Chapitre VIII : Privatisation de l’Absolu
« Un génie ? En ce moment cent mille cerveaux se prennent en rêve, comme moi, pour des génies… »
Fernando Pessoa,
Bureau de tabac[76].
La néantisation d’autrui
Déjà enfant, l’artiste-sans-œuvre savait qu’il était un habitant d’une autre planète, placé sur Terre dans le cadre d’une étude sur le genre humain. Ses parents n’étaient pas ses parents, pas plus que les êtres parlants qu’il côtoyait ne lui ressemblaient.
Puis il s’est pris au jeu. Oubliant son sentiment de différence, il s’est caché sous le masque du factice et a entrepris, bon gré mal gré, de se faire une place dans la société. Il y est parvenu à peu près, mais pas tout à fait. Car son sentiment de différence ne l’a presque jamais quitté. Plus il accumule certains signes de réussite, ou au contraire plus il multiplie les échecs, plus l’artiste-sans-œuvre se trouve conforté dans l’idée que sa place n’est nulle part. À vrai dire, le seul état qui le rende heureux, aujourd’hui encore, est d’être seul à rêver à tout ce qu’il pourrait être.
Aujourd’hui, l’artiste-sans-œuvre[77] a appris qu’il n’était pas un extraterrestre, qu’il n’était pas le seul à éprouver, face au monde et aux autres, ce sentiment de pureté bafouée, de viol constant de l’âme par la fausseté de règle dans ce monde homogène. Il sait qu’ils sont des millions comme lui à feindre plus ou moins douloureusement, selon les jours, de partager les valeurs et les comportements d’une société brutale et humiliante, où chacun néantise ou flatte son prochain en fonction de ses pathétiques intérêts. Mais l’ego tripé ne peut plus reculer. À ceux qui ne baignent pas encore dans l’anti- monde imaginaire généré par le capitalisme romantique, il parle ainsi : « Depuis votre enfance vous souffrez. Vous essayez péniblement d’être généreux ou bien vous tentez de répandre un peu de finesse autour de vous, mais presque toujours la vulgarité semble devoir triompher. Alors vous vous sentez faible, inadapté, et vous déprimez. Ce monde ne vous paraît pas pouvoir devenir le vôtre. Vous n’en partagez pas l’esthétique vulgaire, vous n’en comprenez pas les valeurs, vous n’en goûtez ni les plaisirs ni les drames. Changez de point de vue ! Basculez dans l’egoscillation collective ! »
L’avenir de l’hypocrisie
L’autartiste se réclame souvent de la philosophie de Nietzsche, qu’il connaît grâce aux hors-série que lui consacre désormais la presse magazine[78]. Il est séduit par son esthétique de la puissance personnelle, qui semble adaptée au libéralisme[79]. Or selon Nietzsche, la société s’organise en liant sans cesse le troupeau des individus « faibles » contre les rares individus « forts », aristocrates du courage et de la mise-en-œuvre ardue[80]. La façon qu’ont aujourd’hui les faibles de contrer l’énergie des forts n’est plus seulement de brandir les valeurs hypocrites de respect de l’autre, d’égalité, de convivialité, de positivité. Il s’agit également de nier toute véritable et douloureuse exception en postulant que chacun est un génie à peu de frais. En régime capitaliste romantique, c’est par la ruse, la violence psychologique, le reniement de soi-même qu’on parvient à prendre le dessus. L’autartiste n’est pas contre la volonté de puissance à condition qu’elle serve ses intérêts mesquins et préserve ses fantasmes uniformes. Si tu ne te places pas, tu meurs, crie l’instinct de conservation : la peur d’être ringard et vieux avant l’âge conduit la plupart des hommes à être avides vis-à-vis de ce qu’ils désirent à peine. Mais l’avidité et le vide sont les deux tabous majeurs du capitalisme romantique ; l’Homme Échappé pose pour la photo plus volontiers comme pur, fragile, touchant, esthète, doux, désintéressé et plein.
Haine du doute et régression narcissique
L’artiste-sans-œuvre parle ainsi à celui qui ne se sent pas encore un Homme-Décontracté accompli : « Ton objectif doit être de parvenir à un maximum dans l’intensité et le plaisir de tes sensations, cet état d’hyper-enfance retrouvé. Songe à la plénitude et à l’immense fierté animale d’être soi. Tu ne dois pas douter, sauf par jeu. Tu dois être en deçà du langage et de l’effort, et faire que cet état de triomphe du Moi ne souffre aucun obstacle. »
La difficulté, pour l’autartiste, est la nécessité de rester opérationnel au sein de la société de compétition, suffisamment pour que son ego trip ne soit pas entravé par des soucis primaires : se nourrir, payer son loyer et être à peu près en règle. Le métier qu’il fait n’aura bientôt aucune importance pour l’artiste-sans-œuvre, censé s’épanouir tout entier dans son auto-animisme. Que dit Le Petit Robert de la perception ? Qu’elle est l’action de recevoir le Saint-Esprit. C’est exactement l’objectif. La Main Invisible du marché doit générer un bienheureux fatalisme. Que l’astrologie devienne LA science sociale !
Le recyclage des poètes
L’un des philosophes officieux du capitalisme romantique, c’est un Héraclite détourné :
« Le temps de vie est un artiste-sans-œuvre qui s’amuse, joue au trictrac. Royauté de l’artiste-enfant.
L’artiste-sans-œuvre est non seulement chaque jour nouveau, mais sans cesse toujours nouveau.
L’artiste-sans-œuvre est père de tous les êtres et roi de tous les êtres. Dans chacun il enfante un dieu et un homme.
À l’écoute du logos, il est sage de convenir que tout-est-artistique.
Bien et mal sont Un en l’Homme Échappé.[81] »
De même, il suffît dans la fameuse lettre à Paul Demeny d’Arthur Rimbaud[82] de remplacer le mot de poète par celui d’artiste-sans-œuvre et de procéder à d’infimes modifications pour comprendre à quel point l’auteur des Illuminations fut, comme Nietzsche, l’un des précurseurs involontaires de l’artistocratie-pour-tous. Il s’agit là encore d’une tentative de subversion de l’âme du Poète par le libéralisme « darwinien » :
« On n’a jamais bien jugé l’artiste-sans-œuvre. Qui l’aurait jugé ? Les critiques ! ! L’artiste-sans-œuvre a prouvé que la chanson n’a pas à être l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur.
Car l’artiste-sans-œuvre est un autre. Avant l’artiste-sans-œuvre, il y avait des fonctionnaires, des écrivains, des auteurs, des poètes… L’artiste-sans-œuvre est voyant. L’artiste-sans-œuvre se fait voyant par un long, immense et imaginaire dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance et de folie pourvu qu’elles soient des paradis artificiels. »
On ne s’étonnera pas, du point de vue capitaliste romantique, que Rimbaud ait abandonné toute ambition à se faire une place dans le nauséabond landerneau parisien des lettres pour se consacrer au trafic d’armes dans les magiques terres d’Éthiopie. Suivant les critères de la démocratie-artiste, Rimbaud n’a pas renoncé à la poésie en s’embarquant pour l’Afrique. Au contraire, c’est avec sa période du Harar qu’il illustre l’acte le plus postmoderne qui soit, celui de devenir un animal schizoïde par-delà bien et mal. Parions que notre époque célébrera bientôt ses lettres d’Aden comme des chefs-d’œuvre plus radicaux que la Saison en enfer. Ainsi de ces deux phrases datées du 22 octobre 1885 :
« Il me vient quelques milliers de fusils d’Europe. Je vais former une caravane, et porter cette marchandise à Ménélik, roi du Choa[83]. »
Ce déplacement des textes d’Héraclite et de Rimbaud ne manquera pas de perturber les despotes éclairés qui donnent le la de la vie coolturelle. Pourtant, il révèle la manière dont les poètes sont lus par l’homme contemporain. De la même manière, pour comprendre le succès actuel de Fernando Pessoa, on ne peut négliger le fait que le lecteur s’identifie à son génie incompris. Voici comment l’autartiste lit son Bureau de tabac :
« L’artiste-sans-œuvre est tout, il sera toujours tout. Il ne peut vouloir être rien, car il doit rêver tous les rêves du monde.
L’artiste-sans-œuvre n’est jamais vaincu, car il incarne la vérité.
Il n’a de fraternité qu’avec les choses. Mais ces choses sont vivantes.
L’artiste-sans-œuvre n’est jamais perplexe, car il ne pense pas, ne cherche pas ; il trouve.
Penser ce qu’il est ? Mais l’artiste-sans-œuvre n’est pas seulement un autre ; il est mille autres !
L’artiste-sans-œuvre rêve davantage que Napoléon n’a agi. Il serre dans son cœur hypothétique plus d’humanités que le Christ. Il conçoit en secret des philosophies qu’aucun Kant n’a écrites.
L’artiste-sans-œuvre est celui qui est né pour cela ; il a toutes les dispositions. Il conquiert le monde entier sans se lever du lit. Et lorsqu’il doute de lui, il mange des chocolats.
L’artiste-sans-œuvre n’a pas l’amertume de ce qu’il ne sera jamais.
Il nomme noble la fierté d’être soi, et vil le mépris de soi.
Lorsqu’il s’invoque lui-même, l’artiste-sans-œuvre y trouve tout.
Et lorsqu’il sent trop de joie en lui, il fume une cigarette. »
L’hypermodernité comme adjuvant du Vide
Au XXe siècle, psychanalystes et philosophes se sont rejoints pour définir l’Homme en tant que manque – manque d’un être toujours Autre, manque à être présent dans l’action. La nouveauté, c’est que l’homme contemporain a décidé de se glorifier de cette faille plutôt que d’en tirer une leçon d’humilité. En tant que poète-à-Las-Vegas, l’Homme Échappé est une porte ouverte dans un décor en trompe-l’œil.
L’artiste-pour-lui-seul unit identité et altérité, en ce qu’un artiste est volontairement étranger à lui-même en tant que support par où l’Être se dit. Parce qu’il a la grâce de vaquer aux occupations de l’économie de marché, le salarié-artiste se sature d’absolu sans l’évacuer dans l’œuvre. Il reste en permanence le dieu de l’inouï et de l’indicible. « Je pourrais si je voulais. »
Mais pour se maintenir dans l’illusion de rester jeune, plein et moderne, le Moi contemporain doit de surcroît vénérer la Technique, de plus en plus conviviale, et l’hypermodernité, de plus en plus artificielle, qui l’aliènent chaque année davantage, mais sans lesquelles il n’y aurait ni croissance, ni plus-value, ni plus-de-jouir[84]. C’est ainsi que l’artiste-sans-œuvre compose son propre éloge techno-avant-gardiste :
« L’artiste-sans-œuvre est une collision entre l’overground et l’underground.
L’artiste-sans-œuvre jouit d’une forte street credibility. L’artiste-sans-œuvre est une passerelle générationnelle.
L’artiste-sans-œuvre est un jeu de simulation urbaine dont il est le héros.
L’artiste-sans-œuvre interroge la limite réalité-fiction en jouant sur la mise en abyme de lui-même à la façon d’un tricheur espiègle.
L’artiste-sans-œuvre est un streaming incarné : entre la pensée et la matérialisation de la pensée, il n’y a plus de distance. No delay.
L’artiste-sans-œuvre est un capteur. Face aux images, il ne demande plus : sont-elles vraies ou fausses ? Mais : y suis-je ou pas ?
L’artiste-sans-œuvre est auto-addictif.
L’artiste-sans-œuvre est un nouveau medium.[85] »