CHAPITRE IX
Eric Mosbi attend Stone par le prochain courrier régulier en provenance de la Terre. Enfin, il l’attend, c’est une façon de parler. Il sait que Jen ne viendra pas seul. Mais réduit à l’état microbien. Sous le bras d’un porteur. Soit Sam, soit un autre complice. Les amis que possédait le gangster sont inépuisables. Seulement, l’intéressé ne tient pas trop à élargir le cercle de ses confidents.
Or, à la grande surprise de Mosbi, le courrier n’amène personne. Ou plutôt si. Une lettre de Hobleton.
Le professeur explique qu’il a perdu Stone et Sam de vue, depuis leur retour sur la Terre. Il signale le meurtre de Rudy Clesse. Mais Jen n’est jamais reparu. La presse ne fit en tout cas pas mention de son arrestation.
Hobleton demande à son collaborateur de regagner Washington par le prochain courrier. Il faut qu’il emmène Joë Maubry avec lui. C’est indispensable. Le savant ne s’étend pas davantage sur ses projets immédiats.
Eric se prépare donc, il n’est pas fâché de quitter Vénus où il s’ennuie. La vie à la base n’est pas drôle. Néanmoins, le jeune homme s’en accommodait. Il avait été placé là par Hobleton et cette manœuvre entrait dans le cadre d’un plan concerté.
En principe, pour les services de contrôle, Mosbi se livrait à des travaux de bioélectronique. Effectivement, il poursuivait ses recherches commencées sur la Terre. N’empêche. Il avait amené dans ses bagages, en pièces détachées, le réducteur biologique installé présentement sur M.Z.14. Il avait expliqué au contrôle qu’il s’agissait d’appareils essentiels dont il achèverait la mise au point sur Vénus. La plus grande liberté d’action était laissée aux savants de la base. Aussi Eric n’avait-il eu aucune peine à transporter le réducteur sur M.Z.14. Hobleton en personne lui avait donné un coup de main.
Mosbi restait donc en place, comme un pion sur l’échiquier, n’attirant nullement la méfiance grâce à une discrétion absolue. De plus il entretenait avec ses collègues des relations amicales. Qui eût pu soupçonner en ce jeune homme travailleur, un complice à la solde d’un gangster notoire ?
Car en fait, c’est Stone le patron. Indirectement, c’est lui qui a financé la mise au point du réducteur. Pour son intérêt, d’ailleurs. Du même coup, ses capitaux donnent à la science une impulsion nouvelle que Hobleton tient encore secrète.
La veille du départ de la fusée, Eric s’inocule le contenu de l’éprouvette sous le bras. Cette opération lui vaut une belle séance de gymnastique. Mais il ne pouvait se permettre d’emmener l’éprouvette dans une serviette sans courir un risque. Celui de voir le tube hermétique se briser à la suite d’un accident.
Dès son débarquement à Washington Mosbi se rend chez son patron. Il le trouve assez animé. Ce qui n’est pas son genre. D’habitude, le professeur conserve son sang-froid, son calme, dans les plus graves circonstances.
— Ah ! Eric… Quelque chose d’exceptionnel se prépare, mais j’ignore quoi. Je sais seulement qu’indirectement, nous en sommes responsables.
L’ahurissement fige les traits de Mosbi. Il sent que, sur sa lettre, Hobleton ne lui a pas tout révélé.
— Diable ! Vous m’effrayez. Je ne vous ai jamais vu un visage aussi tourmenté. C’est à cause de Stone ?
Le vieux savant marche de long en large dans son bureau. Finalement, il s’assied, se renverse sur son fauteuil, pousse un profond soupir : il lâche ce qu’il rumine depuis des jours, et qu’il n’a encore confié à personne :
— Les Zikors, Eric. Vous y croyez ?
— C’est-à-dire que…, hésite le jeune homme.
— Croyez-y. C’est nécessaire. J’ai psychanalysé Stone. Il ne porte aucun indice de lésion cérébrale. Son don de perception extrasensorielle lui a été donné par son passage dans le réducteur.
— Comment ça ? s’étonne Mosbi, brusquement plus attentif.
— Je n’ai pas encore étudié en détail le phénomène. Mais il apparaît, clair comme de l’eau de roche, que le fait de réduire un corps biologique produit certaines incidences sur le cerveau, notamment à hauteur des centres de la pensée. Des perturbations qui accroissent dans un pourcentage très important l’énergie initiale développée par ces centres.
Eric s’assied à son tour. Il réfléchit profondément. Sa thèse de la folie s’effondre et Hobleton lui en apporte la preuve. Si Stone n’est pas fou, il est devenu une sorte de supercréature capable de télépathie à très longue distance.
— Enfin, professeur, ces Zikors, vous ne les avez encore pas vus ?
— Évidemment. Tout laisse supposer qu’ils se sont posés sur la Terre.
Mosbi passe une main égarée sur son front. Il se demande si son patron ne déraille pas, s’il n’a pas trop travaillé ces derniers temps et s’il n’est pas victime du surmenage.
— Des extra-solaires sur notre sol ? En apportez-vous la preuve ?
— Des preuves formelles, non. Mais de fortes présomptions, oui.
Hobleton explique qu’il s’est mis en rapport avec Claudia Wayte. Naturellement, Claudia ne connaissait pas le professeur. Celui-ci lui donna même un faux nom, pour ne pas attirer l’attention sur lui. Mais il assura être un ami de Stone. Il expliqua à Claudia qu’il s’inquiétait pour Jen, de son silence. Normalement, il aurait dû regagner Washington pour son rembarquement à destination de Vénus. Le courrier partait le lendemain.
Impressionnée, Claudia Wayte raconta à Hobleton, par téléphone, que Jen et Sam lui avaient rendu visite le jour même du meurtre de Rudy Clesse. Jen était bizarre. Il avait piqué une crise, parlé des fameux Zikors. Mieux, ceux-ci devaient le rejoindre sur la Terre, en un point situé hors de toute agglomération. Jen était parti à ce rendez-vous avec Sam.
— Vous comprenez, maintenant, pourquoi je suis inquiet, ajoute le vieux savant. J’attache foi aux déclarations de Claudia Wayte.
Eric hoche la tête, paraît ébranlé, convaincu :
— Il faudrait peut-être donner l’alerte, suggère-t-il.
La solution effraie le professeur :
— Vous voulez donc attirer l’attention sur nous alors que depuis des mois, nous nous efforçons, avec succès, de passer inaperçus. D’autre part, si nous nous trompions, nous serions la risée du monde. Je crois préférable d’attendre des événements plus… concrets.
Les deux hommes décident donc de garder le silence. Puis Mosbi passe au laboratoire, s’allonge sur une couchette. Hobleton extirpe le soluté que Eric s’est injecté sous le bras. Il le recueille avec précaution dans une seringue de Pravaz, le place dans le réducteur.
Après les opérations habituelles, orage magnétique et stimulations bioélectroniques, Joë Maubry retrouve sa taille normale. Mosbi le libère de l’éprouvette géante.
Hagard, dépaysé, un peu groggy par les épreuves qu’il vient de subir, le téléreporter observe le laboratoire, puis les deux hommes en face de lui. Les reconnaît. Ses poings se crispent.
— Où m’avez-vous emmené ?
— À Washington.
Joë sursaute. La nouvelle semble tellement hallucinante qu’il la repousse :
— Sans blague ?
— Vos molécules, explique Hobleton, tenaient dans un tube de verre. Nous n’avons pas eu de difficulté pour vous ramener de Vénus.
La mémoire de Maubry s’éclaircit. Il revoit les dernières scènes. La grotte, sur M.Z.14, Joan, Hens, le réducteur, l’éprouvette géante, Sam qui le poussait. Puis plus rien. L’abolition de toutes ses facultés. Un grand sommeil.
Joë lorgne vers l’appareil d’où Eric l’a tiré. La même réplique que celui de M.Z.14. Il se tâte, comprend qu’il est redevenu lui-même. Une créature de chair et d’esprit. Mais une question inévitable franchit immanquablement ses lèvres :
— Joan… Qu’en avez-vous fait, bande de lâches ?
Eric grimace. Il n’aime guère ce ton peu courtois. Il menace :
— Doucement, mon cher. Nous ne vous répondrons que sous certaines conditions. Vous oubliez que nous tenons entre nos mains la vie de votre femme et de votre ami.
Il croit que le journaliste du Star-Tribune et le cameraman se morfondent toujours sur M.Z.14. Il aurait quand même dû faire un saut jusqu’à l’îlot pour s’assurer si tout allait bien. Mais il n’avait pas eu le temps, pressé par son retour hâtif sur la Terre.
— J’ai compris, opine le téléreporter. Vous me tenez à votre merci.
— Enfin ! soupire Hobleton. Je suis heureux que vous compreniez. Voulez-vous prendre place sur ce siège ?
— Un encéphalo ? devine Joë à la vue de l’appareil surmontant le fauteuil. Ça ne vous suffit donc pas de me réduire à la taille d’un microbe ?
— Asseyez-vous ! intime sèchement Eric. Nous perdons un temps précieux.
Le mari de Joan obéit. Par force. Il se retrouve harnaché d’une multitude d’électrodes. Un casque le coiffe.
Mis en mouvement, les oscillateurs retracent avec fidélité les réactions psychiques enregistrées au niveau des neurones. Mais vainement, Hobleton cherche une lésion mentale. Il n’en découvre aucune.
Il libère son patient avec un soupir :
— Décidément, Eric, ce test confirme celui subi par Stone, ici-même.
À peine détaché de son siège, Maubry se fige au milieu du labo. Les jambes légèrement écartées, les bras raidis le long de son corps, il tend son esprit, le regard braqué vers la fenêtre qui s’ouvre sur un ciel orageux.
Médusés, Mosbi et Hobleton remarquent que le reporter entre en transes, comme Jen. La même attitude le caractérise.
Il ouvre les lèvres, balbutie d’une voix rauque :
— Bizarre. Je perçois une pensée lointaine. C’est… c’est comme quelque chose qui s’infiltre dans mon cerveau, m’inonde. Je comprends ce qu’ils me disent.
— Que disent-ils ? halète Eric, très pâle.
Joe reste muet quelques secondes, de façon à enregistrer l’influx télépathique en provenance de l’espace. Puis il précise :
— Des créatures extra-solaires prennent contact avec moi. Les Zikors. Ils sont actuellement à bord d’un vaisseau à quinze années de lumière de la Terre.
Hobleton, terrassé par l’émotion, tombe sur une chaise, livide. Les traits creusés, il se demande s’il ne rêve pas, s’il ne chavire pas dans la folie, lui et Eric. La pensée de Maubry contredit celle de Stone. Ce dernier assurait que les Zikors se poseraient sur la Terre. Or, d’après les perceptions du reporter, ce serait plutôt le contraire. Le vaisseau extra-solaire s’éloignerait.
— Demandez-leur, souffle le professeur, s’ils emmènent Stone à bord.
Joë acquiesce, sans s’étonner de la question. Il concentre son esprit, opère un gigantesque effort mental. Les Zikors répondent.
— Non, traduit Maubry. Ils n’emmènent aucun homme de la Terre dans leur vaisseau. Mais ils m’assurent qu’ils me contacteront plus étroitement. Ils sont en train de me localiser sur un planisphère universel. Ma pensée les guidera jusqu’à moi.
Eric ouvre toute grande la fenêtre du labo. Il étouffe. La sueur mouille son corps. L’angoisse aussi. Il n’y comprend rien car les Zikors manœuvrent d’une façon complètement désordonnée. Il ne paraît pas possible qu’ils ne se souviennent pas de Stone. Pourquoi se sont-ils éloignés du système solaire, et pourquoi s’en rapprocheraient-ils de nouveau ?
La conversation télépathique, à travers plusieurs années de lumière, s’achève enfin. Joë abandonne son état de tension extrême. Mais cette épreuve l’a surmené. Il ressent une grande lassitude, tout comme Stone au moment de ces périodes.
Eric contemple le mari de Joan, endormi sur un divan :
— Déroutant, professeur. Nous ne parvenons pas à analyser correctement ces perceptions extra-sensorielles.
Hobleton tient sa tête entre ses mains. Une ride profonde barre son front. Pourtant, au cours de sa fructueuse carrière, il a élucidé bien des problèmes. Celui-là le dépasse.
— À mon avis, soupire-t-il, les Zikors ont éliminé Stone de leurs pensées pour une raison qui nous échappe. Sans doute ne faisait-il pas l’affaire. Ils quittaient notre système solaire lorsqu’ils captèrent l’influx télépathique de Maubry. Alors, ils se décident à revenir.
Les deux savants se cassent la tête contre un problème apparemment insoluble. Comment peuvent-ils analyser les initiatives d’une créature qui, biologiquement, ne ressemble pas à un homme ? D’ailleurs, ils s’éloignaient de la vérité. Une vérité bien différente que Jen Stone, le premier, découvre lentement et qui lui paraît diabolique.
***
Washington s’étire paresseusement au soleil matinal. Dans le ciel, pas un nuage. Un temps superbe, qui incite à flâner. En somme, une journée apparemment tranquille pour la patrouille M.T.17.
Or, la coïncidence va jouer un drôle de tour à Dan et à Shops, les deux inséparables. Un tour pendable, dont ils se souviendront longtemps. La coïncidence et aussi la force des choses.
L’hélibulle effectue sa ronde au-dessus de la capitale, et même sur les secteurs périphériques. Shops pilote, comme d’habitude, et Dan mâchonne son chewing-gum.
Le chef de la patrouille enclenche le contact qui le met automatiquement en relation avec son quartier général. Dix heures du matin. Ponctuellement, il donne son rapport horaire :
— Ici M.T.17 volant. À Q.G. Rien à signaler. Terminé.
C’est bref, explicite. Dan a horreur des mots inutiles. Mais c’est justement à ce moment précis – Oh ! ironie du sort ! – que le destin lui joue son petit tour de vache. Presque de vache enragée.
La lampe rouge d’appel clignote brusquement sur le tableau de bord. Le chef de patrouille se penche vers le micro tandis que le haut-parleur dégoise :
— La Mondiobank appelle. Hold-up… Venez vite !
La voix haletante témoigne d’une situation grave, pressée. Shops lâche presque ses commandes et Dan avale son chewing-gum. La surprise les cloue sur place.
— La Mondiobank ! ânonne le pilote. Tu te souviens ?
Diable si son copain se souvient ! Quatre mois, exactement, à deux ou trois jours près. Cela avait déclenché la plus belle affaire policière du siècle. Une affaire encore pas close, et dont la presse s’abreuvait jusqu’à en saouler ses lecteurs. Une énigme non résolue. Presque une histoire à dormir debout !
— 113e Rue ! grogne Dan. Je sais. Grouille-toi, Shops.
Il s’adresse à son correspondant, le rassure :
— Ici patrouille volante M.T.17. Nous arrivons.
Le même scénario recommence. Les deux policemen se croient revenus quatre mois plus tôt. La 113e Rue, ils la localisent très vite, reconnaissent le building de la Mondiobank. Ils atterrissent sur le toit, gagnent l’ascenseur puis le rez-de-chaussée.
Décidément, il s’agit d’une répétition des faits savamment orchestrée. Le même portier bloque l’entrée des bureaux. Cette fois, il a même pris de l’audace.
— On ne passe pas ! gueule-t-il, les bras écartés. Vous pouvez être des faux policiers.
— Ne débloque pas ! vitupère Dan, bousculant l’homme à la casquette galonnée. Tu ne nous reconnais pas, non ? Patrouille M.T. 17. Ça te rappelle quelque chose ?
Ébloui, le gardien se gratte la tête, Bon Dieu ! Ces deux flics étaient déjà là au moment du premier hold-up !
— Ah ! gémit-il, très pâle. Entrez. C’est l’affolement complet à l’intérieur. Cette fois-ci, je crois bien que nous avions affaire à des fantômes !
Dan hausse les épaules, pénètre le premier dans la banque. Il tombe en plein désarroi. Trois femmes gisent sur le sol, évanouies, et des employés s’empressent auprès d’elles. Des hommes tremblent. Les visages livides trahissent une terrible émotion.
Le directeur, toujours aussi fluet, leva les bras au ciel à l’arrivée des deux policiers. Il transpire drôlement dans son costume. Sa cravate l’étouffe. Ses yeux chavirent.
— Deux hold-up en quatre mois ! gémit-il. Le sort s’acharne sur la Mondiobank. Vous savez, cette fois, la caméra n’aura rien enregistré du tout. Nous avions affaires à des Invisibles.
Martial, essayant de crâner, Dan écarte les jambes, assure solidement son équilibre. Les mains sur les hanches, il domine le petit homme tremblotant :
— Vous vous foutez de nous ?
— Non. Demandez aux employés.
Déjà, Shops interroge le personnel et les clients. On a téléphoné à un toubib à cause des femmes évanouies de peur. Un guichetier affirme, le regard hanté :
— Je vous assure. La serviette se promenait toute seule à travers la banque. Elle a gagné la sortie par la porte. Nous étions tellement sidérés, pétrifiés, que…
— Ils étaient armés ?
— Qui ? Les gangsters ? Nous ne les avons même pas vus. Un hold-up sans personnage.
Shops essuie son front où la sueur afflue. Il entre en pleine féerie. Il voit très large, mais il y a des limites. Celles du bon sens. Le guichetier comprend que le policier doute de ses paroles. Aussi il désigne un homme assis sur une chaise, effondré, pâle comme un mort, complètement vidé. Un homme apparemment costaud.
— L’agent comptable des usines Kerssec vous confirmera nos témoignages. Le malheureux se demande encore ce qui lui est arrivé.
Dan et son collègue s’approchent de l’homme assis, l’encadrent. Shops hoche la tête :
— Vous vous appelez comment ?
— John Horb, récite l’autre d’une voix monocorde, le regard fixé dans le vide.
— Vous êtes agent comptable aux usines Kerssec ?
— Oui. Je venais chercher la paye des ouvriers, comme chaque quinzaine. Le caissier m’avait déjà remis l’argent.
— Vous l’aviez glissé dans une serviette ?
— Oui, en cuir havane, précise Horb.
Il émerge lentement de sa torpeur, de son choc psychologique. Il ajoute :
— J’avais signé le reçu et je m’apprêtais à regagner la voiture qui m’attendait au-dehors, avec un garde armé. C’est alors que je me suis senti bousculé.
La rétrospective de la scène amène de nouveau la terreur dans le regard de l’agent comptable. Une panique extrême. Son tremblement reprend. Ses dents s’entrechoquent.
— Calmez-vous, dit Dan. Qui vous a bousculé ?
— Je ne sais pas. Quelqu’un d’invisible.
Shops soupire lentement. Décidément, les employés de la banque sont toqués. Pourtant, le directeur, qui assiste à l’interrogatoire, approuve d’un signe de tête.
— Bon, admettons, grogne le chef de patrouille. Vous avez senti quelque chose ?
— Oh ! Un drôle de contact, assure Horb avec une grimace de répugnance. Un contact mou, étrange, comme du caoutchouc. Mais c’était chaud, vivant, charnu.
Ces détails ne résolvent pas l’énigme. Ils l’épaississent. Aussi les policiers n’y pigent rien. Les inspecteurs n’y comprendront pas davantage.
— Et après ? demande Dan.
— J’ai senti qu’on m’arrachait ma serviette des mains.
— Vous ne pouviez pas crier, faire un effort pour retenir votre sacoche ? reproche Shops.
L’agent comptable baisse la tête :
— J’aurais bien voulu vous voir à ma place. Je n’ai remarqué personne à mes côtés. Pourquoi voudriez-vous que j’aie eu le réflexe d’agripper plus solidement ma serviette ? J’ai été surpris. Ce contact gélatineux m’a donné tellement un choc que j’ai même lâché ma sacoche. Alors, j’ai cru devenir fou. Des femmes se sont évanouies. Les employés ont hurlé d’effroi. Ou bien la peur clouait leurs bouches. Ma serviette s’est éloignée vers la porte, seule, à cinquante centimètres du sol. Nous étions tous plongés en plein rêve, en plein cauchemar.
Les témoins approuvent avec véhémence. Ils se montrent tous d’accord. La sacoche se baladait bien toute seule. Mais une intelligence la guidait sûrement car, la porte de la banque franchie, elle se dirigea vers une voiture en stationnement, s’y engouffra, et la bagnole démarra aussitôt.
— Automobile volée, conclut Shops. Le coup classique.
— Tu appelles ça un coup classique ? grommela Dan.
— Dans la rue, intervient le directeur, la vue de cette serviette sans aucun support matériel provoqua une panique générale. Ce qui permit à la voiture de démarrer sans difficulté. Quelqu’un, je crois, a relevé le numéro.
Cette dernière initiative laisse froids les policiers. Ils savent qu’ils retrouveront le véhicule dans une rue de Washington. À moins que les gangsters n’aient utilisé un faux numéro.
Car Dan, lui, tout comme son collègue, ne croit guère à la sorcellerie, ni aux sciences occultes. La présence d’un homme bien vivant, normalement constitué, au volant de l’automobile, suppose une opération savamment étudiée. Reste à élucider l’affaire de l’individu invisible. Le témoignage de John Horb n’a rien de rassurant :
— Non, insiste-t-il, ce n’était pas un homme qui m’a bousculé. Ne me prenez pas pour un dingue. Le contact d’un humain, on le reconnaît. Là, c’était différent, totalement différent.
Le caissier de la Mondiobank donne une précision :
— J’ai vu que M. Horb était bousculé. Il a titubé. Derrière mon guichet, je n’ai remarqué qu’un léger halo lumineux à côté de lui.
Le détail prend une certaine importance. Shops tend le cou :
— Un halo de lumière ?
— Oui. Il a accompagné la serviette jusqu’à la porte, ajoute le caissier. J’ai été le seul à l’apercevoir. Mes collègues, et les clients présents, n’ont rien remarqué. Hormis la sacoche, bien sûr.
Dan se gratte la tête. L’affaire se complique d’une énigme dont les enquêteurs auront du mal à venir à bout. Les gangsters ont sûrement utilisé un procédé nouveau.
— Monsieur Horb… Vous étiez seul, à la caisse ? Personne n’attendait derrière vous ?
— Personne, affirme l’agent comptable. Tous les témoins, ici…
— Ça va, coupe Dan qui en a marre de collecter des renseignements dont l’accumulation ne fait qu’augmenter le mystère.
Il manipule son micro-émetteur fixé au poignet :
— Allô ! le Q.G. ? Ici patrouille volante M.T.17. Nous vous parlons de la Mondiobank. 113e Rue…
Quand il a terminé, il soulève sa casquette, se gratte le crâne. Tous les regards se braquent dans sa direction, comme si, d’un coup, il allait expliquer l’énigme. En réalité, il nage. Doublement. Dans la sueur, car il fait terriblement chaud, et dans l’inconnu.
Néanmoins, malgré les affirmations du directeur, il se glisse dans la cabine grillagée du caissier et ôte la bande filmée de la caméra-piège. Quand, une demi-heure plus tard, il déroule le film sur l’écran, il n’aperçoit que Horb. Il le voit tituber, bousculé, lâcher sa sacoche qui se débine alors toute seule. Mais la caméra n’a même pas enregistré le fameux halo de lumière décrit par le caissier.
Dan boit un grand coup d’alcool. Une affaire qui pourrait bien s’achever dans un hôpital psychiatrique. Ça possède bien une queue. En l’occurrence, la bagnole en stationnement devant la banque. Mais sûrement pas de tête.