Chapitre XI : Le dernier homme est nietzschéen

 

« Le Beau se dérobe à tout vouloir violent. »

Friedrich Nietzsche,

Ainsi parlait Zarathoustra.

 

 

Nietzsche n’est pas un penseur de l’égoïsme

 

Il est, pour l’humain contemporain, un âge où chacun regarde le monde comme s’il en était le juste centre : en gros de la naissance jusqu’à la mort. La plupart des individus consacrent tant d’énergie à entretenir médiocrement leur fiction égotiste qu’ils passent leur temps à évaluer leur monde privé plutôt qu’à vivre dans le monde commun. Parmi les agités de la pétulance, on compte ceux, nombreux, qui, s’étant laissé dire que la lecture de Nietzsche était de nature à gonfler le Moi, participent du détournement centenaire du philosophe qui fait de ses écrits, survolés, une version intellectuellement correcte de ces livres qui aujourd’hui pullulent – comme à l’époque de Don Quichotte proliféraient les romans de chevalerie –, à savoir les manuels dits de développement personnel.

Le résultat de ces lectures pharmaceutiques de Nietzsche est en général le suivant : l’ego s’enfle comme la grenouille, et le mépris des autres (et de soi) suit le mouvement. Nous obtenons alors ce type familier de nain doté à ses yeux d’un corps gulliverien, et ricanant de ceux qu’il croit effrayés par sa superbe, alors qu’ils ne le sont que par son triste ridicule et sa déréliction.

Or Nietzsche n’est pas un penseur de la haine, comme l’illustre, par exemple, ce passage de Ainsi parlait Zarathoustra[92] :

« L’amour chez le jeune homme est sans maturité, et c’est faute de maturité qu’il hait les hommes et la terre. Son âme et les ailes de son esprit sont encore liées et pesantes. »

Pas plus que de la haine, Nietzsche n’est pas un penseur de l’égoïsme violent, et on néglige trop souvent l’aspect critique de son concept – certes ambigu – de Volonté de Puissance. Il peut être utile pour s’en convaincre de méditer cette autre phrase du Zarathoustra2 :

« Notre chemin est un chemin qui monte, de l’espèce vers une espèce supérieure. Mais ce qui nous fait frémir, c’est l’esprit dégénéré qui dit : “Tout pour moi.” »

Certes, en 1886, le philosophe écrit dans Le Gai Savoir[93] :

« À coup sûr, la croyance au caractère condamnable de l’égoïsme, que l’on a prêchée avec tant d’acharnement et de conviction, a dans l’ensemble fait du tort à l’égoïsme (au profit, comme je le répéterai cent fois, des instincts du troupeau !), notamment en lui ôtant la bonne conscience et en prescrivant de chercher en lui la source véritable de tout malheur. […] Cela a fait du tort à l’égoïsme et lui a ôté beaucoup d’esprit, beaucoup de gaieté d’esprit, beaucoup d’inventivité, beaucoup de beauté, cela a abêti, enlaidi et empoisonné l’égoïsme ! »

 

 

Une pensée ambivalente

 

Il est indéniable que le passage qui précède, parmi mille autres, met à nu l’ambivalence qui court au fil de l’œuvre du philosophe, ambivalence qui donne lieu au contresens que nous avons évoqué, celui qui fait de Nietzsche un défenseur de l’affirmation de soi à tout prix. Que la notion d’auto-affirmation soit au centre de l’effort de l’auteur, d’aucuns, tel Deleuze[94], l’ont développé, mais il s’agit là tout autant d’une exhortation à adhérer à une loi fondamentale de la nature, plus radicale que l’omniprésente violence, à savoir l’éternel retour du bon vouloir. S’auto-affirmer est une ascèse du désir, pas son déchaînement.

Que ce chapitre n’apparaisse pourtant pas comme une tentative pour sauver Nietzsche (qui d’ailleurs se sauve très bien seul). Il y a chez son surhomme une irréductible contradiction entre les motifs de la violence et de la bienveillance, contradiction difficile à éviter pour toute pensée d’inspiration naturaliste. Comme le remarque Sloterdijk dans sa Critique de la raison cynique, avoir démasqué cette monstruosité nécessaire qu’est la Volonté de Puissance aurait dû pousser Nietzsche a élaborer de sérieux contrepoisons : « Les choses se sont passées comme si Nietzsche, à la façon d’un psychothérapeute, avait dit à la société capitaliste : “Au fond, vous êtes dévorés par la volonté de puissance, laissez donc la chose s’exprimer au grand jour et confessez votre adhésion à ce que vous êtes de toute manière” – ainsi les nazis se sont mis effectivement en devoir de laisser la “chose” s’exprimer, non pas sous certaines conditions thérapeutiques, mais en plein milieu de la réalité politique. Peut-être est-ce l’étourderie de Nietzsche qui lui a fait croire que la philosophie peut se contenter de diagnostics provocants, sans penser en même temps, obligatoirement, à une thérapie. Appeler le diable par son nom, seul y a droit celui qui connaît une abréaction appropriée pour lui ; le nommer (que ce soit volonté de puissance, agression, etc.), c’est reconnaître sa réalité, la reconnaître, c’est la “déchaîner”. » C’est précisément ce déchaînement des volontés de puissance privées qu’on constate aujourd’hui dans la plupart des milieux sociaux (et notamment les élites financières ou intellectuelles), sur un mode certes plus homéopathique que le nazisme ou le stalinisme.

Une autre ambivalence de la philosophie de Nietzsche tient en ceci, que tout en célébrant la biophilie, elle se construit (Zarathoustra mis à part) comme un édifice réactif et critique : pour célébrer la joie et le beau jeu contre les « passions tristes », Nietzsche n’évite pas d’en passer par la critique « au marteau », dans un style assombri par la négation. En termes simples, l’auteur prétend vouloir aimer le bon comme le mauvais mais ne peut s’empêcher de consacrer la quasi-totalité de son œuvre à s’attaquer, avec un sérieux malgré tout dramatique, au Mal. Cette contradiction a pu avoir à elle seule de quoi ruiner la santé mentale du philosophe.

Autour de 1882, l’année du Gai Savoir, Nietzsche avait parfaitement conscience, une conscience douloureuse, de ses contradictions. Il écrit de Gênes, en Italie, peu après le réveillon, comme une résolution bien difficile – en fait impossible – à respecter[95] :

« Je veux dire […] quelle pensée m’est venue à l’esprit la première cette année, – quelle pensée doit être pour moi le fondement, la garantie et la douceur de toute vie à venir ! Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ce soit désormais mon amour ! Je ne veux pas faire la guerre au laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique négation ! Et somme toute, en grand : je veux même, en toutes circonstances, n’être plus qu’un homme qui dit oui ! »

Folle résolution de nouvel an (que l’on pourrait lire aujourd’hui comme le credo factice du parfait capitaliste romantique), d’ailleurs ébranlée dès le paragraphe 294 :

« Contre les calomniateurs de la nature. – Ils me sont désagréables, les hommes chez qui tout penchant naturel se transforme aussitôt en maladie, en quelque chose qui dénature et déshonore, – ce sont eux qui nous ont incités à croire que les penchants et les pulsions de l’homme sont mauvais ; ils sont la cause de notre grande injustice envers notre nature, envers toute nature ! »

On le voit, Nietzsche ne peut s’empêcher de reprendre sans cesse les armes contre la laideur, et par là il contredit son aspiration à voir le beau partout, y compris chez les êtres dont l’élan vital serait momentanément « malade ». Bref, la philosophie de Nietzsche demeure le plus souvent une propédeutique, une manière de faire l’inventaire du Mal en désignant en creux superlatif les lumières du Bien. En quoi l’on entrevoit que le philosophe, heureusement, ne parvient pas à se maintenir par-delà bien et mal, tandis que l’Homme-qui-s’en-fout post-atomique y réussit beaucoup mieux. Au mieux, Nietzsche se situe par-delà la morale, c’est-à-dire « le Bien » et « le Mal » en tant que patrimoine légué par la tradition et mode d’emploi d’une existence mimétique :

« C’est presque dès le berceau qu’on nous dote de paroles pesantes, de valeurs pesantes appelées “bien” et “mal”, car tel est le nom de ce patrimoine. Au prix de ces valeurs-là, on nous pardonne de vivre[96]. »

 

 

Une philosophie de l’âme

 

En somme, Nietzsche, quoi qu’il en ait, reste souvent un esprit chagrin. Son point d’envol n’est jamais très loin de son lieu de chute. Et son projet de gai savoir aurait échoué s’il n’avait écrit ce chef-d’œuvre de grandeur et de superbe kitsch[97], le Zarathoustra. Ce livre biblique nous chante à l’oreille que si la Terre et les valeurs qu’elle charrie dans l’eau trouble de ses ruisseaux, dans l’âpre sève de ses plantes, dans le sourire d’une Lolita, dans le rire et les cris d’un nouveau-né, que si la Terre et ses convulsions naturelles ont donné corps à l’âme de l’Homme, c’est parce que cette âme collective est elle-même destinée à donner une terre, une patrie commune, aux corps aveugles et séparés. Hélas :

« L’âme la plus spacieuse, celle qui porte en elle-même le plus d’espace où courir, s’égarer et vagabonder, l’âme qui porte en elle le plus de nécessité, et prend plaisir à se précipiter dans le hasard, l’âme gorgée d’être et qui plonge dans le devenir, l’âme qui possède tout et cependant se lance volontairement dans le vouloir et le désir, l’âme qui se fuit elle-même afin de se retrouver dans le cercle le plus vaste, l’âme la plus sage et qui a le plus de plaisir à écouter la folie, l’âme qui s’aime le mieux et en qui toutes choses mêlent leurs courants et leurs contre-courants, leur flux et leur reflux, oh ! comment cette âme supérieure n’aurait-elle pas les parasites les plus pernicieux[98] ? »

 

 

Le bonheur est femme

 

Il convient aussi, ce n’est pas accessoire, de balayer du revers de la main la prétendue misogynie de Nietzsche. Il est encore préférable de dire, avec la psychanalyse, que lorsqu’il s’en prend aux femmes, c’est bien le fantôme caricatural de sa mère autoritaire et froide qui parle à travers la peur fascinée du petit enfant vis-à-vis de tout ce qui porte jupons, comme cela est manifeste dans ce célèbre passage de Zarathoustra, où, comme par hasard, le héros rencontre une petite vieille[99] :

« Alors la petite vieille me répondit : “[…] Chose étrange, Zarathoustra connaît peu les femmes et pourtant il les juge bien. Serait-ce parce qu’en matière de femmes il n’y a rien d’impossible ?

Accepte à présent en retour une petite vérité. Je suis assez vieille pour te la dire.

Enveloppe-la bien et clos-lui la bouche de peur qu’elle ne crie trop fort, cette petite vérité.”

“Donne-moi, ô femme, cette petite vérité”, dis-je. Et la petite vieille me dit :

“Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas la cravache.” »

Ainsi parlait la petite vieille. Or rien ne dit si cette cravache devait être utilisée par Zarathoustra ou sur lui par l’une de celles à qui il s’apprêtait à rendre visite… Quoi qu’il en soit, on ne peut que regretter, question cravaches et amour vaches, que la relation de Nietzsche avec Lou Andreas-Salomé n’eût pas été plus fructueuse. Si le philosophe avait pu faire entrer une telle femme dans sa vie (clairvoyant, il est allé jusqu’à la demander en mariage en 1882), l’amour aurait pu lui permettre de digérer ses fantômes et de se rapprocher du gai savoir. Peut-être alors, si Lou n’avait pas rejeté Nietzsche (en répondant négativement à sa demande en mariage par un poème sur la douleur, douleur qu’elle décelait grande chez notre chantre de la joie), le penseur aurait-il pu éviter de finir sa vie à l’état de légume (la plante n’étant pas tout à fait la plus dansante manifestation de la Nature), et laisser s’épanouir le rire de bon cœur qui sommeillait en lui, sur lequel il écrivait en 1884[100] :

« Ainsi parlait Zarathoustra. Et toute la nuit il attendit son malheur, mais il attendit en vain. La nuit resta claire et tranquille, et ce fut le bonheur qui vint rôder autour de lui, de plus en plus proche. Mais vers le matin Zarathoustra se mit à rire de bon cœur, disant d’un air railleur : “Le bonheur me court après ? C’est parce que moi, je ne cours pas après les femmes. Or le bonheur – la Fortune – est femme.” »

Malheureusement, Nietzsche fut trop entravé, côté cœur, et soucieux de son statut historique, côté cour, pour jouer d’égal à égal avec une femme comme Lou et par là s’autoriser ce bonheur qu’il appelait de ses vœux, bonheur qui peut être dit femme en ceci qu’il est plutôt de l’ordre d’un laisser-venir actif que d’un aller-chercher avide.

 

 

La figure du beau joueur

 

Comme ne l’ignore pas la sagesse populaire, si les philosophes ratent si souvent la joie, c’est qu’occupés à une guerre enragée avec leurs prédécesseurs et leurs contemporains, ils en oublient de rester un peu bêtes, c’est-à-dire naturels. Dans le paragraphe 328 de « La gaya scienza », celui qui fait référence à l’égoïsme, le philosophe ajoute d’ailleurs :

« L’antiquité philosophique professa en revanche l’existence d’une autre source essentielle du malheur : à partir de Socrate, les penseurs ne se lassèrent jamais de prêcher : “Votre manque de pensée et votre bêtise, votre manière de vivoter en suivant la règle, votre soumission à l’opinion du voisin, voilà la raison pour laquelle vous parvenez si rarement au bonheur.” […] A coup sûr, cette prédication sut ôter la bonne conscience à la bêtise : – ces philosophes ont fait du tort à la bêtise. »

L’expression clé est ici « bonne conscience ». Heureux seraient ceux qui laissent leur corps danser autour du sentier du destin, si capricieux fût-il, d’aucuns diraient lunatique. Guarda la luna, ti portera fortuna ; cette bonne grâce envers le fatum ne relève pas pour autant de l’opportunisme à tous crins, ni de l’acquiescement fataliste systématique. On peut convoquer pour s’en convaincre l’un des fragments dits posthumes[101] :

« Mauvais : ce mot exprime certaines incapacités qui, physiologiquement, sont liées au type de la dégénérescence : par exemple la faiblesse de la volonté, l’insécurité et même la pluralité de la “personnalité”, l’impuissance à suspendre sa réaction à la première sollicitation qui se présente et à se “maîtriser”, le manque de liberté devant la moindre suggestion d’une volonté étrangère. »

Dans le fragment qui précède, écrit quelques mois avant l’internement de Nietzsche, une pointe d’ironie, voire d’autodérision, est perceptible dans les guillemets de « personnalité » et de « maîtriser ». En revanche, le mot de liberté ne subit pas le même traitement. Ce que le texte fait ici entendre, c’est que la personnalité et la maîtrise, loin d’être des fins (ce à quoi s’arrête à tort toute compréhension phallique de l’œuvre de Nietzsche), ne sont que des étapes dans le chemin qui mène à la liberté. L’individu « fort » reste tout autant que l’affaibli un être entre guillemets. En tant qu’être entre guillemets, un humain n’est pas tout à fait un sujet libre tant qu’il ne s’autorise pas la ténacité face à une « volonté étrangère ». Nietzsche n’écrit pas volonté d’un autre, mais volonté étrangère. Il entend par là aussi une volonté superstructurelle, notamment celle, impérative, que génère le Système économique.

S’il faut extirper Nietzsche des mains du « dernier homme », c’est donc en énonçant ceci : la liberté humaine qu’il a chantée, ce n’est pas celle du pseudo-minant egocentré, mais celle du beau joueur, celle du parfois perdant magnifique qui préférera toujours une vie digne à une vie gouvernée par l’argent et la fausse gloire.

 

Chapitre XII : Nouvel Âge du Vide[102]

 

« Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge. »

Charles Baudelaire.

 

 

Un monde fumeux

 

Dire du mensonge qu’il a un rapport privilégié à la vérité apparaît comme une évidence logique : supposer que le mensonge existe, c’est supposer que la vérité existe. Mais autant il peut paraître complexe de s’attaquer à la Vérité, qui dans un monde sans transcendance fait toujours figure d’impossible, autant le mensonge paraît moins insaisissable. Que penser toutefois d’une époque qui pose la vérité comme une chimère mais qui reconnaît encore l’existence du mensonge ? Qu’est-ce qu’un énoncé contraire à la vérité quand on ne peut plus définir celle-ci ? Qu’est-ce que la fausseté lorsque le Vrai s’est retiré dans le passé ? Que devient l’imposture lorsque les codes sociaux semblent inclure le bluff autant comme stratégie de l’hyperstructure économique que de l’infrastructure du Moi ?

Un point de départ est toujours un postulat, fût-il intuitif. Celui qui ici s’impose est ce texte atypique de l’Ancien Testament, l’Ecclésiaste ou Qohélet[103], dont le refrain très actuel scande le concept de mensonge universel : « Fumée de fumées, tout est fumée. » Explorons ce poème paradoxal qui reflète si bien la doxa actuelle, que la psychanalyste Colette Soler[104] qualifie de « narcynisme », caractéristique de ce « on » qui aime à dire : « Tous des pourris, tous des menteurs, autant ne parier que sur soi. »

Le premier mensonge désigné par l’Ecclésiaste, dès le troisième verset du chapitre 1, est le travail : « Quel avantage pour l’humain en tout son labeur ? » La pessimiste réponse à cette question semble se trouver au verset 7 du chapitre 1 : « Tous les torrents vont à la mer et la mer n’est pas pleine. » Phrase qui laisse supposer que la plénitude n’est jamais atteinte par le travail. Ce qui ne nous étonnera pas, nous contemporains, pour qui cette valeur est mise en doute par les impératifs du loisir, du plus-de-fun, du droit au jeu. À quoi bon travailler si rien ne peut être édifié qui ne parte rapidement en poussière (tandis que les « œuvres » faciles sont glorifiées, et méprisées les entreprises méticuleuses, patientes, complexes). Autant passer ses journées devant la console de jeu, qui porte bien son nom. S’il y a un mensonge caché de la souffrance laborieuse[105], son contraire contemporain, le jeu, se présente comme une vérité quasi cosmologique (et même tout à fait cosmologique chez un descendant de Jung tel que Stanislav Grof, pour qui l’Univers est Jeu[106]), une Grande Illusion générale dans un monde où les clichés mentaux tentent de détruire peu à peu la communauté vivante.

 

 

Quand le Vide sape la Vérité

 

Au verset 8 du chapitre 1, on lit : « Toutes les paroles lassent, l’homme ne peut pas en parler. » Le discrédit semble ici toucher la pensée même plutôt que le bavardage, c’est-à-dire la parole-vérité plutôt que la parole-loisir. L’homme parlerait pour masquer le fait qu’il ne peut jamais complètement parler selon la vérité. La parole serait toujours mensongère, y compris celle du poète, auquel certains accorderaient à tort la capacité de se faire l’écho de l’Être[107]. On rencontre là le premier paralogisme de l’Ecclésiaste : si toute parole-vérité est fumée, cela inclut ce texte sacré lui-même et en annule la validité.

La philosophie du Qohélet, plus extrême encore que celle de l’éternel retour, présuppose que rien ne part puisque rien ne cesse d’être le Même, en apparence « fumée », en réalité vérité de la vanité des choses terrestres. Voilà qui annule toute croyance au progrès, dont se repaît le capitalisme romantique. À une telle mauvaise foi, l’Ecclésiaste répond dès le verset 10 du chapitre 1 : « Il est une parole qui dit : “Vois cela, c’est neuf !” C’était déjà dans les pérennités, c’était avant nous. »

Contrairement à ce que les premiers vers pouvaient laisser entendre, ce texte ne déploie pas une philosophie de l’écoulement à la manière d’un Héraclite (ou résumable selon le proverbe du Moyen Âge : « Tout passe, tout lasse, tout casse »). Que rien ne soit nouveau sous le soleil est une parole de la pérennité du Vide. C’est là que Dieu pointe son nez : il serait davantage compatible avec une pensée ontologique du Même (fût-il le Grand Vide d’où toute illusion se soutient ex nihilo), qu’avec un immanentisme de l’incessante production de nouveautés radicales.

Que toute parole se vaille, qu’elle se réclame du Vrai ou pas, est approfondi par le verset 17 du chapitre 1 : « J’ai donné mon cœur à pénétrer la sagesse, la pénétration, l’insanité, la folie. Je sais que cela aussi est paissance de souffle[108]. »

 

 

La vanité généralisée favorise la superstition

 

Deux vers plus loin, la fumée s’incarne, non plus dans le Vide, mais dans le négatif du pathos : « Qui ajoute à la pénétration ajoute à la douleur. » Ici, dans l’esprit du lecteur contemporain, c’est la tradition bouddhiste qui projette son ombre, qui reconnaît la souffrance comme la donnée radicale de l’être-au-monde. Si la douleur est réelle, c’est qu’elle n’est pas que fumée. S’il y a de la souffrance à être sage, on comprendrait que chacun s’active à souffrir le moins possible. Pour beaucoup de nos contemporains, ce projet semble même suffire à la conduite d’une vie. Dire qu’il y a de la « douleur » à être pénétrant, n’est-ce pas sous-entendre qu’il y a du plaisir à être idiot ? « Heureux les simples d’esprit » : ce message subliminal, ici, fait d’autant plus office d’incitation que la contrepartie (le travail, le sérieux) a été présentée comme vaine. Nous sommes là encore poussés vers la console de jeu.

Pourtant, comme s’il avait une fois de plus anticipé notre modernité, le texte s’empresse de noter : « Au jeu j’ai dit : “insane” ; à la joie : “Celle-là, que fait-elle ?” » Réponses qui pourtant ne sauraient nous satisfaire : il y aurait donc du sain et du malsain ? Que la joie soit dépréciée de ne rien faire, ou de faire n’importe quoi, n’est-ce pas valoriser le « faire », alors qu’on en a proclamé la vanité quelques lignes plus haut ? Le texte ici devient franchement ambivalent ; après avoir démasqué l’impuissance de la sagesse, il suggère que le sain est meilleur que l’insane, et le « faire » meilleur qu’un « défaire ». Peut-on reprocher à la joie de ne mener à rien, après avoir affirmé que tout est fumée ?

À ces apories, l’Ecclésiaste répond par une pirouette : « Mon cœur s’est conduit avec sagesse pour saisir la folie jusqu’à ce que je voie ce qu’il est bien pour les fils de l’humain de faire sous les cieux… » C’est dit : ce qui se présentait jusque-là comme un discours amoraliste est en réalité une théorie du Bien. Que tout soit fumée ne doit pas s’appliquer au Tout, seulement aux phénomènes. Tout n’est donc pas mensonge ; « Sganarelle, le Ciel ! »

Que tout soit fumée sauf le Bien d’inspiration céleste, ce pourrait être l’argument d’un habile prédicateur de chaîne évangéliste américaine. Le lecteur actuel, ayant intégré la possibilité de l’athéisme même s’il s’affirme croyant, perçoit le tour de passe-passe derrière le discours de l’Ecclésiaste. Certes le texte semble hésiter : avant le recours à Dieu, on lit encore : « Je hais la vie. » Et plus loin : « Je hais tout mon labeur… » Les circonvolutions nihilistes se poursuivent sur plusieurs pages, mais on n’est plus dupe. On comprend désormais que ce sont là des effets de manche pour mieux nous faire accepter les dernières lignes du texte, cet « écrit de droiture » : « Parole de la fin : tout entendu, frémis d’Élohîm, garde ses ordres. »

Le passage par ce texte vieux de plus de deux mille ans nous fournit le moyen d’anticiper pour les décennies à venir, comme conséquence inévitable de notre société fumeuse et sans consistance, une vague de religiosité anarchique dont on voit déjà les prémisses dans la prolifération des sectes les plus absurdes. Telles sont les deux principales réponses de notre « postmodernité » à la Grande Vacuité engendrée par le primat du Capital : le ludisme à vague prétention cosmologique pour les athées éclairés, la « pureté » pour la masse qui aspire encore à croire en quelque chose. Dans les deux cas, nous ne sortons pas du romantisme.