Chapitre III : Nostalgie de l’état de nature

 

« En un mot : il faut être “apathique”, c’est-à-dire s’assujettir à la loi en s’instituant soi-même législateur de cette loi. »

Bernard Baas,

Le Désir pur.

 

 

La perte des limites

 

Dans le métro, contemplons cette publicité pour un fournisseur d’accès au réseau Internet. Est vanté un « forfait illimité ». À côté de la marque du fournisseur, cette inscription : « Positive génération[24]. » Au centre de l’affiche sans image, cette simple phrase : « Je n’ai plus de limites. » Qui parle ici ? Un publicitaire en plein déni ? Probable, mais surtout notre inconscient collectif, qui se fantasme donc, à l’entendre, totalement positif et sans limites. Or qu’est-ce qui, en toute logique, peut être dit « sans limites » ? L’univers, le cosmos,  l’absolu, Dieu. Qu’est-ce qui peut être totalement positif ? Là encore, seul un absolu. Le message est donc simple et désormais familier : l’individu dit postmoderne se prend pour un dieu. – Je suis l’Autre. Comment est-ce possible ? Grâce au forfait illimité, c’est-à-dire au crime énorme (sens refoulé du mot forfait) commis dans l’excès généralisé. Crime énorme contre qui ? Contre l’homme ancien, l’homme de la finitude, l’homme du principe de réalité, l’homme de la culpabilité à jouir. Bienvenue à l’homme écartelé du principe de jouissance.

Entendons en écho derrière cette publicité l’injonction de Sade : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! », et plus précisément une adaptation timide (virtuelle) de sa Philosophie dans le boudoir, résumée ainsi par le psychanalyste Jacques Lacan dans « Kant avec Sade »[25] : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’aie le goût d’y assouvir. »

Quoi de plus naturel en effet pour la partie que d’aspirer à être le tout. Jusqu’ici, ceux qui semblaient y parvenir étaient nommés tyrans ou génies ; c’étaient encore des termes de classe…

 

 

L’Homme-qui-s’en-fout

 

Il s’écrit çà et là dans nos journaux que le devenir-machine de l’homme ne fait aucun doute, qu’il est en cours, qu’il est déjà là. La plupart des corps sont d’ores et déjà chimiquement modifiés pour atteindre à l’ataraxie dans sa version light, échelon ouaté et complaisant du baromètre de l’hédonisme[26]. Mais on parle moins consciemment (tout en ne parlant que de cela) de ce processus historique en marche, le devenir-artiste-sans-œuvre de l’esprit des masses occidentales. Pour ce qui est de l’homme-machine, nul n’est censé ignorer que la standardisation massive des prothèses chimiques, mécaniques et imaginales fut le sourd dessein du XXe siècle. Projet réussi, à observer le bien-être de l’homme moyen, assis devant son lecteur de DVD et fasciné par l’adaptation cinématographique du Seigneur des anneaux de Tolkien. Faut-il rappeler que le 6 août 1945, nous avons assisté à la naissance métaphorique de cet Homo atomicus séparé de son prochain comme de lui-même, alias Homme-qui-s’en-fout ? Le champignon hallucinogène[27] est préférable au déchaînement des guerres…

L’Homo atomicus ou Homme-qui-s’en-fout annonce la généralisation de l’Artiste-sans-œuvre comme individu autocentré, d’une part en quête constante d’un Anneau Magique dont il serait le seigneur, d’autre part réconcilié avec son employeur. On peut aisément prédire du XXIe siècle qu’il sera artiste (au sens faible du mot) ou ne sera pas. De la mise en place du programme occidental de l’artistocratie-pour-tous est escomptée la délivrance mentale des humains. Cette libération fantasmatique serait la seule qui vaille, car pour ce qui est de la libération matérielle, réelle, il est paraît-il vain et dangereux de l’appeler de ses vœux, comme l’aurait montré l’exemple soviétique. De la matière, l’Homme ne saurait être libéré que dans la mort.

 

 

La fin de l’Inaccessible comme de l’impur

 

Avant de dégager les principaux traits de la démocratie des salariés-artistes, il convient d’en examiner les conditions de possibilité. L’artistocratie-pour-tous n’est en effet rendue possible qu’à se défaire d’une classique vision du réel, notamment héritée de Platon, celle d’un monde hiérarchisé en strates, de la plus impure (et indigne de l’Être) à la plus pure, imbibée de Bien, de Beau, en un mot Ultra. Que cette conception ait motivé Platon à se faire le conseiller d’un tyran aurait dû suffire à nous en écarter plus tôt, n’est-ce pas ?

Nous dépassons une grande partie de notre pudeur en appliquant la maxime présocratique de Parménide : Ce qui est est, ce qui n’est pas n’est pas. Ne prêtons pas notre oreille à ceux qui ne voient là qu’une lapalissade : ce sont des mystificateurs empreints d’esprit de domination, trop soucieux des armoiries de la distinction, comme l’a examiné la bien nommée sociologie de Bourdieu[28]. Que chacun de nous soit un génie en puissance, telle est la dernière conviction donnée généreusement en pâture au « peuple ». Il n’y a pas à prendre ombrage de ce que tu ne mènes pas la vie que tu aurais voulu mener, de ce que tu ne vives pas avec la personne avec qui tu aurais mérité de vivre, de ce que tu ne possèdes pas ce que d’autres possèdent. Tout cela est effet de surface au regard des ressources illimitées de ton imaginaire.

Sur ce sujet, reconvoquons les préromantiques allemands, de Schiller à Schelling[29], achetons les posters et les cartes postales des paysages anthropocentriques de Caspar David Friedrich : ces précurseurs ont eu le courage d’affirmer – contre la morgue d’un Kant qui avait cru pertinent de nous interdire l’accès à l’Absolu – la possibilité pour l’individu d’une connaissance supra-sensible. L’idiotie cosmique est ce don divin que les masses romantisées célèbrent désormais à travers notamment les héros de ladite Téléréalité.

Souvenons-nous que le psychanalyste Cari Gustav Jung a nommé synchronicité[30] cette faculté, commune à tout humain et non plus propre à quelque aristocratie illuminée, de dialoguer télépathiquement avec le cosmos ou avec son chat[31]. Observe donc autour de toi. Que vois-tu ? Sur la table rase en matériau composite de ton living, des cattleyas de synthèse font la réclame pour notre Mère Nature. Soutiens du regard les fleurs aux couleurs renforcées. La réalité est un frétillement et une perte de conscience. N’aie nulle réticence dans l’exercice de cette contemplation, qui ne te mettra en retard que de cinq minutes. Ton patron ne t’en tiendra pas rigueur. Lui-même occupé en ce moment à méditer sur les reflets de son Moi Transcendant présents dans son café biologique, il a depuis longtemps relégué au placard les oripeaux du rigorisme. Il sait, comme toi, que cet Ordre Moral dont nous alimentent les polices n’est qu’un ordonnancement Feng-Shui de nos rues facilitant l’autarcie du citadin. Quant au désordre immoral que de jeunes artistes spontanéistes affectent de vanter en public, ce n’est qu’une technique de reproduction. La vérité est que tout finira bien, dans l’Amour-Haine réconciliés. Cette sagesse millénaire est infaillible. Elle fait son éternel retour jusque dans les dessins animés de Bugs Bunny.

Sois contemporain : dis-toi, sans faire l’effort de la dépasser, que ta médiocrité est illusoire. Constate la vaste, zoologique et putrescente amoralité du ciel, de la terre et des prix en terrasse. Évite, surtout, d’être médusé par le mythe de l’Inaccessible Étoile, qui de par sa seule existence ne peut que t’embourber dans la morosité. Sois superfun : l’inaccessible étoile, c’est toi. Alors serre ton bonheur d’être unique. Aggripe-toi à ta chance d’être cosmique. Va vers ton Moi. Sans te regarder, ils font de même…[32]

Que le réel soit parfait en toutes ses manifestations, tel est le vœu pieux du capitalisme romantique. Ton existence actuelle est parfaite car c’est la seule qui existe pleinement au milieu de toutes les forces restées en retrait. Même tes regrets, ta vulgarité, tes déboires à répétition, ton chômage, ta maladie incurable sont parfaits, car ils constituent ta légende personnelle, selon l’expression récemment commercialisée par un auteur brésilien trônant au sommet des ventes mondiales de livres, Paolo Coelho et son alchimisme-pour-tous.

Le laid, l’impur, le déclassé, qu’il conviendrait selon une élite encore platonicienne d’éviter, ne sont pour le capitalisme romantique que des moments du Beau. C’est donc avec fierté qu’on peut se proclamer le Victor Hugo du texto, la Madonna du secrétariat, le Vinci du vin de table, le Joyce du comité d’entreprise, la Callas du bain moussant. Les gourous du management américain le répètent le plus sérieusement du monde : la première entreprise, c’est Toi S.A. (« Me Incorporated »). Tu es une société qui ne doit pas connaître la crise. En régime romantique populiste, rien ne doit être considéré comme factice, pas même l’attitude du garçon de café qui te sert ta salade dégraissée ; ce qu’un Sartre n’a pas vu[33], c’est que s’il joue à être un garçon de café, c’est qu’il est inscrit à un cours de théâtre du soir. Le Néant est nié à mesure que l’Être est réifié dans la recherche individualiste de l’Intensité privée. Parce que je le vaux bien[34].

 

 

Une vie rêvée

 

Tu te doutais bien d’ailleurs, avant ces lignes, que tes tentatives pour l’attraper, c’était ça la vie. Alors pourquoi persister à te pleurer mort vivant, sans accéder du moins au loisir de te proclamer tel ? La mort, dont ton angoisse fait tant de cas, n’est-elle pas qu’un moment de la Vie ? Cesse donc de regarder passer tes illusions comme autant de navettes entre deux zones d’aéroport en grève, les terminaux Ennui et Entrave. Ne maintiens plus ton âme à trop méfiante distance de tes voyages d’affaires. En démocratie artiste, ce sont tes ébauches qui sont sublimes. Tous les avions – mènent au Ciel.

Comment !, tu t’affirmes parfaitement heureux à ne pas te croire céleste ? Allons, je peux toucher ton désespoir. C’est un ennui humide. Ta détresse n’a pas d’objet, c’est ce qui la rend incessante et qui enrichit les multinationales pharmaceutiques, les psychologues de magazine, les gourous et MTV, la chaîne des dimanches énergiques (car le dimanche, le Système ne se repose pas et la conscience malheureuse cherche plus que jamais un point d’appui : console de jeu ou consolation du cinéma ?).

Tu ne seras véritablement maître de ta vie que lorsque tu rêveras à temps plein. Fais des voyages de rêve achetés à l’hypermarché, gagne des soirées de rêve dans les concours télévisés. L’essentiel est de ne plus broyer du noir ; l’analyse t’enlise. Tes ratiocinations calculantes, réserve-les à l’exercice de tes fonctions sociales. Privilégie l’autocontemplation. Pour peu que tu t’en absorbes, tu t’apercevras que toute sensation, même a priori désagréable, est au fond toujours une jouissance tant que tu restes dans la sphère du Positif. Quitter le monde du pathos (celui où bon et mauvais se distinguent encore), c’est s’ouvrir à un univers apathique où tout est luxe, calme et volupté.

Regarde, la France, jadis championne de la libre pensée, verse allègrement dans l’hédonisme bas de gamme. Il faut dire que le ver était dans le fruit depuis Descartes. Certes, le philosophe a écrit : « Je pense, donc je suis. » Mais il a ajouté, en marge : « Je m’avance masqué. » À présent que nulle Église n’opère son monopole à régimenter l’accès à l’Être, tu peux entendre la véritable définition de l’individu moderne : J’imagine, donc je suis.

Rêver sans tomber dans l’erreur de regretter de ne pas réaliser ses rêves n’est certes pas une attitude spontanée. Cela consiste à mettre en doute ses croyances les plus cyniques pour cesser d’être un nobody et devenir un yesbody[35] En régime capitaliste romantique, chacun est un malin génie.

 

 

Tout est phénomène

 

Certains entendent résister à la société des artistes- sans-œuvre. C’est qu’ils sont entravés par l’impératif émotif solitaire, qui fait de nous des ectoplasmes craintifs à la merci de l’instinct de ceux qui, graciles pervertis, dominent un peu mieux leur vide. Car tandis que la sensation est le langage de l’instinct en prise directe avec la Nature, l’affect émotif n’en est que la déformation coupable et gluante. Les sensations se nourrissent de différences incessantes. La sensibilité, elle, n’est que le regret d’une habitude. À la procrastination émotive héritée de l’homme classique asservi, il est donc aujourd’hui de ton devoir de survie de répondre par un sensuel égotisme. Choisis donc, dans le but de sécher tes larmes tragiques, la voie des humains-sandwichs exhibant jusqu’à la dernière cellule de leur pubis. Les strip-teaseuses télévisuelles de tout poil ont tout compris et méritent bien leur actuelle gloire iconique. Ce n’est pas leur imbécile légèreté mais ton ennui aigri qui présage le pire et annonce toujours plus d’innocence refoulée. N’est- ce pas ?

Que dis-tu ? Ta souffrance serait originelle, constitutive ? Ton être-là serait indépassablement angoissé et effrayé par le hors-là[36], car nécessairement coupé de l’Unité ? Ignore ces jérémiades castratrices diffusées par des disciples de Heidegger ou de Lacan en mal de domination. La supposée toute-puissance cérébrale de ces « peine-à-jouir » n’est d’ailleurs pas si imposante, pour n’avoir su entraver l’avènement du communisme neuronal des artistes-sans-œuvre.

Le réel, y avons-nous accès ? À cette question, deux siècles après Emmanuel Kant, répondons sans regarder par-dessus notre épaule. Le réel est tout entier contenu dans la réalité que nous percevons, c’est-à- dire l’ensemble des phénomènes. Un écrivain populaire, Houellebecq, doit à cette compréhension une partie de son succès. Dans ses Particules élémentaires[37], roman composé dans le style généralisant du positivisme scientifique, il a mis en œuvre le précepte avec lequel la Physique du dernier siècle nous a dessillé les globes oculaires : la Nature, ce ne sont que des atomes en orgie perpétuelle. Ce sont les cattleyas de Proust, le rhododendron des montagnes et, d’une manière égale, le supermarché Monoprix, la prostitution, le club de vacances, et la minidose d’adoucissant concentré hypoallergénique. À la suite de sa figure de proue, Bret Easton Ellis, l’auteur d’American Psycho, la littérature postmoderne en a pris acte : le réel ne se manifeste pas avec plus de puissance dans le galop de l’altier pur-sang d’Orient que dans le paquet de recharges de rasoir à micro-guides flexibles. Pour en faire l’expérience, plutôt que de te rendre à ta fastidieuse promenade au bois du dimanche, si tu prenais le temps de contempler les chefs-d’œuvre qui miroitent dans ta salle de bains ? Ils ont été produits pour ton aise par l’Homo œconomicus, c’est-à-dire la partie pratique de ton Moi, mais ils portent aussi le reflet de l’Univers Artiste. Là, au cœur du carrelage, le Beau-Laid, le Concept-Intuition, le Pur-Impur, le Fin-Gras montrent avec évidence qu’ils sont deux-en-un. Il suffit pour s’en apercevoir d’adapter son regard. Si cela ne suffit pas, tu peux te taillader la peau avec un rasoir à quatre lames en titane et regarder le sang couler.

Il n’y a, aux yeux de l’Union Ultime, qu’une différence d’organisation entre la Phénoménologie de l’esprit de Hegel et les concepts de parfums d’adoucissant. Perles de Rosée : « Ce Sont Les Senteurs Végétales De L’Herbe Coupée Alliées À Des Extraits Naturels D’Hamamélis. » Ou Tendre Câlin : « Ce Sont Les Senteurs Gourmandes Et Ensoleillées De La Pêche Mariées À Des Extraits D’Amande Douce. » De même que « la conscience a trouvé son concept dans l’utilité[38] », de même « Le Lait De Coton Respecte Ta Peau ».

 

 

Le sursinge habité

 

Pour faciliter le triomphe de l’artistocratie-pour-tous, l’homme dit postmoderne ne doit pas acquérir un esprit d’analyse poussé. Celui-ci était la recherche des causes par la voie de la logique. Or, pour le salarié-romantique, accompli dans l’imaginaire, il n’y a plus d’extériorité, tout est sur le même plan divin, tout est cause de tout. Afin d’assumer cette confusion mentale, l’Homme-qui-s’en-fout pourra prendre appui sur la théorie du Chaos, pour laquelle le vol d’un papillon afghan peut causer une tornade meurtrière aux États-Unis. Pour avoir une idée des fins ultimes, nous pouvons avoir confiance en la Physique, d’autant plus que le discours de celle-ci est depuis quelques décennies de l’ordre d’un non-savoir opérant, d’une « incertitude », d’un retour à la mystique à l’échelle de l’atome[39]. Que l’univers soit chaotique, creusé d’érotiques trous noirs, qu’un moustique soit aussi puissant qu’un tremblement de terre quant aux fins ultimes, voilà qui fluidifie et dédramatise autant la circulation du Capital que la production en série de fictions populaires béatement cyniques, ou encore la diffusion en masse de produits labellisés underground[40].

Quant à la Biologie, elle est désormais la discipline reine, « Darwin » ayant prouvé l’indépassable suprématie du libéralisme sur d’autres doctrines refoulées en tant qu’utopies divertissantes (Fourier[41]), en confirmant que l’état de nature décrit par Hobbes, celui où l’homme serait un loup pour l’homme (et un dieu pour l’homme), ne diffère pas de l’état civilisé gouverné par la Main Invisible[42]. L’Homme Nouveau, décomplexé, a la grâce de s’assumer en tant que clown mystique, érotique et égoïste. Ce surhomme est un sursinge : sexe, flexibilité, fun et violence localisée. Ses fantasmes moteurs sont le Bordel (le confusionnisme qui-dit-oui) et la Partouze (l’indifférenciation pseudo-démocratique).

Pour le salarié-artiste, la donnée tierce, le principe de non-contradiction, nécessaires à toute logique, font défaut, d’où une joyeuse et bordélique égalité de tout avec tout. D’où encore l’impossibilité d’un discours sur l’Homme qui soit réellement dialectique, auquel s’est donc désormais substitué un naturalisme de la spontanéité animale : c’est parce qu’il est inspiré, habité malgré tout habitus[43], que l’Homme Décontracté devient un artiste-sans-œuvre.

 

 

L’état de nature comme compétition radicale

 

Après la salle de bains, tu pourras si tu le souhaites visiter ta cuisine. À l’échelle de l’univers, le café, par exemple, est une invention très récente. Si un matin tu viens à manquer de café, ce n’est pas grave. Bois du thé, c’est une expérience tout aussi merveilleuse. Si tu n’as pas de thé, qu’importe, prends un jus de carotte, bon pour ta peau. Si tu ne possèdes pas de jus de carotte, bois de l’eau du robinet, tout aussi pleine de vérité. Et s’il y a une coupure d’eau dans l’immeuble, suicide-toi… Quoi qu’il en soit, perds ton esprit de sérieux. La société te préfère immature et idiot. On aime que tu inondes les territoires virtuels de ta facétieuse urine primordiale, que surfant sur Internet tu te rebaptises Candy Girl ou Sugar Boy, que tu fasses de ta vie une chose sauvage à 120 %, que tu exhibes ton désir face caméra, que tu t’éclates au travail autant qu’en fête.

Car quand tu essayes de bien faire, c’est insoutenable. Tu pèses alors cent fois trop lourd et tu n’es pas drôle. Ton cœur est près d’exploser et même ton concierge ne te sourit plus. En un dernier geste de survie, tu allumes la télévision. Tu te dis que ce n’est rien d’autre, le réel : tout ce qui s’effondre ou sourit sur ton écran télévisé. Tout ce qui est mesquin ou avenant chez Auchan-la-vie-la-vraie (hypermarché que désormais même les Russes plébiscitent), tout ce qui s’enchaîne sur une chaîne câblée, tout ce qui s’allonge à la morgue autant qu’au lupanar, tout ce qui te tue et te ressuscite dans un jeu vidéo facétieusement gore. Si Zola revenait aujourd’hui, il devrait, pour se faire entendre des masses, clamer son J’accuse du fond d’un jacuzzi…

En régime capitaliste romantique, tu dois être en harmonie avec la danse des contraires. Sois un papillon global-local. L’important, où qu’il prenne à ta souveraine fantaisie de s’ébrouer, c’est de n’oublier jamais qu’Héraclite, le premier philosophe occidental, est aussi le plus contemporain, ce qui t’évite d’avoir à lire tous les autres : « Le Dieu est jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, satiété-faim… De toutes choses l’Un et de l’Un toutes choses. » Le grand Spinoza ne s’en est-il pas largement inspiré ? Sur ce dernier, un autre philosophe héraclito-nietzschéen, Deleuze, a écrit : « Le mal n’est rien. Car, du point de vue de la nature ou de Dieu, il y a toujours des rapports qui se composent, et il n’y a que des rapports qui se composent suivant des lois éternelles. »

Ces lois, tu les interprètes ainsi : allumer et zapper. ! Aimer en surface puis laisser pourrir. Live and let die. Car l’essence de l’univers est bien la violence, n’est-ce pas ? Tout est sans cesse en conflit, y compris les intellectuels du Bien et du Beau. C’est ta volonté de puissance qui met tous les éléments du cosmos en branle, avec pour finalité de trouver une place en terrasse au soleil un dimanche d’août.

Cela, Sade l’a anticipé par la bouche avide de muqueuses de son Dolmancé : « La destruction étant une des premières lois de la nature, rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. Comment une action qui sert aussi bien la nature pourrait-elle jamais l’outrager ? Cette destruction, dont l’homme se flatte, n’est d’ailleurs qu’une chimère ; le meurtre n’est point une destruction ; celui qui le commet ne fait que varier les formes, s’il rend à la nature des éléments dont la main de cette nature habile se sert aussitôt pour récompenser d’autres êtres ; or, comme les créations ne peuvent être que des jouissances pour celui qui s’y livre, le meurtrier en prépare donc une à la nature ; il lui fournit des matériaux qu’elle emploie sur-le-champ, et l’action que des sots ont eu la folie de blâmer ne devient plus qu’un mérite aux yeux de cette agente universelle[44]. »

En démocratie romantique, la destruction n’est qu’une annonce de reconstruction, le mal une promesse d’oubli. Anything goes.

 

 

Les pourceaux de Nietzsche[45]

 

On préfère tout à ta mélancolie, si peu consumériste. On protège l’innocent qui ne manquera pas d’être humilié et arrêté dans sa jouissance de supermarché par ton ennui. N’hésite surtout pas à te dire que c’est ici et maintenant que ta porte d’entrée sur le monde s’entrebâille, réelle-irréelle, événementielle-organisée, une plateforme pour ta survie. Plus que jamais, carpe diem[46] ! Tu préfères un Rousseau mal compris à Voltaire. De l’intime on passe mieux au quant-à-soi sublime. L’Âge d’Or est en toi ; tu te répètes que la conscience artistique est un instinct divin, qu’elle ne demande guère d’effort. Grâce au capitalisme romantique, l’univers ne sera, in fine, plus souffrance, n’en déplaise au Bouddha. Il deviendra un jeu de petiots.

Alors garde en mémoire que ton narcissisme s’épanouit dans la ludicité alors qu’il couine dans la lucidité. Ta mesquine méchanceté s’érotise dans le jeu standard. Le réversible apparat du charnel Arlequin te va mieux que le chapeau du clown triste[47]. Répète-toi que le Bien n’est que ce que veut l’Omniprésente Nature, que toute morale est un leurre, un épouvantail, que le réel veut tout – car il ne fait que vouloir. Et que veut-il qu’il n’atteint jamais ? Des formes sans fond. Que telles soient à nos yeux embués les fins ultimes de la Nature : la forme sans fond, l’individu sans émotion et le sac en plastique biodégradable.

C’est une évidence désormais admise à demi-mot par tous les médecins généralistes que l’explication de tous nos maux est psychologique. Ainsi, plutôt que de soigner ta dépression par une demande d’augmentation de salaire, puise dans ton néocortex volontariste l’énergie positive qui te remettra d’aplomb – si cela ne marche pas, essaye encore après avoir fumé un joint. Tout sauf cet électrocardiogramme pesant qui t’empêche d’accéder au Grand Rire Cosmique. « Oui à tout », t’enjoint ce cher Nietzsche, n’est-ce pas ? À son instar, connecte-toi à la tragicomédie universelle. Sois in, up, high style ! C’est d’autant plus possible qu’au fond tu n’es considéré par le Système que comme un enfant aisément impressionnable. Car l’artistocratie-pour-tous se construit bien entendu sur les ruines de toute inutile grandeur[48]. Nous ne construisons plus de cathédrales, ces grands machins inutiles, occupés que nous sommes à cultiver le jardin de notre bien-être candide. Pourquoi pas la perversion, si tu le désires, pourquoi pas les arts martiaux, le tai-chi, la trottinette. Tout cela est bon à condition que tu appliques à ton ego la méthode remise au goût du jour par une marque d’ordinateurs personnels conviviaux : think extraordinary. As-tu songé aux cours de lévitation par correspondance ?

Ah, le bonheur, ce mot de passe-passe passera… L’homme classique le cherchait dans de patriciens et vertueux impératifs plutôt que dans un salutaire lâchage. La morale ? Si tu y tiens, si cela t’occupe[49]. Mais ne te complique pas les choses. Répète-toi que la Nature n’est que le flux contradictoire du réel, pulsion de vie, pulsion de mort, week-end au parc Astérix, lundi au contrôle technique. On préfère te voir mener ta double vie décompressante, sur la brèche et panik[50], sans pitié et cool, que de te regarder sombrer dans les abîmes du questionnement et du vrai cynisme[51], celui qui détruit joyeusement toute vanité et tout discours dominant, à la manière de Diogène demandant à Alexandre le Grand de s’écarter du soleil.

En attendant, l’Empire te préfère en Bozo plutôt qu’en soutane pleureuse. À condition que tu n’oublies jamais que l’être est présent en proportions égales dans le magazine Changer tout[52], un port de pêche mazouté de Galice, un téléphone mobile cancérigène à sonnerie polyphonique, les Champs-Élysées, la Palestine, la fonction du chaman revisitée par Bruce Springsteen, l’errance d’Œdipe réactivée par le Surfer d’Argent, la quête des chevaliers du Graal prolongée par l’enfant-magique-en-toi, Harry Prothèse…[53]

Pour l’Homme postmoderne, être, c’est avoir de l’être[54].