Chapitre X : Théâtralité du Moi
« Le serviteur du système actuel peut parfaitement faire avec la main droite ce que la main gauche n’a jamais permis de faire. […] Officiellement, cynique de la fonction, et en privé, sensibiliste. »
Peter Sloterdijk,
Critique de la raison cynique.
La relativité générale
Tu marches dans la rue, revenant du bureau. Tu viens de passer huit heures à répéter le mot NON dans ta tête, juste NON, pour voir si tu pouvais être moins complaisant avec toi-même et ce monde, si quelque lucidité pouvait naître de ce non répété. Or à force de répéter cette négation de principe, si contraire à l’air du temps, tu commences à te sentir mal à l’aise. Ton cerveau flirte avec la peur de la folie. C’est alors que cette phrase germe dans ta tête : « L’époque de l’affirmation d’autre chose que soi est révolue. » En songeant qu’on ne peut plus rien affirmer qui tienne lieu de référence réelle et qui limite le délire du Moi, une immense envie de rire te saisit les tripes. Te voilà de nouveau opérationnel.
Tu t’es fait violence par le passé, pas mal te semble-t-il. Tu ne disposes pas d’une échelle du masochisme, de la dureté avec soi, mais tu penses avoir ainsi produit quelques pensées et quelques actions qui t’ont paru clairvoyantes. Mais tu t’es empressé de douter : claires par rapport à quoi ? Lucides par rapport à la posture la plus critique de l’époque, posture qui consiste à dire que nous vivons dans un Empire de la tyrannie douce, que l’esprit logique tend à disparaître dans la distraction confusionnelle généralisée, que la politique est morte, que plus personne ne possède la force de modifier ou même seulement de vivre réellement les choses, que tout a été affirmé, nié, reposé, redépassé, que nous sommes embourbés dans une période où l’individu, narcissique à vie, ne veut croire en rien d’autre qu’en sa jouissance propre ? Mais cette posture critique n’est-elle pas elle-même autorisée ? N’a-t-elle pas reçu le label de la radicalité admise ? Fils de ton temps, tu doutes de l’utilité de toute Critique, qui ne semble plus pouvoir s’appuyer sur un idéal de Vérité. C’est que le Système a eu l’intelligence de saper l’idée même de Vrai, tout en tolérant hypocritement les discours critiques qui sans vérité symbolique commune restent inoffensifs.
Tu as toi-même beaucoup affirmé toute ta vie. Mais, comme tout le monde, tu as affirmé ceci un jour et cela l’autre, parfois le contraire, et tu as parfois même eu l’impression d’évoluer, de grandir en jonglant avec les contradictions, de même qu’en ce moment tu as l’impression, presque la certitude d’avoir évolué depuis que cette idée est montée jusqu’à ta conscience : l’affirmation d’autre chose que soi est révolue. Aujourd’hui, lorsque tu lis des essais, après quinze pages d’affirmations par l’auteur, il t’arrive d’avoir un sourire mauvais en songeant qu’on pourrait dire tout aussi bien le contraire. On peut toujours douter de tout, on peut même dire que cette ville n’est pas Paris, mais le contraire de Paris, et cela aura même l’air profond.
Mais soudain tu t’arrêtes à un passage piéton ; tu viens d’entrevoir que la pensée « la Vérité est morte » est elle-même une affirmation ridicule puisqu’elle se prétend vraie. D’où peut-être ton envie de rire quelques minutes plus tôt. La mort de l’affirmation d’autre chose que soi est une idée qui s’autoridiculise à peine formulée, peut-être la dernière idée possible du capitalisme romantique, mort-née.
L’aventure quotidienne
Auparavant, tu te disais : « Le quotidien, je sais ce que c’est, peut-être même trop bien, et le plus souvent, je trouve que ça n’a rien à voir avec l’aventure. » Beaucoup associent le quotidien à la morne routine, et celle-ci à un ennui profond, tandis que le terme d’aventure semble médiatiquement réservé à des actes physiques intenses, comme escalader l’Everest à reculons ou traverser l’Amazonie à saute-mouton. Confondue avec le sport, cette démocratique agitation des corps, l’aventure est autorisée à entrer dans notre quotidien. Majoritaires sont les brochures émanant d’agences de voyages qui vantent des stages de sport extrême en toute sécurité.
Alors qu’est-ce vraiment que l’aventure ? Cette question te semble posséder son urgence, à un moment où le monde est dépouillé de son mystère depuis que le moindre de ses recoins est rentabilisé. Tu vois mal quelle conquête de l’Ouest pourrait désormais t’occuper. À quoi bon se déplacer à la dure, puisque l’Internet peut nous fournir en quelques minutes un grand nombre d’images et de témoignages authentiques venant de l’autre bout du monde ? Rares sont aussi les parties du globe qui ne soient pas parcourues par les circuits touristiques.
L’aventure ? Outre le sport, il te semble que ce terme soit cantonné au cinéma : Indiana Jones, Lara Croft, Harry Potter sont des exemples parmi mille autres de l’impression qu’ont les spectateurs de tout âge que l’aventure doit être quelque chose de très inhabituel, quelque chose d’irréel et de magique, de très éloigné de nos vies qui apparaissent par comparaison somnolentes et pénibles une fois l’illusion cinématographique dissipée. Finalement, le terme d’aventure est aujourd’hui encore chargé de négativité, puisqu’il désigne quelque chose que l’individu lambda n’est pas capable d’expérimenter. Mais cette évidence enfantine (« Je ne suis pas un héros ») semble en même temps en passe d’être dépassée par le capitalisme romantique, qui tout en repoussant sans cesse par l’artifice spectaculaire les limites de l’impossible, nous murmure à l’oreille : l’aventure peut être personnelle et privée ! Le héros, c’est bien toi ! À raison d’un film d’évasion par semaine, l’individu à la mauvaise foi enchantée peut se maintenir dans l’illusion qu’il est bel et bien un mutant, un Autre.
Consciencieusement, tu prends un dictionnaire et tu regardes à aventure. Tu y trouves les notions d’imprévu, de surprise, d’incertitude, de risque, de nouveauté, de valeur humaine, de hasard. L’aventurier serait donc celui qui échappe sans cesse à la mort, cette mort qui peut nous frapper tous alors que nous sommes encore en vie : celle d’une existence sans couleurs, dépressive, craintive, remplie d’aigreur ou de jalousie, celle d’une vie sans fantaisie ni érotisme. Tu trouves aussi dans ton dictionnaire une vieille définition du mot aventure : ce qui doit arriver à quelqu’un. Voilà qui réveille la notion anthropocentrique de Destin. À la racine du mot aventure, comme à celle d’événement ou d’avènement, il y a l’idée que le monde vient à notre rencontre : une variation du monde vient s’offrir à une conscience humaine qui doit l’accueillir de manière positive et pleine…
On prend souvent pour les seules conséquences de la dépression ce qui en est aussi la cause : chaque jour, le dépressif a l’impression de voir les mêmes choses, de dire les mêmes mots. Cercle vicieux où il a de moins en moins envie d’accueillir son milieu à bras ouverts, puisque celui-ci lui semble muet et laid, et finit par le devenir en effet. D’où l’idée de ne jamais acheter seulement l’aventure comme une action héroïque surnaturelle, mais toujours aussi comme une démocratique acceptation du Destin. Parce que le Système combine le fatalisme qu’il génère avec le narcissisme de ses sujets, il suscite chez les individus les plus adaptés une conduite borderline : la théâtralisation de soi. Aux antipodes de l’authentique aventure, qui est à la fois écoute et création du réel.
L’exagération comme moteur
Le passé se fraiera toujours un chemin jusqu’à tes lignes de vie, relié à ton ventre par une émotion tragique dont tu ne parviendras à te défaire, te dit le capitalisme romantique, que par une théâtralisation de ta présence au monde, aussi bien le long de ce fleuve de mots qui compose ta conscience que dans le territoire préprogrammé de tes actions. Tu regrettes parfois que tes gestes, tes paroles soient si souvent interprétés par l’autre, à travers ce jugement qui est le cancer de l’humanité. La théâtralité, elle, ne juge ni n’interprète. Elle feint. Tant que tu n’es pas mort, tu dois donc te montrer vivant. Qu’attends-tu pour ego triper ?
Tu sais, n’est-ce pas ?, qu’être acteur de sa vie, non sur une scène délimitée mais sur l’espace ouvert qui va de l’intime au cosmique en passant à peine par la case société, est la seule façon de rester soi-même. Certains y verront un paradoxe, une affirmation qui va à l’encontre du sens commun. Il te faudra donc insister pour devenir un bon artiste-sans-œuvre ; être acteur de sa vie signifie théâtraliser le jaillissement ludique qui se terre en chacun de nous, toujours prêt à bondir pour peu qu’il ne soit pas obstrué par les affects tristes et rigides. Smile and lie.
Si tant d’humains souffrent aujourd’hui en Occident de dépression, de névrose, d’ennui, c’est à cause de la persistance de l’impératif classique de sincérité, de partage, toutes ces horreurs illusoires qui sont le résidu visqueux d’un humanisme dramatique. En vérité, le Moi dénarcissisé n’est pas si singulier et noble. Ce n’est lui aussi qu’un champ de clichés tendant vers le Vide. C’est du moins ce qu’on veut te faire croire.
Malraux a écrit : « Le théâtral est la caricature du sublime. » En démocratie-artiste, le théâtral est au contraire le véhicule tout-terrain du sans-limites. Sainte-Beuve : « Un petit effet, déclamatoire et théâtral, contraire à la vraie harmonie. » La Vraie Harmonie ? Expression disgracieuse appartenant au jargon de l’authenticité morale. Tu sais de quoi tu parles : le bouddhisme a manqué te tuer comme il est en train de tuer à petit feu la partie des Occidentaux qui le prend trop au sérieux. Tu te revois, dix ans plus tôt, dans un monastère de Katmandou, discutant avec le moine philosophe. Tu étais tout disposé à te libérer de ton ego. Devant vous, une bouteille vide, d’eau bien entendu. Et ces mots du moine, prononcés avec le sourire de rigueur : « Cette bouteille n’a aucune réalité intrinsèque. Elle est pour. » Et ta question, encore hantée par la personnification des choses : « Mais pour qui ? » Réponse : « Pour personne. Pour. Tout simplement. » À l’époque, tu cherchais à te défaire de ta passion pour Nietzsche et sa Volonté de Puissance, c’est-à-dire de ton complexe de supériorité. Approche de la Vacuité originelle : un grand courant d’air froid a traversé ton corps et ton cerveau. Conséquemment, tout s’effondra : tu renonças à beaucoup de choses parce qu’il te suffisait de les vouloir fort pour les avoir. Et tu sombras dans la dépression.
Ce n’est que depuis peu que tu t’en relèves, depuis que tu redeviens un Occidental théâtral, sur le modèle de l’outrance dérisoire importée d’Amérique. This is so much fun !