Chapitre VI : Quête d’un vécu intense

 

« Aristote dit : il y a une différence qui est à la fois la plus grande et la plus parfaite. »

Gilles Deleuze,

Différence et répétition.

 

 

L’impératif de la différence

 

Dimanche, soleil de fin septembre. Tu es sur ton balcon avec la personne que tu aimes le plus. Vous prenez un verre. Au détour de la conversation, comme si de rien n’était, elle te révèle que la plupart des choses à ses yeux sont sans cesse différentes. Tu te demandes comment une telle chose est possible. Tu n’as aucune raison de douter de sa sincérité.

Tu insistes pour qu’elle se répète. Étonnée, elle te confirme qu’elle ne vit jamais deux fois la même chose.

Par exemple, lorsqu’elle fait l’amour, c’est à chaque fois une sensation autre. Tu entends en écho lointain la fameuse phrase d’Héraclite sur ce fleuve dans lequel on ne se baignerait jamais deux fois. La personne que tu aimes le plus connaît vaguement cette phrase ; elle affirme vivre comme ça.

Cette petite vérité[60] prononcée au soleil de ton balcon, que tout est toujours différent pour la personne que tu aimes le plus, suscite en toi un retournement. C’est un rapport au monde totalement opposé à celui qui est le tien. Ce monde, tu le vois plutôt comme un décor répétitif, un gris univers de l’identique, du retour du même, un univers où le domaine de la surprise se réduit chaque jour au profit de celui de l’ennui. La phrase qui conditionnerait ton propre rapport au monde, ce serait plutôt cet écho de l’Ecclésiaste : rien de nouveau sous le soleil[61]. D’où ton état morose, absent, projeté dans un ailleurs radieux que tu n’as pas encore trouvé en toi.

Tout ressemble à la pâleur de tout. Tu as du mal, de ce fait, à te maintenir dans l’élan nécessaire à une adhésion active au cercle social. Tu n’es jamais tout à fait présent durant les conversations. Tu as peu d’amis. Les fêtes et les regroupements de plus de deux personnes t’ennuient au bout de quelques minutes, car la Vraie Vie, celle du fun, semble toujours plus loin. Vilain cafard, serais-tu coupé de la dynamique du monde ?

C’est un état d’âme douloureux que le tien, comme si ton âme serrait les dents. L’ironie, c’est que tu dépenses la quasi-totalité de ton énergie à lutter contre, à tenter de vivre avec intensité et fraîcheur. Mais tu ne parviens par cet effort qu’à renforcer le constant décalage qui te maintient hors de toi. Tout continue de te paraître affreusement banal et familier, comme en un cauchemar sans relief, un restaurant ressemblant à tous les autres restaurants, un dimanche à tous les autres dimanches, un pays à tous les autres pays, une conversation à toutes les autres conversations, tout être humain à tes collègues de bureau.

Tu te sens mort à la vie, comme si ton âme n’était plus qu’une lourde déception ambulante, une sourde complainte à mi-chemin de la nostalgie de l’enfance et de l’espoir d’un lendemain enchanté où tu pourrais enfin te lover. Chaque jour, pour éviter de t’enfermer tout à fait à l’intérieur de ton corps, muré en toi-même dans un cri de désespoir et de folie, tu continues de lutter héroïquement : tu te fixes des impératifs sans cesse changeants, tu te répètes des mantras volontaristes censés te maintenir dans la norme. Ces postures artificielles sonnent pourtant rapidement creux dans ta tête. Elles te préservent à peine de l’indifférencié boueux, de la vacuité originelle contenant tous les cris d’angoisse de tous les humains passés et présents. Tes remèdes illusoires sont des poisons factices qui te coupent chaque jour un peu plus des autres.

 

 

La lutte pour l’intensification du présent

 

Or voilà que la personne que tu aimes le plus te déclare, avec une sincérité que sa spontanéité et sa gaieté continuelles semblent attester, que tout est pour elle sans cesse différent. Elle ne te paraît pourtant pas écervelée, ni puérile. Elle ne court ni après la mode ni après les soirées. Elle ne te paraît ni frivole, ni hystérique. Tu te dis que tu pourrais faire un ultime effort pour voir les choses comme elle. Avoir un regard d’artiste sur les choses. Cet impératif de la différence semble vouloir pénétrer dans ton cerveau comme un virus bénéfique programmé pour le retourner complètement. Après tout, cette perspective vient de la personne que tu aimes le plus.

Ainsi, pour elle, cet arbre là-bas n’est pas le même aujourd’hui qu’hier. Pour elle, tu peux toi-même être différent aujourd’hui de celui que tu étais hier. Or, jusqu’ici, ce qui te paraissait différent, c’était le radicalement autre, l’original, l’inouï, l’incroyable. C’est pourquoi tu ne saisis pas encore très bien ce que cela peut supposer comme sensations, comme découvertes infimes, cette différence de tous les instants, ce regard qui ne hiérarchise pas les choses entre elles mais qui observe chaque phénomène dans ses propres variations.

Tu pressens qu’il y a là pour toi une possibilité de renaissance en acte, celle d’un regard qui ne jugerait pas d’emblée, qui ne voudrait pas reconnaître, qui ne postulerait pas la torpeur des choses mais qui au contraire accueillerait, les bras ouverts, l’incessante valse des formes derrière l’apparence de leur indifférence. Ta torpeur, après tout, n’est peut-être qu’un trop-plein de peur…

Voici que ton regard se perd dans le feuillage de cet arbre jailli du béton. Les feuilles ondulent au vent, comme si elles frémissaient du plaisir de vivre et d’être multiples tout en étant unies. Tu commences à entrevoir qu’un dimanche peut différer d’un autre dimanche. Soudain, la personne que tu aimes le plus t’annonce qu’elle doit y aller : la personne qu’elle aime le plus l’attend.