Introduction : Capitalisme romantique

 

« Qui dit romantisme dit art moderne, c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini. »

Charles Baudelaire.

 

 

Société des artistes

 

Le 9 novembre 2002 a eu lieu à Paris, au 51, rue de Châteaudun, une nouvelle « fête » massive dans un squat d’artistes, contredisant ceux pour qui les ironiques années 1990 s’étaient effondrées avec le World Trade Center un certain 11 septembre. Les invitations, ayant circulé par voie orale de téléphone portable en mobile cellulaire, précisaient que le mot de passe était bonheur. Peu pourtant parmi les sybarites qui avaient eu vent de cette communion arty s’aventurèrent à lancer ce sésame aux deux colosses postés à l’entrée, embauchés pour une nuit comme physionomistes de l’underground.

La soirée, une réussite en termes d’affluence et de fusion entre le « décalé » et le « branché », s’étendait sur trois étages : au rez-de-chaussée, une musique presque sans impératif rythmique – comme si l’on branchait et débranchait un ampli toutes les trois secondes – se répandait sur une piste dénuée de danseurs mais peuplée de 20-35 ans échangeant des phrases par à-coups. Sur l’un des murs était affichée la reproduction augmentée cinquante fois d’un texte philosophique sans nom d’auteur, mettant en parallèle un poème de Mallarmé et une ode arabe de Labîd ben Rabi’a[2]. Aux étages étaient exposées les œuvres, des installations pince-sans-rire à postulat critique : de mémoire, des œufs disposés en rang serré sur une grille éclairée par le sol, des oiseaux en peluche suspendus au plafond, des tubes de plastique transparents illuminés de l’intérieur par des bougies, un volume difforme de papier mâché d’où émergeait une tête sans corps qui pouvait évoquer le célèbre tableau de Munch, Le Cri[3]. Non loin de là, un artiste en costard-cravate et barbe de trois jours distribuait des sushis aux seules jolies filles.

Bien entendu, cette soirée fut inégalement superflue. Mais comme tant d’autres phénomènes, elle participa en partie, par le rétrécissement du geste artiste dans le clin d’œil, le ready-made, le presque-rien supposé en dire long, au programme souterrain de cette artistocratie-pour-tous qui est le point de départ de ce pamphlet : une antisociété où chacun est sommé de se comporter en consommateur à l’âme artiste. De la même façon que l’Occidental a pu vouloir imiter le Christ3, puis incarner le Travailleur ou le Capitaine d’industrie, il aspire désormais à vivre en artiste. En France, pays esthète et féminin, cet idéal sécularisé et anthropocentrique réjouit déjà aussi bien ladite masse que l’intelligentsia, à travers la mal nommée Téléréalité (Star Academy et autres réjouissances[4]). C’est compréhensible : un tel idéal est bien plus fun que le christianisme – l’Artiste n’en est pas moins mystique. Il est bien plus exaltant que tout communisme – l’Artiste n’en est pas moins hostile par principe au Capital, tout en s’en accommodant en attendant mieux. Il est bien plus divertissant que l’effort philosophique et critique – l’Artiste n’en est pas moins habité par la Vérité. Éclectique et omnipuissant, diabolique et divin, kitsch et pétulant, gonflé d’animalité et pur esprit à la fois, homme-puzzle, déconstruit, double, multiple, schizophrène rebondissant, fluide et érotique, l’homme contemporain nietzschéen[5] a déchiré le chaos de l’univers pour en révéler l’essence : la Volonté-d’Être-Artiste…

 

 

Hédonisme de masse

 

C’est dans un sens appauvri d’évitement de la souffrance que l’on peut parler d’un actuel hédonisme de masse. Ce texte est une tentative d’approche critique – sous la forme d’une démonstration ad absurdum, suivant la méthode d’intoxication exemplaire que j’ai tenté de pratiquer dans certains de mes romans[6] de ce qui se trame dans notre inconscience collective. Plutôt qu’un éloge de la fuite, déjà entrepris par le biologiste qui inventa les neuroleptiques4, c’en est une accusation[7]. Comme toute charge, elle repose sur un postulat, tributaire d’une expérience personnelle affermie par la lecture d’analyses telles que celle de Hannah Arendt[8]. Ce présupposé peut se dire simplement : plus la distance entre les êtres se creuse, plus les liens impalpables entre eux cassent, plus le monde est insupportable à vivre. Ce que le capitalisme a de retors, c’est qu’il sépare les êtres (y compris d’eux-mêmes) en prétendant les rapprocher. Sous des apparences fédératrices et bon enfant, le pseudo-hédonisme de masse contemporain, fondé sur le paradoxe d’un égotisme universel, est la partie visible de l’autisme léger qui se répand dans toutes les classes sociales, générant une absence de chacun au monde et aux autres, facilitant un dressage des ego jusque dans leurs représentations les plus intimes. Ce n’est plus un malheur terre à terre qui rend soucieux (l’existence tragique de nos grands-parents est perçue comme ridicule), mais, comme l’essayiste Christopher Lasch l’a montré[9], un narcissisme à la fausseté dévoratrice.

 

 

Chacun est un gagnant-pour-soi

 

Les médias anglais ont identifié (mais sur le mode de l’éloge naïf) le phénomène en cours, et l’ont appelé escapism. Cette tendance collective à une échappatoire imaginaire formatée est parfois décrite comme une fuite salutaire des cerveaux au-dedans de leurs propres mystère et profondeur, fuite d’un monde réel qui verserait, de manière de plus en plus transparente, dans un chaos complexe et effrayant. Plus l’horreur est visible, plus l’échappatoire doit être enivrante, phénomène que connaissent bien les drogués. Jadis ordonnée, notre société se présente désormais volontiers comme un champ compétitif de désordre sans transcendance, sans repère fixe qui puisse assurer une vision pleine du monde, encore moins une éthique. A cela, l’individualisme contemporain, hypertrophié par l’actualisation au quotidien d’un état de nature « darwinien » de conflit total[10], est en train de répondre par le formatage en masse d’un rapport schizonévrotique à la réalité, effet du cynisme et de l’idéalisme privé ; l’acceptation individuelle du Système se renforce du refuge dans le quant-à-soi délirant. Dans l’hypocrisie win-win (« gagnant-gagnant ») que soutient le capitalisme, il doit y avoir, en apparence, de moins en moins de perdants. Chacun est encouragé à se comporter comme un gagnant-pour-soi, d’une part adapté aux lois du marché par quelques fonctions nécessaires et minimales, suffisantes à lui assurer un précaire salaire, d’autre part en plein ego trip, celui d’un individu qui ne recherche plus la révolution que dans sa tête[11].

Par le concept d’artiste-sans-œuvre est ici désignée une nouvelle égonomie, une bulle spéculative du Moi telle que la réalité est, non expulsée, mais réduite à la portion congrue tandis qu’un solipsisme fantasmatique animé par un désir de vécu intense et sans contraintes devient le tyran identitaire.

D’autres ont noté que Dieu étant mort, l’Homme se prenait désormais pour un dieu. Mais cette remarque reste insuffisante. Ce qu’il convient de montrer (et ce livre n’en est qu’une esquisse), c’est comment, pour matérialiser un tant soit peu son autodivinisation, le Moi s’inspire d’un être-au-monde qui jusqu’ici avait été l’apanage des artistes compris au sens populaire, individus dont on croit qu’ils adaptent esthétiquement au réel, dans le déni, leur confusion mentale[12], leur folie, leur volonté de puissance et de jouissance sans contradiction[13].

Que le modèle psychique occidental tende artificiellement vers l’artiste-sans-œuvre, cela n’engendre pas un monde commun plus joyeux, mais une somme d’individus bunkerisés qui tolèrent d’autant plus d’humiliations dans le monde pragmatique qu’ils ne les vivent plus comme des humiliations, qu’ils ne les vivent à vrai dire plus du tout, puisque ce qui reste de leurs vies est pris dans les rouages de leur forclusion mentale. L’individu contemporain ne parvient plus à construire un projet collectif, puisqu’il est sans cesse à l’affût, pour lui seul, d’une intensité d’être surmoïque – une « quête » qui le divertit souvent jusqu’à la mort. Cela entraîne effectivement un état proche de l’autisme[14], à ceci près que la souffrance d’être muré à l’intérieur d’un corps-prison semble pour l’instant – mais pour combien de temps ? – jugulée à grand renfort de produits chimiques et de régressions.

 

 

Romantique, c’est-à-dire centré sur un Moi fantasmatique

 

L’Homme dit postmoderne investit donc toute sa libido dans son fantasme d’être unique sans avoir à le prouver. Comme si les idées de Nature, de Métaphysique, de Sensibilité, dévaluées dans la sphère pratique, se condensaient peu à peu dans les cerveaux seuls en un animisme privé. Dans ce monde d’idéalisme négatif, l’objectif de la plupart – qui fonctionne comme un impératif catégorique despotique – est donc de vivre un maximum d’états intenses avant de mourir, en même temps (les deux phénomènes se nourrissent) que le Capital tend à annuler toute intensité autre que quantifiable, c’est-à-dire tout être réel. L’être, privatisé au sein des ego, perd sa majuscule symbolique et par là même sa liante majesté.

Le capitalisme romantique, régime où chacun est prié de devenir un consommateur-artiste soit sur le mode pseudo-ludique, soit sur le mode pseudo-authentique de l’insouci de soi[15], ne doit donc pas être seulement compris comme l’abus d’un monde de la création, ni le produit de la diffusion massive des techniques d’expression des talents (caméscope, photo numérique, karaoké…). La société des artistes-sans-œuvre est le rêve de l’homme moderne qui s’objective[16], celui qu’a d’abord formulé le romantisme au XIXe siècle comme suprématie, divinisation et théâtralisation du Moi.

Quarante ans après le situationnisme et les beaux espoirs soixante-huitards, on constate que le Spectacle a été en partie privatisé dans le vécu fantasmé standard. Toute conscience se déréalise à mesure que se diffuse le paradigme du one man show comme technique factice de survie. L’artiste-sans-œuvre est le Spectacle à un tel degré d’accumulation qu’il prend la place du vivant.

Si le programme de l’artistocratie-pour-tous est si efficace, c’est qu’il feint de vouloir réaliser tout ce que la plupart des romantiques (Nietzsche compris) ont appelé de leurs vœux en réaction à l’Aufklärung et aux Lumières : l’avènement d’un être suprahumain dont l’autorité ne se soutienne que de lui-même. À la Raison comme principe identitaire est substituée l’Imagination. Mais sur le mode du cliché.

L’idée de ce livre a germé sous la forme d’une métaphore. J’étais encore reporter, c’était en octobre 2001, un mois après le 11 septembre, au cours d’un voyage à Las Vegas…