Chapitre XIII : Désir et morale

 

« La loi morale humilie donc inévitablement tout homme qui compare à cette loi la tendance sensible de sa nature. »

Emmanuel Kant,

Critique de la raison pratique.

 

 

L’individu moderne comme être de désir

 

L’invention historique d’un régime politique « démocratique » basé sur une Déclaration des droits de l’homme d’après laquelle les hommes naissent « libres et égaux en droits », entraîne la naissance de l’individu moderne comme être aspirant à une liberté conçue comme déploiement de sa sensibilité[109]. La reconnaissance légale par le groupe que chacun de ses membres doit être « libre et égal » aux autres en tant que personne morale entraîne logiquement comme l’une des motivations de cet individu ce que la psychanalyse nommera « principe de plaisir », c’est-à-dire l’évitement du mal-être dans l’économie de ses actions.

Dans le système économique consumériste qui s’est épanoui en Occident à la lueur de ces droits de l’homme, cette recherche du plaisir est exacerbée ; on est passé en moins de deux siècles d’une société où le travail était la valeur première des non-aristocrates à une société du loisir pour tous. Jacques Lacan, notamment dans un texte nommé Radiophonie[110], a pointé l’impasse morale dans laquelle nous plonge le capitalisme et son impératif de croissance économique, celui-ci influant sur la psychologie de ses agents individuels. La « plus-value », le bénéfice quantitatif comme moteur de l’économie s’accompagne d’une croissance parallèle d’un impératif catégorique de la jouissance, sous la forme d’un « plus-de-jouir », c’est-à-dire un toujours-plus déséquilibrant le principe de plaisir et perçu par l’individu moderne comme naturel, universel et premier par rapport même à toute responsabilité vis-à-vis de la sensibilité d’autrui.

Or, lorsque Kant[111] fait reposer sa morale sur un principe « d’humiliation » de l’aspiration sensible individuelle, il semble contradictoire avec la fondation de l’individu moderne comme être de désir (le philosophe disposait pourtant des écrits de Rousseau pour anticiper l’hégémonie de « l’intime »). De ce fait, l’éthique de Kant est trop rigide. C’est une morale d’Ancien Régime où les individus sont encore, peu ou prou, les sujets d’un Prince dont l’autorité serait d’ordre divin, ou au mieux une morale stoïcienne d’exception, inadaptée à la société à vocation « démocratique ».

 

 

L’impasse de tout stoïcisme

 

En 1963, Lacan écrit « Kant avec Sade ». Le rapprochement de ces deux écritures si différentes est opéré par le psychanalyste, non apparemment comme une volonté d’abaisser Kant au niveau de la littérature (à supposer que le lieu de celle-ci se trouve en deçà de la philosophie), mais au contraire pour « élever » à la hauteur de la Critique l’intuition de Sade[112] contenue dans le cinquième dialogue de la Philosophie dans le boudoir, formulée sept ans après la Critique de la raison pure.

« Rectifier la position de l’éthique », tel serait le projet inconscient de Sade. Plus qu’une correction, une rectification suppose que le droit (rectus), le juste au sens de lucidité sur l’expérience humaine, serait du côté de l’écrivain libertin. N’oublions pas qu’il s’agit d’un point de vue de psychanalyste, pour qui le comportement humain se révèle être particulièrement tordu, et peu moral au sens asensible, apathologique et stoïcien que Kant donne à la visée de la raison pratique[113].

Kant se distingue pourtant des morales antiques, en ceci qu’il ne se réfère pas à l’idée d’un Bien connaissable par un travail d’ouverture au Logos (Platon, ou plus tard Plotin). Depuis par exemple Montesquieu et ses Lettres persanes, le Siècle des Lumières est en effet relativiste en matière de Bien, la Raison d’inspiration mathématique devenant le seul principe universel séculier. Cela, Kant, en éminent représentant de l’Aufklärung, ne pouvait pas ne pas l’intégrer à sa Critique. Loin donc du philosophe de Königsberg l’idée traditionnelle d’un comportement moral se conformant aux idées d’un Bien Absolu, même s’il admet que « l’homme se sent bien dans le Bien[114] », non seulement parce que ces idées sont toujours relatives et discutables, mais surtout parce qu’une action qui viserait autre chose que l’universalité de sa logique interne, fût-ce de beaux repères comme la sagesse populaire, serait par cette dépendance même non rationnelle. La bonne conscience de l’acte supposé vertueux parce qu’il se réfère à des commandements tantôt bibliques, tantôt humanistes, est encore dépendante de l’autosatisfaction sensible, du besoin de se complaire à être dans la supposée droite ligne. « Se sentir bien dans le Bien » relève encore de l’arrogantia de « l’amour-propre ».

Mais Kant n’en est pour autant « moderne » qu’à moitié. De cette critique sous-jacente de l’ordre moral comme indigne de l’éthique rationnelle, il n’en déduit pas qu’est bon ce que désire un individu au « désir sain », comme le fera Nietzsche. Pour Kant, c’est hors du sensible, du « pathologique », donc selon lui hors de tout désir, qu’il convient de se situer pour fonder un acte réellement moral. D’où la sèche formulation de l’impératif catégorique : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle[115]. » C’est-à-dire de telle sorte que toute réflexion purement logique puisse s’y reconnaître, dans tous les cas de figure pratiques. Or ce que la psychanalyse infère de l’observation de la dynamique émotionnelle de l’individu né des droits de l’homme, c’est que cet être, malgré tous ses efforts, ne peut jamais être dit « purement logique » dans ses actes.

De la volonté d’édifier une morale rationnelle plutôt que sensible découle cette sentence de Kant, qui ne peut que glacer le sang de tout individu moderne : « La loi morale humilie inévitablement tout homme qui compare à cette loi la tendance sensible de sa nature. » L’homme humilié de l’impératif catégorique kantien « ne vit plus que par devoir et non parce qu’il trouve le moindre goût à la vie », ajoute la Critique de la raison pratique dans un sombre élan sadomasochiste. Qu’il faille humilier son désir pour cesser d’être un automate, on comprend alors que ce soit le revers possible de la médaille de l’impératif sadien, à savoir : ne te soucie pas d’humilier les autres, qui ne sont qu’automates de la logique naturelle universelle, pas plus que d’être humilié. Ou, traduit par Lacan au plus près de l’exemple corporel cher à la psychanalyse, et non sans humour noir : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’aie le goût d’y assouvir[116]. »

Le concept déterministe de la Nature (inspiré de newtonisme, science officielle des Lumières) est en effet le nœud par où Kant et Sade s’enlacent. Celui-ci constate, on l’a vu, que la Nature, la vie sur Terre, est corruption, « destruction » constante. Tout meurt et disparaît : ce principe est universel (« rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », était le leitmotiv de la science de l’époque). On peut donc, en déduit Sade, se laisser aller à ses penchants les plus brutaux, on n’en agit pas moins selon une législation universelle observable par la science. Ici un kantien ne manquerait pas de rétorquer que la maxime sadienne, en apparence un universalisme, a ceci d’immoral, qu’elle se maintient dans le champ du pathologique, du « naturel », du sensible, et d’ailleurs que l’universelle destruction que Sade constate dans la Nature – non sans une projection anthropocentrique – peut être considérée d’un autre point de vue – que Sade lui-même relève : comme une incessante construction. Puisque, au final, tout se recompose et renaît, même sous une forme autre, pourquoi ne pas choisir de se conformer à l’impératif de la création plutôt qu’à celui de la destruction ?

Toutefois, en ceci même que la raison pure pratique, sauf à être une élégante vue de l’esprit, doit se déployer dans le monde des phénomènes et de l’expérience sensible, la morale kantienne ne tient pas, précisément parce que son universalité se rêve asensible. Ce que redécouvre la psychanalyse, c’est cette vérité simple : tout acte humain est, du début à la fin, sensible, contrairement à la démarche scientifique, qui peut commencer par le sensible puis s’en détacher mathématiquement. Kant propose donc en vain à l’individu qu’il se coupe de sa racine pathologique, de son « goût de la vie », dans une posture qui ressemble étrangement à celle dont se réclamèrent plus tard certains nazis (Hannah Arendt a relevé que l’officier Eichmann a déclaré lors de son procès que toute sa vie il avait vécu selon les préceptes moraux de Kant[117]).

L’impératif catégorique n’est pas à même d’empêcher un meurtre généralisé qui se modèlerait sur une règle universelle de l’indifférence cosmologique (la loi de la gravité universelle ne se fiche-t-elle pas du fait qu’en tombant je me tue ? ; les lois de la combustion ne s’appliquent-elles pas aussi aux corps humains ?). De même, l’agent capitaliste actuel, darwiniste en ce qu’il se réfère volontiers à un état de nature de lutte de tous contre tous, peut sans contradiction se soutenir d’une morale d’apparence kantienne : j’agis en égoïste indifférent et ultracompétitif, car telle est la loi de l’Univers et in fine elle apparaîtra bonne, suivant la foi en la Main Invisible.

 

 

Il n’y a pas de jouissance dans les objets

 

Si la morale kantienne paraît inadaptée à l’individu moderne, en ce que le désir comme volonté de jouissance est inhérent à son asservissement aux effets de la plus-value, en revanche la Critique de la raison pure inspire la psychanalyse dans la définition de ce désir : l’objet de celui-ci est compris par Lacan comme un inatteignable, un inconditionné absolu. S’appuyant sur sa pratique psychanalytique pour en déduire une théorie générale du désir, Lacan emploie, après Kant, le mot Das Ding avec une majuscule pour indiquer que l’objet réel du désir n’est pas dicible, ni représentable, ni incarnable par aucun être vivant ou phénomène[118]. De la même façon que l’entendement kantien ne peut connaître que des phénomènes, tandis que l’Absolu reste un idéal hypothétique, de même le désir ne peut que se porter, toujours insatisfait, sur des leurres, mais jamais atteindre sa visée, l’Autre en tant que pur absolu de la faculté a priori de désirer. D’où un manque constitutif de l’individu moderne, lié à ce que sa liberté de désirer ne trouve jamais à se réaliser pleinement. Mais ce manque, conscient, peut aussi devenir un savoir-vivre lucide : le désir sans objet, contrairement à l’artiste-sans-œuvre, n’est pas malheureux tant qu’il participe d’une éthique créative.

Pour Kant, « si toute connaissance commence avec l’expérience, il n’en résulte pas qu’elle dérive toute de l’expérience ». De manière analogue pour Lacan, le désir ne se soutient pas de l’objet désiré. Ce qui rend possible ce désir, c’est un point transcendantal que Lacan appelle objet a : une béance insaisissable du réel impliquée par la structure toujours relative et première du langage. Nommons cet objet a : la Nature[119].

C’est la constatation de cet appel d’air dans la structure du désir de l’individu moderne qui redonne in fine aux yeux de Lacan un net avantage épistémologique à Kant sur Sade quant à l’éthique. La volonté de jouissance sans limites sadienne (et capitaliste) ne tiendrait que si la pleine jouissance pouvait être atteignable à travers les objets du monde, ou si l’homme pouvait être un simple animal, un être en constante extase, en harmonie structurelle avec la Nature. Or de ce qu’il est, à la racine, un être de langage, l’individu, qu’il soit moderne ou pas, ne peut jamais revenir à l’état de nature, il est toujours selon Lacan plus ou moins en dehors d’elle, éloigné de la vie par le mur des mots, qui lui-même engendre le fantasme de cet au-delà mental, la Vraie Vie. Sous cet angle, le naturalisme de la Philosophie dans le boudoir devient une vue de l’esprit (et celui du capitalisme « darwinien » également). Ainsi, de la même façon que Kant apparaît naïf en demandant à l’individu moderne d’humilier trop fortement ce désir qui le fonde, Sade et tous les jouisseurs qui s’en réclament se montrent naïfs en exhortant l’individu à hypertrophier son désir sur le mode objectal et à suivre ses commandements irascibles en escomptant un utopique âge d’or de la profusion des objets de jouissance.

Toutefois, avoir pris un temps Sade au sérieux avec Kant permet de noter que sa philosophie sensualiste est, comme tout sensualisme, une amorce de ce qui serait une Critique de la raison impure[120]. On songe ici, inspirés par la lecture de la Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk, au kunisme tel que Diogène en a philosophiquement dessiné les traits, de manière suffisamment convaincante pour que Platon le désigne comme un « Socrate devenu fou », c’est-à-dire, jugerions-nous aujourd’hui après Foucault, un Socrate intéressant. Par analogie, le Sade de « L’Être-Suprême-en-méchanceté » peut être nommé un Kant devenu fou : une éthique complète doit inclure la méchanceté plutôt que rêver de la réduire à néant dans une posture idéelle. Tout comme Diogène nous invitait à une philosophie plus prosaïque, moins idéaliste, la morale inversée de Sade, en désignant les impératifs irrationnels et sensibles qui régissent l’homme moderne, est plus pratique que celle de Kant, en ce qu’elle nous rappelle, face à tout acte individuel, de ne pas négliger ce qui l’anime plus ou moins malgré lui derrière les justifications rationnelles. En morale, demander : « Quelle est la raison qui gouverne cet acte ? », ce doit être s’interroger sur les mécanismes qui régissent le désir plutôt que de délirer sur une impossible humiliation de celui-ci : « Ainsi Kant – écrit Lacan –, d’être mis à la question “avec Sade”, avoue ce qui tombe sous le sens du “Que veut-il ?” qui désormais ne fait défaut à personne. » En « démocratie » des individus « libres et égaux en droits », aucun examen de la raison pratique ne peut mettre de côté la question du vouloir sous-jacent. C’est le thème que reprendra Nietzsche de manière hyperbolique avec sa Volonté de Puissance.

Et nous pouvons, au terme de ce livre, poser comme hypothèse a priori, en nous fondant sur une logique du pire, qu’encouragé à dépasser ses limites, le vouloir de l’individu contemporain tend à néantiser l’autre, puis lui-même, sous la forme de ce que la psychanalyse appelle sadisme et masochisme, c’est-à-dire une perversion du désir pur. Or le désir pur, sans objet, est notre dernier lien avec la Nature. Il n’est pas le propre du Moi, mais la sève du corps[121].