CHAPITRE IV
— Tu m’intrigues rudement, Hens, grogne Joë qui talonne son camarade.
— Je ne peux pas t’expliquer la chose. Il faut l’avoir vue. Tu comprends ?
— Toujours pas. Tu constitues un bloc énigmatique.
— Nous approchons, confie Will.
Joan suit les deux hommes. Elle a revêtu un genre de blue-jean en tissu synthétique. À travers l’épaisse végétation, ils se fraient un passage. L’absence de points de repère rend la tâche de Hens très difficile. Parfois, il hésite, cherche son chemin, puis reconnaît un sentier, l’empreinte de ses propres pas.
Ils ne peuvent pas s’égarer sur un territoire aussi petit que l’îlot. Quelques kilomètres carrés. Cette perspective les console, les rassure. Ils atteindront toujours la côte-Ouest, d’une façon ou d’une autre.
Ils traversent l’île dans sa plus grande largeur. Le sol spongieux s’enfonce sous leurs pieds, mais ils savent que les efforts qu’ils déploient ne dureront pas. Une heure, au maximum.
Ils avancent avec une relative sécurité. Ils n’ont pas emmené la moindre arme. Pourtant, parfois, les fourrés bruissent. Quelque chose court sous les fougères, se faufile, s’enfuit. Un animal. Mais un animal tout à fait inoffensif, qui ressemble à un lapin. Son pelage un peu verdâtre le confond avec la végétation.
Joan, elle, redoute les serpents, les scorpions ou les araignées. Hens assure qu’il n’existe aucune de ces mauvaises bêtes. En somme, ils évoluent presque au milieu d’un paradis, malgré les ouragans brutaux qui assaillent l’océan-sud.
Déjà, de gros rochers apparaissent, isolés dans la forêt, masses de granit égarées dans la verdure. Plus on approche de la côte-Ouest, plus ces blocs deviennent nombreux. Ils finissent même par prendre le pas sur les arbres, par s’amalgamer et former de vraies murailles hautes de plusieurs mètres.
Joë observe Hens qui, genou en terre, cherche des indices comme un Indien sur le sentier de la guerre. Cette attitude amuse même le téléreporter :
— Je devrais te filmer, Will. Si, je t’assure. L’envers du décor, en somme.
Le cameraman hausse les épaules. Il se relève, son appareil de prises de vues à la main :
— Vous voyez ces fourrés, autour de ces rochers. L’entrée de la grotte est ici.
— Hum ! apprécie Joan. Bien camouflée.
— Insoupçonnable, rectifie Hens. Si je n’avais pas vu Stone se faufiler jusque-là, je serais passé dix fois devant la caverne sans la découvrir. Mes empreintes, et celles de Jen, restent incrustées dans la terre.
— Aïe ! Aïe ! glousse Maubry avec une grimace. Mauvais. Très mauvais. Stone s’apercevra, en lisant sur le sol, qu’il n’est plus seul dans son île.
Will écarte les fourrés épais, heureusement peu épineux. Les feuilles suent encore d’humidité.
— Jen est à cent lieues de penser que nous sommes si près de lui. Il nous croit de retour à la base.
Les branches se referment derrière les trois reporters. Ils éprouvent l’impression de violer un sanctuaire, quelque chose de sacré. Devant l’entrée béante de la grotte, ils hésitent. Ils sondent ce trou noir, d’où peut jaillir la lumière mais aussi un mystère encore épaissi.
Hens tourne quelques mètres de pellicule. Puis il demande :
— Éclairez-moi. Surtout, n’ayez pas peur. Aucun monstre n’habite la grotte.
Joan et Joë tirent leurs lampes de leurs poches. Le double rayon plonge dans l’ouverture, débusque l’ombre avec brutalité. Un boyau humide s’offre à eux.
Will, caméra en action, pénètre le premier dans l’antre. Le faisceau des lampes lui ouvre le chemin. Derrière, il sent l’haleine de Joë et de sa femme. Une haleine courte, haletante.
Enfin, ils parviennent devant l’appareil dont le socle repose sur une surface rocheuse, dure, que des hommes ont préalablement aplanie. Un appareil extrêmement complexe, en tout cas mystérieux, dont l’utilité échappe aux reporters.
Il se compose, dans sa majeure partie, d’une longue éprouvette renversée, d’au moins deux mètres de hauteur. L’extrémité supérieure de ce gros tube translucide, d’un diamètre de soixante centimètres, frôle la voûte de la caverne. Des orifices, placés à des points variables, permettent la pénétration d’un grand nombre d’électrodes, toutes reliées à des cadrans de contrôle groupés sur un tableau panoramique.
D’autres accessoires complètent l’ensemble. Des miroirs paraboliques orientables. Des circuits électriques, des relais. Un réseau touffu de câbles, des électro-aimants. Enfin, une petite boîte, sur le socle même de l’appareil, avec diverses inscriptions, attire l’attention de Joan. Des inscriptions en anglais !
— Une micro-pile atomique ! apprend la journaliste du « Star-Tribune ». De fabrication américaine. Cet ensemble scientifique peut fonctionner à l’endroit où il se trouve, indépendamment, sans apport de courant électrique puisqu’il fabrique lui-même sa propre énergie.
Joë hoche la tête. Il inspecte le tube à vide, renversé, s’aperçoit qu’il est muni d’un panneau coulissant. Sur le tableau de contrôle, il lit des chiffres qui ne signifient rien pour un novice. Mais tous ces boutons, ces écrans, ces cadrans, utilisent des méthodes de fonctionnement mis au point dans des laboratoires terrestres.
Hens achève ses prises de vues. Il semble satisfait :
— Évidemment, dit-il. J’aimerais mieux filmer cet appareil en état de marche. À qui appartient-il ?
Joan entrevoit la vérité. Du moins une possibilité, une hypothèse :
— Vénus attire beaucoup de savants, de toutes races, de toutes nationalités. Ils viennent de toutes les branches scientifiques. L’un d’eux, ou un groupe d’entre eux, a entreposé ici son appareil, son invention.
— Pourquoi ? demande inévitablement Joë.
— Pourquoi ? répète la jeune femme. Sans doute parce que les règles très strictes de sécurité qui régissent la base américaine auraient certainement interdit la fabrication d’un tel appareil dans ses murs.
— Il serait donc dangereux ? souffle Hens, maîtrisant un geste de répulsion.
— Nous n’en savons rien. Et nous n’en saurons jamais rien tant que nous ne connaîtrons pas son utilité.
Maubry se caresse le menton. Il étudie de nouveau l’étrange machine, mais cet examen ne lui apporte aucune indication supplémentaire. Il avoue son impuissance sur le plan technique, scientifique.
— C’est la déconfiture ! soupire-t-il, les bras au ciel. Or, Stone connaît la présence de cet appareil.
— Forcément, assure Will, puisque je l’ai suivi depuis son habitation. Il s’est dirigé vers la grotte sans aucune hésitation. Quand il est ressorti, un air de satisfaction illuminait son visage. J’en ai déduit qu’il était venu voir si la machine se trouvait toujours bien à sa place. Des fois que nous l’aurions découverte, par hasard.
— Nous pourrions demander des explications à Stone, suggère Joan.
— C’est la dernière chose à tenter ! proteste Joë. D’ailleurs, il n’est pas question que nous apparaissions devant Jen. Sinon à quoi serviraient toutes les précautions que nous déployons avec tant de zèle ?
— Exact, approuve Hens. Je conseille même de ne pas trop nous attarder par ici. Stone pourrait revenir. S’il nous surprenait…
Cette éventualité incite les reporters à quitter précipitamment la grotte. Ils n’ont touché à rien et comme le sol, rocheux, ne laisse aucune empreinte, ils sont assurés qu’il n’existe aucune trace de leur passage.
À peine émergent-ils à l’air libre que Joan tend la main vers le ciel. À travers une échancrure de la végétation, ils distinguent une hélibulle, irisée par le soleil.
— Des visites ! grogne Joë.
— Oui, ils atterrissent, souligne Hens, remarquant que l’hélibulle perd de l’altitude.
L’engin disparaît derrière la crête des arbres. Nos amis ont remarqué deux hommes à bord.
— Pourvu qu’ils n’aient pas repéré notre tente, s’inquiète Joan.
— Impossible, rassure Maubry. J’ai pulvérisé sur le plastique une peinture verdâtre, qui se confond avec la forêt. Ensuite, sous cette végétation luxuriante, bien malin celui qui découvrirait quelque chose. Néanmoins, redoublons de prudence. Démontons notre abri.
Ils emploient l’heure qui suit à ce programme. Ils dégonflent la tente, la plient, la dissimulent dans un fourré avec le reste de leur matériel. Naturellement, ils échafaudent toutes sortes d’hypothèses.
— Ces visiteurs…, estime Joë. C’est peut-être Hoker et Perry.
— Pourquoi viendraient-ils ? s’enquiert Joan.
— Oh ! Pas pour Stone. Pour nous. Craig est rentré seul à la base. Or, nous étions partis quatre.
Hens introduit un nouveau chargeur dans sa caméra. Sa jeunesse pétille dans son regard. Il voudrait dérider ses compagnons et il s’y emploie :
— Craig a dû raconter à Hoker et à Perry qu’il nous avait laissé sur le continent central, donc au-delà de l’océan-sud. Ceci pour les nécessités d’un reportage sur la vie des animaux vénusiens. Cela exige du temps, de la patience.
— Tu crois que Hoker et Perry avaleront ce mensonge ? doute Maubry. S’ils l’avalent, ils s’étrangleront. Aussi, comme ils ne sont pas stupides, ils viennent se rendre compte sur place. Stone et les animaux, ça fait deux genres bien différents.
— Laissez agir Craig ! s’obstine Will. Il se montrera persuasif. Et puis j’ai compris pas mal de choses depuis notre arrivée. J’en déduis qu’ici, les policiers ne sont pas tellement chauds pour le travail. Ils exécutent leur boulot, d’accord, mais ils ne dépassent pas la limite de leurs missions. Or, personne n’a demandé à ce qu’on nous recherche.
L’argument frappe Maubry et sa femme. Ils conviennent que Hoker et Perry ne se dérangeront pas pour rien. Surtout si Craig a rassuré les flics sur le sort de ses confrères.
— Alors, les deux types qui débarquent chez Stone ? grogne Joë.
L’envie de surveiller la maison du condamné à perpétuité tenaille les reporters. Mais ils réfléchissent, se demandent si ce guet serait utile. Ils adoptent alors une autre tactique. Ils sont presque persuadés que les deux visiteurs et l’appareil découvert dans la grotte possèdent quelque chose de commun.
Aussi, ils se dirigent de nouveau vers la côte-Ouest. Ils se tapissent dans un fourré épais, à quelques mètres de l’entrée de la caverne. Patiemment, ils attendent et leurs efforts ne semblent pas déçus. Au bout d’une heure, ils perçoivent des voix, reconnaissent celle de Stone.
Aplatis sur le sol, l’oreille tendue, l’œil fouineur, ils remarquent trois hommes qui se faufilent vers la grotte. L’un d’eux est Jen Stone. Les deux autres, des inconnus, parlent en américain mais leurs paroles s’étouffent sous les frondaisons, ne parviennent qu’imparfaitement, fragmentées, aux oreilles de nos amis.
— Deux intellectuels, chuchote Joë. Il n’y a que des scientifiques sur Vénus. D’ailleurs, vous avez vu le plus vieux ? Un visage sévère, sérieux, encadré de barbe, un front dégagé. Bref, le type parfait du savant.
— L’autre est plus jeune, souligne Hens. Dommage que je n’aie pu les filmer.
— Pas de blague, Hens. Tiens-toi tranquille, sinon je bousille ta caméra.
— Tu ferais ça ? persifle Will, le regard animé.
— Dans notre intérêt, oui…
Par des mouvements de reptation, Joan rejoint les deux hommes. Elle leur adresse un coup d’œil fulgurant :
— C’est terminé vos jérémiades ? fulmine-t-elle. Si vous continuez à vous engueuler, même amicalement, je vais tout droit dans la grotte et je raconte tout à Stone.
— Hé ! s’affole Joë. Tu tombes sur la tête ! Tu veux ramener un papier sensas à ton canard, oui ? Alors ne bouge pas et observe.
Le silence enrobe bientôt les reporters, apaisés. L’attente use leur patience, leurs nerfs. De longues minutes s’écoulent.
— Ce petit vieux à barbiche…, murmure soudain Hens, la bouche mordant presque le sol. Vous ne savez pas où nous l’avons déjà rencontré ?
— Non, jette Maubry sans intérêt.
— Dans l’astronef. Il occupait une couchette devant nous. Je suis très physionomiste. Admettons qu’il soit venu exprès pour Stone. Curieux, hein ?
— Bon Dieu ! grogne Joë, les poings crispés, pensant à autre chose. Ont-ils mis l’appareil en marche ?
Dix minutes plus tard, les reporters sursautent. Les deux visiteurs venus en hélibulle ressortent de la grotte, s’enfoncent immédiatement dans la forêt, prennent la direction de la clairière. Peu après, l’hélibulle s’élève dans le ciel, fonce vers le nord, vers la base.
Stone, lui, est demeuré dans la caverne. Ça intrigue passablement les trois journalistes.
— De plus en plus bizarre, conclut Maubry. Que fabrique Jen dans ce trou ? J’ai envie de…
Joan, dont le visage trahit l’inquiétude, retient son mari par le bras :
— Non, Joë, n’y va pas.
Le téléreporter se dégage vivement. Ses traits s’empreignent de volonté, de décision :
— Je ne risque rien. Rien du tout. Stone n’est pas armé. D’ailleurs, je ne jetterai qu’un coup d’œil.
— Je t’accompagne, propose Hens. Sans ma caméra.
Il donne l’appareil à Joan. Puis les deux hommes se glissent vers l’entrée de la grotte. Joan les voit disparaître avec beaucoup d’appréhension. Son cœur bat à grands coups précipités. Sa gorge se sèche. Ses poumons jouent très mal dans sa cage thoracique.
Soudain, au bout de quelques minutes, deux, pas davantage, la voix de Joë glapit, assourdie par la terre : une voix jaillie d’un tombeau :
— C’est à devenir complètement dingue !
La journaliste du Star-Tribune comprend que le danger n’existe pas. Elle se précipite dans la grotte, se heurte à Hens, demeuré un peu en arrière. Son regard dilaté parcourt la caverne.
— Eh bien ? ricane Maubry, goguenard. Tu cherches quelque chose ?
— Bien sûr. Stone ! répond Joan mal à l’aise.
— Tu vois, il n’est pas là. Ahurissant, non ?
Les jambes de la jeune femme chancellent. Elle se trouve plongée dans un mystère troublant, déroutant. Un mystère qui la suffoque, l’étreint comme dans un étau.
— Sortons d’ici, balbutie-t-elle.
Au-dehors, elle respire un grand coup.
Tout chavire autour d’elle. Elle aperçoit les visages pâles de son mari et de Hens. Ce dernier transpire à grosses gouttes. Personne n’y comprend rien. L’énigme tient du sortilège, de la prestidigitation.
— Pourtant, halète Joan. Stone est bien entré ici avec les deux autres hommes.
— Oui, assure Joë. Aucun doute. Nous l’avons vu. Mais il n’est pas ressorti. Nous avons fouillé la caverne. Elle est vide, désespérément vide. À croire que Jen s’est brusquement volatilisé !
L’affaire de la Mondiobank possède des ramifications insoupçonnées. Vénus devient la plaque tournante du mystère. Un mystère qui s’épaissira encore et qui paraîtra insoluble. D’ailleurs, des forces incommensurables, presque inhumaines, entrent en action. Personne encore ne les devine, ni même ne les conçoit dans sa pauvre imagination. Des forces qui dépassent la science des hommes.
***
Quand l’homme entre dans le jardin, doucement, sans bruit, avec des allures de maraudeur, Claudia Wayte sirote un jus de fruit, étendue sur sa chaise longue. Elle n’a pas entendu arriver la puissante voiture que son conducteur a d’ailleurs garée assez loin.
Elle offre son corps au soleil. Un maillot de bain moule ses formes. Un grand chapeau de paille abrite sa tête. Ses yeux se dissimulent derrière de grosses lunettes noires.
L’homme connaît le système de fermeture du portail. Il n’a pas hésité longtemps. Il se glisse derrière la femme, subrepticement. C’est un individu colossal, aux larges épaules. Un peu la gueule d’un boxeur. Ses cheveux noirs grisonnent à peine.
Parvenu à deux mètres de la chaise longue, il s’arrête, tend l’oreille. La propriétaire des lieux somnole. Il perçoit sa respiration régulière. Alors, soudain, l’homme appelle :
— Claudia !
Celle-ci sursaute, s’éveille, se dresse. Elle pivote, reconnaît l’individu. Ses jambes se mettent à trembler, son cœur précipite ses battements. Un vertige la saisit. Avec effort, elle se maintient debout, arrache ses lunettes noires. Sa gorge palpite, frémissante. Un long frisson la secoue.
— Jen ! halète-t-elle. C’est toi, encore toi ?
Elle est pétrifiée. Mais Stone tire un paquet de cigarettes de sa poche, en allume une, tranquillement. Il paraît extrêmement détendu.
— Ça te déplaît ?
— Non. Seulement après tout ce qui s’est passé, je suis en droit de douter.
— Tu doutes de quoi ?
Elle hésite, détaille son visiteur, le scrute : elle pousse un profond soupir :
— Je me demande si c’est bien toi. Ta réapparition brutale, à deux reprises, me désarme. Tu n’as pas pu t’échapper deux fois de Vénus.
— Si, avoue-t-il. Mais je ne peux pas t’expliquer comment. Je suis en mesure de m’évader quand bon me semblera. Tu comprends, ma sécurité exige que je me taise. Tu as la langue beaucoup trop longue. Tu as fait des confidences aux reporters de la télévision.
Claudia se raidit. La peur entre en elle, envahit ses veines. Ses poings se crispent. Ses ongles meurtrissent sa chair. Elle contemple Stone comme un revenant, comme un fantôme venu exécuter une sale mission. L’angoisse tord sa gorge. Elle ressent comme une boule au creux de l’estomac.
— Jen ! balbutie-t-elle, traquée. Je t’en supplie, ne te venge pas. Tu sais, j’ai piqué une crise de nerfs devant les reporters. Ils n’ont rien dit à la police, comme ils me l’ont promis.
Stone fume de plus en plus tranquillement. Il saisit la bouteille de jus de fruit, à moitié vide, porte la paille à ses lèvres, aspire à petites goulées. Le liquide diminue dans le récipient.
— Tu m’excuses ? J’ai soif. En ce qui concerne la T.V., je m’en balance. Tu peux dire ce que tu voudras. Au contraire. Ça achèvera de dérouter les flics. Ils n’y comprennent rien.
— Moi non plus, Jen. Tu m’intrigues passablement. Mets-toi à ma place.
Il se déride, sourit. Ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Il contemple la bouteille vide puis consulte sa montre :
— Dans une heure, tu seras fixée. Je m’efforce de donner le maximum d’indices de ma présence sur la Terre. Tu écouteras le bulletin d’informations. Il y aura du nouveau. Tu connaissais le commissaire Borton ?
— C’est lui qui t’a arrêté il y a dix ans.
— Ta mémoire ne te trompe pas. Eh bien ! Borton n’arrêtera plus personne. Je l’ai tué ce matin. C’est trop long à t’expliquer comment.
Claudia chavire. Elle tombe sur la chaise longue, s’évente. Son sang se retire de son visage. À force d’émotions répétées, elle deviendra cardiaque. Elle aperçoit Stone dans une sorte de brouillard.
— Jen, tu es devenu fou !
Il s’assied sur la table du jardin. L’un de ses pieds bat la mesure dans le vide. Et il affiche toujours une mine tranquille, détendue. Il sort un vieux Colt de sa poche, le fait sauter dans sa main.
— Avec ce joujou-là ! Je n’ai pas la possibilité de m’offrir un pistolet à rayons. C’est plus propre, d’accord, moins bruyant aussi. Mais tu sais, il existe trente-six façons de donner la mort. Seul le résultat compte. Mes dix ans d’exil sur Vénus, je les dois à Borton, et au jury qui m’a condamné. Je reviendrai plus tard pour régler les comptes avec les jurés. J’en possède une liste exacte. Je ne voudrais pas être dans leur peau. Je les retrouverai toujours, un jour ou l’autre.
Claudia Wayte ressemble à un cadavre. Ses yeux se dilatent, ses traits se tirent comme sous une souffrance atroce. Son teint blême reflète son agitation intérieure. Sa voix se brise :
— Oh ! Jen… Je croyais que dix ans de détention t’auraient assagi. Je te retrouve encore plus haineux qu’auparavant.
Stone s’anime progressivement. Le revolver disparaît dans sa poche :
— Dix ans de bagne, d’enfer. L’exil solitaire, c’est quelque chose de terrible. Ils auraient mieux fait de conserver la peine de mort. Dix ans que je rumine ma vengeance. Maintenant que je tiens ma chance, des possibilités énormes s’offrent à moi. Tu voudrais que je les refuse ?
Les rayons du soleil baissent. Une certaine fraîcheur tombe sur les épaules et Claudia enfile un peignoir. Elle tend les mains vers son ancien amant, des mains tremblantes, suppliantes :
— Dis-moi, Jen… Dis-moi la vérité. Tu détiens un secret.
Elle s’accroche à lui, désespérément. Stone la repousse, sans brutalité, mais avec énergie :
— Je me montre à toi pour que tu dises aux flics, ou aux journalistes que tu m’as vu. Si, tu peux parler. Je t’y autorise. Au contraire, tu me rends service. Mais je ne peux pas te dire la vérité. En fait, je l’ignore un peu moi-même. Elle me dépasse.
Il se penche vers elle, l’embrasse. Au moment de partir, il se ravise, fouille dans sa poche, en tire une grosse liasse de billets qu’il jette sur la table :
— Tiens. Pour toi. Si, prends-les. Dix mille dollars. Une partie de mon pourcentage sur le hold-up de la Mondiobank. Je serais fâché, Claudia, s’il te manquait quelque chose.
Il traverse le jardin, se dirige vers le portail. Ses pas crissent sur le gravier. Sa maîtresse court derrière lui, essaie de le retenir, vainement :
— Tu ne passes pas la nuit ici ?
— Non, désolé. On m’attend. Je dois regagner Vénus dans les plus brefs délais, toujours pour égarer la police. Ce jeu m’amuse beaucoup. Crois-moi, je suis entouré d’amis fidèles… Ah ! N’oublie pas le bulletin d’informations.
Il consulte de nouveau sa montre, ajoute :
— Heu… dans une demi-heure. Adieu, Claudia.
— Tu reviendras ?
— Oui. J’ignore quand. Ce n’est pas toujours moi qui décide.
Il quitte la villa, d’une démarche sûre. Claudia Wayte, rongée par l’inquiétude et l’ignorance, se demande si elle ne deviendra pas folle. L’idée d’une substitution de personnage, avancée par ce reporter de la télé, ne tient même plus debout. Elle ne sait que penser. Mais elle est certaine qu’il s’agit de Jen. Celui qu’elle a toujours connu. Si c’était un faux, il serait exactement son double.
Elle s’habille, regagne le salon, éclaire le poste de télévision. Elle attend impatiemment les informations en grillant des cigarettes. La nervosité l’agite. Enfin, l’heure du bulletin arrive. Après de brèves nouvelles politiques, le speaker annonce que le commissaire Borton, de la police de Washington, a été tué de plusieurs balles de revolver en pleine poitrine. Son cadavre a été découvert, gisant près de sa voiture, dans la banlieue de la capitale.
L’écran montre une photo du commissaire. Claudia le reconnaît. Il a un peu vieilli. Mais le speaker n’a pas terminé. Il précise que, dans l’une des poches de la victime, les enquêteurs ont découvert un papier signé de Jen Stone. Celui-ci s’accuse lui-même du meurtre. Des experts en graphologie ont comparé les deux écritures, celle du billet et celle de Stone. Les écritures sont identiques.
Claudia Wayte éteint le poste. Elle se dirige vers un petit bar, se verse une bonne rasade de Cutty Sark. Elle boit et le scotch lui procure une délicieuse chaleur au creux de l’estomac. Elle se verse un autre verre, puis un troisième. À partir de ce moment-là, ses idées se troublent, sa vue faiblit. Elle juge qu’elle est assez saoule pour oublier les événements de l’après-midi. En fait, sa tête s’alourdit et l’envie de dormir la terrasse. Elle espère qu’elle ne fera pas de cauchemar.