visiteurs.

Un nom vient à l’esprit de Joan :

— Les Zikors, murmure-t-elle.

— Comment ? sursaute Hens. Comment dites-vous ?

— Les Zikors. Souvenez-vous. Au cours de ses crises, Stone prétendait se trouver en relation télépathique avec des créatures qui se nommaient ainsi.

— En effet, reconnaît Will. Rien ne prouve qu’il ne s’agisse pas d’un engin téléguidé. Pour l’instant, nous n’apercevons personne.

Il se frappe le front, comme s’il avait oublié quelque chose :

— Bon sang ! Ma caméra. Il faut que j’aille la chercher. Je possède l’élément d’un film extraordinaire, qui fera sauter Robeson de joie.

Sa caméra, il sait où il l’a camouflée. Elle a toujours échappé aux investigations de Stone. Il s’apprête donc à battre en retraite lorsque Joan le retient par le bras.

Elle montre un visage inquiet, soucieux, suppliant :

— Ne me laissez pas seule, Will.

— Je comprends, soupire Hens. Ou alors, venez avec moi.

La femme de Maubry accepte. Elle n’est pas fâchée de quitter la pointe extrême du nord de l’île. La présence de cette sphère lumineuse rend l’atmosphère peu rassurante, même menaçante. En tout cas, les passagers de cet engin, s’ils existent, ne manifestent toujours pas leurs intentions.

Les deux reporters esquissent à peine un pas en arrière, prudemment, qu’ils éprouvent aussitôt une sorte de malaise. La première, Joan se passe la main sur le front, s’arrête :

— Will… Je ne me sens pas très bien.

— Moi non plus, avoue Hens. Ma tête s’alourdit. Pourtant, d’habitude, je résiste assez bien au sommeil.

Les jambes de Joan flanchent. Elle s’appuie sur le cameraman mais celui-ci ne parait guère en état d’aider sa camarade. Ils titubent, zigzaguent, puis finalement s’écroulent. Un invincible sommeil les terrasse.

***

Lorsqu’ils s’éveillent, leurs montres leur apprennent que trois heures se sont écoulées depuis le moment où Hens avait manifesté son intention de retrouver sa caméra. Trois heures. C’est beaucoup et c’est peu. L’aube doit pointer sur l’îlot.

Trois heures d’une inconscience totale. Ils reprennent connaissance sur des couchettes et immédiatement, ils s’aperçoivent qu’ils sont à l’intérieur de la sphère lumineuse. Du moins, ils se l’imaginent, ils se le persuadent. Aucune autre hypothèse ne s’offre à eux.

Hens veut bouger. Il ne le peut pas. Une force invincible le cloue dans sa position horizontale. L’impossibilité de tout mouvement jette en lui un certain désordre, une certaine panique. Ses pieds, ses mains, son cou, sont bloqués sans qu’il n’ait l’impression d’être attaché par des sangles.

Sa seule manœuvre consiste à remuer les yeux. Il aperçoit Joan, allongée sur une autre couchette, à côté de lui. Avec une terrible appréhension, il se demande si son appareil de phonation sera bloqué, comme le reste. Il essaie, entrouvre les lèvres. Des mots sortent de sa gorge, malgré une étrange résonance due à l’acoustique du local.

— Joan ! appelle-t-il. Ça va ?

La voix de sa camarade le rassure :

— Oui. Je ne peux pas bouger.

— Moi non plus. Nous sommes très certainement enfermés à l’intérieur de l’astronef inconnu. Cela, depuis trois heures.

Il louche vers sa montre. Puis il promène son regard autour de lui. La pièce est nue, vide, sans mobilier, à part les deux couchettes. Les parois réfléchissent une lumière bleutée, douce, tamisée.

— Étrange, remarque Joan. Apparemment, l’astronef ne comporte ni rouage, ni mécanisme. Pas la moindre canalisation, le moindre fil électrique, le moindre interrupteur.

Les reporters se perdent en conjectures sur les motifs de leur incarcération. Car, ils n’en doutent pas, ils sont prisonniers. Prisonniers de créatures pour le moment invisibles, dont les intentions leur échappent. Peut-être même prisonniers d’une machine sans âme.

— Maintenant, Will, je pense que nous devons attacher foi aux perceptions extra-sensorielles de Stone. Ses Zikors existent vraiment.

Malgré les apparences, Hens reste sceptique :

— Il peut s’agir d’une coïncidence. Nous le saurons lorsque les étrangers se seront présentés à nous. Nous saurons s’ils sont les Zikors.

— Zikors ou pas, acceptons les faits. La sphère lumineuse n’est pas d’origine terrestre.

— Je le reconnais, acquiesce le cameraman. Mais pourquoi Stone, et lui seul, entrerait-il en contact télépathique avec des créatures du cosmos ? Pourquoi pas vous, ou moi ?

Ils réfléchissent à ce nouveau problème – un de plus ! –, lorsque quelque chose attire leur attention. Très rapidement, ils comprennent qu’ils ne sont plus seuls dans le local.

Plusieurs masses lumineuses, entrées on ne sait comment, se meuvent autour des couchettes. Les reporters en comptent quatre. Des masses de forme ovoïde, mais inconsistantes, fluidiques, gazeuses. En volume, elles ne dépassent pas la taille d’un homme. Elles seraient même plus petites.

Elles émettent une luminosité blanchâtre qui tranche sur la réverbération bleue des parois de la pièce. Elles se déplacent sans bruit, en frôlant le sol, comme des fantômes.

Joan et Hens sont impressionnés par ce spectacle. Ces présences ne les rassurent pas, bien au contraire. Ils imaginent le pire.

Le cameraman se décide. Tant pis. Que risque-t-il ? Le silence l’oppresse trop pour qu’il se taise plus longtemps.

— Détachez-nous ! hurle-t-il. Personne ne vous veut du mal !

Les masses fluctuantes s’arrêtent, se figent. Sans doute la voix humaine les surprend. Puis, après quelques secondes d’immobilité, les étranges créatures s’animent de nouveau. Elles se penchent sur les deux humains.

— Bon Dieu ! Sortez-nous de là ! gueule encore Hens, inutilement.

— Calmez-vous, Hens, dit Joan en gardant son sang-froid. Ne criez pas comme ça. Ils ne nous comprennent pas. Peut-être même ne nous entendent-ils pas. D’ailleurs, s’il s’agit des Zikors, comment pourraient-ils dialoguer avec nous autrement que par télépathie ?

Will roule des yeux fous dans ses orbites. Avec satisfaction, il constate que les créatures lumineuses s’éloignent, quittent la pièce.

— Ont-ils seulement essayé de nous contacter mentalement ? Pour ma part, je n’ai pas ressenti une seule impulsion dans mon cerveau. Et vous ?

— Moi non plus. Vous savez, tous les cerveaux ne se prêtent pas à la télépathie. Nous sommes de mauvais récepteurs.

— Stone en serait un bon, lui ?

— En quelque sorte. Pour le moment, je ne vois que lui qui pourrait dialoguer avec les Zikors.

— Ah ! Si seulement il était ici ! soupire Hens. Il nous tirerait une fameuse épine du pied. Je payerais cher pour recevoir le don de Stone. Car c’est un don. Jen est né comme ça, avec cette faculté.

La femme de Maubry marque une certaine réserve :

— Possible, mais pas certain. Si Stone était né avec cette faculté, cela m’étonnerait fort qu’il soit le seul, sur les milliards d’individus qui peuplent la Terre.

Will esquisse une magnifique grimace. Il essaie de nouveau de bouger, sans plus de résultat. Il se persuade maintenant que les Zikors n’ont rien compris à ce qu’il disait.

— Nous deviendrons toqués, Joan. Stone communiquerait pas la pensée avec des nuages ! Car les Zikors ne sont rien d’autre que des masses gazeuses.

— … Ou électroniques, ajoute la journaliste du Star-Tribune.

— Pour moi, c’est la même chose. De l’hébreu. En tout cas, nous voilà plongés dans une drôle d’aventure. Si Robeson et Scriber nous voyaient ! Ils nous augmenteraient sûrement notre prime de risque.

Comme Joan reste silencieuse, malgré cette boutade, Hens s’inquiète :

— Hé ! À quoi pensez-vous ?

Elle pense à Joë. Elle l’imagine, petit, tout petit, microscopique, dans son éprouvette, à la merci d’un faux geste, d’un faux mouvement, ou d’une mauvaise humeur. À la merci de Mosbi. Joë aussi vit une aventure fantastique.

Cette évocation ne laisse pas la jeune femme insensible. Elle pleure doucement. Des larmes roulent sur ses joues. Des larmes qui, sous la lumière bleue, ressemblent à un des saphirs.