Préface
Qu’avez-vous créé aujourd’hui ?
Le XXIe siècle sera celui de la créativité quotidienne ou ne sera pas. Mais il a commencé dans un malentendu : jamais autant d’humains n’ont aspiré à être reconnus comme des créateurs sans manifester le moindre talent artistique, ni aucune générosité créatrice au jour le jour.
N’ayant regardé qu’une fois l’émission Star Academy, aux alentours de 2006, j’ai été frappé par l’omniprésence à l’antenne du mot émotion. Là, je suis très ému. Tu m’as donné une belle émotion. On sentait l’émotion. On a partagé une émotion. Je reprendrais bien un peu d’émotion pour le dessert. Je n’ai rien contre l’émotion, surtout lorsqu’elle est étrangement complexe à déchiffrer. Seulement, c’est aujourd’hui un mot dénaturé et rendu laid par l’étalage des bons sentiments. De la racine du mot émotion, le mouvement, il ne reste pas grand-chose. Partout se répand une passivité larmoyante et/ou avide, dont l’élan créatif, l’effort novateur, semble le plus souvent absent. Chanteur, Réalisateur, Artiste : un monde de statuts est un monde statique. Partout, sous couvert de créativité, s’étend le mimétisme le plus stérile, tantôt aveuglé par la fausse singularité des pseudo-tribus, tantôt endoctriné par telle ou telle marque ou campagne publicitaire. Et le capitalisme en profite, comme il a toujours su profiter de nos désirs fantasmatiques.
Le XXIe siècle, malgré tout, sera celui de la créativité ou ne sera pas. Car si notre soif éperdue d’ubiquité, d’occuper la place de l’Idole, alimente aujourd’hui une industrie du Tout-star-système qui tire sa matière première des angoisses des masses, il reste que nous ne pourrons jamais revenir en arrière, à un monde où seuls quelques-uns pourraient aspirer à la « vie de bohème » : on ne convoque pas la créativité sans que celle-ci finisse par réclamer son dû. Si l’ego trip est aujourd’hui l’un des principaux carburants du capitalisme, c’est que la soif de créativité, l’appel vers l’Ailleurs, la volonté de construire à partir du disparate, en somme la transcendance inventive, est l’essence même du réel. Aussi, loin de cet essai l’idée de proposer un « retour » à un collectivisme d’Épinal en renonçant à notre singularité. Ce que déjà j’indiquais en 2003 en m’appuyant sur d’illustres prédécesseurs, dans la première édition de ce texte qui, hélas, est encore plus valable aujourd’hui, c’est que la ruse du capitalisme est de puiser à même nos forces vives en les dénaturant – et ce de plus en plus profond dans l’intime. Et notre force la plus vive, c’est ce que, depuis, j’ai nommé le créalisme : le Réel n’est jamais figé, c’est un Créel, une cocréation continue d’espaces vivants, où l’humain occupe une place centrale. C’est un thème que j’ai développé, entre autres, dans mon roman Paridaiza[1].
Un jour, les masses comprendront que derrière la pulsion vers la reconnaissance médiatique la plus vulgaire – c’est-à-dire celle qui s’appuie sur les mêmes masses – se cache en réalité un désir de disparaître, d’être englouti par la matrice sociale la plus infantilisante. Un jour, les masses comprendront que le mimétisme, la volonté de copier des modèles plus ou moins futiles, fût-elle source d’émotion, est une manière de mort vivant. Un jour, les masses comprendront que la soif de créativité ne se satisfait durablement que de changer réellement le monde, fût-ce à une échelle locale. Ce jour-là, on pourra dire qu’aura vraiment commencé le siècle de la créativité.